J'ai bien peur que non. Mais j'y reviendrai à la fin de mon intervention. Le temps de l'enquête dépasse généralement six mois. Globalement, sur les 174 réclamations reçues, un tiers pourront être clôturées rapidement, faute d'éléments, parce qu'il n'existe pas d'images ou parce que le réclamant ne répond pas aux demandes de pièces supplémentaires, autrement dit parce que nous n'avons pas ce qu'il faut pour enquêter. Un cinquième de ces réclamations est concerné par l'accord préalable du procureur ou du magistrat saisi d'investigations judiciaires. Au final, la moitié des dossiers peut faire l'objet d'une enquête, d'ailleurs déjà en cours. J'ai malheureusement peu de doutes sur le fait que notre instruction dépassera six mois. Nous sommes pourtant dans la même recherche de célérité que vous.
Le quatrième point que je voulais aborder a trait à la protection des journalistes. C'est certainement le point le plus critiqué à l'occasion de la rédaction du schéma national du maintien de l'ordre. Le Conseil d'État, dans un arrêt du 10 juin 2021, a censuré la condition d'accréditation auprès des forces de l'ordre ainsi que l'obligation de dispersion. Le nouveau schéma a été largement réécrit à la suite de cette décision de justice. À l'issue des travaux de la commission indépendante sur les relations entre la presse et les forces de l'ordre présidée par Jean-Marie Delarue, créée dans la lignée du débat sur l'article 24 de la proposition de loi relative à la sécurité globale. Il y a été précisé que les journalistes circulent librement au sein des dispositifs de sécurité, qu'ils continuent à exercer leur mission lors de la dispersion d'un attroupement et qu'ils ont la possibilité de porter des équipements de protection. Je vérifierai le respect de ce nouveau cadre lors de l'examen des réclamations reçues, qui sont au nombre de six. C'est une nouveauté des manifestations du printemps puisque cela n'existait pas auparavant.
Sur la pratique de l'encerclement ou de l'engagement, elle consiste à priver plusieurs personnes de leur liberté de se mouvoir au sein d'une manifestation ou à proximité immédiate de celle-ci. Elle a lieu au moyen d'un encerclement par les forces de l'ordre qui empêche d'entrer ou de sortir d'un périmètre défini. Le terme de nasse est régulièrement utilisé par les médias. Cette technique ne fait pas partie des enseignements officiels. Elle n'a pas non plus de base légale. Selon les autorités, elle est utilisée pour procéder à des interpellations ou pour immobiliser une nébuleuse afin de la neutraliser. Dans la décision-cadre du 9 juillet 2020 que j'évoquais plus tôt, nous avions réitéré notre recommandation de mettre fin à cette pratique. Il s'agit purement et simplement de priver des citoyens de liberté sans cadre juridique. Une attention particulière doit aussi être accordée aux observateurs identifiables. Dans sa nouvelle version, le schéma national du maintien de l'ordre prévoit, afin d'éviter le recours à des techniques présentant des risques d'atteinte aux personnes, qu'il peut être recouru à l'encerclement d'un groupe de manifestants pour prévenir ou faire cesser des violences graves et imminentes contre les personnes et les biens. Cet encerclement doit, dès que les circonstances de l'ordre public le permettent, systématiquement ménager un point de sortie contrôlé. Ce dernier point correspondait à une de nos remarques. Mais la rédaction retenue est ambiguë puisque les circonstances de l'ordre public doivent permettre cette échappatoire. Les saisines qui portent sur cette problématique concernent 22 réclamations.
Quant à l'usage des drones, nous avons eu l'occasion de nous prononcer, au cours des années 2020 et 2021, dans des avis sur la proposition de loi relative à la sécurité globale et sur le projet de loi relatif à la responsabilité pénale et à la sécurité intérieure. Nous avions écrit que l'usage d'un outil si intrusif est susceptible de porter notamment atteinte à la liberté de manifester, faute d'un encadrement strict. Depuis, le juge des référés du Conseil d'État a validé, le 24 mai 2023, l'emploi de drones par les forces de l'ordre pour survoler les cortèges du 1er mai. Le Conseil d'État a rappelé qu'il se prononcerait ultérieurement au fond sur la légalité du décret issu de la loi du 24 janvier 2022 relative à la responsabilité pénale et à la sécurité intérieure.
En ce qui concerne la désescalade, nous avions publié en 2021 une étude intitulée Désescalade de la violence et gestion des foules protestataires. Rédigée par une équipe de chercheurs entre décembre 2018 et juin 2021, et conduite avec la participation de la police et de la gendarmerie nationales, l'étude interroge le modèle français de maintien de l'ordre et sa vision « confrontationnelle ». Les chercheurs soulignent les difficultés que crée le recours aux forces locales de sécurité, habituées aux interpellations individuelles et insuffisamment formées au maintien de l'ordre visant la mise à distance des foules. Ils constatent une inadéquation se traduisant souvent par la mise en danger des manifestants. Revenant aussi sur l'enjeu du traitement médiatique des cortèges, stratégique pour les manifestants et de plus en plus important pour les forces de l'ordre, l'étude fait état d'une dangereuse tentation de face-à-face. Elle s'attarde sur la judiciarisation du maintien de l'ordre, véritable rupture de paradigme aux multiples effets. Elle évoque enfin le modèle belge de gestion négociée de l'espace public, exemple le plus abouti de « police de la facilitation » qui privilégie l'accompagnement des manifestations au contrôle des foules, ce qui ne signifie pas qu'il n'y a pas aussi de difficultés chez les Belges. Je continuerai à veiller à la mise en œuvre de ces pratiques, notamment au travers des 174 réclamations individuelles reçues concernant la période étudiée par votre commission d'enquête.
J'espère que cette présentation aura contribué à vos réflexions pour aboutir à un rapport et à des recommandations permettant un juste équilibre entre la nécessité de maintien de l'ordre et l'exercice de la liberté de manifester.