La réunion

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La séance est ouverte à seize heures trente.

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Mes chers collègues, nous poursuivons notre cycle sur la défense globale par l'audition de M. Bruno Le Maire, ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique.

Monsieur le ministre, je vous remercie de votre présence ce jour parmi nous. Il est assez inédit, pour la commission de la défense et des forces armées, d'auditionner un ministre de l'économie. Je dois même confesser que, par le passé, lorsque le mot « Bercy » y était employé, ce n'était pas toujours de façon flatteuse.

Cette approche binaire doit être corrigée, non seulement parce que les lois de programmation militaire (LPM) sont, depuis 2017, respectées à l'euro près, mais aussi parce que notre souveraineté financière, dont cette commission se veut aussi responsable, est indispensable, et parce que la défense est l'affaire de tous. Dans l'autre sens, nous comptons sur vous pour faire passer le message. On entend parfois dire que le ministère de la défense est le ministère de la dépense. Chacun doit avoir conscience que la défense est une condition de notre prospérité économique, non seulement parce qu'elle offre une assurance à nos acteurs économiques, mais aussi parce qu'elle est source d'innovation et parce que ses impacts économiques sont nettement positifs, s'agissant d'une industrie peu délocalisée, le tout pour seulement 2 % du PIB.

Après avoir auditionné votre collègue chargé de l'agriculture, dont le ministère a, comme le vôtre, le mot « souveraineté » dans son intitulé, et avant d'auditionner votre collègue chargé de la santé, il nous a semblé important de mieux comprendre le rôle de votre ministère dans la défense globale de notre pays.

Nous aimerions notamment vous entendre sur la façon dont votre ministère se mobilise pour parvenir à l'économie de guerre souhaitée par le Président de la République, pour faciliter la vie des entreprises de défense, pour sécuriser certains de nos approvisionnements stratégiques, pour travailler sur la question du financement – à ce sujet, la commission s'est mobilisée et a pris plusieurs initiatives par le passé –, bancaire ou en capital. Cette semaine, les dirigeants de Preligens, pépite française de l'intelligence artificielle, notamment en matière de défense, a fait savoir qu'elle cherche un repreneur industriel faute de pouvoir lever des fonds. Quelles sont vos contributions et vos propositions pour renforcer l'industrie de défense ?

D'autres sujets nous intéressent, notamment la protection et la promotion de notre patrimoine économique et stratégique. Vous aborderez sans doute le cas d'Atos. Nous aurons l'occasion d'évoquer précisément le rôle de la commission interministérielle pour l'étude des exportations de matériels de guerre (CIEEMG) et celui de Tracfin, qui est l'un des six services du premier cercle du renseignement. La lutte antiterroriste ne peut être envisagée sans un travail sur les circuits de financement. Nous pourrons également aborder l'évaluation de la pertinence des sanctions économiques et la défense économique.

Vous l'avez compris, Monsieur le ministre, nous pensons que votre rôle en matière de défense est fondamental.

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Bruno Le Maire, ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique

Je suis très heureux de participer, pour la première fois en sept ans, à une audition de la commission de la défense de l'Assemblée nationale. C'est pour moi un grand honneur et un grand plaisir compte tenu de l'attachement que j'ai pour les forces armées et pour les questions de défense.

L'objectif de souveraineté est devenu le pivot de notre politique économique en faveur de la réindustrialisation et du développement des entreprises. Le contexte récent, sanitaire avec la crise du covid, géopolitique avec l'Ukraine et économique avec les tensions commerciales auxquelles nous assistons entre la Chine et les États-Unis, nous pousse à placer l'enjeu de souveraineté au cœur des priorités de notre politique économique.

La première conséquence que nous en tirons est que nous organisons, depuis la crise du covid, une moindre dépendance de notre industrie à des chaînes d'approvisionnement internationales pour les composants les plus critiques. On a pu voir, pendant la crise du covid, certains grands fabricants industriels de l'aéronautique s'apercevoir soudain qu'ils ignoraient d'où venaient les éponges en titane et comment s'en procurer. Or, sans éponge de titane, il n'y a pas de réalisation aéronautique possible.

Nous avons donc engagé une stratégie de désensibilisation à l'égard de certaines filières et de souveraineté pour certains composants critiques. En voici quelques exemples concrets : la désensibilisation de la filière aéronautique au titane russe grâce au projet d'usine de recyclage EcoTitanium, qui est cofinancé par l'État ; le rachat du fabricant de turbines pour centrales nucléaires General Electric Steam Power (Geast) par EDF, qui nous a demandé deux ans de travail intense pour parvenir au résultat que nous avons obtenu il y a quelques jours ; la relocalisation de la fabrication des médicaments les plus critiques grâce au financement de 100 projets par France relance, dont la réouverture d'une usine de fabrication de paracétamol, sélectionnés sur la base d'une liste de près de 400 médicaments critiques dont les chaînes d'approvisionnement sont à sécuriser.

La deuxième conséquence que nous avons tirée de cette évolution est de défendre la maîtrise pleine et entière de nouvelles chaînes de valeur industrielles critiques pour notre industrie et pour sa décarbonation.

Le meilleur exemple est celui de la filière batterie. Je rappelle que, en 2019, nous étions dépendants à 100 % de la Chine. Or les batteries représentent près de 40 % de la valeur ajoutée d'un véhicule électrique. Nous avons financé cinq projets de gigafactories, qui permettront à la France de devenir exportatrice nette des batteries les plus performantes du monde, et deux projets de batteries solides dont l'autonomie est supérieure de 40 % à celle des autres, Blue Solutions et ProLogium. Grâce au développement de la voiture électrique et de la filière des batteries électriques, la France passera d'une situation où elle achète du carburant pour plusieurs dizaines de milliards par an à l'étranger à une production autonome de batterie et d'électricité.

Un autre exemple pertinent est celui de la filière des énergies renouvelables (ENR). Nous sortirons des énergies fossiles d'ici à 2050 grâce à une hausse de la part de l'électricité décarbonée dans notre mix énergétique, qui passera de 27 % à 56 %. Nous le ferons en construisant des réacteurs nucléaires, des champs éoliens offshore fabriqués en France et des centrales solaires, dont nous espérons produire demain les panneaux en France grâce à deux projets de gigafactories, à Fos-sur-mer et à Hambach. Le crédit d'impôt au titre des investissements en faveur de l'industrie verte (C3IV) financera de l'ordre de 20 % des investissements en capital des projets de production des technologies vertes pour faire de la France – c'est mon objectif – la première économie décarbonée en Europe à l'horizon 2040.

La résistance de l'économie hors défense suppose également un renforcement de notre dispositif national d'intelligence et de sécurité économiques, qui a été profondément rénové depuis 2019 pour viser trois objectifs : protéger nos actifs stratégiques d'une déstabilisation en captant les opportunités de partenariats internationaux bénéfiques et en maintenant le principe d'une économie ouverte ; garantir nos chaînes d'approvisionnement ; prévenir l'application d'une réglementation étrangère qui affecterait nos intérêts économiques, industriels et scientifiques.

Pour ce faire, nous utilisons tous les moyens nécessaires pour surveiller et accompagner des entreprises, des laboratoires publics et des infrastructures critiques. Ce dispositif nous a permis de détecter et de traiter près de 1 000 cas de sécurité économique en 2023, soit trois fois plus qu'en 2020, ce qui reflète la montée en puissance tant de notre détection que de la menace. Dans le détail, près de 50 % des alertes sont de nature capitalistique, dans le cadre d'opérations d'investissement et de rachat ; 40 % des alertes concernent des risques pesant sur les savoirs et les savoir-faire stratégiques ; 10 % des alertes relèvent d'actions de déstabilisation et d'infractions au droit commun.

Le Gouvernement a également renforcé ses instruments d'action. Les agents du service de l'information stratégique et de la sécurité économiques (Sisse) mènent un travail de prévention. Il y a quelques mois, j'ai renforcé la loi du 26 juillet 1968 du 26 juillet 1968 relative à la communication de documents et renseignements d'ordre économique, commercial, industriel, financier ou technique à des personnes physiques ou morales étrangères, dite loi de blocage, en vue d'en améliorer l'applicabilité. Le décret du 18 février 2022 crée un guichet d'accompagnement des entreprises, qui est rapidement monté en charge, comme en témoignent la centaine de saisines dont il a fait l'objet en deux ans et la reconnaissance quasi-systématique, par les autorités étrangères, de son action. L'objectif est de se prémunir contre des demandes d'informations excessives ou sensibles au titre de procédures judiciaires ou administratives abusives.

Par ailleurs, le décret du 12 mai 2024 portant diverses dispositions relatives à la protection du potentiel scientifique et technique de la Nation permet d'empêcher des individus ou des entités malintentionnés d'accéder à nos savoirs et savoir-faire sensibles, notamment grâce à des mesures de protection physique des sites sensibles. Fin 2023, 106 établissements du périmètre de compétence de mon ministère adhéraient à ce dispositif.

Enfin, la France dispose désormais de l'un des régimes les plus aboutis au monde en matière de contrôle des investissements étrangers, le dispositif investissements étrangers en France (IEF). Dès 2019, j'ai décidé d'accroître le champ des activités soumises au contrôle IEF. La loi Pacte a étendu la procédure, précisé et étendu les pouvoirs de police et renforcé les sanctions. J'ai également étendu le champ de contrôle, à la suite de la crise du covid, aux activités de R&D dans les biotechnologies, dans les technologies bas-carbone compte tenu de l'importance de la transition écologique, et dans les activités d'extraction, de transformation et de recyclage des matières critiques. Je l'ai encore étendu en janvier de cette année, compte tenu de l'importance de la maîtrise de l'intégralité de la chaîne de valeur, s'agissant notamment de l'électricité décarbonée, des matières critiques au produit fini.

J'ai également pris la décision d'étendre de façon permanente le champ du dispositif au franchissement du seuil de 10 % des droits de vote dans une entité française cotée par un investisseur non européen. Ce point est absolument critique. Auparavant, le seuil de déclenchement était à 25 %. Je l'ai abaissé à 10 % pendant la crise du covid. J'ai ensuite pris la décision de l'y maintenir de façon permanente pour assurer un filtrage plus étroit. J'ai également renforcé les moyens humains du dispositif, auquel travaillent désormais trente personnes au quotidien, dans un cadre interministériel, pour assurer l'instruction des demandes au titre des investissements étrangers en France et le suivi des engagements.

En 2023, l'activité induite par l'application du dispositif IEF est restée stable. La direction générale du Trésor a examiné 309 dossiers, contre 325 en 2022 et 328 en 2021. Avant le renforcement du dispositif, elle en examinait moitié moins – 137 en 2017. En 2023, j'ai autorisé 131 opérations d'investissements étrangers ; 44 % de ces autorisations ont été assorties de conditions pour préserver les intérêts nationaux. Ces conditions sont strictes. Elles visent en général à assurer le maintien de l'activité sur le territoire national, la préservation des actifs industriels, l'investissement sur les sites concernés, la poursuite des activités sensibles, la protection des savoirs et des savoir-faire, la bonne gouvernance et l'information de l'État sur leur suivi.

Si ces conditions sont insuffisamment respectées, ce qui compromet la préservation de nos intérêts, l'opération peut être refusée. J'en ai donc refusé certaines en 2023, dont je ne livrerai pas le détail pour ne pas gêner les entreprises concernées, me contentant d'évoquer une start-up française analysant les images satellites grâce à l'intelligence artificielle au profit de la défense. Si des intérêts stratégiques sont en cause, la décision de refus est immédiate.

Depuis 2019, nous avons renforcé le contrôle de la mise en œuvre des décisions dès lors qu'elles sont assorties de conditions. S'assurer que le respect des conditions est garanti est le gage de la crédibilité du dispositif. En cas de manquement caractérisé au respect des conditions, je dispose de pouvoirs de police allant de l'injonction à la sanction pécuniaire, susceptible de représenter 10 % du chiffre d'affaires, et à la sanction pénale. Ce dispositif est pleinement efficace et utilisé par l'État.

Par-delà le contrôle effectué au titre du dispositif IEF, je n'ai aucune difficulté à faire connaître mon opposition préalable à des opérations dont j'estime qu'elles sont préjudiciables à la souveraineté de l'État ou aux intérêts économiques de la nation. C'est dans ce cadre que je me suis opposé au rachat de la société Carrefour par Couche-Tard, car j'estimais que les producteurs agricoles français et la distribution alimentaire étaient en jeu. C'est dans ce cadre que je viens d'annoncer à la représentation nationale, il y a une heure, que, s'agissant de la cession de Biogaran, nous n'accepterons aucun repreneur n'offrant pas des garanties absolues sur l'approvisionnement en génériques ainsi que sur les sites industriels et les emplois qui vont avec – une trentaine de sites industriels représentant 8 500 emplois. Si les éventuels repreneurs n'offrent pas toutes les garanties nécessaires sur ces deux points, je mettrai mon veto à la cession de Biogaran.

La résilience de l'économie dépend aussi de celle des services du ministère et des opérateurs sous son autorité. Tel est l'objet de la mise en œuvre de la Stratégie nationale de résilience (SNR), validée en avril 2002 par la Première ministre, qui prévoit notamment le recensement des stocks stratégiques de l'État et l'élaboration de plans de continuité de l'activité (PCA) dans chaque ministère. Par ailleurs, le ministère de l'économie et des finances est un acteur majeur du dispositif Sécurité d'activité d'importance vitale (SAIV), qui est piloté par le secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN).

Comme vous pouvez le constater, nous sommes pleinement mobilisés sur l'enjeu de souveraineté. Il est essentiel de garantir le développement de nos activités industrielles souveraines dans les secteurs stratégiques que sont l'intelligence artificielle, le calcul quantique et la transition écologique. Il faut en même temps, ce à quoi je m'emploie depuis sept ans, éviter tout rachat d'actifs stratégiques par des intérêts étrangers qui pourraient menacer l'indépendance de notre nation.

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Nous en venons aux interventions des orateurs des groupes.

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Monsieur le ministre, votre présence devant cette commission témoigne de l'importance du rôle du ministère de l'économie et des finances dans la consolidation de notre défense globale, par le biais de son soutien aux industries de défense et, plus largement, par son action sur des secteurs clés tels que la cybersécurité, l'intelligence artificielle et la santé. Ces domaines essentiels à notre souveraineté nationale exigent de disposer d'entités économiques de premier plan, dotées de la force et de la compétitivité nécessaires pour se distinguer à l'échelle mondiale.

Dans ce contexte, nous observons avec attention et parfois avec inquiétude, au groupe Renaissance, des situations telles que celle dans laquelle se trouvent Atos, dont certaines activités revêtent un caractère stratégique pour le pays, Preligens, qui est une entreprise innovante du domaine de l'intelligence artificielle qu'une insuffisance de financement susceptible de soutenir son expansion a contraint à trouver un acheteur, et Biogaran, dont la perspective de reprise rappelle que l'accès aux médicaments génériques est un enjeu majeur. Face à ces défis, quelle solution avons-nous sinon former des géants français et européens dotés de capacités financières robustes pour soutenir notre indépendance stratégique ?

Dans cette perspective, comment le Gouvernement compte-t-il concilier la liberté économique avec la préservation de nos intérêts stratégiques nationaux ? Quelles mesures spécifiques envisagez-vous pour renforcer le financement et le soutien de nos entreprises stratégiques afin de garantir leur croissance et notre autonomie nationale ?

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Bruno Le Maire, ministre

Preligens est une start-up française qui analyse des images satellites de défense grâce à l'intelligence artificielle. L'entreprise est à vendre. Une grande entreprise française – Safran – est candidate. D'autres pourraient l'être également. Que nos grandes entreprises investissent dans des start-up à succès telles que celle-ci est à mes yeux une très bonne nouvelle. Je préfère cela à leur rachat par des fonds d'investissement étrangers.

S'agissant d'Atos, je suis le dossier depuis plusieurs mois, et de très près. Certains se sont émus que je ne sois pas intervenu plus tôt. Je mets cette réaction sur le compte de la méconnaissance du dossier. Intervenir trop tôt, c'est condamner l'État à payer à la place des banques ou des créanciers. N'ayant pas vocation à dépenser l'argent du contribuable à la place des créanciers ou des banques, j'interviens au dernier moment, ce qui ne m'empêche pas de suivre le dossier de très près pour sauver les activités stratégiques. L'État n'a pas à prendre la charge de la dette à la place des créanciers ou des banques, sur le dos des contribuables. Nous n'en sommes pas moins, depuis plusieurs mois, totalement mobilisés avec mes équipes.

Atos est un grand groupe industriel, qui représente 10 000 emplois dans le pays, et dont certaines activités sont stratégiques. Il faut bien comprendre que, parmi ses activités, certaines, telles la cybersécurité et le supercalcul, sont totalement stratégiques, ce qui signifie qu'elles sont un savoir-faire exclusif d'Atos, et d'autres sont totalement communes – j'emploie ce mot à dessein –, ce qui signifie qu'elles peuvent être reprises par d'autres entreprises, parmi lesquelles des leaders français parfaitement compétitifs. Ne faisons pas d'Atos une grande entreprise au périmètre totalement stratégique et aux activités sensibles, c'est faux ! Atos est une entreprise importante représentant beaucoup d'emplois, dont certaines activités, telles que l'infogérance, sont communes, et d'autres, telles que la cybersécurité et le supercalcul, critiques.

Dès lors, ma responsabilité est double : garantir la sécurité des activités stratégiques ; m'assurer qu'il existe un repreneur garantissant la préservation maximale de l'emploi et de l'activité sur notre sol. J'ai donc mobilisé dès la fin de l'année 2023 le comité interministériel de restructuration industrielle (Ciri) pour accompagner le groupe Atos et dégager des solutions pour restructurer son énorme dette, qui est son principal problème. J'ai également décidé, dès le 9 avril 2024, de prendre une action de préférence pour que l'État ait un droit de veto sur toutes les activités sensibles du groupe, afin qu'elles ne puissent pas être cédées à un repreneur qui ne correspondrait pas aux attentes de l'État. J'ai également consenti un prêt de 50 millions d'euros, aux côtés des 400 millions apportés par les banques.

J'ai franchi une étape supplémentaire le 28 avril en signant une lettre d'intention pour acquérir toutes les activités de souveraineté d'Atos. Toutes sont donc en cours de prise de contrôle par l'État et par des entreprises choisies par l'État. L'Agence des participations de l'État (APE) mènera cette opération sous mon autorité. Je préfère – je le dis très simplement – que l'État ne soit pas seul. Nous menons donc des discussions avec l'entreprise sur les modalités de la vente à d'autres industriels français désireux de rejoindre le tour de table. Ainsi, les activités sensibles d'Atos seraient contrôlées par l'État et par des investisseurs industriels français. Dans une quatrième étape, j'ai demandé la cession de l'activité WorldGrid, qui produit le système de contrôle et de commande des centrales nucléaires françaises, dont il me semble important qu'il soit entre les mains de la future entité qui associera l'État et des grands groupes industriels français.

Mon objectif est donc clair : maintenir le contrôle exclusif de la France et de l'État sur les activités stratégiques d'Atos. Deux offres sont en cours de discussion. Tout dépendra des décisions qui seront prises ensuite par les créanciers, par les banques, par les différentes personnes responsables de cette cession et par le conseil d'administration d'Atos. Ce que je souhaite, c'est que l'on garantisse la pérennité des emplois d'Atos et surtout le développement cohérent de cette entreprise. Il me semble important, dans l'étape qui s'ouvre, que nous garantissions qu'Atos, entreprise dont les activités réussissent sur toute la planète et correspondent aux attentes de certains acteurs économiques, sécurise ses emplois et se développe économiquement de façon cohérente dans les années à venir.

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Nos entreprises de défense ont besoin de l'engagement stratégique de l'État. Certaines banques sont rétives à leur prêter de l'argent pour des questions de réputation. La dernière LPM demande aux entreprises de la défense de produire beaucoup, ce qui exige des investissements. Pour ce faire, la bienveillance et la stratégie de l'État sont utiles.

Le Rassemblement national propose de créer un fonds souverain pour aider les entreprises de la base industrielle et technologique de défense (BITD). Par ailleurs, nous soutenons la proposition formulée par plusieurs de nos collègues visant à flécher une part des fonds de l'épargne du livret A vers la défense. En somme, nous voulons que l'argent des Français aide la BITD française.

Vous, Monsieur le ministre, vous parlez souvent de souveraineté européenne. Vous nous parlez d'un produit d'épargne européen, de l'union des marchés de capitaux en Europe et de BITD européenne. Bref, les Français paieront, avec leur impôt, leur épargne et leur endettement – ce mot doit résonner à vos oreilles ! – une part de la BITD européenne.

Mais quelles sont les garanties que l'argent des Français servira aux entreprises françaises ? Ne risquons-nous pas au contraire de permettre à des concurrents étrangers de se développer et de tailler des croupières à nos entreprises sur leur propre marché, donc de créer du chômage avec l'argent des Français, par un paradoxe tout macronien ? Quels garde-fous avez-vous prévus ? Vous qui dites avoir sauvé l'économie française, allez-vous sauver la BITD française ?

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Bruno Le Maire, ministre

Après avoir sauvé l'économie lors de la crise du covid, ce que je revendique une nouvelle fois, pourquoi pas faire le nécessaire pour l'industrie de défense ! Cela suppose de bien poser le problème. Pendant la crise du covid, il fallait prendre des décisions en quelques jours, voire en quelques heures, pour éviter l'effondrement de nos industries et de nos emplois et pour garder nos ingénieurs et nos capacités. Je l'ai fait. Je préfère le dire, parce que j'ai peur que d'autres ne le disent pas.

S'agissant de l'industrie de défense, le problème n'est pas son financement. Des entreprises telles que Thales et Dassault n'ont pas de problème de financement. Les problèmes sont au nombre de deux : la fragilité des sous-traitants, qui rend indispensable l'accompagnement des PME, et l'incapacité de l'Europe à se fournir en équipements militaires européens. Que 80 % des achats de défense en Europe soient réalisés sur étagère américaine me fait mal au cœur. Cela est irresponsable et mauvais pour l'industrie européenne, dont les start-up et les PME sont fragilisées en conséquence.

La question de savoir s'il faut utiliser le livret A pour financer les sous-traitants est un point de désaccord entre nous, Monsieur Jacobelli, ainsi qu'au sein de la majorité au demeurant. Je ne suis pas favorable à l'utilisation des fonds du livret A pour financer l'industrie de défense. Ce financement serait très coûteux. En outre, la vocation première du livret A est de financer le logement social. Il est toujours risqué de détourner un produit d'épargne de son objet initial. Si nous nous engagions dans cette voie, on me dirait que d'autres activités, dans d'autres domaines, sont aussi sensibles et stratégiques et doivent donc être financées par le livret A, ce qui finirait par créer un vrai problème pour le financement du logement social.

Ce qui me semble absolument indispensable, c'est que les fonds européens soient davantage sollicités. Nous nous sommes battus, avec le Président de la République, pour que la Banque publique d'investissement (BPIFrance) et la Banque européenne d'investissement (BEI) investissent dans la défense. Je sais que beaucoup de nos partenaires européens ne partagent pas cette ambition. Il me semble indispensable que la BEI finance l'industrie de défense européenne. Nous avons fait bouger les lignes avec les Allemands à ce sujet. Nous pouvons aller encore plus loin.

Enfin, si nous voulons aider les PME et soutenir les start-up de la défense, réaliser l'union des marchés de capitaux européens est une urgence absolue, pour qu'une start-up ou une PME française à la recherche de financements puisse se financer partout en Europe, selon des règles de solvabilité et de faillite identiques, ce qui est encore loin d'être le cas. Nos PME en sont donc réduites à un financement bancaire ou en capital dans le cadre restreint des frontières françaises, qui offrent une profondeur de financement tout à fait insuffisante. Je reconnais bien volontiers que la question du financement est importante pour les sous-traitants. L'Europe fait partie de la solution.

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Vous nous avez beaucoup parlé des entreprises, même si la défense globale ne se limite pas à cette question.

Je fais partie de ceux qui pensent que l'intervention de l'État pour sauver Atos a trop tardé. Contrairement à ce que vous avez expliqué tout à l'heure, mon point de vue ne résulte pas d'une méconnaissance du sujet ; je considère simplement que le Parlement n'a pas été informé assez précisément, tout au long de cette affaire, alors que nous sommes plusieurs députés de groupes différents à avoir réclamé des informations. Le dossier Atos mériterait à lui seul une audition, car l'affaire est complexe et comporte aussi une dimension affective – nous parlons en effet d'un patrimoine industriel français existant de longue date, comme celui de la société Bull.

La situation des Forges de Tarbes illustre également le refus de l'État d'être stratège et pilote industriel, puisqu'il préfère laisser cette activité entre les mains du marché. L'entreprise poursuit la production de munitions engagée par Giat Industrie, un groupe détenu par l'État. Cette activité a été écartée de la sphère publique parce qu'elle n'était pas assez rentable et n'utilisait pas de technologies à haute valeur ajoutée ; or on découvre aujourd'hui que des systèmes d'armes sophistiqués à plusieurs millions d'euros sans munitions ne servent pas à grand-chose. Les Forges de Tarbes n'arrivent pas à produire les obus de 155 millimètres dont nous avons besoin et dont ont besoin nos partenaires extérieurs, notamment nos alliés ukrainiens. Il convient, à mon sens, de dépasser la posture consistant à tenir la puissance publique à l'écart de toute logique industrielle : l'État doit s'impliquer dans de telles logiques dans le secteur de l'armement, faute de quoi nous nous retrouverons dans des situations complètement ubuesques.

Même pour le ministère des finances, la défense globale ne doit pas se limiter aux entreprises : elle concerne aussi les collectivités territoriales, dont les bases fiscales ont été méticuleusement sabrées. Les conseils départementaux ont été transformés en agences immobilières, puisque leurs seules recettes sont désormais les droits de mutation, et les communes sont mises à la peine.

Enfin, selon des données datant de la fin du mois d'avril, la dette souveraine française est détenue à plus de 53 % par des acteurs étrangers, sans que nous ayons plus de précisions. Nous avons besoin de moyens publics permettant de tracer notre dette. Si nous n'y prenons pas garde, ce sujet pourrait constituer un facteur de déstabilisation très important.

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Bruno Le Maire, ministre

Vous me reprochez de trop m'occuper des entreprises, mais c'est un peu mon rayon ! Les questions de défense ne relèvent pas vraiment de mes attributions. Je resterai donc dans mon champ de compétence, en vertu du fameux Ressortprinzip, cher à nos amis allemands.

S'agissant d'Atos, je maintiens ma position. Nous parlons d'une entreprise privée : si nous voulons savoir ce qui s'est passé, nous devons donc interroger les actionnaires, le conseil d'administration et les gestionnaires d'Atos. L'État n'a pas l'habitude de se mêler des affaires privées d'une entreprise.

En cas de difficulté, si l'État intervient trop tôt, il risque de devoir reprendre la dette sur ses épaules. Je le fais pour les entreprises publiques comme la SNCF, à qui nous avons repris 35 milliards d'euros de dette, et c'est normal. De même, quand Air France a connu des difficultés, je n'ai pas hésité à mettre la main à la poche. Pendant la crise du covid, j'ai injecté 5 milliards d'euros dans Renault, dont l'État est actionnaire, et cela ne me dérange pas du tout car j'ai pu ainsi sauver des activités. Je vous rassure, je ne suis pas un affreux libéral défoncé ! Toutefois, quand une entreprise est à 100 % privée, je n'ai pas à solder ses mauvais comptes avec l'argent du contribuable. Ce serait trop facile : quand cela va bien, les actionnaires s'en mettraient plein les poches, mais quand cela va mal, l'État viendrait à la rescousse ! La restructuration de dette doit incomber à l'entreprise. J'interviens uniquement quand les activités stratégiques d'une entreprise privée sont menacées : dans ce cas, je les récupère. Voilà pourquoi nous avons attendu.

Le Sénat a créé une mission d'information sur ce sujet, qui m'a déjà auditionné. Je suis évidemment à votre entière disposition pour répondre à vos questions.

S'agissant des Forges de Tarbes, le site industriel est aujourd'hui à l'arrêt. Vous savez que l'entreprise a un client unique, Nexter, et que son activité est sensible pour l'État : voilà donc le genre de dossier sur lequel il est de ma responsabilité de chercher une solution. C'est ce que nous faisons, avec les services.

Dans d'autres domaines, je n'ai pas hésité à investir. Je pourrais vous citer l'exemple des batteries électriques : j'ai été à l'origine, avec mon homologue allemand et des partenaires privés français et allemands – Total, Saft, Siemens et d'autres –, de la création de quatre gigafactories représentant 20 000 emplois. Il en est de même pour la fabrication de poudre, une autre activité que nous soutenons et relançons : ainsi, le Président de la République a récemment inauguré le nouveau site d'Eurenco à Bergerac. Soyez donc rassuré : dès lors qu'une activité stratégique est en difficulté, le rôle de l'État est d'intervenir, parfois d'entrer au capital de l'entreprise ou de lui accorder un financement, et en tout état de cause de s'assurer de son bon développement.

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Il ne vous étonnera pas que je vous interroge sur le financement de l'industrie de défense, puisque vous savez que j'ai participé à plusieurs missions portant sur ce sujet. Vous l'avez dit fort justement, les difficultés de financement de ce secteur industriel ne concernent pas les grands ensembliers, mais plutôt les PME et les start-up, dont nous souhaiterions qu'elles deviennent des entreprises de taille intermédiaire (ETI) ou des licornes.

Il faut distinguer le financement bancaire du financement en fonds propres.

Je ne vous cache pas que je ne comprends pas votre opposition à l'utilisation du livret A. Aux termes des différentes propositions de loi que nous avons déposées de manière transpartisane, cette mesure devait concerner la part non réglementée du livret A, et non la part fléchée vers le financement du logement. Les sommes mobilisées importaient moins que le symbole : il s'agissait de montrer que l'État tient vraiment au financement de l'industrie de défense, en dépit des réticences d'un certain nombre d'acteurs bancaires. Votre collègue Sébastien Lecornu avait d'ailleurs menacé, ici même, de faire du name and shame à l'encontre de l'une des grandes banques de la place.

J'en viens au financement en fonds propres, en equity. Nous en connaissons les risques, en premier lieu réputationnels. Par ailleurs, les cycles de marché du secteur ne correspondent pas à la durée moyenne d'un fonds, ce qui pose des problèmes d' exit. S'agissant enfin des risques que peuvent comporter les investissements étrangers en France, je me félicite que vous ayez prorogé l'abaissement du seuil de déclenchement des contrôles à 10 % des droits de vote dans une société cotée – vous vous souvenez certainement que je m'étais battu pour cette mesure. Il n'empêche que certains investisseurs en fonds propres hésitent à s'engager dans le secteur de la défense, de peur de ne pas pouvoir en sortir.

Où en sont vos réflexions quant à la création d'un outil financier, d'un fonds ou d'un fonds de fonds permettant d'accompagner durablement ces entreprises ? Ne faudrait-il pas réfléchir aussi à la création d'un label « défense et souveraineté » ?

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Bruno Le Maire, ministre

Je vous rejoins sur tous ces points, à l'exception de celui sur l'utilisation du livret A, à propos duquel je vous redis mes très grandes réserves. Je suis proche du ministre des armées, Sébastien Lecornu, mais il peut nous arriver d'avoir de toutes petites divergences. À mon sens, il faut vraiment réserver le livret A au financement du logement social, faute de quoi nous ouvririons la voie à une révision trop large des usages de ce produit d'épargne.

Nous avons envoyé aux banques les messages nécessaires, si bien qu'aucun industriel de la défense ne me signale plus de problèmes majeurs de prêt. Je referai évidemment le point sur cette question. En revanche, je vous rejoins totalement s'agissant des difficultés de financement en fonds propres. C'est, de manière générale, le problème de l'économie française et même européenne : pour les importants besoins d'investissements que nécessitent l'industrie de défense, l'intelligence artificielle et la transition énergétique, le financement bancaire n'est pas à la hauteur. Nous nous employons donc à développer massivement, à l'échelle nationale comme à l'échelle européenne, le financement en fonds propres. Notre action a été assez efficace dans le secteur de l'aéronautique civile, puisque le fonds qui lui est consacré marche très bien ; il conviendra de réfléchir à des mesures similaires dans le domaine de la défense.

Enfin, je me rappelle bien votre demande de ramener le seuil de déclenchement des contrôles IEF de 25 % à 10 % des droits de vote dans une société cotée. Je salue votre position : je pense effectivement que cette mesure est de nature à sécuriser nos actifs stratégiques.

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Le contexte géopolitique nous oblige à adapter notre stratégie de défense et, par conséquent, son financement – un sujet essentiel qui implique directement le ministère de l'économie.

Depuis que le Président de la République a annoncé le passage à l'économie de guerre, votre ministère doit concilier l'augmentation des investissements dans notre industrie de défense avec un contexte économique délicat. Vous avez évoqué notamment l'investissement de 500 millions d'euros en faveur d'Eurenco – vous étiez d'ailleurs présent à l'inauguration de la nouvelle usine de Bergerac, qui doit permettre de consolider notre souveraineté industrielle. Comment envisagez-vous donc cette conciliation entre l'économie de guerre, qui suppose des investissements massifs dans notre industrie de défense, et le contexte économique compliqué ?

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Bruno Le Maire, ministre

Comme je l'ai déjà dit dans d'autres cadres, nous devons passer d'un État providence à un État protecteur.

L'État providence vise à apporter le maximum de protection sociale, de redistribution, de chèques, au plus grand nombre de personnes – et pas toujours, d'ailleurs, à celles qui en ont nécessairement besoin. Cette extension sans limite de la redistribution sociale dans notre pays a affaibli les capacités d'investissement de l'État dans la protection. Or deux protections me paraissent absolument indispensables : contre le changement climatique, et contre les risques politiques. Elles coûteront très cher dans les années à venir. Si nous ne redéfinissons pas le sens de l'État, nous ne pourrons y apporter que des réponses de court terme. Voilà pourquoi je plaide pour que nous basculions d'un État providence, dont l'unique objectif est d'étendre la protection sociale, à un État protecteur, qui cible son action sur la défense, la sécurité et la lutte contre le changement climatique. Il s'agit d'un arbitrage majeur que nous devons être capables de réaliser.

Sous l'impulsion du Président la République, nous avons pris des décisions dans le cadre de la dernière loi de programmation militaire. En l'espace de dix ans, nous avons doublé le budget des armées, ce qui représente un effort considérable, sans équivalent. Nous avons remis les armées françaises à niveau. En tant que ministre des finances, je n'ai jamais cherché à remettre en cause cet effort ; j'ai toujours souhaité répondre aux besoins des armées en équipements et en investissements, parce que je les juge indispensables à la protection de nos compatriotes. Cependant, gouverner, c'est choisir. Si nous faisons ce choix de protection, nous devons aussi être capables de limiter un certain nombre de prestations sociales et de revenus de redistribution accordés aujourd'hui.

Il n'est pas possible de tout faire. Laisser entendre le contraire nous conduirait à nous endetter à un niveau qui deviendra un jour insoutenable et à consacrer beaucoup d'argent au financement des intérêts de la dette. Les 52 milliards prévus pour cette charge en 2024 seraient mieux utilisés à acheter des équipements de défense.

Nous sommes arrivés à un moment où il faut faire des choix. Certes, il n'y a pas d'urgence absolue, et il est nécessaire d'en débattre car ces choix seront compliqués. Tout le monde est d'accord pour investir dans la défense et dans la protection contre le changement climatique, mais dès que l'on dit qu'il faudra renoncer à telle ou telle protection sociale, il n'y a plus d'unanimité ! Lorsque j'ai annoncé, en janvier 2024, qu'il fallait réduire le bouclier tarifaire sur l'électricité, parce qu'il s'agissait d'une mesure exceptionnelle n'ayant pas vocation à durer, je me suis tout à coup retrouvé bien seul. C'est pourtant ma conviction très profonde, en tant que responsable politique : l'État providence, qui a structuré l'action publique depuis un siècle, doit maintenant laisser place à un État qui protège face à des menaces nouvelles qui n'ont jamais été aussi fortes – je veux parler des menaces géopolitiques, autrement dit de la guerre, et des menaces climatiques, alors que l'accélération du changement climatique pénalise bon nombre de nos compatriotes.

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Je vous remercie d'avoir exposé cette vision d'ensemble. Nous sommes effectivement confrontés à une difficulté : alors que, dans le cadre de l'État providence, chacun voit des espèces sonnantes et trébuchantes arriver sur son compte bancaire, l'État protecteur procure un bienfait collectif plus difficilement mesurable. L'enjeu sera de convaincre nos concitoyens de leur intérêt individuel à ce bienfait collectif. La pensée économique a d'ailleurs bien théorisé la tragédie des communs. Il s'agira d'un sujet important dans les années à venir.

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Le sujet qui m'intéresse et me préoccupe aujourd'hui est la situation d'Atos, une entreprise importante exerçant des activités stratégiques et employant 10 000 salariés. Je vous ai interpellé plusieurs fois à ce propos, Monsieur le ministre ; nous avons eu l'occasion d'échanger et vous avez été auditionné au Sénat par mon collègue Fabien Gay à ce sujet.

Nous convenons que l'entreprise exerce des activités stratégiques, en particulier dans le domaine de la cybersécurité et des supercalculateurs, mais je ne comprends pas que vous qualifiiez les autres activités de « communes », ce qui semble vouloir dire qu'elles ne sont pas stratégiques, pas importantes et qu'elles ne touchent pas à notre souveraineté. Ces autres activités, qu'Atos exerce notamment dans le champ de la protection sociale, de la santé – je pense par exemple à la maintenance du système informatique de la carte Vitale –, de la sécurité des transports ou des douanes – une administration dont elle gère le portail informatique –, nous semblent pourtant revêtir aussi un caractère stratégique et comporter une dimension touchant à notre souveraineté.

Vous plaidez pour le passage de l'État providence à un État protecteur, mais il se dit dans le pays que tout fout le camp ! Si l'État était réellement protecteur, ces activités seraient restées dans le champ public. Êtes-vous prêt à les laisser filer entre les mains d'un investisseur étranger, le milliardaire tchèque Křetínský, qui se tient aux avant-postes pour les reprendre ? Un investisseur français dont c'est le métier, M. Layani, patron de Onepoint, s'est pourtant aussi porté candidat. L'État va-t-il pouvoir agir ?

S'agissant enfin du financement de notre industrie de défense et de notre industrie tout court, il conviendrait de pouvoir faire appel à une institution publique européenne qui prêterait directement aux États, sans passer par les marchés financiers, à taux zéro ou négatif, sur la base de critères politiques définis par les nations. Cela permettrait de financer tous les grands défis que nous devons effectivement relever, tels que le défi écologique et celui de l'armement. Des sources de financement existent. C'est tout le débat que nous avons dans le cadre de la campagne pour les élections européennes, que je mène avec Léon Deffontaines, tête de liste de la Gauche unie pour le monde du travail.

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Bruno Le Maire, ministre

Sur ce sujet majeur, je ne veux laisser aucune espèce d'ambiguïté.

Une fois encore, Atos est une entreprise privée, à capital exclusivement privé, dont l'État n'a jamais détenu une seule action. Nous sommes intervenus le plus tôt possible, mais sans nous précipiter car la restructuration de la dette est le problème des gestionnaires et des actionnaires d'Atos. Je pense que vous serez d'accord avec moi, Monsieur Roussel, pour dire que l'actionnaire ne peut être gagnant à tous les coups ! C'est pourtant ce qui se passerait si l'État intervenait trop tôt : quand les choses vont bien, l'actionnaire empocherait les dividendes, mais quand elles tournent mal, l'État arriverait à la rescousse. Telle n'est pas ma conception de l'action publique. Je suis gardien des deniers publics et des investissements financés par les contribuables.

Je l'ai dit plusieurs fois, Atos exerce certaines activités stratégiques que vous avez vous-même citées. Je pense notamment aux supercalculateurs BDS (big data et sécurité) ainsi qu'au contrôle commande de Worldgrid. J'ai déjà annoncé que ces activités seraient reprises soit par l'État – j'ai formulé une offre à ce propos –, soit par de grands industriels français en lien avec l'État et l'APE, soit par EDF ou des entreprises labellisées par cette société entièrement placée sous le contrôle public. Les Français sont donc assurés du maintien de la souveraineté nationale pour toutes les activités sensibles d'Atos.

Les activités que je qualifie de « communes » concernent l'infogérance, la gestion d'un certain nombre de données. Comme vous l'avez dit vous-même, la maintenance du système informatique de la carte Vitale en fait partie. Je ne dis pas que ces activités sont communes en elles-mêmes, mais que les technologies en question peuvent être exercées par d'autres acteurs français très performants dans le secteur de l'infogérance. Si Atos fait défaut, j'ai sous la main Capgemini, Sopra Steria et d'autres entreprises nationales qui pourront reprendre ces activités sans aucune difficulté. Il n'est donc pas absolument vital qu'Atos ou l'État en garde le contrôle.

Il ne me revient pas de choisir entre les repreneurs. Un mandataire judiciaire est en train de déterminer, en lien avec les actionnaires, les créanciers obligataires et les banques, quelle est la meilleure offre entre celle de Daniel Křetínský et celle de David Layani. Avant de prendre une décision, il faudra aussi examiner le financement des repreneurs afin d'avoir une vision juste des deux offres. À ce sujet, j'entends parfois des discours un peu simplistes. Pour ma part, je le répète, je me garde bien de trancher, parce que ce n'est pas ma responsabilité. La seule chose qui me préoccupe est qu'Atos bénéficie d'un financement suffisant lui permettant de restructurer sa dette, d'investir et de relancer de la façon la plus cohérente possible les activités qui resteront dans son giron. Quelle que soit l'offre retenue, je veillerai donc à ce que l'entreprise puisse continuer de se développer de manière cohérente et dynamique, sur des marchés qui le sont tout autant. Je ne mets là-dedans aucun sentiment – mon sentiment va aux salariés et aux activités d'Atos. Je n'ai de lien avec personne ; je dois rester l'arbitre impartial.

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Cette audition a le mérite de rappeler que la défense globale n'est pas l'affaire réservée du ministre des armées, mais qu'elle doit mobiliser l'ensemble du Gouvernement.

Nos armées et les entreprises de notre industrie de défense font beaucoup pour notre économie. Pour s'en convaincre, il suffit de regarder le montant total des commandes à l'exportation de notre BITD, qui s'est élevé à 27 milliards d'euros en 2022. C'est cette industrie de défense qui tire les exportations françaises vers le haut : dans un contexte budgétaire contraint et avec un déficit commercial de 100 milliards d'euros, sa contribution est tout sauf anecdotique.

Si notre industrie de défense fait beaucoup pour notre économie, que fait notre économie et que fait Bercy pour notre industrie de défense ? La relation ne doit pas être à sens unique : les acteurs de la défense ont besoin de gages et de mesures concrètes. La question des besoins de financement du secteur revient en boucle depuis le début de cette audition, mais il est indispensable de nous la poser si nous voulons vraiment aller vers une économie de guerre.

Je sais qu'un travail est réalisé à Bercy, notamment au sein de la direction générale du Trésor, et que des référents « défense » ont été nommés afin d'assurer le lien entre la BITD et les banques, mais les choses évoluent peut-être trop lentement. Le secteur a toujours des difficultés pour obtenir des crédits bancaires et accéder au financement en fonds propres ; le manque de capitaux, qui est presque un mal chronique français, touche la défense de plein fouet.

Je fais partie des parlementaires qui ont proposé un fléchage du livret A. L'option a été laissée de côté : dont acte. Quelles solutions concrètes mettez-vous sur la table ? D'autres acteurs institutionnels seront-ils mobilisés ? Je pense notamment à BPIFrance et à la Caisse des dépôts.

Le marché français de la défense attire beaucoup, parfois même trop. Comment protégeons-nous nos entreprises contre les risques de rachat ? Le ministère de l'économie exerce-t-il un contrôle renforcé sur les investissements étrangers dans ce secteur ?

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Bruno Le Maire, ministre

La réponse à la dernière question est évidemment oui. Je pense avoir démontré que nous avons pris toutes les décisions pour renforcer les contrôles au titre du décret relatif aux IEF.

S'agissant du financement, l'État est actionnaire de nombreuses entreprises du secteur, telles que Thales ou Airbus, ce qui lui donne les moyens de soutenir l'industrie de défense. Je crois beaucoup à cette participation de l'État dans les activités de défense stratégique.

Par ailleurs, nous avons nommé un référent « défense » ayant vocation à demander aux banques de financer davantage l'industrie de défense. Je pense cependant que nous pouvons faire plus sur ce point, et je suis évidemment prêt à donner suite à la demande de votre commission.

Comme je l'ai indiqué tout à l'heure en répondant à la question de M. Jacobelli, j'encourage la BEI et BPIFrance à accorder davantage de financements en fonds propres. Je rappelle que le financement des activités de défense était, avec le financement de la recherche sur le nucléaire, l'une des deux conditions de notre soutien à la nouvelle présidente de la BEI, Mme Nadia Calviño, mon ancienne homologue espagnole. Cette dernière a tenu parole sur ces deux points.

Enfin, je suis ouvert à une discussion avec la Caisse des dépôts à ce sujet. En revanche, je continue de voir une véritable incompatibilité entre la mobilisation du livret A, un livret d'épargne garantie dont le taux fixe est déterminé en fonction de l'inflation, et le financement de l'activité des PME du secteur de la défense, par définition plus risquée.

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Je vous remercie, Monsieur le ministre, pour ce temps d'échange qui nous a permis de mieux comprendre votre rôle en matière de défense globale, même si tous les thèmes qu'elle peut englober n'ont pas été abordés. Nous avons également pu faire un point particulier sur le dossier Atos et le financement de la BITD. Nous comptons sur vous pour poursuivre votre mobilisation sur les sujets de défense nationale.

La séance est levée à dix-sept heures trente et une.

Membres présents ou excusés

Présents. - M. Mounir Belhamiti, M. Denis Bernaert, Mme Caroline Colombier, M. Jean-Pierre Cubertafon, M. Olivier Dussopt, M. Yannick Favennec-Bécot, M. Thomas Gassilloud, M. Christian Girard, M. José Gonzalez, M. Laurent Jacobelli, Mme Gisèle Lelouis, M. Frédéric Mathieu, M. Aurélien Pradié, M. Fabien Roussel, M. Jean-Louis Thiériot

Excusés. - M. Christophe Blanchet, M. Benoît Bordat, Mme Yaël Braun-Pivet, M. Steve Chailloux, Mme Cyrielle Chatelain, M. Yannick Chenevard, M. Jean-Marie Fiévet, Mme Anne Genetet, M. Jean-Michel Jacques, M. Loïc Kervran, Mme Lysiane Métayer, M. Pierre Morel-À-L'Huissier, Mme Valérie Rabault, Mme Isabelle Santiago, M. Mikaele Seo, Mme Mélanie Thomin