Mercredi 12 avril 2023
La séance est ouverte à dix-huit heures cinq.
(Présidence de M. Jean-Philippe Tanguy, président de la commission)
Nous accueillons M. Jean-Pierre Duthion, qui est accompagné par son avocat. Je vous remercie, monsieur Duthion, d'avoir finalement répondu à notre convocation pour cette audition qui se tiendra à huis clos.
Nous avons auditionné publiquement plusieurs journalistes français membres du consortium Forbidden Stories, M. Frédéric Métézeau notamment. Nous avons également entendu M. Rachid M'Barki, journaliste sur BFM TV, et M. Marc-Olivier Fogiel, le directeur général de cette chaîne.
À la lumière de ces auditions et des informations parues dans la presse, notre commission d'enquête a estimé qu'il était nécessaire de vous entendre pour mieux comprendre les mécanismes de l'affaire Story Killers, qui semble relever à la fois de la manipulation de l'information et de l'ingérence dans certains processus démocratiques, en France et dans des pays alliés. Nous sommes donc au cœur de ce qui fait l'objet de cette commission d'enquête parlementaire.
Comme je vous l'ai indiqué, à vous-même et à votre conseil, le rôle de notre commission n'est pas de se substituer à la justice. Votre audition a pour unique objectif l'information des parlementaires et des citoyens qu'ils représentent, afin de faire avancer nos travaux, entamés il y a cinq mois.
Nous respectons scrupuleusement les pouvoirs, limités, que nous donnent nos institutions ; nous ne nous sommes jamais permis de franchir la moindre ligne qui nous sépare de l'institution judiciaire. Il ne s'agit en aucun cas de trancher les questions dont la justice s'est saisie ; il ne nous appartient pas de nous prononcer sur d'éventuelles responsabilités pénales. Notre commission ignore l'état de l'enquête qui est en cours et l'ignorera tant que ses conclusions ne seront pas rendues publiques. Nous veillerons à conserver cette attitude républicaine au cours de cette audition et jusqu'à la fin de nos travaux.
Votre audition portera donc sur les questions soulevées par l'enquête Story Killers concernant de possibles ingérences étrangères, en France et dans nos démocraties. Notre commission d'enquête entend évaluer les risques auxquels notre pays est exposé et à examiner notre capacité, en tant que législateurs, à nous y opposer et à formuler des préconisations.
Avant de vous laisser la parole, je vous rappelle que l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »
(M. Jean-Pierre Duthion prête serment.)
Je vous remercie de me donner la possibilité de m'exprimer devant vous, dans le cadre de cette commission parlementaire. Votre saisine fait suite à trois enquêtes : celle de Forbidden Stories, celle de BFM TV et celle de la justice. Dans aucune de ces enquêtes on ne m'a donné la parole ; je n'ai pas pu m'exprimer, dire la vérité ni défendre mon honneur. Mon nom a été jeté en pâture dans la presse ; on m'a présenté comme un intermédiaire sulfureux, un mercenaire travaillant pour le compte d'États étrangers corrupteurs. Je vous le dis solennellement ici : je n'ai jamais travaillé pour le compte d'États étrangers ni corrompu qui que ce soit. Jamais.
Je souhaite rappeler très brièvement à cette commission d'enquête le parcours qui est le mien, avant de détailler les quelques points qui me paraissent très importants pour la suite de vos travaux. En 2010, j'étais expatrié en Syrie. Quand le conflit a éclaté, je suis devenu l'interlocuteur, sur place, de plus d'une trentaine de médias occidentaux, parmi lesquels la BBC, France 24, Sky News, Radio Canada, la RTBF et bien d'autres. J'étais à ce moment le seul à intervenir depuis le cœur même de Damas ; très vite, de simple témoin donnant une dizaine d'interviews chaque jour je suis devenu consultant, correspondant, puis chroniqueur. Pour Paris Match et La Repubblica, je publiais chaque semaine une chronique hebdomadaire dans laquelle je décrivais mon quotidien et celui des Syriens qui m'entouraient. Enfin, je suis devenu fixeur et j'ai couvert plus de quarante scènes d'attentat. J'ai été deux fois la cible de tirs, lors de la réalisation de mon portrait pour l'émission « Enquête exclusive », diffusée sur M6, et avec une équipe de France Info alors que nous nous rendions à Homs. À partir de 2012 j'ai consacré mon temps et mon énergie à accompagner des journalistes sur de nombreux théâtres de guerre, dans la banlieue de Damas, d'Alep ou de Homs. Jusqu'à ce que tout bascule et que je sois incarcéré pour avoir facilité la circulation de l'information et ainsi gêné le pouvoir en place.
Je ne cherche pas votre compassion et je ne ferai pas le récit de mon séjour carcéral. Je veux seulement que vous sachiez que je ne me suis jamais vraiment remis de cette incarcération ; j'y ai subi des traitements que je ne souhaiterais pas à mon pire ennemi.
À mon retour en France j'ai lancé mon activité de consultant en communication, puis de lobbying. Mon travail ressemblait beaucoup à celui que j'exerçais en Syrie auprès de grands reporters, c'est-à-dire aider mes clients à valoriser leur image. C'est dans ce cadre que je fournissais et que je fournis toujours, régulièrement, des informations à de nombreux journalistes. Nul n'ignore que les journalistes ont notamment pour sources des communicants et des lobbyistes, comme vous, mesdames et messieurs les députés. Il peut en effet arriver que des amendements ou des questions au Gouvernement vous soient suggérés par des lobbyistes ; il en est de même pour les rédactions des médias nationaux. C'est un mode de fonctionnement ancien et je ne connais aucun journaliste à Paris ou ailleurs en Europe qui ne s'informe pas auprès des lobbyistes, pas plus que je ne connais de lobbyiste qui n'informe pas de journalistes. Si cela déplaît – ce que je peux comprendre –, il faut créer un dispositif légal ou réglementaire qui encadre les sources des journalistes. Mais aujourd'hui, ce cadre n'existe pas. Je ne saurais porter la responsabilité des carences de la loi ni attirer seul les foudres qui visent un système que je n'ai pas mis en place.
Votre commission d'enquête s'intéresse aux ingérences étrangères. J'affirme que je n'ai jamais été rémunéré pour représenter un État étranger. J'affirme que je n'ai jamais travaillé pour d'autres clients que des entités commerciales ou des personnes physiques, françaises ou étrangères. Je n'ai jamais été le conseil d'un État ou d'un président. Et je ne connais ni Team Jorge ni Tal Hanan, dont j'ai découvert le nom dans la presse.
Mon travail est de faire en sorte que les informations qui me sont fournies par mes clients soient reprises et diffusées. Il s'agit de valoriser leur image, mais en aucun cas de corrompre qui que ce soit.
La question de l'influence des lobbyistes dans la presse a toujours existé. La France n'a pas attendu le retour de Jean-Pierre Duthion de Syrie pour s'y intéresser. Les informations qui circulent au sein des rédactions émanent d'acteurs très divers, qui peuvent avoir un intérêt à ce que telle ou telle information soit portée à la connaissance du public. Il me semble d'ailleurs que M. Rachid M'Barki a fait état, devant votre commission d'enquête, du nombre, des qualités et de la variété des sources qui détiennent ces informations. J'ai été l'une de ces sources, pour le compte de mes clients, mais je conteste catégoriquement avoir permis l'ingérence d'un État étranger.
Cette précision m'amène à aborder la question de la rémunération : je n'ai jamais rémunéré de journaliste et je n'ai jamais corrompu qui que ce soit. J'ai lu dans la presse que je me vanterais, en privé, de payer des élus et des journalistes : c'est faux. Ces propos sont calomnieux, toujours rapportés, et leurs auteurs se réfugient lâchement derrière l'anonymat pour les tenir. J'insiste sur ce fait : lorsqu'il s'agit de ma probité, les articles en question citent systématiquement des sources anonymes. Toutes les déclarations sont anonymisées, entre guillemets et au conditionnel. Ce sont des tissus de mensonges.
J'ai fourni en informations plusieurs dizaines de journalistes, dans tous les grands médias parisiens, sans jamais les payer, ni M. M'Barki ni aucun autre. D'ailleurs le rapport de force est plutôt inverse : ce sont les journalistes qui traitent leurs sources ; ce sont eux qui ont besoin de moi et non moi d'eux. Je ne vois pas pourquoi je rémunérerais quelqu'un alors que c'est lui qui a besoin d'informations !
J'ai écouté attentivement les propos que M. Marc-Olivier Fogiel a tenus devant votre commission ; il a dit quelque chose de très intéressant : l'enquête interne de BFM TV n'a pas permis de mettre en lumière des rémunérations des journalistes. Et pour cause ! Je le répète, je n'ai jamais payé un journaliste pour qu'il diffuse une information. Je ne me suis pas davantage livré à de l'ingérence pour le compte d'États étrangers. Là encore, MM. Fogiel et Métézeau l'ont dit. Ce qui est en cause dans ce que l'on appelle l'affaire M'Barki, c'est le processus de validation de l'information au sein de BFM TV. Voici en substance ce que qu'a dit M. Fogiel : « La raison pour laquelle nous avons débarqué M. Rachid M'Barki de l'antenne et de l'entreprise, ce n'est pas une question d'ingérence étrangère dans le cadre des journaux de la nuit, c'est parce qu'il a gravement manqué au processus de validation mis en place au sein de BFM TV. » Ce n'est pas faire offense à votre commission que de dire que je ne suis pas en charge de ce processus de validation interne à BFM TV. Et je dirais même que, avec tout le respect que je vous dois, cela ne me concerne ni de près ni de loin.
Je veux en revanche confirmer les déclarations de M. Rachid M'Barki lors de son audition : « Nos échanges et rencontres n'ont jamais été particulièrement réguliers. […] En tout état de cause, il n'a jamais été question ni de rémunération ni de quelque autre avantage que ce soit. » En outre, je n'ai jamais donné à M. M'Barki – comme j'ai pu l'entendre ou le lire – de textes clés en main. Il s'agissait uniquement d'informations qui, selon moi, pouvaient l'intéresser, lui et les nombreux autres journalistes auxquels je proposais des sujets. C'est ce que l'on appelle communément des kits presse – c'est-à-dire des éléments de langage et des images neutres –, que chaque député peut également recevoir de temps à autre. À chacun ensuite d'utiliser ou non ces éléments selon sa propre ligne éditoriale. Je souscris également à ce que M. M'Barki a dit concernant ces informations : toutes étaient vraies, vérifiables, vérifiées et avaient été évoquées au préalable dans d'autres pays de l'Union européenne, comme la Belgique ou le Luxembourg, ou encore en Suisse ou au Royaume-Uni.
J'aimerais préciser aussi qu'il faut distinguer la communication, le lobbying et la représentation d'intérêts au sens de la loi du 9 décembre 2016 sur la transparence, l'action contre la corruption et la modernisation de la vie économique, dite loi Sapin 2. Aux termes de ce texte, le représentant d'intérêts est celui qui fait de l'influence auprès d'élus ou des pouvoirs publics, ce n'est pas celui qui intervient auprès des médias et de la presse. Or mon métier est précisément de travailler avec la presse et les médias : je suis communicant et lobbyiste et je suis très rarement représentant d'intérêts. Je n'ai que peu de contacts avec les élus et les pouvoirs publics. On réunit toutes ces activités sous le seul et même terme de lobbyiste, ce qui est un abus de langage. Tout lobbyiste n'est pas représentant d'intérêts selon la loi ; il le devient uniquement s'il passe plus de la moitié de son temps à faire du lobbying auprès des pouvoirs publics ou s'il réalise plus de dix actions d'influence en six mois. C'est ce que précise le décret du 9 mai 2017 et ce n'est pas mon cas. On me reproche d'avoir fait de l'influence auprès des médias, ce qu'aucune loi n'interdit tant qu'il n'y a pas rémunération. Et, je le redis, je n'ai rémunéré personne.
Cela m'amène à aborder un dernier point qui, je n'en doute pas, suscitera des réactions. Cette commission d'enquête porte en partie sur des faits qui font l'objet d'une enquête concomitante, ouverte à la suite de la plainte déposée par BFM TV. J'ai, par respect pour l'institution, déféré à votre convocation, comme le prévoit l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958. Toutefois, je souhaite rappeler à votre commission qu'aux termes de ce même article, une commission parlementaire ne peut avoir pour objet des faits ayant donné lieu à une poursuite judiciaire toujours en cours. Vous me demandez de m'exprimer sur ces faits avant que je ne sois entendu dans le cadre judiciaire, donc en l'absence des règles qui définissent ce cadre. En particulier, je n'ai pas eu accès au dossier et je n'ai aucune garantie procédurale. Aussi, sur les conseils de mon avocat, je réserverai certaines réponses à l'instance judiciaire et répondrai à d'autres questions, celles qui ne concernent pas l'enquête en cours.
Pour le reste, j'ai choisi, en conscience, de déférer à votre convocation, de venir ici vous dire ma vérité, de répondre à vos questions et de laver mon honneur. Je l'ai fait car il me pèse d'être, dans la presse, assimilé à un mercenaire, à un corrupteur, à un agent d'un État étranger, ce qui est faux.
On m'a qualifié devant cette commission – et c'est vous-même, monsieur le président, qui l'avez fait – de « personnage truculent susceptible de porter atteinte à l'honorabilité de l'institution ». Je vous répondrai, monsieur le président, que ce n'est pas pour porter atteinte à votre honneur que je suis ici, mais pour rétablir le mien.
Je vais donc répondre à vos questions.
Je vous remercie, monsieur Duthion, pour cet exposé liminaire. Vous avez dit, à plusieurs reprises, que vous n'aviez jamais rémunéré de journalistes. Lors de l'audition de M. Fogiel, celui-ci nous a indiqué que durant son enquête interne au sein de BFM TV, un journaliste qui aurait été – j'emploie le conditionnel – en contact avec vous avait dit ne pas avoir donné suite à votre proposition de lui livrer des informations et qu'il avait, en outre, refusé d'être rémunéré. J'ajoute que, si le serment de M. Fogiel s'appliquait aux propos qui l'engageaient, il ne couvrait pas ceux tenus par ce journaliste interrogé lors de l'enquête interne. Contestez-vous les dires de ce journaliste ?
Je suis très heureux de votre question qui me permet, une nouvelle fois, de contester ces dires. Comme je l'ai dit tout à l'heure, chaque fois qu'il est question de ma probité, les personnes qui s'expriment le font sous le couvert de l'anonymat ; ce sont toujours des ouï-dire pour lesquels le conditionnel est de rigueur. C'est « l'homme qui a vu l'homme qui a vu l'ours ». En plus de sept ans d'activité, pas une seule accusation claire, déposée en son nom par une personne, n'a été proférée pour dénoncer mes pratiques.
Dans votre déclaration, vous avez insisté sur le fait que vous, personnellement, n'avez jamais payé de journalistes. Pouvez-vous confirmer également que vous n'avez pas été l'intermédiaire d'une personne ou d'une entité commerciale qui, elle, aurait rémunéré des journalistes, vous dispensant ainsi de le faire ?
Je comprends le sens de cette excellente question, qui pourrait en effet être décisive. Je n'ai jamais présenté les journalistes avec lesquels j'étais en contact à quiconque aurait pu leur apporter un quelconque avantage, qu'il soit financier ou en nature.
Vous avez certifié, et nous en prenons acte, que vous n'avez travaillé pour aucune « puissance étrangère ». Derrière ce terme de « puissance », devons-nous bien entendre État ou gouvernement ?
Aux termes de son intitulé, validé par la commission des lois de l'Assemblée, notre commission d'enquête ne s'intéresse pas seulement aux ingérences potentielles d'États ou de gouvernements, mais aussi à celles d'entreprises ou d'ONG, qui ont parfois un pouvoir d'influence assimilable à celui d'un État. Vous avez précisé avoir travaillé pour des entités économiques : certaines, parmi elles, correspondaient-elles à cette description, notamment, par exemple, parce qu'un ou plusieurs de ses membres étaient liés, d'une façon ou d'une autre, à un État, à un gouvernement ?
Votre question, une fois encore, est très intéressante, mais je ne dispose malheureusement pas de tous les éléments pour y répondre. Ce que je peux affirmer, c'est que les entités économiques pour lesquelles je travaille n'affichent pas clairement de lien de ce type.
Vous avez indiqué être en relation avec de nombreux journalistes. Qu'entendez-vous par nombreux ? Travaillent-ils uniquement en France ou également dans des pays francophones – en Afrique en particulier –, voire non francophones ? D'autre part, entretenez-vous avec certains d'entre eux des contacts plus réguliers que ceux que vous aviez avec M. M'Barki ?
Je vais revenir rapidement sur ce que j'ai dit dans ma déclaration liminaire. Je résidais en Syrie depuis plusieurs années lorsque la guerre civile s'est déclenchée. J'ai, par exemple, contribué à l'installation dans le pays d'entreprises françaises comme Carrefour, Smalto ou Celio. Mes liens avec la Syrie étaient alors très forts.
Lors du déclenchement du conflit, j'étais le seul Français à pouvoir témoigner depuis Damas. En outre, les grands médias internationaux n'avaient pas beaucoup d'options pour faire des reportages sur place ; rapidement, j'ai fait quinze à vingt interventions par jour, qui allaient de l'interview pour Radio Canada à des live de quatre heures, en direct, pour la BBC. Un très bon article du Nouvel Observateur – comme il s'appelait alors –, publié à l'époque, retrace d'ailleurs mon parcours. Cette période m'a permis de me faire un solide carnet d'adresses de rédacteurs en chef, de grands reporters et d'intervenants divers dans les médias.
Lorsque je suis revenu en France, plusieurs années plus tard, ces personnes se sont souvenues de ce que j'avais fait pour elles à Damas. Elles se sont rappelé qu'elles pouvaient compter sur moi pour organiser des reportages, pour obtenir des visas ou encore pour les accompagner en zone de guerre. Aujourd'hui encore, j'ai plusieurs dizaines de contacts en France, une dizaine en Angleterre et autant en Suisse. J'ai un beau carnet d'adresses.
Ma question portait moins sur votre carnet d'adresses que sur le nombre de journalistes avec lesquels vous travaillez. Vous avez dit, par exemple, que vous fournissiez des kits presse, constitués d'éléments de langage et d'images neutres portant sur des informations vérifiables et vérifiées. À combien de journalistes remettez-vous ces kits, et à quel rythme ?
Votre question, fort intéressante, nous ramène à l'affaire M'Barki. Lorsque l'on envoie des kits presse, qui sont censés coller à l'actualité, on les destine à des dizaines, voire à des centaines de journalistes. Sur ce nombre, quelques-uns seulement réagissent et souhaitent les utiliser pour compléter un sujet – national ou international –, en apportant un nouvel éclairage. Et quand ils le font, ils peuvent n'utiliser qu'une partie des éléments de ces kits presse. J'utilise ces journalistes comme des relais, comme je le ferais si je travaillais comme attaché de presse pour un député et que je devais diffuser un communiqué de presse. J'essaierais alors d'avoir la cible le plus large possible pour avoir le maximum de retours. Bien entendu, je cible ces journalistes : je ne vais pas envoyer des informations de politique intérieure française à des journalistes de la BBC. En revanche, il n'y a pas de hiérarchie entre journalistes : chacun a une valeur, puisque chacun peut transmettre une information.
Bien sûr, mais on peut estimer que votre métier consiste aussi à établir des relations privilégiées avec certains journalistes pour que les informations que vous leur transmettez se distinguent dans le flux de toutes celles qu'ils reçoivent. J'imagine que plus ces informations sont reprises, plus vos clients sont satisfaits. Y a-t-il des journalistes avec lesquels vous avez des contacts plus fréquents ? En somme, j'aimerais en savoir plus sur les liens que vous entretenez avec la sphère médiatique française.
La question, en réalité, dépasse le cadre français puisque je travaille aussi avec des médias européens. Les envois de kits presse se font selon la nature des sujets. Des thèmes intéressent plus particulièrement certains journalistes, d'autres certains autres. Bien entendu, ces contacts professionnels n'excluent pas l'affinité et la confiance – comme vous-mêmes avec certains journalistes politiques, auxquels vous délivrez plus volontiers des off –, mais il s'agit avant tout de donnant-donnant. Je leur fournis des informations qu'ils n'ont pas et dont ils ont besoin. Certains, parmi vous, ont peut-être connu des « traversées du désert », auquel cas ils savent que ces relations leur survivent rarement. Ce ne sont pas des liens d'amitié ; le jour où je ne serai plus communicant, ils se dénoueront certainement.
Je comprends que vous fournissez aux journalistes des informations qui leur manquent et dont ils ont besoin. Si je me fie à ce que M. M'Barki et M. Fogiel ont dit lors de leurs auditions respectives, les informations en question ne semblent pas être d'une importance capitale. Je ne suis pas sûr que les difficultés des vendeurs de yachts empêchent de dormir les habitants de la 4e circonscription de la Somme ! Il ne s'agit pas d'informations sur le pouvoir d'achat des Français ni de scoops sur un grand sommet international, par exemple. En outre, les sujets en question – seize, de mémoire – ont toujours été diffusés la nuit, sur BFM TV en tout cas. S'agit-il d'un hasard ou d'une stratégie de votre part ?
Il est possible que la rédaction de BFM TV – mais je n'en fais pas partie – n'ait pas jugé importants les sujets traités par M. M'Barki. C'est un problème de hiérarchie de l'information. Lorsque Rachid M'Barki aborde les difficultés que les armateurs monégasques éprouvent après les sanctions prises contre les oligarques russes, tout le monde a immédiatement suivi la piste de l'ingérence russe. Je me garderai de révéler le nom de mes clients afin de ne pas les entraîner dans la tourmente médiatique, mais il n'est venu à l'esprit de personne que des entreprises privées monégasques, qui pour certaines existaient depuis trois générations, aient pu vouloir faire part de leur désarroi – après avoir écrit une lettre au prince de Monaco, d'ailleurs – sur la situation catastrophique où elles se trouvent et qui les oblige à licencier à tour de bras. Pour ce qui est du forum économique entre le Maroc et l'Espagne, organisé au Maroc, c'est une information. Je veux bien admettre qu'elle ne soit pas d'une importance décisive pour la France, mais il ne s'agit ni de fake news ni de deepfake. C'est une rencontre qui a eu lieu et qui a été relayée à de nombreuses reprises.
M. M'Barki a été placardisé, comme lui-même et ses collègues le reconnaissent. Il a cru disposer encore, la nuit, d'une cinquantaine de secondes de liberté éditoriale. Il a choisi de diffuser des informations que l'on ne verrait pas ailleurs pour se différencier, pour exister. Force est de constater qu'il ne disposait pas de cette liberté. Sa hiérarchie a décidé qu'il était allé trop loin et qu'il n'avait pas respecté le processus de validation en vigueur sur BFM TV.
D'autres journalistes que je connais peuvent, dans des pastilles, aborder librement des sujets sans rapport avec ceux qui suivent ou qui précèdent : parle-t-on pour autant d'influence, de manipulation, de prise en otage de l'antenne ? Il faut raison garder. Le journal que présentait M. M'Barki est diffusé la nuit, à une heure ; il ne bénéficie pas du replay et n'a ni compte Twitter ni compte Facebook. Les informations qui y sont diffusées ont un impact très limité.
M. M'Barki était-il le seul à avoir utilisé vos kits presse, ou d'autres journalistes l'ont-ils fait également ?
Rachid M'Barki était le seul sur BFM TV. En revanche, de nombreux autres journalistes recourent régulièrement aux éléments que je leur remets – éléments de langage, par exemple –, pour compléter un sujet préalablement traité, pour apporter un nouvel éclairage à un autre ou pour illustrer un troisième. Ils n'utilisent pas la totalité des kits presse, mais y prélèvent ce qui les intéresse, ce qui peut leur servir. Ces kits sont constitués d'éléments neutres et d'images d'illustration, non d'images de propagande où l'on verrait, par exemple, un dictateur africain se faire acclamer par une foule en liesse. Ils ne sont pas destinés à dicter ce qu'un journaliste doit dire en échange d'un quelconque service.
Dans le texte, très écrit, que vous nous avez lu vous avez détaillé la nature de vos activités, insistant, en creux, sur le fait que vous n'étiez nullement un représentant d'intérêts, donc exempt des obligations légales afférentes à ce statut. On a beaucoup parlé des douze sujets diffusés au cours des journaux présentés par Rachid M'Barki, qui auraient été inspirés par des informations que vous aviez fournies. Vous ne souhaitez pas jeter des noms de journalistes en pâture, j'entends bien ; mais qu'en est-il de vos relations avec l'audiovisuel public ? Avez-vous réussi récemment à placer certains sujets étrangers auprès, par exemple, de France 24 ?
Tout d'abord, je tiens à préciser que l'on parle de douze, parfois de vingt sujets que je n'ai pas vus. En dehors de cette audition – et je vous remercie de l'avoir organisée –, je n'ai jamais été entendu. Pourtant, en tant que justiciable, j'ai le droit de voir les sujets que j'aurais inspirés ou pour lesquels j'aurais fourni les éléments nécessaires à leur diffusion. Peut-être y a-t-il douze sujets, peut-être vingt ou simplement un. Je n'en sais rien.
Ensuite, vous avez employé le terme « placé ». Ce que je voudrais faire comprendre, c'est qu'il s'agit de win-win deals. Tous les jours, les journalistes sont à la recherche d'informations différentes, qui vont les distinguer de leurs collègues ou de leurs concurrents. Dans certains kits presse, il peut y avoir des interviews de responsables de société, de directeur des ressources humaines ou de personnalités qui s'expriment peu et dont on recherche la parole. Les journalistes sont friands de ce genre d'éléments et je les leur apporte. Il ne s'agit pas tant de « placer » des informations que de fournir du contenu tout en valorisant l'image de mes clients. Et pour répondre à votre dernière question, effectivement, je le fais avec France 24, avec France 2 ou avec France 3. Et je n'ai aucun problème à en parler, puisque je n'enfreins pas la loi.
J'entends bien et, répétons-le, le rôle d'une commission d'enquête parlementaire n'est en aucun cas de se substituer à la justice.
Vous envoyez donc, aujourd'hui encore, des kits de presse et des éléments de langage – pour reprendre votre expression – à des journalistes de l'audiovisuel public ?
Oui, j'en envoie à de chaînes françaises, italiennes, espagnoles et à d'autres encore. C'est mon métier et c'est ce que je fais à longueur de journée.
Vous pouvez donc nous confirmer que vous avez réussi à placer – je reprends volontairement l'expression – des sujets ou des kits de presse récemment, encore une fois sans forcément révéler le nom des journalistes ou des chaînes ?
C'est ma profession, cela fait sept ans que je la pratique et je ne suis pas le seul. Des agences de communication qui signent des contrats de plusieurs millions d'euros ont exactement le même objectif que moi : faire parler de leurs clients. Aujourd'hui, le bureau d'un journaliste déborde de livres, d'invitations au théâtre et autres sollicitations, envoyés par des personnes qui passent leur journée à tenter de les convaincre de parler de tel sujet plutôt que de tel autre. Ces agences font le même métier que moi, mais avec des moyens industriels, très supérieurs aux miens. Plutôt que de faire appeler une de mes assistantes ou un de mes consultants juniors, c'est moi qui décroche le téléphone et qui essaie de convaincre mon interlocuteur. Dans 80 % des cas on me raccroche au nez, avec cependant la politesse que des rapports courtois exigent. Pour ce qui est des 20 % restants, les journalistes évaluent en quoi telle ou telle information pourrait avoir un intérêt pour eux. Sur des dizaines de contacts, seule une minorité répond favorablement. J'ai par exemple proposé des dizaines de sujets à Rachid M'Barki ; parmi eux, il en a refusé beaucoup et en a diffusé certains autres partiellement, car il ne voyait pas l'intérêt d'intégrer certains éléments dans le sujet. Je ne fais ni plus ni moins que ce que font des agences de communication qui gèrent des contrats de plusieurs millions d'euros. Simplement, je travaille comme un artisan qui dispose d'un bon carnet d'adresses.
Nous ne sommes pas tout à fait des perdreaux de l'année et nous savons ce que sont les agences de communication ou les agences de presse – il se trouve qu'il y a ici quelques députés qui ont un peu d'expérience. Vous n'avez pas été très disert pour répondre à ma question : est-ce que vous pouvez nous dire si – sans forcément donner des noms, je le répète –, sur tel ou tel sujet, international par exemple, vous avez récemment réussi à fournir une information qui a ensuite été reprise, en particulier par une chaîne de l'audiovisuel public ?
Comme toutes les agences de communication, je continue de faire mon métier, c'est-à-dire faire parler de mes clients et valoriser leur image.
Venons-en à Mohamed Hamdan Daglo, dit Hemetti : ce général soudanais a-t-il été un de vos clients ?
J'ai été approché par un certain Hassan Mebarki, qui se présente comme le meilleur ami de Gérard Depardieu. Cette personne, je me permets de relater l'anecdote car elle est assez cocasse, m'a ensuite présenté un autre individu, Kamel Benali, personnage fantasque qui prétendait être le vice-président du forum de Crans-Montana, dont j'ignorais l'existence. J'ai découvert par la suite qu'il ne l'était pas. M. Benali souhaitait lancer le projet Ambassadeurs et jeunes leaders pour la paix, grâce auquel il entendait participer à la réhabilitation du Soudan auprès de la communauté internationale pour le compte d'un de ses clients soudanais, dans le cadre des accords d'Abraham signés par le Soudan. Mais tout cela s'est soldé par un fiasco complet – aucun travail validé, aucun contrat signé, aucun financement.
Vous limitez toujours vos réponses à votre cas personnel, contournant ce que vous appelez vous-même le système, c'est-à-dire l'influence de la communication sur le journalisme. Vous refusez systématiquement d'aborder cette question plus largement. C'est votre liberté absolue, bien sûr, mais c'est un peu paradoxal puisque vous craigniez, lors de nos échanges préalables, que cette commission d'enquête ne s'intéresse trop à vous et pas assez aux autres. Nous nous intéressons à tout ; si vous estimez qu'il y a un problème de diffusion de l'information en France, éclairez-nous ! Le fait que d'autres aient les mêmes pratiques que vous ne les justifie en rien, si tant est qu'il y ait lieu de les justifier. Encore une fois, nous ne cherchons nullement à vous imputer une éventuelle responsabilité pénale : votre audition doit seulement éclairer la représentation nationale sur vos pratiques et sur l'analyse que vous pouvez en faire, y compris lorsqu'elles sont le fait de cabinets à capital étranger ou, si le capital est français, à clientèle étrangère.
Je vous remercie vivement de me permettre d'aller plus avant dans mon propos : vous avez raison, peut-être me suis-je trop focalisé sur mon cas personnel.
Il existe des règles très claires et un cadre précis pour les personnes en relation avec des élus, grâce à la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP). Ce que je retiens de mon activité, c'est que ce cadre n'existe pas quand il s'agit des relations avec la presse, les médias. Le consortium Forbidden Stories a même révélé que, par l'entremise de la plateforme Getfluence, des annonceurs pouvaient placer, moyennant un paiement effectué sur internet et en l'absence de tout contact humain, des articles dans des supports comme Elle, Valeurs actuelles ou Le Journal du dimanche en s'affranchissant de la mention « contenu sponsorisé », articles qui par conséquent n'engagent que la personne qui les rédige. Je suis d'ailleurs étonné que la révélation de cette pratique ne fasse pas plus de bruit – non au sein de cette commission d'enquête, puisque vous en avez parlé, mais au-delà.
On nous explique en permanence que les joueurs de football doivent percevoir des fortunes, car ce sont eux qui font le spectacle. Aujourd'hui, ceux qui font le spectacle sur les réseaux sociaux, sur les chaînes de télévision ou à la radio, ce sont les journalistes. Or, non seulement ces journalistes ne sont pas – financièrement – les principaux bénéficiaires de ce spectacle, mais ils sont même, en France, de plus en plus précarisés. Dans le même temps ils sont sollicités de toutes parts ; ils reçoivent sans cesse des invitations à des spectacles, à de grands événements sportifs, à des manifestations diverses, à des colloques à l'étranger, au Qatar, en Chine ou aux États-Unis. Il serait intéressant de connaître la teneur des articles qu'ils écrivent à l'issue de ces soirées, de ces week-ends ou de ces voyages.
Lorsque Renaud Girard, pour ne pas le nommer, est convié au Qatar pour animer une séquence du Forum de Doha, on est en droit de se demander combien il touche pour ce « ménage » – comme disent les journalistes –, comment cette animation se déroule sur place et quelle est ensuite son attitude, en tant qu'expert en politique étrangère et en relations internationales du Figaro, vis-à-vis de ce même Qatar. Voilà de vraies questions. Je ne cherche pas à minimiser l'importance de mes relations avec Rachid M'Barki, mais cet exemple est révélateur d'un fonctionnement et de pratiques qui se sont institutionnalisés. De même, TF1 envoie de jeunes journalistes dans certains pays – dont je tairai les noms – pour découvrir ce que sont les relations internationales. Comment peut-on espérer qu'à leur retour en France ces journalistes auront une approche apaisée, réfléchie, équilibrée de ces relations internationales ?
Je peux vous le donner, puisqu'il vient d'être révélé dans Les Dossiers du Canard enchaîné : il s'agit du Qatar. Je serai ravi de lire les futurs articles de ces quinze ou vingt jeunes journalistes sur le Qatar. Ce sont ces pratiques qu'il faudrait encadrer.
La HATVP a été très salutaire, mais le fait est que, lorsque je parle devant vous de mon activité, j'échappe à son encadrement. S'agit-il d'une lacune qu'il convient de corriger ? Prenons l'exemple du New York Times, avec lequel je travaille également : c'est la croix et la bannière pour y placer un article. Non seulement les délais y sont de plusieurs mois, mais des logiciels y vérifient que le contenu est en phase avec la ligne éditoriale du journal – dans un article consacré à la Syrie, Bachar el-Assad est-il qualifié de « président » ou de « dictateur » ? –, autant de contrôles qui, en France, n'existent pas. Renaud Girard est tout de même celui qui, au Figaro, donne le « la » en matière de politique étrangère, notamment avec ses deux pages hebdomadaires. Sa prestation au forum de Doha serait sans doute inimaginable au New York Times.
Veillez tout de même à ne pas mettre en cause des personnes de manière insistante, sauf si vous estimez que la commission d'enquête doit se pencher sur leur cas. Les règles de fonctionnement de cette commission l'autorisent, si des faits sont portés à sa connaissance, à s'y intéresser. Mais cela peut avoir des conséquences sur les personnes concernées ainsi que sur celles qui les mentionnent.
Lors de son audition devant notre commission, M. M'Barki a affirmé, sous serment et en réponse à une question que je lui avais posée, qu'en dehors des douze ou seize séquences – je lui ai fait préciser qu'il s'agissait bien de vidéos – dont il est question, il n'avait jamais utilisé d'éléments fournis par un autre lobbyiste. Comment l'expliquez-vous ?
Je ne suis malheureusement pas dans la tête de M. Rachid M'Barki et je ne sais pas pourquoi il a utilisé ces vidéos plutôt que d'autres. Mon approche avec lui était celle que j'avais avec d'autres journalistes. Mon intention n'est pas d'essayer de l'enfoncer en disant ce que je vais dire, mais peut-être a-t-il choisi de diffuser ces informations parce qu'il présentait un journal diffusé la nuit, sans replay, et que pour d'autres journalistes ces mêmes informations n'auraient pas été intéressantes. Mais ce n'est qu'une analyse purement personnelle.
Vous avez une activité de lobbyiste – j'allais dire, mais ce n'est pas le bon terme, d'influenceur, activité sur laquelle nous avons récemment légiféré – et vous entretenez, dites-vous, des relations win-win. Vous avez forcément un intérêt financier à fournir à quelqu'un des informations qui proviennent d'un tiers. On imagine ainsi que vous êtes rémunéré par ceux qui vous demandent de transmettre ces informations. En veillant à ne rien dévoiler de l'enquête – comme l'a rappelé le président –, pouvez-vous nous dire quels étaient les commanditaires qui vous avaient demandé de transmettre lesdites vidéos ?
Je rappelle ce que j'ai dit dans ma déclaration liminaire : je n'ai aucune obligation déclarative s'agissant de mes activités avec la presse. Je suis hors du cadre des règles de transparence, qui concernent uniquement l'influence en direction des pouvoirs publics. Pour le reste, sur les conseils de mon avocat, je me réfère à l'article 6 de la Convention européenne des droits de l'homme et à la décision Corbet et autres contre France de la Cour européenne des droits de l'homme ; je répondrai à cette question, si jamais elle m'est posée, devant l'autorité judiciaire.
Monsieur Duthion, puisque vous faites appel à cet article, je tiens à dire, en tant que président de cette commission d'enquête, que l'article que vous citez ne permet pas de vous opposer à la question que vous a posée M. Esquenet-Goxes. Je n'ai pas de pouvoir autre que celui de vous rappeler que vous devez répondre, sous serment, à cette question, mais sachez que j'ai fait des vérifications préalables car j'avais envisagé que vous puissiez formuler cette objection. Nous considérons, dans les suites que nous pourrions donner à cette audition, que vous ne pouvez pas faire appel à cet article. Maintenez-vous votre position ou répondrez-vous à M. Esquenet-Goxes ?
Encore une fois, comme je l'ai dit dans ma déclaration liminaire, je n'ai été entendu par personne et je n'ai aucune garantie procédurale. Lorsque M. Marc-Olivier Fogiel est venu ici, il a confirmé qu'une enquête du parquet national financier était en cours et qu'une plainte avait été déposée par BFM TV. À partir de ces éléments – je ne remets pas en cause vos références et peut-être avez-vous raison – et après avoir consulté mon avocat et plusieurs autres juristes, je persiste et signe : en tant que justiciable, je conserve les droits de la défense, je refuse de m'auto-incriminer et de donner le nom de mes commanditaires.
La commission prend acte de votre refus de répondre à la question du vice-président Esquenet-Goxes. Avez-vous d'autres questions, monsieur le vice-président ?
Non, mais je regrette de ne pas avoir obtenu de réponse sur celle que je viens de poser. Je comprends votre argumentation, monsieur Duthion, mais une réponse qui nous permettrait de comprendre le cheminement de ces fameuses séquences vidéo éclairerait la commission.
Pour m'exprimer plus personnellement, je dirais que même si j'avais le Vatican comme client, ce serait lui faire une bien mauvaise publicité que de donner son nom ; je n'aurais pas envie de l'entraîner dans le tourbillon médiatique ni de le mêler au ramassis d'ordures que je lis, à longueur de journée, à mon sujet. En ne répondant pas à votre question, je veille donc également à la réputation de mes clients.
J'entends bien, mais, je le dis en ma qualité de président de cette commission d'enquête et de représentant de la nation, le fait que vous souhaitiez protéger la réputation de vos clients relève de votre éthique ou de votre intérêt personnels, selon le point de vue : cela ne regarde pas la représentation nationale, laquelle a besoin de comprendre si, dans le cadre de notre démocratie et des lois républicaines, la première chaîne française d'information en continu a pu être compromise par des commanditaires étrangers. Je ne comprends pas en quoi la transparence sur vos clients pourrait vous incriminer si vous n'êtes pas responsable de ce que l'on vous reproche. Notre commission s'intéresse aux ingérences étrangères : il est tout à fait normal que son vice-président s'interroge sur les commanditaires de ces vidéos, lesquelles ont été vues – que cela plaise ou non – par des citoyens français qui ont élu les membres de cette commission d'enquête.
J'ai dit très clairement, à plusieurs reprises – si je peux me permettre de le rappeler –, qu'il n'y a aucune ingérence étrangère, puisque je ne travaille pour aucun État étranger ni pour des institutions ou des personnes qui pourraient leur être affiliées. Je l'ai affirmé très clairement. J'ai signé des clauses de confidentialité avec des entreprises qui m'ont fait confiance et qui se retrouvent, malgré elles, mêlées à cette affaire alors qu'elles n'ont jamais tenté de faire de l'ingérence. Selon ma lecture des faits, il n'y a pas eu d'ingérence puisque l'on parle de kits de presse diffusés par un journaliste qui a pris ses responsabilités éditoriales. Et je ne vois pas en quoi donner le nom de ces sociétés françaises devant une commission d'enquête – alors que l'on a essayé, tout à l'heure, de n'incriminer personne lorsqu'il s'est agi de chaînes de télévision – pourrait l'éclairer ; la jurisprudence va d'ailleurs dans mon sens. Mais ce n'est que mon humble avis.
Nous allons avancer, car il ne sert à rien d'en rester à des postures. Quand, de par les termes utilisés, un sujet se fait l'écho d'une position diplomatique, par exemple sur le Sahara occidental, vous pouvez considérer que cela n'a pas de lien avec l'ingérence, mais on peut aussi estimer, et c'est mon cas, que cela en a un avec l'objet de la commission, souveraine, que je préside. On peut donc vous poser la question. D'autre part, nous n'avons voulu préserver aucune chaîne ou aucun média – j'ai d'ailleurs vu Mme la rapporteure réagir à ce sujet –, c'est vous qui avez choisi de ne pas les nommer. Le fait que vous n'ayez pas voulu donner le nom des journalistes, réguliers ou non, qui sont susceptibles de relayer vos kits presse est votre choix, pas celui de la commission. De même, c'est vous, et non la commission, qui avez choisi de ne pas révéler le nom des médias français qui sont concernés par le relais, total ou partiel, de ces kits presse. De notre côté, nous aurions tout au contraire souhaité obtenir le plus d'informations possible.
On peut vous croire quand vous dites que vos commanditaires ne sont pas des États étrangers, mais qui se cache derrière eux ? Nous essayons de remonter le fil pour déterminer si les commanditaires que vous pensez – avec naïveté ou en toute honnêteté – ne pas être manipulés sont en fait contactés et utilisés par des réseaux étrangers pour faire de l'ingérence. C'est surtout cela qui nous préoccupe.
J'entends parfaitement votre préoccupation et je tiens à préciser un point : pour ce qui est du Sahara occidental, ce n'était pas une demande de mon commanditaire mais une initiative propre à M. Rachid M'Barki.
Je voudrais revenir sur votre profession, qui est un métier d'intermédiaire. Vous nous avez expliqué que vous n'étiez pas le seul et que nombreux étaient celles et ceux qui avaient recours à ce type de services, que proposent également des agences. J'aimerais savoir qui sollicite la presse : est-ce que c'est votre client qui vous dit : « J'aimerais avoir tel ou tel article dans tel magazine, tel journal ou sur telle chaîne de télévision » ? Est-ce, au contraire, vous qui décidez du support sur lequel seront diffusés ces articles, selon la ligne éditoriale définie par votre client ? Dans d'autres cas, arrive-t-il que des journalistes vous sollicitent pour compléter des sujets, pour obtenir des éléments qui leur manquent ? Et si tel est le cas, comment remontez-vous ensuite vers de potentiels clients qui pourraient être intéressés par la diffusion d'un sujet dans tel ou tel média, à la demande d'un journaliste ?
Toujours pour tenter de comprendre la mécanique globale de votre métier, pouvez-vous nous donner quelques exemples des tarifs pratiqués ? De même, pouvez-vous, personnellement, nous fournir une estimation de la proportion de reportages qui, sur l'ensemble de ceux qui sont diffusés, sont le fruit de demandes d'agences ou d'autres intermédiaires ?
Vous nous avez dit ne pas travailler pour des États étrangers – ce qui est l'enjeu de notre commission – ni pour des entités qui dépendraient elles-mêmes d'États étrangers. Comment vérifiez-vous, et en suivant quelle procédure, que l'information que vous transmettez n'est pas fournie par une entité qui serait de près ou de loin liée à un État ?
La mécanique, et c'est bien ce qu'il est intéressant de relever, est globale. Vous avez employé le terme « intermédiaire », qui me fait toujours un peu tiquer. Un intermédiaire est quelqu'un qui met en contact deux personnes et qui prend une commission au passage. C'est un marieur, en quelque sorte. Un lobbyiste est quelqu'un qui fait de la stratégie. Imaginons un client qui veut développer un produit ou une application. Il contacte un lobbyiste et lui demande quelle stratégie il faut mettre en place pour que, dans un délai court, moyen ou long, il puisse avoir un retour sur investissement. Comme je le dis souvent à mes clients, le lobbying n'est pas un luxe – comme on le considère trop souvent en France –, c'est un investissement qui attend un retour. Cette stratégie peut passer par la presse, mais aussi par les réseaux sociaux ou par des influenceurs – que le lapsus de tout à l'heure a déjà permis d'évoquer. J'ai la chance d'avoir des clients qui me sont fidèles depuis plusieurs années ; j'ai eu le temps d'analyser leur mode de fonctionnement et d'identifier qui opérait derrière eux. Lorsqu'on travaille depuis des années avec les mêmes entreprises, celles-ci finissent par ne plus pouvoir cacher leurs propres commanditaires. C'est un peu comme TikTok, qui n'a pas pu longtemps dissimuler ses relations avec la Chine. J'ai noué des liens assez forts avec ces entreprises et j'ai pu identifier les tenants et les aboutissants de leurs demandes.
Pour ce qui est des journalistes, ils connaissent en général – mais pas tous – le type de client que représente chaque lobbyiste. Ils savent à qui s'adresser pour obtenir des réactions, des interviews, des chiffres, des graphiques ou des statistiques. Prenons l'exemple des trottinettes : des agences de communication se sont évidemment battues pour montrer que, statistiquement, les touristes utilisent plus les trottinettes que les Parisiens, que cette utilisation permet de parcourir plus largement la ville et, ainsi, de développer l'économie. C'est aussi cela, le lobbying : construire un argumentaire pertinent.
Quant au pourcentage de reportages concernés par le lobbying, cela dépend des domaines. Concrètement, compte tenu de la détermination de la France et de la position du Quai d'Orsay, le risque de sujets téléguidés sur la guerre en Ukraine est probablement inexistant. Je parle bien entendu de ce qui est diffusé sur les chaînes mainstream, pas sur RT France. En revanche, pour des reportages dits lifestyle sur la consommation, l'alimentation ou le bien-être – l'industrie agroalimentaire mobilise des sommes affolantes pour la communication –, mais aussi sur les loisirs, les parcs d'attractions ou les films à gros budgets, le pourcentage de reportages achetés, parfois assortis de textes écrits à l'avance, est probablement de l'ordre de 70 à 80 %. Plus la problématique est politique, complexe et internationale, moins ce pourcentage est élevé.
Que M6 fasse la retape du dernier film de Disney ne va pas intéresser le législateur. La journaliste va donc se faire inviter un week-end à Disneyland Paris avec ses enfants ; elle aura également droit à l'avant-première du film, ce qui lui permettra, ensuite, de dire à quel point celui-ci est génial. C'est le même cas de figure lorsque, dans une émission de télévision, on vante les qualités d'un séjour aux Maldives, où le journaliste a été invité deux semaines, tous frais payés. Ce lobbying, qui passe sous les radars, se pratique aussi bien sur les chaînes privées que publiques.
Merci, monsieur Duthion, pour votre présence et pour vos explications, même si votre introduction ferme un peu la discussion. Cela devrait nous inciter – je m'adresse à mes collègues – à travailler contre le secret des affaires, que l'on a malheureusement favorisé ces derniers temps et qui est un réel obstacle à la démocratie.
Si, comme vous le dites, vous n'avez acheté ni corrompu personne, d'où peuvent venir ces accusations, ces attaques, ces rumeurs ? Est-ce pour vous nuire ou pour salir d'autres personnes, selon le principe du billard à trois bandes ? Je serais curieux d'entendre votre version des faits. Vous avez également évoqué des journalistes invités aux Maldives et au Qatar. Est-ce que, selon vous, ces deux cas sont des exemples d'influence étrangère ?
Merci de me poser cette question. Je vais être très sincère avec vous : je travaille dans un milieu ultra-concurrentiel dans lequel, contrairement à ce que certains pourraient croire, les acteurs – individus, agences, lobbyistes – sont légion. Les révélations, les accusations ou les attaques, systématiquement anonymes, y sont régulières – au moins une fois tous les trois mois –, à tel point que je n'attaque même plus les journaux qui les relaient pour limiter mes frais d'avocat. Et je ne suis pas le seul concerné, cela vaut également pour les tous les autres intervenants, comme le montrent les récentes affaires qui concernent Avisa Partners ou 35° Nord.
S'agissant de votre deuxième question, la bonne réponse serait celle de l'encadrement du lobbying envers la presse. Et c'est moi, lobbyiste – je voudrais que cela soit ma modeste pierre à l'édifice –, qui vous le dis ! Pour éviter tous ces faux-semblants et pour que l'on puisse tous être sur un pied d'égalité, il faudrait qu'il y ait des règles claires et précises, pour qu'il n'y ait plus de publireportage au milieu du journal de vingt heures. Je vous invite à regarder la partie « Le Mag » de l'émission « 50'inside », qui est diffusée chaque samedi sur TF1, puis de lire les remerciements à la fin de l'émission. Vous verrez alors que ce sont bien de publireportages. Lorsqu'il s'agit de sujets sur la Guadeloupe ou la Martinique – donc sur la France –, tant mieux, mais il arrive aussi que ce soit sur Mexico, sur l'Argentine ou sur d'autres destinations. L'influence est économique et étrangère, mais, surtout, elle est partout.
Lorsqu'une équipe de journalistes se déplace – j'en ai été témoin lorsque j'étais fixeur en Syrie –, elle dispose d'un budget limité. La différence entre ce budget et celui qu'il faudrait pour qu'elle puisse voyager en business ou en première classe et séjourner dans des hôtels quatre étoiles est prise en charge par le pays hôte. Dans ces conditions, quelle peut être la perception que ces journalistes ont du pays qui les accueille ? Et ce sont des pratiques courantes. Combien de journalistes ont été invités lors de la dernière Coupe du monde de football au Qatar ? Combien de places pour assister aux matchs et combien de billets d'avion ont été offerts ? Dis-moi qui te paie, je te dirais qui tu es. Alors quand j'entends que mes liens avec certains journalistes, que je côtoie et auxquels j'apporte des informations, sont devenus l'alpha et l'oméga de l'influence, alors que les publireportages sont omniprésents, je dois vous avouer, sincèrement, que cela me semble complètement ubuesque.
Vous n'avez pas tout à fait répondu concernant les étudiants journalistes invités par un pays étranger ou par des intermédiaires de ce pays. S'agit-il selon vous d'influence ?
Clairement. Sinon, pourquoi un lobbyiste qatari inviterait des journalistes de TF1 fraîchement diplômés et prendrait en charge l'intégralité d'un séjour de dix jours au Qatar ? J'ai du mal à voir un autre intérêt à ce voyage.
Pour prolonger la question de M. Bayou, vous avez dit dans votre propos liminaire – ce qui m'a fait penser à l'exposé de M. M'Barki – que vous étiez la victime d'une sorte de campagne. Si cette commission a souhaité vous auditionner, ce n'était pas sur la base des petits articles ou de règlements de comptes entre agences ou lobbyistes, mais parce que votre nom a été mentionné dans l'enquête journalistique Story Killers sur Team Jorge. Cette enquête – dans votre propos liminaire, vous avez sciemment mélangé des enquêtes de journalistes, qui sont appelées ainsi par facilité de langage, et l'enquête judiciaire, qui n'est pas du tout du même ressort – a été menée par Forbidden Stories, un consortium de journalistes internationaux de grande ampleur reconnu par les pairs, comme l'est aussi l'enquête Story Killers. Certes, ce n'est pas le prix Nobel du journalisme, mais c'est un travail sérieux, documenté, qui a incité notre commission à vouloir en savoir plus. Je me permets donc de reposer, d'une autre façon, la question de M. Bayou : comment, d'après vous, vous êtes-vous retrouvé dans cette affaire ? Vous dites, en outre, que vous n'avez aucun lien avec Team Jorge, mais en aviez-vous entendu parler ? Cette officine est-elle connue dans votre milieu ?
Ce qui m'a fasciné dans cette enquête, c'est le problème chronologique qu'on peut y voir. Alors qu'un sujet est diffusé en novembre, la Team Jorge – ou Tal Hanan – joue les ventriloques et dit, mais en décembre : « Regardez, il a dit en novembre ce que l'on avait prévu qu'il dirait, et je vous le prouve. » Que des personnes utilisent des extraits de journaux et prétendent que ce sont eux qui les ont inspirés, c'est proprement hallucinant. Concrètement, c'est comme si j'utilisais l'enregistrement de cette commission – si elle était enregistrée – et que, dans deux mois, j'en prélevais des extraits pour dire : « Regardez, à ce moment-là, je vais être interrompu par M. le député ! »
Ce à quoi nous avons assisté, en Israël, c'est au boniment d'un marchand de meubles ou de voitures, qui prend un journal diffusé un mois plus tôt, qui se l'approprie et qui dit au client, en l'occurrence M. Métézeau : « Attention, il va dire cela ! » Avant de conclure : « Voilà ce que nous sommes capables de faire ! » C'est cela, la démonstration qui a été faite. Je ne vois pas trop où est la profondeur de l'enquête journalistique. Celle-ci, qui était censée mettre en lumière des failles incroyables et des ingérences étrangères surréalistes, a fait de Rachid M'Barki une sorte d'agneau sacrificiel, de victime expiatoire. Elle a ensuite révélé qu'une tribune parue dans Valeurs actuelles avait servi à discréditer l'action du Comité international de la Croix-Rouge au Burkina Faso. Et depuis, quasiment rien d'autre. Autant de journalistes, de plus de trente médias parmi les plus prestigieux – Le Monde, Radio France, El Pais, La Stampa … –, ont donc été réunis pour, finalement, ne montrer que quelques extraits d'un journal télévisé et pour répéter, a posteriori, ce que le journaliste avait dit lors de ce journal.
Factuellement, cette enquête, c'est quoi ? Elle se résume à la démarche d'un journaliste qui est allé voir Marc-Olivier Fogiel, qui lui a montré des images et qui lui a dit : « Voilà ce que des gens sont capables de faire. » Mais il n'a rien démontré du tout ! Lors de son premier entretien avec la direction de BFM TV, M. Rachid M'Barki ne voit même pas de quoi il est question. Ce n'est pas un truand, habitué à argumenter et à défendre ses positions. Lorsque Marc-Olivier Fogiel lui montre les images, il reconnaît qu'elles sont extraites de ses off et qu'il les a obtenues dans des kits presse, avec des éléments de langage, fournis par Jean-Pierre Duthion. Mais où est le lien de causalité ?
J'ai vu des enquêtes aux États-Unis sur de vraies manipulations. En quoi cela consiste-t-il ? À décider maintenant, tous ensemble, du contenu d'un sujet, par exemple sur un paquebot Costa Croisières, d'en écrire le texte puis, à l'heure dite, d'assister à la diffusion dudit sujet. Qu'ont fait les journalistes de l'enquête Story killers ? Ils sont allés voir une entreprise qui leur a expliqué – j'ai lu l'intégralité du dossier – comment réaliser des émojis et des avatars que l'on savait faire il y a cinq ans et comment faire remplir trois comptes Facebook et cinq comptes Twitter par des Pakistanais – parce que ça coûte moins cher que l'intelligence artificielle. Et ce sont ces gens-là qui vous disent : « Forbidden Stories a sorti l'affaire du siècle ! » C'est ça l'affaire du siècle : Rachid M'Barki et des sujets diffusés à minuit un mois plus tôt ?
J'entends bien, mais il se trouve que M. M'Barki a reconnu que les reportages revendiqués par Team Jorge n'étaient pas des reportages comme les autres.
Encore une fois, la question est celle de la causalité. Ce n'est pas parce que les membres de Team Jorge ont essayé, a posteriori, de démontrer qu'ils étaient les commanditaires de certains sujets et que Rachid M'Barki a reconnu que ces mêmes sujets faisaient bien partie de ses off qu'il y a un lien de causalité. N'importe qui peut s'approprier les images des uns et des autres ou prétendre en être le commanditaire. C'est ça, le fond de l'enquête de Forbidden Stories ! Quelles sont les révélations exceptionnelles des journalistes de ce consortium, en dehors des informations et des images recueillies auprès d'une officine politique israélienne ? Des éléments qu'ils sont ensuite allés montrer à Marc-Olivier Fogiel pour lui demander s'ils étaient problématiques. Le résumé des propos de M. Fogiel dans le cadre de l'enquête interne à BFM TV ne fait état ni d'ingérence, ni de financement ou de paiement, mais de non-respect de la hiérarchisation de l'information et du processus de validation des images. Factuellement, c'est de cela que l'on parle aujourd'hui. C'est ça, l'affaire M'Barki ! Nulle part M. Fogiel ne dit que le présentateur aurait « touché un billet » ou se serait autorisé une quelconque facilité.
Je ne connais pas les résultats de cette enquête interne, qui n'engagent que Marc-Olivier Fogiel et BFM TV, et ils ne sont pas l'objet de cette commission d'enquête. J'essaie de comprendre les choses, sincèrement, au risque, parfois, de passer pour un Béotien. Qu'est-ce que vous sous-entendez dans votre démonstration ? Qu'il s'agit d'une tentative de déstabilisation, par l'étranger, de BFM TV, la première chaîne française d'information en continu ? Ou alors est-ce le hasard ? Vous niez être mis en cause mais, à part cela, je ne comprends pas très bien où votre raisonnement vous mène.
Est-ce que je suis mis en cause ? Oui et non, puisque mon nom n'apparaît pas dans l'enquête initiale et que c'est Rachid M'Barki qui parle de moi lorsqu'il est interrogé par M. Fogiel. Ma théorie n'est nullement complotiste, ni extravagante ; je pense simplement que beaucoup de moyens ont été déployés, que beaucoup de médias sont impliqués et que le résultat ne me paraît pas exceptionnel. Je le dis clairement. Ces médias se sont accrochés au premier résultat obtenu – ou qu'ils ont cru obtenir – et c'est la raison pour laquelle je pense que M. M'Barki est une victime expiatoire, une sorte d'agneau sacrificiel. C'est un journaliste placardisé, réduit à présenter un journal la nuit, qui s'est permis – oui, qui s'est permis ! – quelques off de trente à quarante-cinq secondes, dans lesquels il a décidé d'aborder des sujets dont il avait envie de parler, pour donner corps à sa liberté éditoriale. Et pour cela, il a été rappelé à l'ordre et licencié.
Ce que je ne comprends pas, dans vos explications, c'est votre méthode de travail. Or j'ai besoin de la comprendre pour établir s'il y a eu, ou non, ingérence, ce qui est quand même l'objet de notre commission. J'imagine – ou alors je me fourvoie totalement – que les personnes qui vous rémunèrent pour les services que vous rendez s'attendent à un résultat, à un retour sur investissement observable et quantifiable. Selon vos dires, vos clients vous font confiance, ils sont fidèles et reconnaissent vos qualités professionnelles. Mais ils le font probablement au vu de vos résultats, pas seulement parce qu'ils vous trouvent sympathique. Il y a bien un moment où vous devez leur montrer les fruits de votre travail. C'est la raison pour laquelle je ne saisis pas pourquoi vous dites ne pas avoir vu les sujets de M. M'Barki qui contiennent tout ou partie de votre travail. Vous devriez, selon moi, dire à vos clients : « Vous voyez, vous pouvez continuer à travailler avec moi car j'ai obtenu tels résultats dans tel ou tel média. » Quand je travaillais dans le privé, dans la communication, nous étions tenus d'établir des bilans, pour montrer par exemple que la campagne pour General Electric avait été vue dans tel quotidien, sur telle chaîne de télévision ou sur tel site internet. Nous faisions un retour quantitatif pour justifier nos salaires.
Vous avez entièrement raison, c'est ce qu'on appelle le monitoring. Cela permet à vos clients de visualiser les retombées concrètes des différentes actions menées auprès de médias. Et pour être tout à fait clair avec vous, si j'ai tiqué sur les douze, seize ou vingt-quatre sujets de M. M'Barki, c'est parce que je suis très légaliste et que je veux savoir exactement de quoi l'on parle. Je ne me souviens pas, en effet, de ces sujets pour lesquels Rachid M'Barki aurait pu utiliser certains éléments des kits presse que je lui aurais fournis. Dès lors, comment puis-je dire que c'est bien moi qui ai influencé ce sujet ou cet autre ? C'est le seul point qui me gêne. Mais, évidemment, si vous aviez diffusé, ici, un de ces sujets, je vous aurais dit, avec plaisir, si c'était moi ou non qui l'avais inspiré pour le compte d'un de mes clients.
Je reviens sur une remarque que je vous ai déjà faite : je me suis astreint à ne pas me limiter au cas M'Barki pour ne pas risquer – comme vous avez dit le craindre dans vos courriers – d'empiéter sur une affaire judiciaire, laquelle ne nous regarde pas. Lorsque je vous ai interrogé, au début de cette audition, sur l'étendue de votre travail et de votre réseau, je ne vous demandais pas de me citer des exemples de reportages réalisés avec tel ou tel journaliste. Ce n'est pas ma compétence. Ce que j'essaie d'évaluer, c'est le niveau de votre influence, en tant que lobbyiste et consultant – pas en tant que M. Duthion –, avec les moyens qui sont les vôtres. Depuis le début de cette audition, vous ne voulez pas la quantifier. Je ne vous demande pas d'être précis, mais j'aimerais connaître votre impact sur les médias français, pour que l'on comprenne comment tout cela fonctionne. Pouvez-vous, grâce au monitoring, quantifier cette influence ?
Désolé d'être passé à côté de cette question, d'autant que je peux y répondre très facilement. Si je fais une moyenne, je pense que je fais passer sept ou huit articles par semaine dans la presse, à la télévision et à la radio, dans des médias tier one. Quant aux médias tier two – Atlantico, par exemple –, il suffit de leur écrire pour bénéficier d'une tribune dès le lendemain.
Je vous remercie pour votre réponse qui éclaire concrètement la commission sur le nombre, élevé, de sujets concernés. Pourriez-vous nous la liste de ce que vous appelez les médias tier one ?
Je peux vous expliquer ce que ce terme recouvre. Dans un kiosque à journaux, un média tier one fait partie du présentoir : il est accessible immédiatement et n'est pas caché par soixante-quinze autres titres. À la télévision, les médias tier one sont les chaînes de la TNT – télévision numérique terrestre –, tandis que leurs équivalents à la radio se trouvent sur la bande FM.
Vous avez indiqué, dans votre introduction, n'avoir jamais travaillé avec des hommes politiques ou avec des personnes ayant une influence sur nos institutions. C'est en tout cas ce que j'ai compris, mais vous pourrez me contredire. Je ne suis pas susceptible, toute précision est au contraire la bienvenue.
Lors des auditions que nous avons organisées, le nom de notre collègue Hubert Julien-Laferrière a été évoqué. Celui-ci aurait, et j'insiste sur le conditionnel, vanté les mérites d'un cryptoactif camerounais, le Limocoin. De mémoire, lorsque cette affaire a été révélée, M. Hubert Julien-Laferrière aurait plaidé la bonne foi. Votre nom aurait été cité comme étant celui de l'intermédiaire ou de la personne qui aurait fait en sorte de donner une image positive de ce Limocoin. Est-ce que vous pourriez revenir sur cette affaire ? En tant que président de cette commission, je vous invite à être très prudent, car la réponse que vous apporterez – sous serment – à cette question pourrait conduire à l'audition de M. Hubert Julien-Laferrière.
Ma rencontre avec Hubert Julien-Laferrière s'est faite dans un cadre amical. À l'époque, le Limocoin avait très bonne presse ; son fondateur, Émile Parfait Simb, avait même fait l'objet d'un portrait sur Radio France internationale. La caractéristique du Limocoin était qu'il devait être plus écologique que les autres cryptomonnaies. Le minage des cryptomonnaies, c'est-à-dire les calculs mathématiques très lourds effectués par des ordinateurs, consomme beaucoup d'électricité. L'idée était donc de recourir à de l'électricité verte. Le Limocoin devait également favoriser l'accès à la propriété en Afrique. Je pensais, à ce moment-là, que ce projet tenait vraiment la route.
Après que l'on a été présentés par des amis, j'ai évoqué ces différents éléments avec M. Julien-Laferrière. Les relations internationales, le développement durable ou l'émancipation des pays d'Afrique font partie des préoccupations et des spécialités de M. Julien-Laferrière. C'est donc naturellement qu'il s'est intéressé au Limocoin, qui se distinguait des autres cryptomonnaies. C'est tout aussi naturellement, sans que j'aie besoin de l'influencer, qu'il en a parlé dans le cadre de la commission des affaires étrangères de l'Assemblée nationale, dont il est membre.
Il est ensuite apparu que M. Émile Parfait Simb traînait de nombreuses casseroles, comme c'est malheureusement parfois le cas dans le domaine des cryptomonnaies et comme le prouvent notamment les récentes faillites aux États-Unis d'établissements qui semblaient tout à fait respectables. J'avais quant à moi poussé la moralité jusqu'à appeler l'Autorité des marchés financiers du Québec, qui avait apposé un drapeau rouge sur le Limocoin. J'avais à cette occasion parlé une heure et demie environ avec un intermédiaire, qui m'avait expliqué que ladite Autorité mettait systématiquement des drapeaux rouges sur les cryptomonnaies. En effet, elle n'en comprenait pas très bien le fonctionnement et estimait, par conséquent, qu'elles étaient dangereuses.
Vous nous avez beaucoup parlé de M. Émile Parfait Simb, pas beaucoup de M. Hubert Julien-Laferrière.
M. Hubert Julien-Laferrière est très friand de nouveautés et il a réellement dans le sang le développement durable – il se déplace même en trottinette – et l'émancipation de l'Afrique. Il s'est par exemple mobilisé pour la Béninoise Reckya Madougou ou encore pour le rapatriement des enfants de djihadistes. Il est, en quelque sorte, très facile à convaincre.
Vous nous faites un peu un inventaire à la Prévert : je ne vois pas trop le rapport entre le Limocoin et les enfants de djihadistes. L'objectif de cette commission n'est pas de distribuer des prix de vertu mais de savoir si nous devons nous pencher ou non sur tel ou tel sujet. Je vais donc poser ma question plus franchement : pouvez-vous me confirmer qu'il n'y a eu aucune rémunération de M. Hubert Julien-Laferrière, aucun avantage en nature, aucun voyage, aucun contact entre lui et M. Émile Parfait Simb ? pouvez-vous me confirmer aussi que vous avez seulement présenté ce projet entrepreneurial, qualifié de durable, à M. Hubert Julien-Laferrière qui, l'ayant jugé convaincant, l'a ensuite présenté de bonne foi ?
Au cours des conversations amicales – pour reprendre vos propres mots – que vous avez eues avec M. Hubert Julien-Laferrière, avez-vous eu l'occasion, lorsque vous avez présenté ce projet, de l'informer que vous agissiez, pour ce qui vous concernait, dans un cadre professionnel ?
Oui, il savait que je représentais professionnellement M. Émile Parfait Simb.
Je voulais revenir sur la Syrie, où vous avez passé sept ans comme fixeur. Nous avons également entendu que vous y avez été incarcéré, expérience visiblement très éprouvante. Avez-vous néanmoins conservé des liens avec des Syriens, qu'il s'agisse d'officiels, d'hommes d'affaires, de représentants des milieux culturels, associatif ou autres ?
En plus d'être fixeur, j'étais – j'aime à le rappeler –chroniqueur pour Paris Match et pour La Repubblica. J'étais aussi correspondant et consultant et j'ai fait des live de plus de quatre heures pour la BBC. Mais je n'ai gardé strictement aucun lien en Syrie. Après m'avoir incarcéré, mes geôliers ont pris l'empreinte de ma rétine ainsi que mes empreintes palmaires pour être sûrs que je ne puisse pas revenir déguisé ou masqué.
Vous avez donc travaillé comme fixeur puis comme journaliste. Ou, en tout cas, vous avez exercé des activités journalistiques pour Paris Match, La Repubblica, pour la BBC également…
J'avais une chronique toutes les semaines, de plusieurs pages, pour La Repubblica ; j'avais également une rubrique pour Paris Match, qui s'appelait « Good Morning Damascus » ; j'ai même été consultant exclusif pour France 24 pendant plusieurs mois, ainsi que correspondant pour la BBC, pour Sky News, pour Radio Canada et pour RTBF.
Monsieur Duthion, je vous remercie pour votre présence, pour avoir répondu à nos questions et pour avoir éclairé, autant que faire se pouvait, la représentation nationale sur les sujets que les affaires dont la presse s'est fait l'écho évoquaient pour nous – et non, je le répète, sur ce qui relève du pouvoir judiciaire, car nous observons une stricte séparation entre nos compétences respectives.
La séance s'achève à dix-neuf heures cinquante-cinq.
Membres présents ou excusés
Présents. – M. Julien Bayou, M. Pierre-Henri Dumont, M. Laurent Esquenet-Goxes, Mme Constance Le Grip, M. Thomas Ménagé, M. Kévin Pfeffer, M. Charles Sitzenstuhl, M. Jean-Philippe Tanguy
Excusée. – Mme Anne Genetet