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Intervention de Romain Huët

Réunion du mardi 18 juillet 2023 à 11h05
Commission d'enquête sur la structuration, le financement, les moyens et les modalités d'action des groupuscules auteurs de violences à l'occasion des manifestations et rassemblements intervenus entre le 16 mars et le 3 mai 2023, ainsi que sur le déroulement de ces manifestations et rassemblements

Romain Huët, maître de conférences en sciences de la communication à l'Université Rennes II, auteur de l'ouvrage Le vertige de l'émeute (2019) :

Il est impossible pour des groupes d'ultragauche d'élaborer une stratégie susceptible d'attirer 15 000 personnes dans un cortège. J'estime plutôt que le cortège de tête est rejoint par un très grand nombre de personnes qui attendent que quelque chose se passe avec, parfois, une forme d'impatience.

La présence de la foule limite, en effet, le risque d'être attrapé par la police. Grégoire Chamayou avait développé l'image de cette chasse urbaine – le policier étant le chasseur et l'émeutier la proie, mais la situation pouvant s'inverser. Or, le plaisir de la chasse est de déjouer le plan du chasseur. Cette charge affective est importante. Quand des personnes courent dans la rue sans rien faire d'autre – la grande majorité des participants ne commettent pas de violences, ces dernières étant le fait d'un nombre de personnes réduit – on observe une forme de propulsion affective dans ce jeu. Le terme de jeu ne veut en rien dire que je prends ce phénomène avec légèreté, puisqu'il traduit surtout une très forte détresse politique. C'est la manière dont les participants peuvent le vivre.

S'agissant de votre deuxième question, depuis la loi du 8 août 2016 relative au travail, à la modernisation du dialogue social et à la sécurisation des parcours professionnels, dite loi « travail », et plus encore durant les gilets jaunes, la compréhension de cette violence s'est transformée. La saturation des énergies inemployées s'est déversée par ce moyen. N'oublions pas qu'en 2016, lors du mouvement social contre la loi « travail », les personnes qui seraient plus tard des gilets jaunes étaient les premières à condamner massivement les violences des manifestants. D'abord, ces gens descendaient peu dans la rue. Or, des personnes qui n'étaient pas du tout préparées à se retrouver dans des situations de violence s'y sont laissées entraîner rapidement. Cela doit nous interroger sur la relation entre les manifestants et les forces de l'ordre. Le maintien de l'ordre n'est pas une simple question technique. Il suppose une forme de subtilité interactionnelle, et un peu de sociologie pour comprendre la foule que l'on a face à soi.

Quelque chose a changé. Désormais, en France, avant d'aller manifester, les participants prennent une série de précautions parce qu'ils craignent que quelque chose arrive. Ils se donnent par exemple leur numéro de téléphone. Certains se dissimulent sans avoir rien à cacher. D'autres apportent des trousses médicales pour se préparer à d'éventuelles blessures. C'est une nouveauté qui conditionne un climat profondément heurté. Cette appréhension de la manifestation, dans notre pays, en 2023, me paraît particulièrement inquiétante même si elle relève d'une stratégie clairement identifiée du maintien de l'ordre, qui a trait à l'intimidation. Il s'agit de faire hésiter les manifestants dans l'expression de leur colère.

Il faut aussi noter le développement d'un rapport radical d'incommunication avec le pouvoir. Les actes de désobéissance concernent surtout les questions écologiques. Je ne vous apprends rien en vous rappelant qu'une série de diagnostics fait état du désastre de la situation environnementale. Or, le sentiment que ces constats ne sont pas écoutés est largement répandu. La violence est alors l'expérience de l'incommunication. Elle ne peut jamais, en effet, traduire un rapport d'écoute mutuelle. La désobéissance procède du sentiment qu'il faut faire effraction dans le présent, qu'il n'est plus possible d'attendre que la politique constituée affronte véritablement le problème. C'est du moins ce que ressentent ceux qui adoptent ces comportements politiques.

L'acte de désobéissance a également quelque chose d'une épreuve existentielle. Il répond à une quête d'intensification de la vie politique et de la vie en général. Je vous renvoie ici à l'ouvrage de Tristan Garcia, La vie intense, publié en 2016. Il y explique que l'intensité devient une nouvelle aspiration sociale. Cette intensité se cherche un peu partout. L'émeute peut répondre au sentiment d'assèchement de nos vies, à la crise d'expressivité, au sentiment que nos actes quotidiens ont au fond peu d'épaisseur. C'est ce qu'on observe notamment dans le domaine du travail, dont la qualité se dégrade fortement. La réforme des retraites le montre clairement : si les Français ne veulent pas travailler plusieurs années de plus, c'est parce que le travail est de moins en moins vécu comme une forme d'accomplissement. J'ai beau avoir le privilège d'être universitaire, je dois dire que la fonction d'intellectuel est désormais beaucoup plus difficile : on est assiégé par une routine bureaucratique et administrative qui ôte à notre travail une partie de sa qualité. Il est de plus en plus compliqué de trouver le temps d'écrire.

L'émeutier est donc en attente de densité existentielle. Vous ne prendrez jamais de plaisir dans une forme de violence si vous vous reconnaissez à peu près dans la vie que vous menez.

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