La séance est ouverte à onze heures cinq.
Présidence de M. Patrick Hetzel, président.
La commission d'enquête sur la structuration, le financement, les moyens et les modalités d'action des groupuscules auteurs de violences à l'occasion des manifestations et rassemblements intervenus entre le 16 mars et le 3 mai 2023, ainsi que sur le déroulement de ces manifestations et rassemblements, auditionne M. Romain Huët, maître de conférences en sciences de la communication à l'Université Rennes II, auteur de l'ouvrage Le vertige de l'émeute (2019).
Mes chers collègues, nous nous retrouvons pour entamer nos auditions de la semaine. Comme le savent les membres du bureau qui ont pris part au déplacement, nous étions hier à Bordeaux pour rencontrer les autorités locales et les acteurs de la vie économique de la ville. Nous les avons interrogés sur les violences commises en marge des manifestations du printemps dernier dont le paroxysme a été atteint lorsque la porte d'entrée de l'Hôtel de ville a été incendiée. Les échanges ont été très riches. Je ne doute pas que le rapport en expose les éléments les plus significatifs.
Nous accueillons M. Romain Huët, maître de conférences en sciences de l'information et de la communication à l'université Rennes II. Vous êtes spécialiste de l'ethnographie des violences émeutières et de la guerre, et vous étiez d'ailleurs récemment en Ukraine. Vous avez signé un ouvrage intitulé Le vertige de l'émeute – de la ZAD aux gilets jaunes, qui est paru en 2019. Si ce livre est antérieur aux événements de ce printemps qui intéressent plus particulièrement la commission d'enquête, vous pourrez néanmoins nous dire si, selon vous, ils s'inscrivent dans un continuum ou s'ils constituent une rupture significative.
Il me revient d'ouvrir les débats en posant les premières questions. En premier lieu, vous notez dans votre ouvrage que les épisodes émeutiers depuis le mouvement contre le contrat première embauche, en 2006, se caractérisent moins par leur intensité violente que par une « casuistique de la ruse » qui privilégie la provocation et l'évitement à la confrontation directe. Les événements récents, notamment à Sainte-Soline où certains revendiquaient une volonté explicite d'aller à l'affrontement, vous amènent-ils à revoir votre appréciation ?
En second lieu, au regard de vos études sur les précortèges, diriez-vous qu'il existe un profil de l'émeutier caractérisé par un âge, un sexe, une catégorie socioprofessionnelle ? Pourquoi devient-on émeutier et, ce qui est tout aussi important, pourquoi cesse-t-on de l'être ?
L'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Romain Huët prête serment.)
Avant de répondre à vos questions, je tiens à préciser quelles sont mes préoccupations intellectuelles car elles forment le cadre d'étude à travers lequel je travaille sur la violence. La question à laquelle tentent de répondre mes travaux sur les violences émeutières, mais également sur la guerre, est la suivante : comment quelqu'un d'ordinaire devient-il combattant ? Pourquoi accepte-t-on de tuer et de mourir à des fins politiques ? Derrière ces questions propres à la guerre s'en dessine d'autres : quels sont les effets subjectifs d'une exposition durable à la violence ? Comment notre subjectivité et notre rapport au monde en sont-ils affectés ?
Mon travail sur les violences émeutières a suivi cette direction : pourquoi, au lieu de susciter de la répulsion et de la peur, les émeutes peuvent-elles exercer un pouvoir d'attraction ? Comment se fait-il qu'une atmosphère presque joyeuse, sans faire exclusion d'un sentiment de panique, puisse s'observer dans les émeutes ? Comment le moment de l'émeute peut-il être source d'émotions si contradictoires ? J'ai ainsi d'abord cherché à reconstituer le geste émeutier. Comment se vit-il ? Comment s'éprouve-t-il corporellement ? Ensuite, que disent les émeutes de notre époque et de notre relation au monde ?
S'agissant des différents niveaux d'intensité de la violence, j'ai le sentiment que le rapport vis-à-vis des violentes émeutières n'est pas tout à fait rationnel. Certes, les émeutes ont quelque chose de spectaculaire. Les poubelles et les voitures enflammées, les rues désordonnées donnent à voir une forme de chaos localisé et ponctuel. On appréhende ainsi l'émeute comme une pure rage destructrice : une foule incontrôlée réagirait sous le coup de ses propres impulsions, de manière primitive.
J'essaie, au contraire, de démontrer que ce n'est pas du tout le cas, ou du moins très rarement. C'est une violence, au contraire, très domestiquée. Par cela, j'entends qu'elle a ses règles. Une émeute ne démarre pas si un certain nombre de conditions ne sont pas réunies. Plusieurs d'entre elles, d'ailleurs, dépendent de la police. Ainsi, il est rare qu'une émeute commence avant que les forces de l'ordre soient équipées.
Je n'euphémise pas les affrontements ou la violence. Mais il faut avoir en tête que cette violence est de faible intensité par opposition à la guerre que l'on rattache, en sciences sociales, aux violences de très forte intensité. En effet, ce sont généralement des outils de distance qui sont utilisés lors des émeutes, des projectiles, afin d'éviter un corps-à-corps que l'on peut observer, bien entendu, mais en réalité de manière très ponctuelle.
Je ne sous-entends pas qu'il y aurait une montée en intensité des violences. Mais la violence est une performance interactionnelle. Elle dépend d'un grand nombre de facteurs tels que la configuration de l'espace urbain, les forces de police en présence ou la composition du cortège. Or, depuis quelques années, la gestion du maintien de l'ordre est devenue purement technique. Sa ligne de mire consiste à mieux gouverner ces foules qui débordent. Cette réflexion entraîne une montée en intensité de la violence. On attend ainsi des forces de l'ordre des affrontements au corps-à-corps et une plus grande réactivité, qui ont une certaine efficacité dans les rues de toute évidence. En revanche, le seuil de l'intensité en a inévitablement été rehaussé, et les résistances rebondissent toujours. Les violences ont donc tendance à être un peu plus subtiles qu'elles ne l'étaient par le passé. L'origine, selon moi, en est l'interaction et la manière dont elle est vécue entre les forces de l'ordre et les émeutiers.
J'ignore si certains d'entre vous ont déjà observé ou participé à une émeute, ne serait-ce que pour la comprendre. On y voit que les violences sont très peu directes. Le lynchage des forces de l'ordre est heureusement plutôt rare ! Les émeutiers cherchent au contraire à maintenir la distance. J'y vois pour ma part un simulacre de violence, avec un perfectionnement très limité de l'utilisation et de l'administration même de la violence.
La question du profil de l'émeutier, qui revient fréquemment, est source d'une forme de fascination. Je vous dirais volontiers que les émeutiers sont probablement vos enfants ou les miens – un peu tout le monde. Il est difficile de les caractériser précisément de manière psychologique. Dans le cas du mouvement social d'opposition à la réforme des retraites, qui sont les membres du cortège de tête ? Ils sont nombreux : ce n'est pas le black bloc qui l'entraîne et le contrôle. Les participants sont majoritairement présents parce qu'ils sont persuadés qu'il va se passer quelque chose. Et il se passera quelque chose. Cela en dit long sur notre rapport au politique et sur notre difficulté à trouver des prises sur le monde dans lequel nous vivons, mais aussi sur le sentiment de déception et d'impuissance que beaucoup expérimentent. Au fond, ce cortège de tête est constitué de personnes qui s'improvisent black blocs et qui, pour la plupart, ne font absolument rien d'autre qu'accompagner le mouvement en raison d'un sentiment de fascination, de quasi-effervescence collective.
Pourquoi ? Mon hypothèse est que, de manière subjective et symbolique, l'émeute donne lieu à une rencontre brutale avec le pouvoir de deux manières.
Premièrement, dans un mouvement social ou une émeute, le pouvoir surgit, incarné par les forces de l'ordre. Michel Foucault explique que le pouvoir traverse quotidiennement nos vies de manière subtile. Or, dans une émeute, cette rencontre est dépourvue de subtilité : la matraque est le bout du pouvoir et l'image d'un pouvoir qui est à bout. L'émeute objective un pouvoir qui n'a plus rien de sophistiqué. Elle fait surgir le pouvoir et le met ponctuellement en déroute, ne serait-ce qu'en faisant échec à la mise en carte préparée par les préfectures. Les manifestations sauvages ne sont pas toujours violentes. Elles peuvent se traduire par des casses mais aussi par des expressions de joie. Pendant les manifestations contre la réforme des retraites, c'était la joie d'avoir déjoué la planification stratégique et le contrôle de l'espace autorisé pour les manifestants. Il y a eu assez peu d'affrontements dans ce cadre. Or, cette rencontre brutale avec le pouvoir est quasiment impossible dans la vie quotidienne.
Deuxièmement, j'ai cherché à comprendre le geste destructif. Qu'éprouve-t-on dans le fait de casser la vitrine d'une banque ? Chacun sait qu'il ne fera pas tomber l'institution bancaire par ce simple geste. En revanche, ces destructions sont vécues comme une épreuve tactile du politique. Elles donnent à voir l'image d'un pouvoir qui s'effondre avec fracas, et ce bruit participe à cette atmosphère : on applaudi, car on assiste au spectacle de l'effondrement momentané et symbolique des structures, des ordres. Avoir dans les mains un bout de verre, c'est avoir dans les mains un bout du pouvoir, qu'on a fait s'effondrer. Si on le serre trop fort, il nous blesse. L'émeute violente est une quête charnelle du politique.
Je ne crois pas qu'il existe de prédisposition sociologique à l'émeute ou de processus de socialisation. Les derniers épisodes ont montré que les émeutes sont le fait de personnes tout à fait ordinaires sous l'effet d'une saturation, de l'attente d'événements concrets dans l'existence et d'une très forte déception de leur rapport au monde. Elles ne croient plus véritablement au monde dans lequel elles vivent. Ce dernier ne leur apparaît pas susceptible, à l'avenir, de leur offrir une promesse d'accomplissement. J'y vois une crise politique fondamentale qui explique ces gestes de détresse.
Geste de détresse politique, l'émeute est le signe d'un monde qui n'offre plus de perspective de dialogue, que l'on ne peut plus transformer patiemment. Elle est la manifestation d'une impuissance politique. Si autant de personnes s'associent à ces événements, en purs spectateurs ou en agissant davantage, c'est la marque d'un rapport désespéré au politique et d'un désir de monde malgré tout, mais d'un monde qui devrait être différent.
L'émeute ne doit pas être perçue comme un pur geste nihiliste, même si cette vision peut s'appliquer dans certains cas. Généralement, elle témoigne d'un rapport très politique au monde et d'un regain d'intérêt pour ce dernier. Il se manifeste par des pratiques qui tentent de le mettre à défaut ponctuellement, parce qu'habituellement, il ne bouge pas. L'émeute donne le sentiment que l'immuable se fissure. Cela reste symbolique puisque, quelques heures plus tard, la vie reprendra son cours.
Vous avez employé le terme de résistants. Il a une autre signification. Qu'entendez-vous par là ?
Je n'ai pas parlé de résistants, mais de résistance. J'y vois une manière de répondre à quelque chose qui contrarie, oblige et contraint le participant à l'émeute.
Vous expliquez que la participation à l'émeute ne procède pas d'un processus de socialisation ni d'un ressort idéologique. Il semblerait tout de même que cohabitent des objectifs très différents, notamment dans les précortèges. Certaines personnes sont présentes parce qu'elles refusent le carré syndical ou intersyndical, et qu'elles souhaitent manifester hors du cadre institutionnel de contestation. D'autres rejoignent le cortège de tête par solidarité spontanée : notre visite à Bordeaux hier nous a confirmé que des profils inattendus pouvaient s'y trouver. Enfin, on y rencontre des personnes très organisées, aux visées politiques relativement précises même si elles sont générales : je pense ici à l'ultragauche. Les services de renseignement et les forces de l'ordre parlent également d'ultra-jeunes. Avez-vous observé ce type de profil lors de vos recherches ?
Par ailleurs, nos auditions ont attiré mon attention sur l'espace de la non-violence. On a le sentiment d'une forme de glissement : des structures associatives ou des groupements de fait se disent non violents, considérant que seules les atteintes aux personnes constituent une forme de violence et renvoyant quasiment à la définition de la violence du code pénal. Au fond, les dégradations matérielles et les risques qu'elles entraînent sont tolérés, voire justifiés, en tout cas compréhensibles et compris. À Bordeaux, un élu disait entendre ces phénomènes. Avez-vous travaillé sur la désobéissance civile, sur l'espace de la non-violence et sur ce glissement vers un espace de la non-violence toujours plus violent ?
Certains participants se solidarisent en effet spontanément avec les émeutiers au cours de l'événement, sans s'être préparés auprès de groupes socialisés à la violence. D'autres sont davantage préparés, mais en réalité de manière assez rudimentaire.
Cependant, on ne peut considérer que l'essentiel du problème est le fait d'une stratégie du black bloc. Sans cet effet de solidarité spontanée, le black bloc ne pourrait absolument rien faire. C'est la raison pour laquelle je m'intéresse à ce mouvement d'abandon des cortèges syndicaux par de nombreuses personnes pour rejoindre le cortège de tête. C'est parce qu'il est massif que ce mouvement peut donner lieu à ce type de violence.
L'appui sur cet effet de solidarisation est-il une stratégie de groupes plus organisés ? Nous avons compris que ces derniers sont faiblement structurés. L'ultragauche en particulier cherche-t-elle à jouer sur cet effet de masse ? Le préfet de police de Paris a indiqué que 15 000 personnes ont pu être dénombrées dans un précortège. C'est considérable ! J'entends que les personnes qui utilisent les méthodes du black bloc instrumentalisent cet effet de masse.
Il est impossible pour des groupes d'ultragauche d'élaborer une stratégie susceptible d'attirer 15 000 personnes dans un cortège. J'estime plutôt que le cortège de tête est rejoint par un très grand nombre de personnes qui attendent que quelque chose se passe avec, parfois, une forme d'impatience.
La présence de la foule limite, en effet, le risque d'être attrapé par la police. Grégoire Chamayou avait développé l'image de cette chasse urbaine – le policier étant le chasseur et l'émeutier la proie, mais la situation pouvant s'inverser. Or, le plaisir de la chasse est de déjouer le plan du chasseur. Cette charge affective est importante. Quand des personnes courent dans la rue sans rien faire d'autre – la grande majorité des participants ne commettent pas de violences, ces dernières étant le fait d'un nombre de personnes réduit – on observe une forme de propulsion affective dans ce jeu. Le terme de jeu ne veut en rien dire que je prends ce phénomène avec légèreté, puisqu'il traduit surtout une très forte détresse politique. C'est la manière dont les participants peuvent le vivre.
S'agissant de votre deuxième question, depuis la loi du 8 août 2016 relative au travail, à la modernisation du dialogue social et à la sécurisation des parcours professionnels, dite loi « travail », et plus encore durant les gilets jaunes, la compréhension de cette violence s'est transformée. La saturation des énergies inemployées s'est déversée par ce moyen. N'oublions pas qu'en 2016, lors du mouvement social contre la loi « travail », les personnes qui seraient plus tard des gilets jaunes étaient les premières à condamner massivement les violences des manifestants. D'abord, ces gens descendaient peu dans la rue. Or, des personnes qui n'étaient pas du tout préparées à se retrouver dans des situations de violence s'y sont laissées entraîner rapidement. Cela doit nous interroger sur la relation entre les manifestants et les forces de l'ordre. Le maintien de l'ordre n'est pas une simple question technique. Il suppose une forme de subtilité interactionnelle, et un peu de sociologie pour comprendre la foule que l'on a face à soi.
Quelque chose a changé. Désormais, en France, avant d'aller manifester, les participants prennent une série de précautions parce qu'ils craignent que quelque chose arrive. Ils se donnent par exemple leur numéro de téléphone. Certains se dissimulent sans avoir rien à cacher. D'autres apportent des trousses médicales pour se préparer à d'éventuelles blessures. C'est une nouveauté qui conditionne un climat profondément heurté. Cette appréhension de la manifestation, dans notre pays, en 2023, me paraît particulièrement inquiétante même si elle relève d'une stratégie clairement identifiée du maintien de l'ordre, qui a trait à l'intimidation. Il s'agit de faire hésiter les manifestants dans l'expression de leur colère.
Il faut aussi noter le développement d'un rapport radical d'incommunication avec le pouvoir. Les actes de désobéissance concernent surtout les questions écologiques. Je ne vous apprends rien en vous rappelant qu'une série de diagnostics fait état du désastre de la situation environnementale. Or, le sentiment que ces constats ne sont pas écoutés est largement répandu. La violence est alors l'expérience de l'incommunication. Elle ne peut jamais, en effet, traduire un rapport d'écoute mutuelle. La désobéissance procède du sentiment qu'il faut faire effraction dans le présent, qu'il n'est plus possible d'attendre que la politique constituée affronte véritablement le problème. C'est du moins ce que ressentent ceux qui adoptent ces comportements politiques.
L'acte de désobéissance a également quelque chose d'une épreuve existentielle. Il répond à une quête d'intensification de la vie politique et de la vie en général. Je vous renvoie ici à l'ouvrage de Tristan Garcia, La vie intense, publié en 2016. Il y explique que l'intensité devient une nouvelle aspiration sociale. Cette intensité se cherche un peu partout. L'émeute peut répondre au sentiment d'assèchement de nos vies, à la crise d'expressivité, au sentiment que nos actes quotidiens ont au fond peu d'épaisseur. C'est ce qu'on observe notamment dans le domaine du travail, dont la qualité se dégrade fortement. La réforme des retraites le montre clairement : si les Français ne veulent pas travailler plusieurs années de plus, c'est parce que le travail est de moins en moins vécu comme une forme d'accomplissement. J'ai beau avoir le privilège d'être universitaire, je dois dire que la fonction d'intellectuel est désormais beaucoup plus difficile : on est assiégé par une routine bureaucratique et administrative qui ôte à notre travail une partie de sa qualité. Il est de plus en plus compliqué de trouver le temps d'écrire.
L'émeutier est donc en attente de densité existentielle. Vous ne prendrez jamais de plaisir dans une forme de violence si vous vous reconnaissez à peu près dans la vie que vous menez.
Votre approche est à la fois sociologique et anthropologique. Vous vous interrogez en même temps sur le collectif et sur la place de l'individuel au sein de ce collectif.
Les ouvrages de Michel Maffesoli relèvent également de la sociologie interprétative. L'ère des soulèvements, publié en 2021, décrit la survenue de révoltes comme quasiment consubstantielle à l'activité humaine. Dans Le temps des peurs, paru en 2023, l'auteur s'intéresse à l'expression de la peur à travers la violence. Ces travaux vous ont-ils inspiré ?
Mon ambition est en effet double. En tant que chercheur et ethnographe, je cherche à comprendre de l'intérieur, par le corps, les phénomènes que j'étudie. Ceci peut me conduire à me placer dans des situations délicates. C'est davantage de la sociologie de la chair décrite par Loïc Wacquant que je m'inspire : cette sociologie par corps, et non par cœur, propose d'éprouver charnellement un phénomène pour en saisir et en restituer l'épaisseur.
Par ailleurs, ma préoccupation est intellectuelle et politique. Lorsqu'on lui demandait ce qu'était la philosophie, Gilles Deleuze répondait par deux questions. Qu'est-ce qui nous arrive ? Que sommes-nous en train de devenir ? J'étudie la guerre et les violences pour réfléchir à nos devenirs, sous l'angle à la fois des forces réactives qui nous traversent et de la démocratie, de la société que nous sommes en train de construire.
Outre les travaux de Gilles Deleuze et Michel Foucault, ceux de Hannah Arendt sont précieux pour comprendre ces mouvements qui réduisent, affaissent et crispent les subjectivités. Ce rapport crispé au monde est, selon moi, révélateur de nombreuses crises. J'ai parlé d'une crise de confiance à l'égard du monde : Hannah Arendt le constatait en son temps. Cette crise s'est depuis largement radicalisée et nous place aujourd'hui dans une situation d'impasse.
Je n'ai pas relu les travaux de Michel Maffesoli depuis ma thèse. Il ne fait pas partie des auteurs qui ont inspiré mon parcours intellectuel. Je ne pourrai donc commenter les deux ouvrages cités.
Quand on lit La violence et le sacré de René Girard, on constate que l'humanité a toujours, dans ses effets de masse, eu besoin de violence et d'émeutiers pour se faire entendre. Cette logique de perte des valeurs qui fondaient la communauté nationale et l'appartenance collective a-t-elle toujours cours ? Le détachement de ce système communautaire pousse chacun à tenter de se faire entendre individuellement, non plus par le débat et la proposition politiques, mais par la violence. Ce phénomène risque de s'aggraver car beaucoup considèrent que ce qu'ils veulent faire entendre est supérieur à tout le reste.
Je reconnais cette volonté de faire entendre le diagnostic que l'on porte sur le monde dès lors que nos aspirations ne sont pas entendues. Les individus n'attendent plus grand-chose des cadres habituels pensés pour construire le politique. C'est aussi, selon moi, un signe d'impuissance politique important. J'y vois une dégradation de la relation au monde, vécu comme un point d'agression, comme hostile. La crise sanitaire a renforcé ce sentiment selon lequel il n'y a pas grand-chose à espérer.
Dans un deuxième temps, on peut s'interroger sur les moyens utilisés par les individus pour répondre à ce monde en déroute. Je ne suis pas certain que chacun considère sa parole supérieure à celle des autres. En tout cas, on observe un éclatement de la société en groupes très différents qui entretiennent des rapports conflictuels entre eux, dans une forme de guerre. Certains laissent le monde inchangé et approfondissent les tendances en cours. D'autres réagissent pour le remettre à leur portée.
Je veux faire ici le lien avec le complotisme, qui peut se comprendre comme une volonté de reprendre intellectuellement le monde en main. C'est une force réactive, qui prend la forme d'une simplification radicale, mais qui donne le sentiment confortable d'avoir une prise. Dès lors, comment faire pour redonner cette prise aux uns et aux autres ? Comment faire pour croire au monde, et y croire malgré tout comme le demandait Gilles Deleuze ? C'est en effet la précondition du politique. Or, cette crise de la confiance à l'égard du monde produit des emportements.
Les complotistes n'ont d'autre cause et d'idéologie politique que de faire tomber le système qu'ils combattent. La défense de manière virulente d'une seule cause, non d'un ensemble de sujets, permettrait-elle à l'ensemble de ce que nous représentons comme communauté nationale ou internationale de se repenser ?
Je me demande comment recréer ce lien communautaire qui nous rapproche alors même que nous vivons dans des sociétés à l'origine de ces évolutions – certes, dans la durée. Une centaine d'émeutiers peut-elle, doit-elle imposer à des millions de personnes sa manière de penser ? C'est un débat de fond que nous ignorons depuis longtemps. Nous acceptons de regarder à la télévision le massacre de notre communauté parce que nous partons du principe que ces émeutiers ont le droit de défendre leurs idées. Mais ces dernières ne sont pas unanimement partagées. Elles ne répondent pas aux besoins de tous. Ce que ces groupuscules obtiennent par la violence a un impact inverse sur le reste de la population qui, si elle peut être d'accord avec eux sur le fond, ne le sera jamais sur la forme. C'est ce qui explique d'ailleurs la bascule volontaire de l'extrême gauche vers l'extrême droite.
La violence utilisée dans ces manifestations n'aura qu'une seule conséquence : le chaos. Elle ne répondra jamais aux attentes politiques ni aux véritables besoins.
Votre question est un peu extérieure à mon travail. En effet, je n'évalue jamais la portée morale de l'acte.
Comment la société se pense-t-elle elle-même, dans ce qu'elle a de brutal d'abord et, ensuite, dans ce qu'elle pourrait devenir pour que des vies puissent s'accomplir sans recourir à la violence ? Il est urgent que la société, les forces de l'ordre, les activistes mènent ce travail de réflexion. C'est quand l'acte de penser fait défaut que l'on assiste aux manifestations les plus irrationnelles.
Il serait passionnant de lancer une enquête sur nos relations avec le monde. Elle révèlerait sans doute l'ampleur de nos inquiétudes. Elle nous aiderait à comprendre les attentes existentielles des individus. J'ai récemment travaillé sur la fatigue et le suicide, autrement dit la violence dirigée contre soi-même. Pour comprendre ces questions, il faut se demander ce qui explique un tel désaveu pour la vie, un tel refus du monde. Pourquoi est-il devenu aussi difficile pour un nombre croissant de personnes d'affronter le quotidien, de s'inscrire dans le monde ? Sait-on ce que les individus attendent pour s'accomplir dans l'existence qu'ils mènent ?
S'agissant de l'impact des groupuscules et de leur volonté d'imposer leurs vues, il faut d'abord saisir que ces mouvements existent, qu'ils suscitent l'approbation ou la désapprobation, et se demander ce que cet état de fait traduit. La violence peut briser les ordres. Mais elle ne crée rien.
Vous avez indiqué que le niveau d'intensité des émeutes était peu élevé. Lors des manifestations de Sainte-Soline et les rassemblements contre la réforme des retraites, les images ont pourtant montré une violence décomplexée. On n'hésite plus à lancer des engins explosifs improvisés sur des policiers ou des gendarmes, au risque de les tuer ou du moins de les blesser grièvement.
Vous avez évoqué une volonté de confrontation pour expérimenter un certain rapport par le corps. On parle systématiquement de violences policières. Les violences policières n'existent pas. On peut à la rigueur parler de violences illégitimes. Selon vous, peut-on employer ce terme de « violences policières » ? Ne s'agirait-il pas plutôt d'éléments radicalisés qui usent de la violence pour faire passer un message tandis que les policiers ne feraient que se défendre ?
Vous avez certainement participé à des manifestations lors de vos recherches, à Rennes ou à Nantes. Avez-vous recueilli le témoignage de policiers ou d'éléments radicaux ? Hier, un gendarme nous a expliqué que plusieurs de ses collègues ont eu le sentiment de vivre leurs dernières heures à Sainte-Soline.
Le précortège rassemble des éléments radicaux, mais également des curieux qui ont peut-être aussi envie d'une confrontation indirecte. Lors des sommations, des manifestants pacifiques disent ne pas être au courant que les policiers s'apprêtent à charger. Si un message clair était passé pour les en alerter, pensez-vous que ces personnes s'écarteraient du cortège afin que les forces de l'ordre visent en priorité les éléments radicaux ?
Les images de Sainte-Soline sont impressionnantes, à la fois en raison de l'arsenal de munitions tirées et de la détermination de certains manifestants. La scène était clairement déroutante.
Je ne crois pas que l'on assiste à une violence décomplexée car, malgré tout, l'intensité reste relativement faible. Je ne vois pas de transformation importante sur ce plan, même si ce déchaînement peut impressionner. N'oublions pas que des images similaires avaient circulé dès 2016, pendant les manifestations contre la loi « travail ». Si la violence était totalement décomplexée, le lynchage de policiers serait sans doute moins rare.
S'agissant des violences policières, il me paraît clair que des violences illégitimes surviennent. Le maintien de l'ordre est problématique parce qu'il repose sur une certaine intensité dans le corps-à-corps avec les manifestants. Des manifestants, du simple fait de leur présence, subissent un coup de matraque ou une violence à laquelle ils ne s'attendaient pas, alors que de telles expériences n'étaient vécues que par quelques-uns. L'image de la police est largement dégradée, notamment parce que circulent les images et les témoignages de ceux qui ont subi ces violences dans leur chair. Le maintien de l'ordre français s'est toujours distingué par le fait qu'il blessait peu et faisait peu de morts. Il était donc très efficace. C'est de moins en moins vrai. L'épisode des gilets jaunes a été traumatique pour de nombreuses personnes qui ont été durement blessées. Or, ce problème n'est abordé que sous l'angle de l'intensification…
Avez-vous déjà fait l'expérience d'une manifestation ?
Vous avez donc une idée claire de la façon dont les choses se passent. Les interactions entre les forces de l'ordre et les manifestants sont peu caractérisées par une volonté de compréhension mutuelle.
Je n'ai pas eu l'occasion d'étudier concrètement le vécu policier des moments d'émeute. Pendant l'une des manifestations des gilets jaunes sous l'Arc de Triomphe, je me souviens avoir échangé avec un membre des forces de l'ordre fatigué par les événements de la journée. Lorsque je lui ai dit qu'il préférait sans doute ce genre d'événement à une manifestation de retraités, il a plutôt acquiescé. Ce qui le dérangeait surtout, c'était que ce soit un samedi. Il serait intéressant d'étudier la manière dont les policiers et les gendarmes vivent le moment de l'émeute : je ne suis pas certain qu'ils le subissent entièrement ou qu'ils l'expérimentent à travers le seul prisme de la crainte. La recherche d'intensité n'est pas exclusive aux manifestants.
Les sommations ne sont en effet pas entendues. Elles interviennent dans un contexte chaotique. Les participants sont souvent surpris. Par ailleurs, beaucoup de personnes ne souhaitent pas s'écarter. La présence dans la rue est importante. Elle a tendance à être contrariée depuis quelques années : les cortèges sont réduits. La manifestation est un moment où les gens se retrouvent ensemble et veulent faire perdurer le moment.
J'ai bien compris que vous n'euphémisiez pas ces phénomènes et que votre travail consistait à s'immiscer dans un environnement ou même dans la tête d'individus, que vous décrivez enivrés par une forme d'euphorie. Vous évoquez une sorte de fascination, d'effervescence collective, d'atmosphère joyeuse. Ces manifestants semblent finalement en quête d'un palliatif à l'ennui, d'expériences, d'actions, de frissons finalement. Le recours à l'article 49, alinéa 3, de la Constitution ou la réforme des retraites, ainsi, ne servent-ils pas de prétexte à ces expériences ?
On ne peut se contenter de constater cette situation. Quand on est attaché à l'ordre public et républicain, on doit trouver des solutions. Les dégradations en marge des cortèges ont des conséquences dramatiques sur l'économie. Elles entraînent des tensions sociales et des dangers. Parmi les réponses politiques possibles, une répression juste et une meilleure judiciarisation pour dissuader les débordements ont été avancées au cours des auditions tenues par la commission d'enquête. Cependant, une réponse sociale doit aussi être apportée, et elle ne saurait se limiter à une dimension financière. Elle devrait se situer davantage sur le plan sociologique, philosophique ou psychologique. Peut-être devrait-elle passer par l'école. Quelles pistes pourriez-vous nous livrer afin que nous, politiques, ne nous résignions pas à l'idée de vivre systématiquement avec ces débordements ?
Les participants viennent en effet chercher un événement, une intensité. Mais il ne faudrait pas limiter notre compréhension à une pure quête d'intensité dans le présent de la situation. Il y a, aussi, un rapport politique. Si le recours à l'article 49, alinéa 3, de la Constitution entraîne des débordements soudainement plus massifs, c'est parce qu'il est vécu comme un pur déni de démocratie. C'est l'expression d'une colère claire à l'encontre du monde dans lequel on est tenu de vivre, et de la sphère politique. Ces deux motivations doivent être considérées. On ne peut pas reléguer le recours à l'article 49, alinéa 3, de la Constitution au rang de simple prétexte !
Mon travail consiste à établir des diagnostics. Il n'est pas de mon ressort de vous proposer des solutions. C'est votre mission et je ne saurais me substituer à vous.
Votre approche me rappelle le film Dans la peau de John Malkovich de Spike Jonze, de 1999. Vous essayez de nous faire rentrer dans la tête de l'émeutier. Cette donnée reste un angle mort, y compris du côté des forces de l'ordre comme vous l'indiquiez tout à l'heure.
J'entends que votre rôle n'est pas d'apporter des solutions. Mais quels seraient les contours d'une stratégie de désescalade déployée par l'État et les forces de l'ordre ?
La question des violences est en effet abordée sous l'angle moral – doit-on ou non les condamner ? Elle est aussi formulée à travers le prisme du profil sociologique des émeutiers : qui sont-ils ? Ce n'est pas cela qui permettra de réfléchir, d'autant qu'il serait bien difficile de répondre de façon homogène.
En revanche, l'étude de ces émeutes est révélatrice des subjectivités saturées qui débordent. Si le combattant, l'épuisé et l'émeutier m'intéressent, c'est parce qu'ils sont des sujets au bord du gouffre. Ils en veulent au monde, charnellement et désespérément. L'émeutier est dans une rencontre brisée avec le monde. Il le brûle. Cet acte en dit long sur son rapport au monde.
Vous insistez pour que je vous apporte des propositions. J'aimerais pouvoir le faire mais j'ai peur de proférer d'énormes bêtises. En tout cas, ce n'est ni en judiciarisant ou en criminalisant davantage les groupes, ni en augmentant l'intensité de la réponse que la situation s'arrangera. Simplement, les résistances s'adapteront. À chaque stratégie répondra une action contraire. La désescalade n'aura pas lieu ainsi.
En tant que simple citoyen, je suis profondément inquiet pour la démocratie de voir le seuil de la violence augmenter en intensité. Pour l'éviter, il faut en revenir à cette question : comment travailler nos imaginaires politiques pour que les capacités collectives à supporter le monde subsistent ? Ces dernières années, j'ai le sentiment d'une incapacité de plus en plus partagée à supporter l'état du monde. S'il est vécu si brutalement, cela laisse peu d'espoir.
J'essaie justement de travailler les imaginaires politiques pour que se dessinent des horizons plus désirables. C'est aussi votre rôle. Pourtant, depuis François Mitterrand sans doute, il y a longtemps qu'on ne fait plus de promesses en politique. Comment, alors, se projeter collectivement dans l'avenir ?
Vous avez cité Michel Foucault, Gilles Deleuze et Hannah Arendt. En vous écoutant, je pense aussi à Roger Caillois. La question du vertige qu'il développe pourrait-elle s'inscrire dans votre analyse des émeutes ?
Roger Caillois est en effet un sociologue important pour penser tant la guerre que les émeutes. Georges Bataille élabore d'ailleurs une idée similaire en philosophie : celle de l'énergie. Chaque société est toujours traversée par des énergies, qui peuvent ou non se déployer dans certains espaces : la fête traditionnelle, comme lieu de dépense exubérante des surplus d'énergie, permet par exemple à la société de se régénérer. Chez Roger Caillois, il y a déjà l'idée d'une réduction croissante de ces espaces ou d'une évolution de leur rôle. La fête, en 2023, est devenue triste, organisée, rationalisée. Elle régule beaucoup trop la dépense d'énergie, si bien que cette dernière n'a plus lieu. La guerre joue le même rôle d'exutoire d'énergie.
Que fait-on, dès lors, de ces énergies qui débordent ? J'émets l'hypothèse que l'émeute est un espace de libération de ces énergies inemployées ailleurs – dans le couple, le travail, la vie ordinaire – et finalement empêchées.
Vos propos me rappellent ceux de M. Bernard Blanc, adjoint au maire de Bordeaux : ni les institutions, ni les corps intermédiaires, ni les médiateurs n'ont vu venir les émeutes. Nous cherchons à créer des lieux de dépense d'énergie, notamment à destination de la jeunesse, avec l'aide des collectivités territoriales qui les subventionnent avec des cahiers des charges et des conventions triennales d'objectifs. Or, ces espaces institutionnalisés sont considérés trop cadrés, stérilisés et donc sans intérêt par ceux à qui ils sont destinés.
Des travailleurs sociaux pourraient sans doute réagir sur ce point. La rationalisation du vécu s'est étendue : tout est si encadré que la vie ne se déploie pas. Qui peut dire que l'existence qu'il mène est véritablement dense ? Vous-mêmes, où trouvez-vous des lieux favorables à l'exercice de la pensée, au développement, à l'accomplissement de l'existence ? Ces espaces se réduisent.
La réunion se termine à douze heures vingt.
Présences en réunion
Présents. – M. Florent Boudié, Mme Edwige Diaz, M. Patrick Hetzel, M. Ludovic Mendes, M. Michaël Taverne
Excusés. – Mme Aurore Bergé, Mme Emeline K/Bidi