Je vous remercie de m'avoir conviée à m'exprimer dans le cadre de votre commission d'enquête. Comme vous l'avez suggéré, j'adresserai prochainement des réponses écrites au questionnaire qui m'a été communiqué. Cela n'empêchera pas d'apporter des éléments tout au long de cette audition en fonction de vos préoccupations.
Vous avez rappelé le rôle du Défenseur des droits. Je souhaite effectivement commencer mon propos en précisant les deux missions principales de l'institution. La première consiste à traiter les réclamations reçues dans nos cinq domaines de compétence, sur lesquels je reviendrai, et la seconde est de promouvoir les droits et les libertés. Le législateur a considéré que nous n'avions pas uniquement à examiner des réclamations individuelles, mais bien à en tirer des conclusions pour formuler un certain nombre de recommandations. Ces recommandations doivent permettre d'améliorer les choses pour diminuer, en conséquence, le nombre des réclamations.
Nos cinq domaines de compétence sont la lutte contre les discriminations, la préservation des droits des enfants, la protection et l'orientation des lanceurs d'alerte, le contrôle externe de la déontologie des forces de sécurité et le respect des droits des usagers des services publics. Je tiens à souligner que ce dernier aspect, relatif aux services publics, concentre 85 % des réclamations reçues.
Mais nous sommes bien aussi le seul organe de contrôle externe indépendant de la déontologie des professionnels de la sécurité, quoique nous ne soyons pas en position de définir les stratégies de maintien de l'ordre. Notre rôle concerne le respect des règles qui s'appliquent aux fonctionnaires de police et aux militaires de gendarmerie, notamment dans la gestion des manifestations. Nous sommes conscients des difficultés inhérentes à cette mission. Elle doit permettre l'expression d'une liberté fondamentale, celle de manifester, dont l'État est garant. Grâce aux saisines que nous instruisons, nous sommes un observateur privilégié des pratiques des forces de l'ordre. Elles ont permis à la Commission nationale de déontologie de la sécurité, puis au Défenseur des droits, de développer depuis vingt ans une fine connaissance du maintien de l'ordre. Plusieurs de nos publications récentes en attestent et je voudrais les citer.
À la demande du président de l'Assemblée nationale, nous avions réalisé en 2017 une étude sur les conséquences de la doctrine et de la pratique du maintien de l'ordre par les forces de l'ordre au regard des règles de déontologie. Puis, face à la persistance des saisines relatives à des violences ou à des atteintes aux libertés fondamentales lors de manifestations, nous avions publié en juillet 2020 une décision-cadre portant recommandations générales sur les pratiques de maintien de l'ordre. Ensuite, nous avons rendu un avis sur le nouveau schéma national de maintien de l'ordre en novembre 2020. Enfin, depuis le début de mon mandat, j'ai rendu cinq décisions individuelles concernant des manifestations.
À travers les dossiers traités et les nombreuses auditions menées, nous observons des difficultés rencontrées par les forces de sécurité intérieure pour exercer leur mission de maintien de l'ordre ainsi que les tensions qui existent dans ce contexte avec la population. Le socle sur lequel nous nous appuyons dans l'analyse des faits dénoncés est contenu dans le code de déontologie de la police nationale et de la gendarmerie nationale. La première exigence est le respect de la loi, en particulier dans les opérations contraignantes pour l'exercice des libertés. Je veux le rappeler : le respect du droit et de la déontologie est aussi protecteur pour les gendarmes et les policiers.
Ces dernières années, nous avons donc formulé de nombreuses recommandations sur les pratiques de maintien de l'ordre. Je ne les rappellerai pas toutes ici. Je m'intéresserai surtout, dans ce propos liminaire, aux cas qui m'ont été soumis dans la période à laquelle votre commission d'enquête s'intéresse, en lien avec les recommandations auparavant formulées par mon institution. Au regard du délai écoulé, de la nécessité d'obtenir l'autorisation de l'autorité judiciaire pour mener des investigations dans un grand nombre de ces affaires, et des moyens dont je dispose, je ne suis pas en mesure de présenter aujourd'hui l'ensemble des conclusions. Je me propose plutôt de mettre en perspective les motifs des 174 réclamations reçues, ainsi que mes recommandations.
J'aborderai sept points que sont le recours à la force, au regard notamment des grenades et des lanceurs de balles de défense, l'identification des agents avec la question du numéro référentiel des identités et de l'organisation (RIO), les contrôles délocalisés et les interpellations préventives ou arbitraires, la protection des journalistes, la pratique de l'encerclement, l'utilisation des drones et enfin la désescalade.
Concernant le recours à la force, dont l'usage des armes est l'une des modalités, il est encadré par le code pénal et le code de la sécurité intérieure. Les saisines sur cet aspect sont les plus nombreuses : 71 des 174 réclamations reçues. Toutes sont en cours d'instruction. Elles comprennent l'usage de la force physique ou le recours à des armes comme les lanceurs de balles de défense et les grenades.
Pour les lanceurs de balles de défense, vous savez sûrement que nous avons recommandé l'interdiction de son usage pour le maintien de l'ordre. Le schéma national du maintien de l'ordre, dans sa première comme dans sa seconde version, maintient néanmoins son emploi en manifestation. Il est prévu d'imposer, hors légitime défense, la présence d'un superviseur auprès du tireur au sein des unités constituées pour évaluer la situation d'ensemble et les mouvements des manifestants, désigner l'objectif et s'assurer de la compréhension des ordres par le tireur. Les saisines sur l'usage des lanceurs de balles de défense sont au nombre de sept. Il y a lieu de noter une nette différence par rapport à la séquence des gilets jaunes, où nous avions reçu 46 réclamations à ce propos.
En ce qui concerne les grenades, je suis également attentive et préoccupée par l'utilisation des grenades à main de désencerclement et de la grenade GLI-F4. Comme le révèle le rapport des inspections générales de la police et de la gendarmerie nationales relatif à l'emploi des munitions dans le cadre des opérations de maintien de l'ordre, nous sommes le seul pays d'Europe à utiliser des munitions explosives dans ce contexte particulier, avec l'objectif de maintenir à distance des manifestants. Lors d'une manifestation place de la Nation, le 26 mai 2016, une personne a été grièvement blessée à la tête par une grenade à main de désencerclement lancée par un fonctionnaire de police. Après notre enquête, dans une décision de juillet 2019, nous avons constaté, au-delà de la question de la responsabilité individuelle de l'agent, que l'emploi en question a eu des conséquences bien plus graves que celles présentées dans la documentation de formation à cette arme. Nous avions donc recommandé au ministre de l'intérieur de revoir la dotation de ces grenades. À la suite de cette décision et comme indiqué dans le schéma national du maintien de l'ordre, il a été annoncé un nouveau modèle de grenade de désencerclement moins vulnérant et le remplacement de la grenade GLI-F4 par la grenade GM2L. Celle-ci ne contient pas d'explosif, mais sa dangerosité moindre reste sujette à caution. Les saisines portant sur les grenades sont au nombre de vingt-cinq. Cela comprend également les grenades qui dégagent simplement du gaz lacrymogène.
Le deuxième point que je voulais aborder concerne l'identification des agents. Dans de nombreux dossiers que nous traitons, des fonctionnaires de police mis en cause ne sont pas identifiables car ils portent des casques de moto intégraux ou des cagoules en dehors de tout cadre légal ou réglementaire. Certains ne sont pas porteurs de leur numéro RIO ; en tout cas, celui-ci n'est pas visible. Au-delà du fait que ces pratiques ne sont pas autorisées, elles font obstacle à toute communication entre forces de l'ordre et manifestants ainsi qu'à un contrôle du Défenseur des droits comme des corps d'inspection. Nous l'avons rappelé dans une décision de décembre 2019 concernant un agent cagoulé, dont l'identification avait de ce fait été compliquée, ayant fait usage de la force au cours d'une manifestation. Dans une autre affaire où un fonctionnaire de police avait eu recours à la force à l'égard d'un jeune homme en manifestation, il n'avait pu être identifié ni par ses collègues ni par la préfecture de police : il était intervenu en civil en portant un casque intégral. J'ai donc rappelé, dans une décision du 24 novembre 2020, la nécessité d'identification des policiers et gendarmes afin d'assurer un contrôle effectif de leur déontologie. En réponse à cette recommandation, le ministre de l'intérieur a renvoyé à la publication du schéma national du maintien de l'ordre, qui rappelle l'interdiction du port de la cagoule ainsi que la nécessité du port de l'uniforme et du RIO pendant les opérations de maintien de l'ordre.
Le Conseil d'État a également eu à connaître du port du RIO pendant des manifestations à l'occasion d'un référé liberté. Nous avons déposé des observations dans ce dossier, en mars 2023, soulignant que l'identification des forces de l'ordre était difficile dans les opérations de maintien de l'ordre pour diverses raisons. Le port du RIO par les agents intervenant en uniforme n'est pas systématique. Sur les tenues des policiers et des gendarmes, le matricule est peu visible en raison du port d'un gilet tactique par-dessus l'uniforme. Les agents en civil n'ont pas toujours enfilé le brassard police, ce qui crée des difficultés y compris au sein des forces de l'ordre. Les enregistrements vidéo issus des caméras de voie publique, des équipements portés par les agents et des appareils utilisés par des témoins sont régulièrement le seul moyen d'identifier les protagonistes d'une intervention. Or, les images enregistrées permettent rarement de distinguer le RIO en raison de la distance ou des mouvements des personnes. Les saisines relatives à ces problèmes d'identification ne peuvent encore, à ce stade, être évaluées. Elles le seront en fonction des réponses des directions générales aux demandes d'identification. Par ailleurs, le Conseil d'État ne s'est pas encore prononcé sur le fond, mais uniquement en référé, et nous produirons prochainement à sa demande de nouvelles observations.
Le troisième point que je souhaitais évoquer concerne les contrôles délocalisés et les interpellations préventives ou arbitraires. Le contrôle délocalisé consiste à interpeller un groupe de personnes pendant une manifestation, puis à l'éloigner aux fins déclarées de procéder à des vérifications d'identité. Or, de tels contrôles sont illégaux quand les conditions prévues à l'article 78-3 du code de procédure pénale ne sont pas réunies. En vertu de cette disposition, une personne contrôlée peut être transportée au commissariat de police le plus proche, durant le temps strictement nécessaire à l'établissement de son identité, si et seulement si elle refuse de justifier son identité ou si elle est dans l'impossibilité de le faire. À plusieurs reprises, notamment dans une décision du 10 décembre 2019, le Défenseur des droits a demandé que soit mis fin aux contrôles d'identité délocalisés.
Les interpellations préventives ont lieu en amont d'une manifestation pour les personnes trouvées porteuses d'objets considérés comme faisant obstacle à l'action de police, notamment des masques de protection ou des lunettes de piscine. Or, les arrestations sont arbitraires lorsqu'elles n'ont pas de base légale ou lorsque leur motif est erroné. Sur ces pratiques, le schéma national du maintien de l'ordre reste muet. J'ai été saisie de réclamations dénonçant le caractère arbitraire d'interpellations lors des dernières manifestations. J'y porterai une attention particulière et je prendrai position à l'issue des enquêtes en m'interrogeant sur les critères de recours, les instructions données par l'encadrement et les fondements juridiques.
Ces pratiques induisent clairement un risque de privation disproportionnée de liberté. Elles peuvent aussi favoriser des tensions. Elles concernent 27 réclamations.