Avant de répondre à vos questions, je tiens à préciser quelles sont mes préoccupations intellectuelles car elles forment le cadre d'étude à travers lequel je travaille sur la violence. La question à laquelle tentent de répondre mes travaux sur les violences émeutières, mais également sur la guerre, est la suivante : comment quelqu'un d'ordinaire devient-il combattant ? Pourquoi accepte-t-on de tuer et de mourir à des fins politiques ? Derrière ces questions propres à la guerre s'en dessine d'autres : quels sont les effets subjectifs d'une exposition durable à la violence ? Comment notre subjectivité et notre rapport au monde en sont-ils affectés ?
Mon travail sur les violences émeutières a suivi cette direction : pourquoi, au lieu de susciter de la répulsion et de la peur, les émeutes peuvent-elles exercer un pouvoir d'attraction ? Comment se fait-il qu'une atmosphère presque joyeuse, sans faire exclusion d'un sentiment de panique, puisse s'observer dans les émeutes ? Comment le moment de l'émeute peut-il être source d'émotions si contradictoires ? J'ai ainsi d'abord cherché à reconstituer le geste émeutier. Comment se vit-il ? Comment s'éprouve-t-il corporellement ? Ensuite, que disent les émeutes de notre époque et de notre relation au monde ?
S'agissant des différents niveaux d'intensité de la violence, j'ai le sentiment que le rapport vis-à-vis des violentes émeutières n'est pas tout à fait rationnel. Certes, les émeutes ont quelque chose de spectaculaire. Les poubelles et les voitures enflammées, les rues désordonnées donnent à voir une forme de chaos localisé et ponctuel. On appréhende ainsi l'émeute comme une pure rage destructrice : une foule incontrôlée réagirait sous le coup de ses propres impulsions, de manière primitive.
J'essaie, au contraire, de démontrer que ce n'est pas du tout le cas, ou du moins très rarement. C'est une violence, au contraire, très domestiquée. Par cela, j'entends qu'elle a ses règles. Une émeute ne démarre pas si un certain nombre de conditions ne sont pas réunies. Plusieurs d'entre elles, d'ailleurs, dépendent de la police. Ainsi, il est rare qu'une émeute commence avant que les forces de l'ordre soient équipées.
Je n'euphémise pas les affrontements ou la violence. Mais il faut avoir en tête que cette violence est de faible intensité par opposition à la guerre que l'on rattache, en sciences sociales, aux violences de très forte intensité. En effet, ce sont généralement des outils de distance qui sont utilisés lors des émeutes, des projectiles, afin d'éviter un corps-à-corps que l'on peut observer, bien entendu, mais en réalité de manière très ponctuelle.
Je ne sous-entends pas qu'il y aurait une montée en intensité des violences. Mais la violence est une performance interactionnelle. Elle dépend d'un grand nombre de facteurs tels que la configuration de l'espace urbain, les forces de police en présence ou la composition du cortège. Or, depuis quelques années, la gestion du maintien de l'ordre est devenue purement technique. Sa ligne de mire consiste à mieux gouverner ces foules qui débordent. Cette réflexion entraîne une montée en intensité de la violence. On attend ainsi des forces de l'ordre des affrontements au corps-à-corps et une plus grande réactivité, qui ont une certaine efficacité dans les rues de toute évidence. En revanche, le seuil de l'intensité en a inévitablement été rehaussé, et les résistances rebondissent toujours. Les violences ont donc tendance à être un peu plus subtiles qu'elles ne l'étaient par le passé. L'origine, selon moi, en est l'interaction et la manière dont elle est vécue entre les forces de l'ordre et les émeutiers.
J'ignore si certains d'entre vous ont déjà observé ou participé à une émeute, ne serait-ce que pour la comprendre. On y voit que les violences sont très peu directes. Le lynchage des forces de l'ordre est heureusement plutôt rare ! Les émeutiers cherchent au contraire à maintenir la distance. J'y vois pour ma part un simulacre de violence, avec un perfectionnement très limité de l'utilisation et de l'administration même de la violence.
La question du profil de l'émeutier, qui revient fréquemment, est source d'une forme de fascination. Je vous dirais volontiers que les émeutiers sont probablement vos enfants ou les miens – un peu tout le monde. Il est difficile de les caractériser précisément de manière psychologique. Dans le cas du mouvement social d'opposition à la réforme des retraites, qui sont les membres du cortège de tête ? Ils sont nombreux : ce n'est pas le black bloc qui l'entraîne et le contrôle. Les participants sont majoritairement présents parce qu'ils sont persuadés qu'il va se passer quelque chose. Et il se passera quelque chose. Cela en dit long sur notre rapport au politique et sur notre difficulté à trouver des prises sur le monde dans lequel nous vivons, mais aussi sur le sentiment de déception et d'impuissance que beaucoup expérimentent. Au fond, ce cortège de tête est constitué de personnes qui s'improvisent black blocs et qui, pour la plupart, ne font absolument rien d'autre qu'accompagner le mouvement en raison d'un sentiment de fascination, de quasi-effervescence collective.
Pourquoi ? Mon hypothèse est que, de manière subjective et symbolique, l'émeute donne lieu à une rencontre brutale avec le pouvoir de deux manières.
Premièrement, dans un mouvement social ou une émeute, le pouvoir surgit, incarné par les forces de l'ordre. Michel Foucault explique que le pouvoir traverse quotidiennement nos vies de manière subtile. Or, dans une émeute, cette rencontre est dépourvue de subtilité : la matraque est le bout du pouvoir et l'image d'un pouvoir qui est à bout. L'émeute objective un pouvoir qui n'a plus rien de sophistiqué. Elle fait surgir le pouvoir et le met ponctuellement en déroute, ne serait-ce qu'en faisant échec à la mise en carte préparée par les préfectures. Les manifestations sauvages ne sont pas toujours violentes. Elles peuvent se traduire par des casses mais aussi par des expressions de joie. Pendant les manifestations contre la réforme des retraites, c'était la joie d'avoir déjoué la planification stratégique et le contrôle de l'espace autorisé pour les manifestants. Il y a eu assez peu d'affrontements dans ce cadre. Or, cette rencontre brutale avec le pouvoir est quasiment impossible dans la vie quotidienne.
Deuxièmement, j'ai cherché à comprendre le geste destructif. Qu'éprouve-t-on dans le fait de casser la vitrine d'une banque ? Chacun sait qu'il ne fera pas tomber l'institution bancaire par ce simple geste. En revanche, ces destructions sont vécues comme une épreuve tactile du politique. Elles donnent à voir l'image d'un pouvoir qui s'effondre avec fracas, et ce bruit participe à cette atmosphère : on applaudi, car on assiste au spectacle de l'effondrement momentané et symbolique des structures, des ordres. Avoir dans les mains un bout de verre, c'est avoir dans les mains un bout du pouvoir, qu'on a fait s'effondrer. Si on le serre trop fort, il nous blesse. L'émeute violente est une quête charnelle du politique.
Je ne crois pas qu'il existe de prédisposition sociologique à l'émeute ou de processus de socialisation. Les derniers épisodes ont montré que les émeutes sont le fait de personnes tout à fait ordinaires sous l'effet d'une saturation, de l'attente d'événements concrets dans l'existence et d'une très forte déception de leur rapport au monde. Elles ne croient plus véritablement au monde dans lequel elles vivent. Ce dernier ne leur apparaît pas susceptible, à l'avenir, de leur offrir une promesse d'accomplissement. J'y vois une crise politique fondamentale qui explique ces gestes de détresse.
Geste de détresse politique, l'émeute est le signe d'un monde qui n'offre plus de perspective de dialogue, que l'on ne peut plus transformer patiemment. Elle est la manifestation d'une impuissance politique. Si autant de personnes s'associent à ces événements, en purs spectateurs ou en agissant davantage, c'est la marque d'un rapport désespéré au politique et d'un désir de monde malgré tout, mais d'un monde qui devrait être différent.
L'émeute ne doit pas être perçue comme un pur geste nihiliste, même si cette vision peut s'appliquer dans certains cas. Généralement, elle témoigne d'un rapport très politique au monde et d'un regain d'intérêt pour ce dernier. Il se manifeste par des pratiques qui tentent de le mettre à défaut ponctuellement, parce qu'habituellement, il ne bouge pas. L'émeute donne le sentiment que l'immuable se fissure. Cela reste symbolique puisque, quelques heures plus tard, la vie reprendra son cours.