La séance est ouverte à dix-sept heures quinze.
Présidence de M. Patrick Hetzel, président.
La commission d'enquête sur la structuration, le financement, les moyens et les modalités d'action des groupuscules auteurs de violences à l'occasion des manifestations et rassemblements intervenus entre le 16 mars et le 3 mai 2023, ainsi que sur le déroulement de ces manifestations et rassemblements, auditionne M. Vincent Gay, secrétaire général, et Mme Youlie Yamamoto, porte-parole d'Attac France.
Mes chers collègues, nous continuons nos travaux. Nous recevons maintenant, toujours en direct sur le site de l'Assemblée nationale, les représentants de l'association Attac. Je vous remercie de votre présence devant la commission d'enquête aujourd'hui. Un questionnaire vous a préalablement été transmis par notre rapporteur. Les questions qu'il contient ne seront pas forcément toutes évoquées cet après-midi. Nous vous serions reconnaissants de nous transmettre, dans un second temps, vos réponses écrites.
Le point de vue de votre association intéresse la commission d'enquête car vous avez été impliqués dans les manifestations contre la réforme des retraites, mais aussi contre les grands projets agricoles, comme le projet de bassine à Sainte-Soline. Vous n'avez jamais appelé à la violence. Mais vous avez eu pour voisins dans les cortèges des individus qui ne s'embarrassaient pas de ces pudeurs. D'après les propos que vous a prêtés la presse, Madame Yamamoto, vous avez considéré, je me permets de vous citer, que « les formes d'actions sont complémentaires ». Il vous appartiendra dans un instant d'expliquer et de préciser ce que vous entendez par cette formule.
Comme il me revient d'ouvrir les débats, je le ferai en vous posant deux questions à caractère général. En premier lieu, quelle ligne rouge tracez-vous dans vos actions ? Est-ce le strict respect de la loi, ce qui inclut la préservation absolue des biens et des personnes, ou comprenez-vous que certains sortent du cadre légal pour poursuivre leur objectif ?
En second lieu, à la suite des manifestations auxquelles vous avez pris part, certains de vos militants sont-ils entrés dans un parcours judiciaire ? L'association Attac agit-elle en justice en tant que personne morale, en demande ou en défense, à l'issue des événements du printemps dernier ? Le cas échéant, quelle expérience en retirez-vous ?
En application de l'article 6 de l'ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vous invite à prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(Mme Youlie Yamamoto et M. Vincent Gay prêtent serment).
Je vous remercie et je passe la parole au rapporteur qui souhaite tenir un propos liminaire.
Il n'est pas d'usage que le rapporteur intervienne juste après le président, mais plutôt après les auditionnés. Madame, Monsieur, je vous remercie de vous être présentés devant la commission d'enquête. Je voulais, pour la clarté de nos échanges, évoquer votre publication en date du 23 juin 2023, disponible sur votre site pour chacun de nos concitoyens qui seraient intéressés. Vous y assimilez la convocation devant cette commission à « une attaque sans précédent contre la liberté associative ». Vous voyez, je cite, « une tentative d'intimidation et de criminalisation » des mouvements sociaux et écologistes. Vous tracez un parallèle avec le retrait de l'agrément de l'association Anticor, sans indiquer qu'elle est la conséquence d'un jugement du tribunal administratif de Paris du 23 juin 2023 et qu'elle n'a évidemment aucun lien avec une commission d'enquête de l'Assemblée nationale, composée de députés. Vous indiquez par ailleurs que, je cite encore, Attac, Extinction Rebellion et Dernière Rénovation, cette dernière structure ayant été auditionnée il y a deux semaines, « sont désormais dans le viseur, étant associées de manière à peine voilée à l'organisation de "violences" lors des manifestations et rassemblements ». Vous terminez en affirmant que « le gouvernement semble déterminé à réprimer les manifestations écologistes ». Votre communiqué s'achève par une question : « Peut-on encore désobéir ? ».
Vous êtes ici à l'Assemblée nationale, devant des députés. Nous ne sommes pas le pouvoir exécutif. Votre convocation devant cette commission d'enquête est identique à celles adressées à un grand nombre d'acteurs professant des opinions et des analyses différentes. Il y a parmi eux des universitaires, des journalistes, des structures associatives, des membres du système politique. Nous nous déplacerons à Sainte-Soline avec les collègues qui le souhaitent. La semaine prochaine, nous rencontrerons les élus municipaux bordelais, que nous n'assimilerons pas à un groupuscule violent.
Contrairement à ce que prétend votre communication, nous ne tenons pas Attac pour un groupuscule violent. Il me semblait utile, en préambule de nos travaux, de le signaler, puisque j'imagine que vos écrits ont été lus, commentés, appréciés et interprétés. Vous êtes ici parce que vous avez un éclairage à apporter à nos travaux. Vous avez une expérience. Vous avez aussi une tonalité d'engagement. Le président a souligné, dans son propos introductif, que vous n'appeliez pas à la violence. Nous estimons intéressant de savoir comment vous appréhendez ces violences, comment vous considérez le climat politique autour des rassemblements et des manifestations, comment vous jugez l'action du gouvernement et de la majorité à laquelle j'appartiens, même si je suis ici rapporteur de la commission d'enquête dans sa pluralité. J'avais envie de vous poser ces questions et de vous demander si l'on pouvait encore désobéir. Mais à la lecture de votre communiqué, je m'interrogeais sur la possibilité de débattre sans travestir la réalité. Car vous travestissez la réalité dans cette communication.
Alors, je me demande si nous pouvons faire notre travail de députés, simplement en essayant de nous nourrir des appréciations des uns et des autres, des commentaires, des contradictions et parfois des conflits qui opposent les points de vue dans la société, dans l'hémicycle, dans cette commission et, de façon générale, dans notre pays.
En préambule, je rappelle qu'Attac est une association née il y a vingt-cinq ans. Elle lutte pour la justice fiscale, écologique et sociale. Elle a été créée à la suite d'un éditorial d'Ignacio Ramonet publié dans Le Monde diplomatique en 1998 et intitulé « Désarmons les marchés financiers ». Dès ses origines, Attac a rassemblé syndicats, associations, titres de presse et personnalités. Par nos comités locaux, nous sommes présents sur l'ensemble du territoire français. Nous tirons nos ressources des cotisations de nos adhérents et des dons de particuliers.
Nous nous pensons comme un outil au service des mouvements sociaux en articulant action, réflexion et analyse par des ouvrages, notes et rapports consacrés au système économique, social et politique que nous combattons, et aux alternatives que nous lui opposons. Notre expertise est reconnue. Ce système capitaliste et néolibéral est producteur d'injustice et destructeur du vivant. Il nous semble urgent d'en changer. Par nos actions, nous cherchons à le transformer en résistant aux politiques en place et en promouvant des alternatives. Notre slogan, depuis nos débuts, reste le même : un autre monde est possible.
Nous nous revendiquons de la désobéissance civile. Nous sommes convaincus qu'il existe des urgences et un état de nécessité qui légitiment d'agir en dehors du cadre légal, pour transformer ce dernier et le mettre au service d'impératifs sociaux et écologiques, au service du bien commun. En l'état, l'ordre public qu'il faut protéger devrait d'abord concerner le vivant, les écosystèmes, les droits sociaux et la démocratie. En réponse aux défaillances de l'État et à l'inaction gouvernementale, l'action citoyenne, élément central qui garantit le bon fonctionnement d'un régime démocratique, est nécessaire. Nous excluons toute violence qui s'exercerait à l'encontre de personnes. En revanche, nos actions peuvent entraîner des dégradations légères de biens publics ou privés.
Notre association a été reconnue comme menant des campagnes d'intérêt général par la justice en 2018 sur le paiement de l'impôt. Cette décision a légitimé notre usage de la désobéissance civile en indiquant que notre action s'inscrivait dans le cadre de la liberté d'expression et de manifestation. Nous nous revendiquons également de l'éducation populaire et nous cherchons à faire vivre des horizons émancipateurs. Nous faisons notre possible pour mettre en cohérence nos principes tels qu'ils apparaissent dans nos statuts, nos orientations validées en assemblée générale et notre fonctionnement que nous voulons horizontal et inclusif.
En réponse aux questions du rapporteur, même si nous ne lui répondrons peut-être qu'en partie, nous avons été effectivement étonnés d'être convoqués devant cette commission d'enquête. Nous nous sommes demandé en quelle qualité nous étions entendus. Vous avez quelque peu précisé les choses. Mais, à la lecture du questionnaire qui nous a été adressé, le doute subsiste. Est-ce en notre qualité d'experts ? Notre association ne travaille pas particulièrement sur la doctrine du maintien de l'ordre. Il existe des spécialistes bien plus affûtés. Est-ce en tant que partie prenante du mouvement social qui a donné lieu aux contestations de la période du 16 mars au 3 mai 2023, qui intéresse cette commission ? Est-ce parce que nous incarnons, avec d'autres, une forme d'opposition politique ? C'est peut-être là que la question se pose.
Bien sûr, nous assumons ce statut. Nous nous opposons au pouvoir en place depuis 2017. D'ailleurs, nous avons publié en 2022 un livre sur le bilan du macronisme. Mais au-delà de notre présence, ce sont surtout les questions posées qui nous interrogent. Elles semblent relever d'une suspicion a priori, qui s'ajoute à la longue liste de déclarations de ministres et d'élus qui qualifient les manifestations d'opposition de violentes, radicales, extrémistes, antirépublicaines voire terroristes. L'ensemble de ce vocabulaire ne nous semble pas correspondre à la réalité. Il marque, dans le discours comme dans les faits, une dérive autoritaire. Combattre les idées de son opposition par la répression n'est pas digne d'un gouvernement qui se revendique de la démocratie. Or, depuis plusieurs d'années et comme attesté par de nombreux rapports, en France ou au niveau international, nous constatons une dégradation des libertés publiques.
Vous avez fait référence à certaines décisions que nous avons mentionnées dans notre récente communication. Il y aurait pu en avoir beaucoup d'autres. Des personnes aussi respectables que François Molins, l'ancien procureur général près la Cour de cassation, s'en émeuvent. Lui utilise un terme savant : il parle de risque de mithridatisation face aux restrictions des libertés publiques. La mithridatisation est le fait d'ingérer des doses croissantes d'un produit toxique afin d'acquérir une résistance à celui-ci. Autrement dit, à force d'accumuler les mesures liberticides, nous nous habituons à cette restriction des libertés. Nous estimons que réduire le périmètre de la démocratie revient à tendre la main à des tentations autoritaires. François Molins rappelle également que l'État de droit se définit par la garantie des libertés fondamentales d'expression, de manifestation, de réunion et d'association. Il met en garde contre ce qu'il appelle les procès en « terrorisation » de l'action politique et syndicale. L'usage de l'expression « écoterrorisme » par un ministre est à cet égard parlant. Cette commission d'enquête nous a donc inquiétés, non pour ce qui concerne Attac ni pour les risques que nous pourrions courir, mais plutôt du fait des préoccupations des parlementaires qui émanent du questionnaire que nous avons reçu.
Il y aurait beaucoup à dire sur les violences quotidiennes dans la société. Il y a celles commises contre les migrants qui fuient leur pays quand ils arrivent en France ou quand ils meurent en mer. Il y a les violences sexuelles et sexistes qui touchent les femmes, au travail ou à leur domicile, ou qui frappent les minorités sexuelles. Il y a les violences à l'encontre des populations les plus pauvres, à qui l'on réduit les allocations chômage et qui ne trouvent plus dans l'État social les moyens d'être protégées. Il y a les violences qui touchent les jeunes des quartiers populaires. Il y a les violences au vivant à cause du productivisme et de l'agro-industrie. Nous serions prêts à parler de tout cela. Mais la liste est longue et une commission parlementaire n'y suffirait pas. Cependant, puisque nous avons été convoqués, nous répondrons à vos questions.
Avant de rendre la parole au rapporteur, je voudrais apporter quelques précisions pour qu'il n'y ait pas la moindre ambiguïté. Une commission d'enquête a pour objectif d'échanger avec un grand nombre de représentants d'organisations et d'institutions publiques et privées. La séparation des pouvoirs est claire. Vous êtes ici dans l'enceinte du pouvoir législatif. Notre rôle consiste à assurer un contrôle du pouvoir exécutif. Nous en sommes bien distincts.
Pourriez-vous revenir sur votre pratique de la désobéissance civile ? Un certain nombre de protagonistes revendiquent ce terme tout en tolérant des actions susceptibles d'être violentes. L'une des figures emblématiques de la désobéissance civile, Rosa Parks, insistait sur le fait que l'action, par nature, avait vocation à être non violente. La volonté d'affirmation politique et la légitimité du principe même de désobéissance civile étaient associées à la non-violence. Il nous semble assister à un glissement vers une coexistence entre ce concept et le recours à la violence. Quelle est la position d'Attac à cet égard ?
Notre objet social prévoit que l'action fait partie des missions de l'association. Notamment, nous assumons le recours à la désobéissance civile. Vous avez cité Rosa Parks. Quand on s'appuie sur l'histoire des luttes, des mouvements et des conquis sociaux, la désobéissance civile est un outil de l'opposition politique pour porter la transformation sociale. Nous nous revendiquons de la désobéissance civile. Nous prenons appui sur la légitimité internationale de ce mode d'action. Dans nos actions, le consensus sur la non-violence est la base, le cœur et le moteur, notamment pour donner une visibilité à nos revendications. Nous souhaitons avoir un impact. Nous sommes sur une ligne de crête entre légitimité et légalité. Nous transgressons volontiers la légalité, mais avec une cible et des méthodes précises pour que cela ne dénature pas et ne décrédibilise pas notre message politique.
La référence aux débats historiques est importante car ils sont encore très contemporains. Nous avons récemment vu une présidente de région vouloir débaptiser un collège Angela Davis en Seine-Saint-Denis. Ces questions ne sont donc pas du tout refroidies. Il y a effectivement une lecture trop rapide de la désobéissance civile, portée aux nues parce qu'elle aurait été consensuelle dans le mouvement des droits civiques aux États-Unis. En réalité, les choses ont été plus complexes. L'articulation des différents mouvements, tactiques et pratiques a toujours été un débat, parfois conflictuel. Il l'est également aujourd'hui dans les mouvements sociaux en France. Il est le terrain d'alliances ponctuelles ou plus durables. Il n'existe pas, d'un côté, une bonne désobéissance civile strictement non-violente, même si c'est à celle-ci que nous nous référons, et, de l'autre, des actions qui seraient autres. La réalité est plus nuancée. De la même manière, le mouvement des suffragettes, en Angleterre, au début du XXe siècle, a vu des pratiques aujourd'hui légitimées par la cause qu'il défendait mais qui, à l'époque, apparaissaient le fait de harpies et de sauvageonnes. Si nous voulons discuter sur la base d'exemples historiques, il faut prendre en compte l'ensemble des évènements.
Il est important pour nous que nos actions soient massivement portées par les citoyens. Nous ne nous enfermons pas dans des actions minoritaires et isolées qui ne serviraient que notre propre cause. Nous voulons toujours construire la mobilisation la plus massive possible. Bien sûr, cela implique un certain rapport à la non-violence. Une partie de la population souhaite agir, mais en toute sécurité.
Nous sommes au cœur du sujet. Vous prenez mal le fait d'avoir été convoqués, mais je trouve vos remarques très intéressantes et peut-être l'échange le sera-t-il aussi. Vous êtes dans une logique, telle que vous la présentez, de violence contre violence. Si je comprends bien, cette violence civile, qui émane de citoyens mobilisés, répond à une forme de violence d'État que vous décrivez sociale, économique, voire privative de libertés. Or, nous ne sommes pas un isolat en Europe et dans le monde. Considérez-vous qu'il existe un niveau de conflictualité particulier à la France ?
Cette commission d'enquête examine les violences commises à l'occasion de rassemblements ou de manifestations. Nous n'étudions ni les manifestants eux-mêmes, ni les structures qui les soutiennent. Comment vous situez-vous par rapport à cette montée de la radicalité politique ? J'emploie ce terme de radicalité politique par facilité de langage bien que je ne l'aime pas, car il est mis à toutes les sauces.
Vous parlez de non-violence. En même temps, vous assumez des dégradations matérielles légères ou limitées. Dans un article du Point du 5 avril 2023, vous répétiez, madame Yamamoto, votre opposition à toute atteinte à l'intégrité physique d'une personne, mais vous ne rejetiez effectivement pas la possibilité de dégradations matérielles. Comment vous situez-vous ? Comment appréhendez-vous le niveau de conflictualité qui semble plus élevé qu'autrefois dans la manière dont le débat, y compris politique, se déroule ?
Par ailleurs, quelle est la frontière de la non-violence ? Vous en avez beaucoup parlé tout en assumant des dégradations matérielles. Ce ne sont pas des violences au sens pénal du terme, nous sommes d'accord. Ce ne sont pas non plus des actes pacifiques.
En matière de comparaison avec d'autres pays, tout dépend du spectre géographique. Une série d'éléments montre que les révoltes ont été extrêmement violentes au cours de la dernière décennie. Ce n'était pas nécessairement ce à quoi vous pensiez mais les révolutions arabes, le début de la contestation en Syrie et le mouvement de Maïdan en Ukraine montrent que la France n'est pas un cas isolé.
Vous considérez donc la France dans une situation équivalente à un certain nombre de pays arabes ?
Je ne pense pas que la France soit un cas isolé. Ce n'est pas le pays où la radicalité et la violence politiques sont les plus fortes, bien au contraire ! Nous en sommes loin, notamment du fait de la vieille histoire démocratique de la République française qui fait qu'un certain nombre de garde-fous et d'institutions préservent les libertés publiques davantage que dans d'autres pays… Mais pas dans tous ! Cependant, divers éléments laissent à penser que la situation se dégrade. Plusieurs affaires ont montré les libertés publiques, notamment associatives, attaquées. Bien sûr, nous ne serons pas d'accord sur le bilan de la loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République, dite loi « séparatisme », qui nous semble marquée par un désir de contrôle et de suspicion envers les associations. Cette loi a conduit des préfectures à vouloir retirer des subventions à certaines associations au prétexte qu'elles organisaient des ateliers, donc des débats, sur la désobéissance civile.
Le phénomène qui alerte tout le monde depuis des années est bien sûr la question des violences policières. Comme beaucoup d'autres, nous constatons que ce phénomène s'est radicalisé. À partir de quand ? Souvent, les choses sont datées de 2016. Ce qui est sûr, c'est que les procédures utilisées au moment de l'état d'urgence face au terrorisme en 2015 ont été réutilisées à l'encontre de militants avec des assignations à résidence et des contrôles fréquents. Nous ne reviendrons pas sur les chiffres, nous n'en aurions probablement pas le temps. Mais toutes les études sur ce qu'il s'est passé en 2016, au moment de la loi du 8 août 2016 relative au travail, à la modernisation du dialogue social et à la sécurisation des parcours professionnels, puis avec le mouvement des gilets jaunes, où 860 cas de violences policières ont été vérifiés et documentés entre décembre 2018 et juin 2019, montrent que les pratiques policières ont connu une certaine transformation.
L'autre évolution marquante est l'utilisation de plus en plus rapide et offensive d'un certain nombre d'armes de la part des forces de l'ordre, et la volonté d'aller au contact des manifestants. Dans le questionnaire que vous nous avez envoyé, vous demandez si nous pensions que les pratiques actuelles du maintien de l'ordre allaient dans le sens d'un maintien à distance. Nous voyons bien que ce n'est pas le cas. Plusieurs institutions avec lesquelles nous n'avons pas spécialement de lien, comme les Nations unies et le Conseil de l'Europe, se sont inquiétées de l'usage excessif de la force et du risque qu'il fait peser sur les libertés publiques. Durant le mouvement des gilets jaunes, nous avons comptabilisé trente mille personnes blessées par le maintien de l'ordre, trente personnes éborgnées et cinq personnes à la main arrachée. Une personne est décédée à Marseille après avoir été touchée par une grenade lacrymogène alors même qu'elle n'était même pas manifestante. Alors oui, il y a un problème sur ce point.
Pour apprécier le niveau de conflictualité, il faut entendre les alertes. Au niveau national, ce sont la Défenseure des droits et le Contrôle général des lieux de privation de liberté. À l'international, ce sont les experts de l'Organisation des Nations unies. Il y a une remise en question du maintien de l'ordre comme on le pratique en France. Il y a des alertes sur les violences policières. Il y a une remise en cause profonde du schéma national du maintien de l'ordre. Nous sommes dans une situation de crise, avec une politique gouvernementale qui suscite des mouvements sociaux. Ils continuent à mobiliser et ils ne vont pas se calmer, compte tenu du contexte que traverse le pays.
Depuis 2017, nous constatons une multiplication des lois sécuritaires et un maintien de l'ordre très offensif reconnu source de tension, de violence et de brutalité. Ce qui est questionné, ici, c'est l'usage proportionné de la force. S'il existe une telle conflictualité, c'est aussi parce que le schéma ne correspond pas à la situation particulière de la contestation politique en France. Il y a un problème de respect de l'opposition politique. Que ce soit du fait des lois sécuritaires ou du schéma national du maintien de l'ordre, il n'est pas possible pour elle de s'exprimer de manière audible. La réponse est donc nécessairement la conflictualité.
La France devrait entendre les différents rapports, français ou internationaux, et s'inspirer d'autres modèles de maintien de l'ordre. L'Allemagne, par exemple, a pris une décision constitutionnelle imposant, à partir de 1985, que la police aille au contact et entame un dialogue pour permettre une stratégie de désescalade. Ce dispositif a largement inspiré d'autres pays européens. Lors des manifestations du 1er mai, en Allemagne, il y a des tirs de mortiers, des conflictualités au corps à corps et des violences très fortes. Pourtant, les forces de l'ordre pratiquent une politique de désescalade qui fonctionne et qui permet de faire baisser la tension de manière importante.
En France, la réponse actuelle est d'augmenter les dispositifs de répression, que ce soit par les techniques pratiquées ou les armes utilisées. Certaines grenades sont classifiées armes de guerre. Les GM2L, par exemple, doivent être tirées en cloche, mais une étude a malheureusement démontré que c'était insuffisamment le cas : elles provoquent donc trop de blessures. Que ce soit dans les méthodes, dans les outils, dans la politique ou dans la législation, la réponse à l'opposition politique est donc globalement répressive, indiscriminée et disproportionnée. Il faut écouter les alertes internes comme internationales pour remettre en question profondément ce choix de la répression.
Aux internautes qui suivent les travaux de cette commission en direct sur le site de l'Assemblée nationale, j'indique que j'étais le rapporteur général de la loi « séparatisme ». Elle n'a pas instauré un contrôle a priori des structures associatives. En revanche, en cas de manquement au contrat d'engagement républicain que chaque association doit signer si elle le souhaite, a posteriori de sa déclaration en préfecture, ses dispositions peuvent aboutir à la perte de certaines subventions publiques. Mon avis personnel, qui était aussi le mien en tant que rapporteur à l'époque et que je maintiens, est que le financement public n'est pas forcément nécessaire à la désobéissance civile. Je ne trouve pas choquant que l'argent public ne serve pas à financer et à structurer la désobéissance civile. L'association en tant que telle fonctionne. Elle n'est pas privée d'existence. Simplement, à un moment, l'État a considéré qu'il n'allait peut-être pas subventionner des ateliers de désobéissance civile et qu'il n'était pas judicieux de pousser la liberté associative jusque-là.
Vous ne m'avez pas répondu sur la distinction ou, pour reprendre vos propos, sur la ligne de crête entre violence et non-violence. Ce point paraît pourtant important. Je ne dis pas qu'il s'agit mon interprétation, mais certains considèrent que nous en arrivons à un continuum de violence. La violence est un mot à tiroirs. Il existe une chaîne qui va de la tolérance, puis de l'incitation, jusqu'à la violence matérielle, puis éventuellement au passage à l'acte et à l'atteinte à l'intégrité des personnes. J'aurais donc souhaité que vous répondiez à ma question sur violence et non-violence. J'ai noté une contradiction, mais vous pourrez me répondre évidemment, entre le fait que vous vous affichez comme non-violents et votre acceptation dans le même temps des dégradations matérielles limitées ou légères, pour user des mêmes termes que vous.
Au préalable et pour revenir sur ce que vous venez d'affirmer, la question n'est pas de mettre fin à des associations, mais bien de faire peser une forme de regard de l'État sur leurs choix. C'est une intrusion antidémocratique dans leur fonctionnement. On conditionne les subventions, qui font quand même vivre beaucoup de ces structures, à ce qu'elles font ou ne font pas. Par ailleurs, vous n'êtes pas sans savoir que des associations ont été dissoutes. Sans parler des Soulèvements de la Terre, j'évoquerai le cas du Collectif contre l'islamophobie en France, fondé par des musulmans qui se sentaient, à tort ou à raison, discriminés. Cette association a été dissoute. La suspicion contre l'action militante et associative nous semble constituer une donnée de la situation présente.
Concernant la question du continuum des violences et des frontières, en tant qu'association Attac, nous ne procédons à aucune violence contre les personnes, comme nous l'avons dit, et nous nous réclamons de la non-violence. Pour autant, il nous semble assez peu dommageable pour de grandes entreprises de voir quelques équipements légèrement abîmés. C'est l'un de nos rares moyens de protestation, par exemple, dans une affaire qui a fait beaucoup parler autour de l'entreprise Lafarge, par ailleurs condamnée pour des malversations avec l'État islamique. Non, le fait que les installations de Lafarge soient légèrement dégradées ne nous pose pas de problème.
En général, les dégradations sont symboliques. Ce sont souvent des graffitis , des peintures, parfois quelques destructions. Elles empêchent rarement l'entreprise de continuer sa production. En revanche, ces actions mettent en lumière ce que fait une entreprise comme Lafarge. Il y a quelques mois, pouvait-on mesurer que le béton et l'exploitation du sable constituaient un grave problème écologique ? Savait-on que la gestion de l'eau et son accaparement par une minorité de l'agro-industrie étaient aussi problématiques ? On ne le savait pas. Ces actions de désobéissance civile peuvent viser des biens matériels mais, je le répète, ces dégradations n'amputent que faiblement l'activité des entreprises. Cela nous semble un moyen d'action parmi d'autres.
Ensuite, il existe des effets de contexte. Nous ne nous engageons pas dans des actions dangereuses pour les personnes. Nous restons dans certaines limites. Je n'ai donc pas d'avis sur la notion de continuum de violence. Mais je reste persuadé que ces formes de désobéissance civile ont aujourd'hui une fonction dans la mesure où elles font ce que ne font pas les autorités : désigner la source d'un certain nombre des problèmes actuels.
J'aimerais apporter une précision sur les dissolutions d'association que vous évoquiez. Il existe aujourd'hui en France environ 1,5 million d'associations. Concernant les dissolutions, nous disposons de chiffres clairs puisque les procédures nécessitent un décret. Entre 1936 et 2023, leur nombre a été d'une centaine, ce qui donne un ordre de comparaison. Les modalités de dissolution sont extrêmement encadrées par la loi, justement pour garantir la liberté d'association. Le décret de dissolution doit reposer sur une motivation précise. D'ailleurs, les associations visées engagent parfois des recours. La motivation concerne soit l'objet de l'association considéré comme illégal, soit les activités de l'association contraires aux lois de la République. Il me semblait important de le rappeler car nous entendons parler de cas précis, mais il convient de souligner que ces situations sont restées relativement rares en près d'un siècle au regard du nombre très conséquent d'associations existantes.
Je rappelle que notre sujet n'est pas Attac, mais les groupuscules violents. Lorsque la commission d'enquête interroge un certain nombre d'acteurs, y compris du renseignement, ils parlent d'ultragauche, d'ultra-jaunes et d'individus qui, par opportunité ou parce qu'ils se laissent emporter par un phénomène conjoncturel spontané, participent à des violences, des dégradations matérielles ou des agressions à l'encontre des forces de l'ordre. Comme appréhendez-vous cette situation ? Cette question ne concerne plus le continuum, la non-violence dont vous vous réclamez ou les dégradations matérielles, mais les manifestations. Imaginons une manifestation. Il y a un précortège. Il se compose de quelques centaines ou de quelques milliers de personnes. Dans la contestation de la réforme des retraites, il a compté jusqu'à 15 000 personnes. Il s'agit de gens qui ne veulent pas défiler avec le carré syndical et qui cherchent à échapper à une forme d'institutionnalisation de la protestation. Ils rejoignent donc ce précortège, qui est infiltré par des individus notoirement violents dont l'objectif est de faire en sorte que la manifestation dérape.
Comment appréhendez-vous ces éléments ? Le fait de les éviter, c'est-à-dire de les prévenir, fait-il partie de vos préoccupations ? Si oui, de quelle façon ? Est-ce impossible à éviter ? D'une manière générale, comment jugez-vous cette situation qui, je le répète, constitue le cœur de cible de nos travaux ?
Notre association étant vouée à la transformation sociale, nous nous présentons comme un outil au service du mouvement social. L'association s'implique donc dans les manifestations. Effectivement, dans la contestation de la réforme des retraites, nous étions présents dans de nombreux cortèges. Nous avons donc une expérience certaine de la manière dont se déroule une manifestation et de la manière dont arrivent les affrontements et les violences.
Nous appréhendons ces situations en nous protégeant des dispositifs policiers offensifs et invasifs. Il y a un usage important de gaz lacrymogène, des techniques de déploiement qui déstabilisent les foules, des armes utilisées de manière indiscriminée et disproportionnée. Nous organisons nos cortèges en considération de ces politiques de maintien de l'ordre. Nous le faisons pour contrevenir à ces méthodes, mais ce sont ces dispositifs qui nous obligent à nous former comme vous le décrivez, lorsque vous parlez des personnes à l'avant des manifestations.
Je parlais des groupes d'ultragauche ou d'ultra-jaunes, qui ne sont présents que pour la violence. Comment appréhendez-vous cette situation en particulier ?
Notre priorité est de permettre à nos militants de manifester dans de bonnes conditions. Nous créons les conditions pour cela en nous organisant en conséquence. Depuis 2016, nous avons constaté que les manifestations étaient de plus en plus sévèrement réprimées. Le problème est surtout celui-ci.
Vous l'avez déjà dit et nous l'avons bien compris. C'est noté et j'en ferai part sans aucune ambiguïté. Mais nous ne parlons pas de la réplique policière. Encore une fois, nous parlons de la manière dont vous analysez et observez ces groupuscules notoirement violents, qui infiltrent les précortèges et les manifestations alors qu'ils ne sont pas venus manifester. Ils sont en dehors du cortège syndical pour marquer le fait qu'ils ne s'inscrivent pas dans l'institutionnalisation de la contestation sociale. Ils sont visiblement venus casser et ils sont organisés. Nous avons vu qu'ils s'envoyaient des messages et que, parfois, ils participaient à des vols dans des magasins, qui avaient été prémédités. Comment jugez-vous ces comportements ?
Il y aurait beaucoup à dire. Beaucoup d'enquêtes ont été menées sur ce sujet qui relève de plusieurs phénomènes. D'abord, il y a effectivement une diminution de la capacité d'encadrement des forces traditionnelles de contestation, notamment syndicales. Ensuite, les pratiques que vous décrivez s'inscrivent aussi dans un sentiment généralisé : le pouvoir étant ce qu'il est et ignorant les demandes d'une partie de la population, il apparaît sinon légitime, du moins peu surprenant que des formes violentes émergent.
En tant que militant depuis un certain nombre d'années, une question m'a surpris. Les violences que vous décrivez existent. Mais il faut relativiser la vision policière de groupes très importants et très infiltrés. Ces dernières années, plusieurs affaires de ce type se sont dégonflées devant la justice. Pour autant, ce qui doit vous interpeller, c'est que ces pratiques ne soient pas davantage condamnées par les manifestants traditionnels. Effectivement, un certain nombre de dégradations sont commises pendant les manifestations. Il y a quelques années, leurs auteurs auraient peut-être été dénoncés comme des casseurs par la majorité des manifestants. Aujourd'hui, ce n'est plus le cas. Pourquoi ? Je n'apprécie pas particulièrement le terme d'ultra-jaunes, mais c'est celui qu'emploient les services de renseignement. Pourquoi des gens dont le profil politique et sociologique ressemble globalement à celui des classes populaires de notre pays en viennent-ils à ces pratiques ? Ils ne sont pas du tout d'ultra gauche et pas du tout marqués par des idéologies qui les pousseraient à rêver d'insurrection. Pourtant, ils commettent les actes que vous décrivez. Pourquoi, dans la séquence récente, la multiplication de ces faits a-t-elle commencé avec le recours à l'article 49, alinéa 3, de la Constitution ? Pourquoi n'ont-ils pas été commis au début du mouvement ? Cette violence, comme vous l'appelez, ne sort pas de nulle part. Ces gens existaient déjà au mois de janvier. Ils étaient présents dès les premières manifestations. Pourtant, ils n'agissaient pas ainsi. Surtout, d'autres ne s'inspiraient pas de telles modalités d'action.
Je pense qu'il est extrêmement compliqué d'avoir un avis précis et déterminé sur les individus que vous évoquez. En revanche, je m'interroge sur ce qui explique que leurs actes ne soient pas réprouvés par les autres manifestants, et qu'ils soient même parfois soutenus ou applaudis, en tout cas certainement pas condamnés.
Monsieur le rapporteur a tenu des propos liminaires sur lesquels je souhaite rebondir, car je suis moi-même surprise du contexte dans lequel nous évoluons. Je peux comprendre l'inquiétude de mouvements associatifs de lutte pour le climat, et leur inquiétude d'être convoqués devant une commission d'enquête. Vous dites que ce n'est pas une commission d'enquête politique. Pourtant, c'est bien ce qu'elle est : elle procède du choix de députés de la majorité de l'instituer, et ce choix est politique. Ici, nous faisons de la politique. Ce sont donc bien des rapports de force qui s'expriment. Vous êtes le rapporteur de la commission d'enquête, mais vous représentez une majorité dans le cadre de l'Assemblée nationale. Ceci pour dire que rien n'est neutre et que tout est un débat politique. Je comprends l'inquiétude des associations dans une ambiance particulièrement dangereuse, glissante au niveau des libertés publiques et de la liberté d'expression. Nous-mêmes, députés, sommes menacés de sanction pour participer à des manifestations.
J'avais une question à laquelle il vient d'être répondu. Qu'est-ce qui fait que nous en soyons là aujourd'hui ? Je voulais savoir si vous établissez le lien, comme nous le faisons, avec l'impasse démocratique ? Le début de la période qu'étudie cette commission d'enquête correspond à la date du recours à l'article 49, alinéa 3, de la Constitution, et donc à une réaction différente du mouvement social dans son ensemble.
La commission d'enquête concerne aussi les événements de Sainte-Soline. Pour rappel, les revendications des collectifs locaux consistent en un moratoire sur la question des bassines. Ils ne demandent pas leur interdiction, mais un débat citoyen pour permettre une détermination démocratique de cet enjeu. Je voulais savoir si vous faisiez le lien entre les événements que nous sommes censés étudier et les impasses démocratiques, les restrictions croissantes de liberté dans notre pays, les interdictions de manifester qui se multiplient, tout ce qui suscite des alertes à l'international ainsi que vous l'avez mentionné. Aujourd'hui, la question est de parvenir à exercer des contre-pouvoirs malgré cette situation.
Il ne faut pas se focaliser sur ce qui se passe sur le terrain, mais en analyser les causes. Nous sommes dans un climat de grande alerte face aux attaques à l'encontre de nos libertés publiques. Aujourd'hui, nous pouvons le dire, nous vivons une crise démocratique sans précédent parce qu'un durcissement législatif très important porte atteinte aux libertés publiques, mais aussi à cause d'une politique du maintien de l'ordre brutale et d'un gouvernement qui n'entend pas l'opposition politique. Dans la réforme des retraites, si l'article 49, alinéa 3, de la Constitution a été employé, c'est parce que des millions de personnes sont descendues dans la rue et que 94 % des actifs ont rejeté le projet gouvernemental.
Si nous en sommes là, c'est aussi à cause de l'impossibilité pour l'opposition de proposer des alternatives. Actuellement, le droit de manifester est réprimé. Quand se multiplient les arrestations arbitraires et les gardes à vue, comme ce fut le cas lors de la manifestation du 16 mars avec plus de 96 % de gardes à vue classées sans suite, cela montre que des citoyens sont empêchés d'exercer leur liberté d'expression et de manifestation. Des arrêtés d'interdiction de manifester sont annulés par les tribunaux administratifs mais, en attendant, nous sommes dans l'incapacité d'exercer notre opposition politique. Dans un contexte de tension et de crise, les dispositifs en place empêchent notre travail de transformation sociale. On ne peut pas proposer d'alternative politique alors que notre rôle consiste à exercer un contre-pouvoir. Actuellement, il est compliqué pour notre association de le faire et de représenter l'ensemble du corps social si nous ne pouvons même pas exercer ce qui constitue notre objet social.
Je vous remercie de vos propos extrêmement précis. Je voudrais rebondir sur l'expérience des manifestations que vous citez et qui transparaît de vos interventions. Comme vous l'avez compris, cette commission d'enquête étudie l'organisation, la structuration, voire l'histoire de ces groupuscules ou mouvements violents. Après un certain nombre d'auditions, nous comprenons que le phénomène est connu, ancien et que, pour résumer, les causes sont devenues des prétextes à la violence. Le préfet de police de Paris a même expliqué que, dans les manifestations autorisées, les cortèges n'avanceraient pas sans les forces de l'ordre puisque ces mouvements violents se positionnent désormais stratégiquement en tête de cortège.
Que pensez-vous du fait que ces mouvements violents se greffent systématiquement ou presque à des actions comme les vôtres, qui visent à alerter sur des questions environnementales ou sociales ? Comment analysez-vous ce qui s'est passé à Sainte-Soline ? Selon vous, s'agissait-il d'une action de désobéissance civile ?
Je me suis peut-être mal exprimé : je ne crois pas que, pour ces mouvements, les causes soient seulement des prétextes à ces violences. Il existe de multiples occasions de commettre des dégradations. Dans la mesure où ces actions se produisent pendant des manifestations, il ne s'agit pas selon moi d'une délinquance classique, comme elle peut s'exprimer à l'encontre de biens ou de personnes. Je ne crois pas que les mouvements dont vous parlez soient composés de gens dont le seul but dans la vie est d'agresser des forces de l'ordre ou de casser des vitrines de banque. Même si je ne partage pas ces manières de faire, commettre une action contre les forces de l'ordre ou contre une banque est un acte politique. Il faut le considérer tel. Je ne suis pas d'accord avec l'idée de mouvements qui viendraient, sans raison, se greffer à des manifestations.
J'entends que le préfet vous a dit que les cortèges n'avanceraient pas en l'absence des forces de l'ordre. Nous avons quelques années d'expérience des têtes de cortège. Ce n'est pas ainsi que les choses se passent, du moins en région parisienne. Lorsque le cortège de tête est apparu en 2016, il était indéterminé et flou, mais il avançait quand même collectivement. Un modus vivendi s'est mis en place assez rapidement avec les cortèges syndicaux. Globalement, les tensions n'étaient pas très fortes. On peut penser que l'action des forces de l'ordre a aidé, mais nous voyons plutôt des policiers qui sont très proches des manifestants et qui les crispent. Lorsque les forces de l'ordre restent assez éloignées, le climat est détendu. À d'autres moments, les manifestations sont encadrées si étroitement qu'elles se transforment en nasses mobiles. Les compagnies républicaines de sécurité forment un cercle et entourent les manifestants, à l'avant comme à l'arrière et sur les côtés. Cela génère une tension extrême. Je ne crois donc pas que l'action des forces de l'ordre aide les manifestations à avancer ce faisant, à quelques exceptions près.
En ce qui concerne le regard que nous portons sur Sainte-Soline, il s'agit d'une manifestation à l'origine déclarée avant d'être interdite. Vous parlez de désobéissance civile. C'est justement là qu'il faut s'interroger et se demander pourquoi cette manifestation a été interdite. Nous parlons d'un rassemblement écologiste visant à porter des revendications sur le partage des terres et de l'eau, autour d'une bassine. L'interdiction était vraisemblablement politique. Les motifs invoqués n'ont pas satisfait le mouvement social et écologiste. C'est une désobéissance parce que la manifestation a été interdite, mais pourquoi l'a-t-elle été ? Telle est la question qu'il faut poser alors que nous sommes devant une urgence écologique et que la problématique des bassines est fondamentale pour l'avenir de la gestion de l'eau. Pourquoi est-elle devenue une manifestation de désobéissance alors qu'il s'agissait d'une manifestation tout court ?
Ma question faisait référence à la motivation de vos actions. Je voulais savoir s'il s'agissait d'une forme de désobéissance civile pour justement pointer quelque chose qui n'allait pas, si vous vouliez par cette action vous rendre sur le terrain pour montrer que ce site ne convenait pas.
Une manifestation porte toujours un message politique. L'objectif de celle-ci était d'alerter sur ce sujet, qui n'est pas tranché. Certaines procédures aboutissent à l'interdiction des bassines alors que d'autres les autorisent. La jurisprudence se construit maintenant. La manifestation constitue un moyen de mobiliser et d'alerter sur cette question. La portée aurait probablement été différente si le rassemblement avait été déclaré donc reconnu, ou plutôt s'il n'avait pas été interdit donc tenu pour légitime à exprimer un message politique. Ceci ne lui a pas été permis.
Lors des auditions des forces de l'ordre, des armes par destination nous ont été présentées. C'était assez impressionnant. Pensez-vous que c'est parce que cette manifestation a été interdite que des individus s'y sont greffés avec un tel équipement ? Est-ce ainsi que vous interprétez la relation de cause à effet ?
Les évènements de Sainte-Soline ont conduit à de nombreux débats, qui se poursuivent, sur les modalités d'action des 25 et 26 mars. Il n'existe pas de position unanime sur ces questions. L'idée selon laquelle des personnes auraient été mises en danger par diverses pratiques est discutée. Il n'existe pas de tabou entre les protagonistes de ces combats. Nous savons faire front quand c'est nécessaire, nous montrer solidaires avec les blessés et, en même temps, débattre de ce qui va et ne va pas. Sans vouloir être machiavélique, un piège a été tendu, ou tout du moins, il s'est produit une montée des tensions dans les jours qui ont précédé le 25 et le 26 mars, de la part de diverses autorités. Je fais référence au ministre de l'intérieur et à la préfète des Deux-Sèvres, qui avait déjà interdit à plusieurs reprises précédemment les rassemblements dans le sud du département, mais également à une tension qui se vivait près des populations locales. Sainte-Soline se situe à proximité de la ville de Melle, où s'est tenu le festival de l'eau ces mêmes 25 et du 26 mars. Surtout, pendant les deux semaines qui ont précédé, à Melle, les contrôles policiers ont été permanents. Les jardiniers municipaux ont été privés de leurs outils de travail au motif qu'ils auraient pu devenir des armes par destination. Des hélicoptères survolaient la ville. Ceci ne légitime aucunement un quelconque acte, mais cela participe du climat ambiant qui a précédé les évènements de Sainte-Soline.
Le dispositif policier était une proie de choix pour les éventuels éléments violents que vous évoquez. Il était bizarrement organisé, avec une espèce de fortin isolé, un énorme monticule vide entouré d'une armada surarmée. Pour un militant qui, pour de bonnes ou de mauvaises raisons, a une certaine détestation de la police, ce paysage policier en pleine campagne était étrange. Là encore, et j'espère que cela a également été discuté lors de vos précédentes auditions, la politique de maintien de l'ordre n'a pas été des plus efficaces, y compris en matière de désescalade.
La commission auditionne ensuite Mme Claire Hédon, Défenseure des droits, Mme Pauline Caby, adjointe en charge de la déontologie dans le domaine de la sécurité, M. Benoît Narbey, chef du pôle déontologie de la sécurité, et Mme France de Saint-Martin, conseillère parlementaire.
Mes chers collègues, nous recevons, toujours en direct sur le site de l'Assemblée nationale, Mme Claire Hédon, Défenseure des droits. Elle est accompagnée de Mme Pauline Caby, adjointe en charge de la déontologie dans le domaine de la sécurité, M. Benoît Narbey, chef du pôle déontologie et Mme France de Saint-Martin, conseillère parlementaire. Je vous souhaite la bienvenue. Un questionnaire vous a préalablement été transmis par notre rapporteur. Il nous serait agréable d'obtenir, dans un second temps, des réponses écrites aux questions qu'il contient, que nous ne pourrons aborder intégralement au cours de cette audition.
Nous poursuivons deux objectifs à l'occasion de nos travaux. D'une part, nous cherchons à mieux identifier les groupuscules auteurs de violences qui agissent en manifestation. D'autre part, et c'est la raison de la convocation qui vous a été adressée, nous examinons le déroulement de ces manifestations pour apprécier la conciliation opérée entre deux objectifs qui ne sont pas toujours faciles à réunir, à savoir le maintien de l'ordre et la protection des droits fondamentaux des citoyens.
Vous avez pour mission constitutionnelle de défendre les droits des citoyens contre les excès que peut commettre l'État. C'est évidemment un rôle essentiel. Vous êtes également en charge du respect de la déontologie des professionnels de la sécurité, notamment des policiers et des gendarmes. Vous pourrez donc nous faire part des situations dont vous avez été saisie, évidemment sans aller sur le registre judiciaire qui peut comporter quelques nécessités de confidentialité, et des conclusions que vous pouvez en tirer. Pour être tout à fait complet, j'ajoute que nous avons déjà recueilli les observations du Contrôle général des lieux de privation de liberté, et nous sommes impatients de pouvoir les compléter avec vos analyses.
Avant que vous ne prêtiez serment, il me revient d'ouvrir les débats. Je le ferai en vous posant les deux questions suivantes. En premier lieu, vous avez reçu au cours du printemps dernier un grand nombre de réclamations, plus d'une centaine je crois, tenant au comportement des forces de l'ordre lors des manifestations. Quels sont les faits les plus fréquemment dénoncés ? Relèvent-ils, selon vous, de manquements individuels ou s'agit-il plutôt d'une problématique que l'on pourrait qualifier de « systémique » ?
La deuxième question concerne l'emploi des armes en contexte délicat. Les forces de l'ordre déplorent que des armes intermédiaires, comme les grenades de désencerclement et les lanceurs de balles de défense, leur soient progressivement retirées. Or, face à eux, apparaissent de plus en plus de cocktails Molotov, armes incendiaires de catégorie A qui ouvrent droit, pour certains, à la légitime défense. Comment prévenir un dérapage ? Les fouilles à l'entrée des manifestations peuvent-elles constituer une solution ?
Avant de vous donner la parole ainsi qu'aux membres de votre délégation, en application de l'article 6 de l'ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires françaises, je vous demande de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(Mme Claire Hédon, Mme Pauline Caby, M. Benoît Narbey et Mme France de Saint-Martin prêtent serment).
Je vous remercie de m'avoir conviée à m'exprimer dans le cadre de votre commission d'enquête. Comme vous l'avez suggéré, j'adresserai prochainement des réponses écrites au questionnaire qui m'a été communiqué. Cela n'empêchera pas d'apporter des éléments tout au long de cette audition en fonction de vos préoccupations.
Vous avez rappelé le rôle du Défenseur des droits. Je souhaite effectivement commencer mon propos en précisant les deux missions principales de l'institution. La première consiste à traiter les réclamations reçues dans nos cinq domaines de compétence, sur lesquels je reviendrai, et la seconde est de promouvoir les droits et les libertés. Le législateur a considéré que nous n'avions pas uniquement à examiner des réclamations individuelles, mais bien à en tirer des conclusions pour formuler un certain nombre de recommandations. Ces recommandations doivent permettre d'améliorer les choses pour diminuer, en conséquence, le nombre des réclamations.
Nos cinq domaines de compétence sont la lutte contre les discriminations, la préservation des droits des enfants, la protection et l'orientation des lanceurs d'alerte, le contrôle externe de la déontologie des forces de sécurité et le respect des droits des usagers des services publics. Je tiens à souligner que ce dernier aspect, relatif aux services publics, concentre 85 % des réclamations reçues.
Mais nous sommes bien aussi le seul organe de contrôle externe indépendant de la déontologie des professionnels de la sécurité, quoique nous ne soyons pas en position de définir les stratégies de maintien de l'ordre. Notre rôle concerne le respect des règles qui s'appliquent aux fonctionnaires de police et aux militaires de gendarmerie, notamment dans la gestion des manifestations. Nous sommes conscients des difficultés inhérentes à cette mission. Elle doit permettre l'expression d'une liberté fondamentale, celle de manifester, dont l'État est garant. Grâce aux saisines que nous instruisons, nous sommes un observateur privilégié des pratiques des forces de l'ordre. Elles ont permis à la Commission nationale de déontologie de la sécurité, puis au Défenseur des droits, de développer depuis vingt ans une fine connaissance du maintien de l'ordre. Plusieurs de nos publications récentes en attestent et je voudrais les citer.
À la demande du président de l'Assemblée nationale, nous avions réalisé en 2017 une étude sur les conséquences de la doctrine et de la pratique du maintien de l'ordre par les forces de l'ordre au regard des règles de déontologie. Puis, face à la persistance des saisines relatives à des violences ou à des atteintes aux libertés fondamentales lors de manifestations, nous avions publié en juillet 2020 une décision-cadre portant recommandations générales sur les pratiques de maintien de l'ordre. Ensuite, nous avons rendu un avis sur le nouveau schéma national de maintien de l'ordre en novembre 2020. Enfin, depuis le début de mon mandat, j'ai rendu cinq décisions individuelles concernant des manifestations.
À travers les dossiers traités et les nombreuses auditions menées, nous observons des difficultés rencontrées par les forces de sécurité intérieure pour exercer leur mission de maintien de l'ordre ainsi que les tensions qui existent dans ce contexte avec la population. Le socle sur lequel nous nous appuyons dans l'analyse des faits dénoncés est contenu dans le code de déontologie de la police nationale et de la gendarmerie nationale. La première exigence est le respect de la loi, en particulier dans les opérations contraignantes pour l'exercice des libertés. Je veux le rappeler : le respect du droit et de la déontologie est aussi protecteur pour les gendarmes et les policiers.
Ces dernières années, nous avons donc formulé de nombreuses recommandations sur les pratiques de maintien de l'ordre. Je ne les rappellerai pas toutes ici. Je m'intéresserai surtout, dans ce propos liminaire, aux cas qui m'ont été soumis dans la période à laquelle votre commission d'enquête s'intéresse, en lien avec les recommandations auparavant formulées par mon institution. Au regard du délai écoulé, de la nécessité d'obtenir l'autorisation de l'autorité judiciaire pour mener des investigations dans un grand nombre de ces affaires, et des moyens dont je dispose, je ne suis pas en mesure de présenter aujourd'hui l'ensemble des conclusions. Je me propose plutôt de mettre en perspective les motifs des 174 réclamations reçues, ainsi que mes recommandations.
J'aborderai sept points que sont le recours à la force, au regard notamment des grenades et des lanceurs de balles de défense, l'identification des agents avec la question du numéro référentiel des identités et de l'organisation (RIO), les contrôles délocalisés et les interpellations préventives ou arbitraires, la protection des journalistes, la pratique de l'encerclement, l'utilisation des drones et enfin la désescalade.
Concernant le recours à la force, dont l'usage des armes est l'une des modalités, il est encadré par le code pénal et le code de la sécurité intérieure. Les saisines sur cet aspect sont les plus nombreuses : 71 des 174 réclamations reçues. Toutes sont en cours d'instruction. Elles comprennent l'usage de la force physique ou le recours à des armes comme les lanceurs de balles de défense et les grenades.
Pour les lanceurs de balles de défense, vous savez sûrement que nous avons recommandé l'interdiction de son usage pour le maintien de l'ordre. Le schéma national du maintien de l'ordre, dans sa première comme dans sa seconde version, maintient néanmoins son emploi en manifestation. Il est prévu d'imposer, hors légitime défense, la présence d'un superviseur auprès du tireur au sein des unités constituées pour évaluer la situation d'ensemble et les mouvements des manifestants, désigner l'objectif et s'assurer de la compréhension des ordres par le tireur. Les saisines sur l'usage des lanceurs de balles de défense sont au nombre de sept. Il y a lieu de noter une nette différence par rapport à la séquence des gilets jaunes, où nous avions reçu 46 réclamations à ce propos.
En ce qui concerne les grenades, je suis également attentive et préoccupée par l'utilisation des grenades à main de désencerclement et de la grenade GLI-F4. Comme le révèle le rapport des inspections générales de la police et de la gendarmerie nationales relatif à l'emploi des munitions dans le cadre des opérations de maintien de l'ordre, nous sommes le seul pays d'Europe à utiliser des munitions explosives dans ce contexte particulier, avec l'objectif de maintenir à distance des manifestants. Lors d'une manifestation place de la Nation, le 26 mai 2016, une personne a été grièvement blessée à la tête par une grenade à main de désencerclement lancée par un fonctionnaire de police. Après notre enquête, dans une décision de juillet 2019, nous avons constaté, au-delà de la question de la responsabilité individuelle de l'agent, que l'emploi en question a eu des conséquences bien plus graves que celles présentées dans la documentation de formation à cette arme. Nous avions donc recommandé au ministre de l'intérieur de revoir la dotation de ces grenades. À la suite de cette décision et comme indiqué dans le schéma national du maintien de l'ordre, il a été annoncé un nouveau modèle de grenade de désencerclement moins vulnérant et le remplacement de la grenade GLI-F4 par la grenade GM2L. Celle-ci ne contient pas d'explosif, mais sa dangerosité moindre reste sujette à caution. Les saisines portant sur les grenades sont au nombre de vingt-cinq. Cela comprend également les grenades qui dégagent simplement du gaz lacrymogène.
Le deuxième point que je voulais aborder concerne l'identification des agents. Dans de nombreux dossiers que nous traitons, des fonctionnaires de police mis en cause ne sont pas identifiables car ils portent des casques de moto intégraux ou des cagoules en dehors de tout cadre légal ou réglementaire. Certains ne sont pas porteurs de leur numéro RIO ; en tout cas, celui-ci n'est pas visible. Au-delà du fait que ces pratiques ne sont pas autorisées, elles font obstacle à toute communication entre forces de l'ordre et manifestants ainsi qu'à un contrôle du Défenseur des droits comme des corps d'inspection. Nous l'avons rappelé dans une décision de décembre 2019 concernant un agent cagoulé, dont l'identification avait de ce fait été compliquée, ayant fait usage de la force au cours d'une manifestation. Dans une autre affaire où un fonctionnaire de police avait eu recours à la force à l'égard d'un jeune homme en manifestation, il n'avait pu être identifié ni par ses collègues ni par la préfecture de police : il était intervenu en civil en portant un casque intégral. J'ai donc rappelé, dans une décision du 24 novembre 2020, la nécessité d'identification des policiers et gendarmes afin d'assurer un contrôle effectif de leur déontologie. En réponse à cette recommandation, le ministre de l'intérieur a renvoyé à la publication du schéma national du maintien de l'ordre, qui rappelle l'interdiction du port de la cagoule ainsi que la nécessité du port de l'uniforme et du RIO pendant les opérations de maintien de l'ordre.
Le Conseil d'État a également eu à connaître du port du RIO pendant des manifestations à l'occasion d'un référé liberté. Nous avons déposé des observations dans ce dossier, en mars 2023, soulignant que l'identification des forces de l'ordre était difficile dans les opérations de maintien de l'ordre pour diverses raisons. Le port du RIO par les agents intervenant en uniforme n'est pas systématique. Sur les tenues des policiers et des gendarmes, le matricule est peu visible en raison du port d'un gilet tactique par-dessus l'uniforme. Les agents en civil n'ont pas toujours enfilé le brassard police, ce qui crée des difficultés y compris au sein des forces de l'ordre. Les enregistrements vidéo issus des caméras de voie publique, des équipements portés par les agents et des appareils utilisés par des témoins sont régulièrement le seul moyen d'identifier les protagonistes d'une intervention. Or, les images enregistrées permettent rarement de distinguer le RIO en raison de la distance ou des mouvements des personnes. Les saisines relatives à ces problèmes d'identification ne peuvent encore, à ce stade, être évaluées. Elles le seront en fonction des réponses des directions générales aux demandes d'identification. Par ailleurs, le Conseil d'État ne s'est pas encore prononcé sur le fond, mais uniquement en référé, et nous produirons prochainement à sa demande de nouvelles observations.
Le troisième point que je souhaitais évoquer concerne les contrôles délocalisés et les interpellations préventives ou arbitraires. Le contrôle délocalisé consiste à interpeller un groupe de personnes pendant une manifestation, puis à l'éloigner aux fins déclarées de procéder à des vérifications d'identité. Or, de tels contrôles sont illégaux quand les conditions prévues à l'article 78-3 du code de procédure pénale ne sont pas réunies. En vertu de cette disposition, une personne contrôlée peut être transportée au commissariat de police le plus proche, durant le temps strictement nécessaire à l'établissement de son identité, si et seulement si elle refuse de justifier son identité ou si elle est dans l'impossibilité de le faire. À plusieurs reprises, notamment dans une décision du 10 décembre 2019, le Défenseur des droits a demandé que soit mis fin aux contrôles d'identité délocalisés.
Les interpellations préventives ont lieu en amont d'une manifestation pour les personnes trouvées porteuses d'objets considérés comme faisant obstacle à l'action de police, notamment des masques de protection ou des lunettes de piscine. Or, les arrestations sont arbitraires lorsqu'elles n'ont pas de base légale ou lorsque leur motif est erroné. Sur ces pratiques, le schéma national du maintien de l'ordre reste muet. J'ai été saisie de réclamations dénonçant le caractère arbitraire d'interpellations lors des dernières manifestations. J'y porterai une attention particulière et je prendrai position à l'issue des enquêtes en m'interrogeant sur les critères de recours, les instructions données par l'encadrement et les fondements juridiques.
Ces pratiques induisent clairement un risque de privation disproportionnée de liberté. Elles peuvent aussi favoriser des tensions. Elles concernent 27 réclamations.
Comme vous le savez, les travaux de notre commission d'enquête sont limités dans le temps. Comme le prévoient les textes, elle se terminera six mois après sa constitution. Pensez-vous être en mesure de nous communiquer ces éléments avant cette date ?
J'ai bien peur que non. Mais j'y reviendrai à la fin de mon intervention. Le temps de l'enquête dépasse généralement six mois. Globalement, sur les 174 réclamations reçues, un tiers pourront être clôturées rapidement, faute d'éléments, parce qu'il n'existe pas d'images ou parce que le réclamant ne répond pas aux demandes de pièces supplémentaires, autrement dit parce que nous n'avons pas ce qu'il faut pour enquêter. Un cinquième de ces réclamations est concerné par l'accord préalable du procureur ou du magistrat saisi d'investigations judiciaires. Au final, la moitié des dossiers peut faire l'objet d'une enquête, d'ailleurs déjà en cours. J'ai malheureusement peu de doutes sur le fait que notre instruction dépassera six mois. Nous sommes pourtant dans la même recherche de célérité que vous.
Le quatrième point que je voulais aborder a trait à la protection des journalistes. C'est certainement le point le plus critiqué à l'occasion de la rédaction du schéma national du maintien de l'ordre. Le Conseil d'État, dans un arrêt du 10 juin 2021, a censuré la condition d'accréditation auprès des forces de l'ordre ainsi que l'obligation de dispersion. Le nouveau schéma a été largement réécrit à la suite de cette décision de justice. À l'issue des travaux de la commission indépendante sur les relations entre la presse et les forces de l'ordre présidée par Jean-Marie Delarue, créée dans la lignée du débat sur l'article 24 de la proposition de loi relative à la sécurité globale. Il y a été précisé que les journalistes circulent librement au sein des dispositifs de sécurité, qu'ils continuent à exercer leur mission lors de la dispersion d'un attroupement et qu'ils ont la possibilité de porter des équipements de protection. Je vérifierai le respect de ce nouveau cadre lors de l'examen des réclamations reçues, qui sont au nombre de six. C'est une nouveauté des manifestations du printemps puisque cela n'existait pas auparavant.
Sur la pratique de l'encerclement ou de l'engagement, elle consiste à priver plusieurs personnes de leur liberté de se mouvoir au sein d'une manifestation ou à proximité immédiate de celle-ci. Elle a lieu au moyen d'un encerclement par les forces de l'ordre qui empêche d'entrer ou de sortir d'un périmètre défini. Le terme de nasse est régulièrement utilisé par les médias. Cette technique ne fait pas partie des enseignements officiels. Elle n'a pas non plus de base légale. Selon les autorités, elle est utilisée pour procéder à des interpellations ou pour immobiliser une nébuleuse afin de la neutraliser. Dans la décision-cadre du 9 juillet 2020 que j'évoquais plus tôt, nous avions réitéré notre recommandation de mettre fin à cette pratique. Il s'agit purement et simplement de priver des citoyens de liberté sans cadre juridique. Une attention particulière doit aussi être accordée aux observateurs identifiables. Dans sa nouvelle version, le schéma national du maintien de l'ordre prévoit, afin d'éviter le recours à des techniques présentant des risques d'atteinte aux personnes, qu'il peut être recouru à l'encerclement d'un groupe de manifestants pour prévenir ou faire cesser des violences graves et imminentes contre les personnes et les biens. Cet encerclement doit, dès que les circonstances de l'ordre public le permettent, systématiquement ménager un point de sortie contrôlé. Ce dernier point correspondait à une de nos remarques. Mais la rédaction retenue est ambiguë puisque les circonstances de l'ordre public doivent permettre cette échappatoire. Les saisines qui portent sur cette problématique concernent 22 réclamations.
Quant à l'usage des drones, nous avons eu l'occasion de nous prononcer, au cours des années 2020 et 2021, dans des avis sur la proposition de loi relative à la sécurité globale et sur le projet de loi relatif à la responsabilité pénale et à la sécurité intérieure. Nous avions écrit que l'usage d'un outil si intrusif est susceptible de porter notamment atteinte à la liberté de manifester, faute d'un encadrement strict. Depuis, le juge des référés du Conseil d'État a validé, le 24 mai 2023, l'emploi de drones par les forces de l'ordre pour survoler les cortèges du 1er mai. Le Conseil d'État a rappelé qu'il se prononcerait ultérieurement au fond sur la légalité du décret issu de la loi du 24 janvier 2022 relative à la responsabilité pénale et à la sécurité intérieure.
En ce qui concerne la désescalade, nous avions publié en 2021 une étude intitulée Désescalade de la violence et gestion des foules protestataires. Rédigée par une équipe de chercheurs entre décembre 2018 et juin 2021, et conduite avec la participation de la police et de la gendarmerie nationales, l'étude interroge le modèle français de maintien de l'ordre et sa vision « confrontationnelle ». Les chercheurs soulignent les difficultés que crée le recours aux forces locales de sécurité, habituées aux interpellations individuelles et insuffisamment formées au maintien de l'ordre visant la mise à distance des foules. Ils constatent une inadéquation se traduisant souvent par la mise en danger des manifestants. Revenant aussi sur l'enjeu du traitement médiatique des cortèges, stratégique pour les manifestants et de plus en plus important pour les forces de l'ordre, l'étude fait état d'une dangereuse tentation de face-à-face. Elle s'attarde sur la judiciarisation du maintien de l'ordre, véritable rupture de paradigme aux multiples effets. Elle évoque enfin le modèle belge de gestion négociée de l'espace public, exemple le plus abouti de « police de la facilitation » qui privilégie l'accompagnement des manifestations au contrôle des foules, ce qui ne signifie pas qu'il n'y a pas aussi de difficultés chez les Belges. Je continuerai à veiller à la mise en œuvre de ces pratiques, notamment au travers des 174 réclamations individuelles reçues concernant la période étudiée par votre commission d'enquête.
J'espère que cette présentation aura contribué à vos réflexions pour aboutir à un rapport et à des recommandations permettant un juste équilibre entre la nécessité de maintien de l'ordre et l'exercice de la liberté de manifester.
Vos propos sont extrêmement éclairants et utiles, comme souvent de la part de votre autorité publique indépendante. Nous avons régulièrement l'occasion de vous écouter et de prendre en considération, quand nous le pouvons, vos propositions et vos remarques.
Plusieurs questions me viennent à l'esprit. La première est très directe : la France a-t-elle un problème avec ses forces de l'ordre ? Quelles sont les modifications du schéma national du maintien de l'ordre que vous estimez nécessaires, voire urgemment nécessaires ?
Enfin, il vous souvient peut-être que, dans le cadre de la loi d'orientation et de programmation du ministère de l'intérieur du 24 janvier 2023, c'est-à-dire la dernière fois que nous avons l'occasion de nous rencontrer, ma collègue députée Cécile Untermaier et moi avions proposé d'intégrer au rapport annexé la création, par le ministère de l'intérieur, d'un collège de déontologie présidé par une autorité indépendante, extérieure au ministère. Avez-vous été associée à la constitution de ce collège ?
Je commencerai à répondre à vos questions, puis Pauline Caby et Benoît Narbey compléteront.
Votre question sur les forces de l'ordre attend une réponse par oui ou non, mais je n'y répondrai pas en ces termes. Je pense que nous avons un vrai travail de réflexion à mener sur le lien entre police et population et sur la question de la confiance. Je n'utiliserai pas les termes que vous avez employés ; toutefois, je pense extrêmement important de se poser des questions. Je suis convaincue que notre travail contribue à la confiance de la population dans sa police. Lorsqu'un contrôle externe indépendant constate un usage disproportionné de la force, ou des atteintes et un non-respect de la déontologie, cela protège aussi les policiers et les gendarmes. Il est important de le reconnaître au moment où nous connaissons un certain nombre de difficultés. Je répète souvent que le contrôle de la déontologie s'effectue d'abord par les pairs, ensuite par l'encadrement. Il y a évidemment l'importance du contrôle interne et je continuerai à vanter le rôle des inspections générales. Mais le contrôle externe est indispensable. Il existe dans toutes les démocraties parce qu'il faut un regard indépendant, qui d'ailleurs ne dispose pas toujours des moyens nécessaires à son travail.
Sur la question de la modification du schéma national du maintien de l'ordre, nous avions rendu un avis et nous avions échangé de manière constructive avec le ministre de l'intérieur à cette occasion. Un certain nombre de nos recommandations ont été suivies. Elles figurent désormais dans le schéma sur le port obligatoire du RIO, l'interdiction du port de la cagoule ou encore sur la communication. En revanche, je ne suis pas toujours certaine qu'elles soient complètement appliquées. Même ce qui figure dans le schéma et qui paraît aller dans le bon sens n'est pas toujours respecté. D'autres de nos recommandations n'ont pas été suivies, dont celle d'écarter les lanceurs de balles de défense et les grenades. Je vous redis que nous sommes le seul pays d'Europe à les utiliser. Si nous prenons cette position, c'est que nous avons vu trop d'accidents et de blessés avec ces armes de force intermédiaire. Il y a donc des points qui avancent dans ce schéma national du maintien de l'ordre. Mais il faudrait aller plus loin.
Concernant le collège de déontologie issu de la loi du 24 janvier 2023, il est en cours de création. Nous n'avons pas été contactés.
Si je puis me permettre, il s'agit du collège de déontologie du ministère de l'intérieur. En tant qu'autorité administrative indépendante, il nous serait difficile d'y prendre part. Nous échangeons régulièrement avec le ministère de l'intérieur, notamment sur le schéma national du maintien de l'ordre. Mais s'agissant de ce collège, il n'est pas du tout prévu que nous l'intégrions.
Je souhaite évoquer les grenades GLI-F4. Hier, nous avons auditionné M. Christophe Castaner. Il a expliqué avoir pris la décision, justement à la suite des rapports qui avaient été rendus, d'écarter ces grenades du maintien de l'ordre. Il indiquait que 80 000 d'entre elles, qui étaient en stock, avaient été détruites. Pouvez-vous le confirmer ?
Je ne peux pas vous confirmer si elles ont été détruites. Il est encore trop tôt, sur la base des réclamations reçues, pour savoir si elles ont été utilisées ou pas. Mais nous avons immédiatement été frappés par la baisse du nombre de blessés dus à l'usage général de grenades. Nous avons bien compris que les consignes étaient de moins les utiliser.
Quant à l'identification des agents, l'outil pour y parvenir est le RIO. Je vois tout de même une difficulté, que vous avez d'ailleurs évoquée dans l'un des cas que vous mentionniez et qui concerne le policier en civil. Un agent, dès lors qu'il porte le RIO, n'est plus en civil. Avez-vous des préconisations pour résoudre cette difficulté ?
Je peux seulement parler de la situation concrète que j'évoquais. C'est l'une des premières décisions rendues à mon arrivée. J'avais été étonnée car ce cas concernait un jeune homme à terre et maîtrisé, sur lequel un policier continuait de frapper. Il s'agissait vraiment d'un usage disproportionné de la force. Nous avons cherché à savoir de qui il s'agissait. Mais il était en civil. Aucun de ses collègues alentour ne connaissait son identité, pas même son encadrement. Sur le plan de la confiance dans la police, c'est excessivement délétère. Je peux comprendre le principe du policier en civil. Je ne suis pas naïve. Mais quand il fait usage de la force, que cet usage est disproportionné et que ce policier n'est pas reconnaissable, cela pose un problème. Le brassard police le rend identifiable. Nous en sommes bien d'accord.
Vous avez fait état de nombreuses pratiques illégales de la part des forces de l'ordre à l'encontre de manifestants. Dans un passé récent, vous aviez déjà exprimé avoir été choquée par les images de répression de ces manifestants et par, je cite, des « propos totalement inadmissibles de la part de membres des forces de l'ordre ». Vous avez parlé d'agents qui ne respectent ni la loi ni la déontologie.
J'ai deux questions à vous poser. Premièrement, selon vous, l'État a-t-il une responsabilité dans les violences constatées en manifestation ? Deuxièmement, la démocratie s'exprime notamment par la liberté de manifester. En considérant les éléments dont vous avez connaissance, le droit de manifester, en France, est-il aujourd'hui amoindri et menacé, ce qui aurait pour effet que la démocratie, en France, serait amoindrie et menacée ?
Il ne vous a pas échappé que j'ai beaucoup utilisé le conditionnel pour parler des réclamations que nous traitons. Je veux rester très prudente car nous pensons qu'il faudra de l'ordre d'un an pour rendre des décisions. Il y aura à la fois des décisions individuelles et une décision-cadre sur ce que nous aurons observé, comme nous l'avons fait à l'époque des gilets jaunes. C'est pourquoi il est beaucoup trop tôt pour en tirer des conclusions.
Vous faites référence à un communiqué de presse que nous avons publié au moment où étaient publiées un certain nombre de vidéos qui, manifestement, ne nécessitaient pas le conditionnel. Quand une personne sans domicile, place de la Bastille, est filmée en train de se faire insulter, je suis capable de le voir. Nous nous sommes autosaisis de cette situation, s'agissant d'une personne particulièrement vulnérable qui ne nous connaît pas nécessairement et qui ne penserait probablement pas à nous solliciter.
S'agissant de votre question sur la responsabilité de l'État, posée de cette manière, je ne peux répondre par oui ou par non. Il existe une responsabilité de l'ensemble des forces de l'ordre à reconnaître un usage disproportionné de la force ou des propos irrespectueux du code de déontologie. Ce sont ces situations qu'il faut signaler et que nous allons observer. C'est dans ce rôle que nous sommes utiles, en complément de la justice. Nous sentons bien qu'à certains moments, il y a une mauvaise compréhension du fait que l'autorité judiciaire est déjà saisie de l'affaire. Certains ne comprennent pas pourquoi nous sommes autosaisis alors que notre rôle est justement d'aller chercher des explications et d'observer la formation des personnels mis en cause, leur encadrement et les communications entre eux. Ce travail nous paraît important. Il rejoint la question d'une dimension systémique que vous posiez. Ce qui nous intéresse, c'est d'identifier ce qui, dans l'organisation, peut générer ces propos ou ces actes contraires à la déontologie.
Sur la question essentielle de la liberté de manifester, le premier objectif du schéma national du maintien de l'ordre est le respect du droit de manifester. C'est notre responsabilité démocratique et vous avez raison de dire que c'est l'une des composantes de la démocratie. Celle-ci ne se résume pas au vote : c'est aussi la liberté associative et la liberté de manifester. Si nous nous prononçons sur ces questions, c'est bien parce que nous cherchons à observer si cette liberté de manifester peut être obérée du fait des risques pris par les manifestants, dans le respect de l'intégrité physique des manifestants et des forces de l'ordre. Ce sont les deux éléments cardinaux. Honnêtement, pour ce qui est de l'épisode de ce printemps, il est trop tôt pour répondre à votre question. J'en suis désolée. Je sens bien que le temps de l'enquête n'est pas celui de votre commission. Ce n'est pas le temps médiatique non plus. Mais le sérieux de notre travail réside dans nos enquêtes contradictoires. Nous réclamons des pièces. Nous allons auditionner les parties prenantes.
Vous avez raison d'être prudente sur les cas les plus récents, dont l'instruction est en cours. Mais vous en avez documenté d'autres. Vous avez enquêté sur plusieurs dossiers. C'est pourquoi je vais peut-être élargir ma question. Si vous prenez du recul sur la question des manifestations en France et si nous nous projetons trois ans en arrière, sur la base des cas que vous avez pu étudier, avez-vous constaté une réelle responsabilité de l'État dans l'escalade de la violence ? Avez-vous le sentiment que le droit de manifester aujourd'hui n'est pas garanti comme il devrait l'être pour tous les citoyens ?
Nous observons une peur de manifester chez certaines personnes en raison des risques physiques encourus. La question de la protection physique est absolument essentielle. Je ne nie pas sa complexité car le sujet des black blocs est excessivement délicat et multifactoriel. Je ne peux donc pas y répondre de manière simpliste. Ce qui est sûr, c'est que nous avons constaté à certains moments, d'abord avec la loi El Khomri puis avec les gilets jaunes, une augmentation des violences de la part des forces de l'ordre, qui n'étaient ni nécessaires ni proportionnées. Cette augmentation est liée à plusieurs facteurs, dont l'utilisation des armes de force intermédiaire. C'est pourquoi nous rappelons que, dans les autres pays d'Europe, elles ne sont pas utilisées pour de bonnes raisons : parce que les risques sont trop importants. Oui, certaines personnes disent avoir peur de manifester à cause des risques pour leur intégrité physique.
Il est de la responsabilité de l'État de garantir la liberté de manifester dans des conditions correctes. Je ne serai pas aussi directe que vous sur une régression de ce droit, mais un certain nombre de petites atteintes finissent par poser problème. Quand l'usage de la force est inadmissible car ni nécessaire ni proportionné, quand des propos sont inadmissibles, il est important qu'il y ait condamnation. Depuis le début de mon mandat, nous avons rendu douze décisions demandant des poursuites disciplinaires. Quatre situations qui ont fait l'objet d'un rappel à la loi ou au règlement. Nous souhaitions une sanction plus importante et nous pensions que des poursuites disciplinaires s'imposaient, car c'est par elles qu'on rétablira la confiance. Ce point me paraît essentiel.
Je tiens à saluer votre travail. J'ai eu l'occasion de saisir vos services sur des questions très préoccupantes concernant des citoyens charentais. Je tenais à vous remercier des retours de vos services.
À travers les réclamations dont vous êtes saisie et à travers vos investigations, quelle est votre connaissance de la violence des groupuscules qui souvent viennent en découdre, ainsi que l'ont exprimé certains des universitaires et chercheurs auditionnés par cette commission d'enquête ? S'agit-il d'une donnée d'analyse complémentaire dans vos investigations ? Vous l'avez rapidement évoqué en faisant allusion aux black blocs.
Votre question est intéressante. Elle m'oblige à préciser nos missions. Nous sommes chargés du contrôle de la déontologie des forces de sécurité. Nous n'avons absolument pas compétence pour instruire les violences commises contre les forces de l'ordre. Alors, je ne suis pas en mesure de répondre à votre question. Mes réponses en matière de déontologie se basent sur les réclamations reçues et les enquêtes menées. Il en découle un certain nombre de recommandations. En revanche, nous ne documentons pas les violences commises contre des forces de l'ordre, des boutiques ou des passants. C'est du ressort de l'autorité judiciaire.
Peut-être pouvez-vous préciser le type d'investigations que vous menez ? Peut-être êtes-vous amenée à solliciter l'avis de forces de l'ordre et de différents agents, qui vous apportent une vision des situations vécues ? C'était en ce sens que je posais la question.
Nos réclamants ne sont pas identifiés. J'ai l'intime conviction qu'ils n'appartiennent pas aux black blocs, qui ne nous saisissent pas parce qu'ils défient toute autorité, la nôtre comprise.
En ce qui concerne la manière dont nous enquêtons, nous demandons des pièces et nous entendons les différentes parties prenantes. Nous avons aussi des échanges réguliers avec les forces de l'ordre, gendarmerie et police. Une partie des équipes du pôle de déontologie des forces de sécurité, avec Pauline Caby, est par exemple allée à Saint-Astier voir l'entraînement des gendarmes. Nos échanges sont fréquents, apaisés et constructifs. C'est la même chose avec les inspections générales comme avec nos homologues en Europe et au Québec. Nous avons participé récemment à une réunion du Conseil de l'Europe qui rassemblait forces de l'ordre et contrôles externes de leur déontologie.
Concrètement, comme nous avons l'habitude de le faire dans ce type de réclamation, nous demandons tout d'abord la conservation et la transmission des vidéos. Nous répondrons par écrit à vos interrogations, notamment sur la localisation des saisines. Beaucoup se sont déroulées à Paris. Nous avons donc rédigé un grand nombre de demandes adressées au préfet de police, mais également aux maires de diverses communes. Nous avons reçu communication de ces éléments.
Lorsque des procédures pénales sont en cours, nous demandons l'accord de l'autorité judiciaire saisie des faits. Pour le moment, ce feu vert nous manque sur 35 réclamations, sur lesquelles nos investigations sont donc suspendues. Dans les autres dossiers, en fonction de ce que montrent les vidéos, nous demandons des rapports. C'est notamment le cas sur l'encerclement et les nasses : nous avons demandé un certain nombre de pièces puisqu'il n'y avait pas d'enquête judiciaire. Nous sollicitons un procès-verbal d'ambiance sur le contexte dans lequel policiers et gendarmes ont décidé de recourir à l'encagement, la façon dont ils l'ont mis en œuvre, les personnes concernées et l'éventuelle existence d'un point de sortie. Ces éléments sont vérifiés sur les vidéos. En fonction de l'analyse que nous en faisons, si l'on peut penser que des manquements déontologiques ont été commis ou que les pièces demandées ne répondent pas à l'ensemble des griefs, nous convoquons les personnes en audition, le supérieur qui a donné les instructions et l'agent qui les a exécutées. Nous posons des questions et nous rédigeons un procès-verbal des échanges. Au cours de ces auditions, nous présentons tous les éléments réunis. Cela permet d'établir les faits, mais également de recueillir des explications. Nous demandons aux agents quelles formations ils ont reçu et quelles étaient les instructions diffusées, puis nous les interrogeons sur l'événement en tant que tel et sur l'incident. L'agent explique ce qu'il a fait, comment et avec quels outils. C'est seulement à l'issue de ces investigations que nous analysons l'ensemble du dossier pour déterminer s'il y a eu manquement. Si c'est le cas, nous rédigeons une note récapitulative, sorte de pré-décision dans laquelle nous présentons nos investigations et notre analyse juridique. La personne dispose d'un délai pour répliquer, apporter éventuellement de nouveaux éléments ou soutenir une autre analyse. À l'issue de cette dernière phase, les services rédigent un projet de décision soumis à l'analyse de la Défenseure des droits et du collège de déontologie de la sécurité.
Dans l'ensemble de ces investigations, des agents viennent régulièrement au siège de l'institution amener des vidéos. Ils les transmettent aussi par des liens sécurisés. Les demandes de rapports et d'explications prennent un peu plus de temps. Pour le moment, nous attendons des réponses de la part des différentes directions d'emploi sollicitées.
Vous comprenez pourquoi tout cela prendra un an. J'insiste sur le fait que toutes les décisions que nous rendons en déontologie des forces de sécurité passent devant un collège comprenant des personnalités nommées par la présidente de l'Assemblée nationale, le président du Sénat, la Cour de cassation et le Conseil d'État. Parmi elles figure l'ancien directeur général de la police nationale Claude Baland. Depuis mon arrivée, presque toutes les décisions ont été prises à l'unanimité. Seules deux situations ont nécessité un vote. Cela donne une grande force à nos prises de position.
Dans le cadre de vos investigations, avez-vous connaissance du contexte ? Au-delà des agissements pour lesquels vous êtes saisis, pouvez-vous identifier, sur les vidéos, la présence de black blocs, par exemple ?
Je vous répondrai à la fois oui et non. Dans l'affaire dont je vous ai parlé auparavant, qui impliquait un policier dont le RIO n'était pas visible et un jeune homme mis à terre et maîtrisé, la question essentielle était l'usage non nécessaire et disproportionné de la force. Ce jeune homme était maintenu au sol. Peu importe ce qu'il avait fait auparavant, ce n'était pas le sujet. Le sujet était qu'une personne maîtrisée et contrôlée n'a pas à faire l'objet d'un usage de la force. C'est excessivement délétère.
Le contexte est important. Mais le fait lui-même, au moment où la personne est maîtrisée, est déterminant. Je ne nie pas la fatigue des policiers et des gendarmes, ou les conditions dans lesquelles ils interviennent. Bien sûr, nous cherchons à comprendre ces éléments de contexte. Cependant, ils ne justifient en rien un usage disproportionné de la force.
Indépendamment de la personnalité du réclamant sur laquelle nous n'investiguons pas particulièrement, notamment pour savoir si c'est ou non un black bloc, puisque la question consiste à savoir si l'usage de la force est légitime, nécessaire et proportionné, cela implique d'analyser, au-delà du geste en lui-même, la totalité de la scène pour en comprendre le contexte. C'est à cette fin que nous tentons de récupérer des vidéos. Mais l'image ne suffit pas. L'image d'un coup, par exemple, ne montre pas pourquoi il a été donné, s'il était adapté, nécessaire et proportionné. Ce sont les trois conditions posées par la loi.
Nous vous remercions infiniment pour cet échange. Mes chers collègues, nous terminons cette audition et, par-là même, les auditions pour cette semaine.
La réunion se termine à vingt heures vingt.
Présences en réunion
Présents. – M. Florent Boudié, M. Aymeric Caron, Mme Félicie Gérard, M. Patrick Hetzel, Mme Sandra Marsaud, Mme Marianne Maximi
Excusés. – Mme Aurore Bergé, Mme Emeline K/Bidi