Mercredi 8 février 2023
La séance est ouverte à 17 heures 35.
(Présidence de M. Jean-Félix Acquaviva, président de la commission)
La commission auditionne Mme Cécile Delazzari, vice-présidente de l'Association nationale des juges de l'application des peines (ANJAP).
Je souhaite la bienvenue à Mme Cécile Delazzari, vice-présidente de l'Association nationale des juges de l'application des peines (ANJAP).
Madame, comme vous le savez, notre commission d'enquête a été créée à la suite de l'agression mortelle dont a été victime Yvan Colonna à la maison centrale d'Arles, assassiné par l'un de ses co-détenus, Franck Elong Abé. Même si vous ne disposez pas d'un accès privilégié au dossier en dehors des éléments qui ont pu être rendus publics dans la presse ou dans le rapport de l'Inspection générale de la Justice (IGJ), nous souhaiterions connaître votre point de vue de représentante d'une association de magistrats à la lumière des faits qui se sont produits.
Au-delà de ce cas d'espèce, l'intérêt de votre audition est d'abord d'appréhender les fonctions de juge d'application des peines (JAP) et la mise en œuvre pratique de la politique de l'application des peines. Quels sont les moyens, humains et budgétaires, à disposition des JAP au regard des missions dont ils ont la charge ? Sont-ils suffisants compte tenu du nombre de détenus suivis ? Les procédures en vigueur sont-elles adaptées à cet égard ? Sont-elles trop lourdes, trop contraignantes ?
Par ailleurs, nous souhaiterions faire un point précis sur la politique en vigueur s'agissant des réductions de peine dont les détenus sont susceptibles de bénéficier. Quels sont les différents types de réductions de peine possibles – automatiques, supplémentaires ? Comment et sur quels critères ces différents types de réductions sont-ils accordés ou retirés, étant entendu que le régime juridique applicable a évolué à compter du 1er janvier 2023 ? Nous serions intéressés de recueillir votre point de vue sur cette évolution. Enfin, ces critères sont-ils adaptés, notamment à certains profils comme les détenus radicalisés (RAD) ou condamnés pour terrorisme islamiste (TIS) ?
Vous avez reçu un questionnaire ; je vous serai reconnaissant de m'envoyer des réponses écrites complémentaires.
L'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous prie de lever la main droite et de dire : « Je le jure ».
(Mme Cécile Delazzari prête serment.)
Je viens devant vous en ma qualité de vice-présidente de l'Association nationale des juges de l'application des peines.
Le juge de l'application des peines exerce l'une des fonctions que peuvent assumer les magistrats de l'ordre judiciaire. C'est sans doute l'une des plus récentes puisqu'elle date de 1958, date à laquelle fut créée la peine de sursis avec mise à l'épreuve, devenu récemment sursis « probatoire ». Des compétences qui relevaient initialement du préfet ont été accordées à ce juge, en matière notamment de semi-liberté ou de permissions de sortir. Par la suite, les compétences du JAP n'ont cessé de s'accroître ; le statut de ce magistrat s'est renforcé à compter des années 1980, notamment à partir de 1986 lorsque les premiers postes budgétaires ont véritablement été alloués – ce sont donc des évolutions relativement récentes.
La fonction a encore beaucoup évolué par la suite, notamment avec la loi du 15 juin 2000 et, surtout, la loi du 9 mars 2004. Ces textes ont abouti à la juridictionnalisation de l'application des peines : on rentre alors dans des procédures juridictionnelles – introduction d'un débat contradictoire, motivations par le JAP, création de voies de recours à l'encontre de ces décisions. Cette évolution, qui a donc moins d'une vingtaine d'années, a été parachevée par la loi pénitentiaire du 24 novembre 2009.
Les dispositions législatives et réglementaires qui encadrent les fonctions de juge de l'application des peines sont extrêmement nombreuses ; pour l'essentiel, elles figurent dans le code de procédure pénale, lequel fixe une compétence d'attribution à ce magistrat : il travaille avec des condamnés majeurs, les mineurs relevant uniquement du juge des enfants, et il n'a compétence que quand la loi le prévoit explicitement ; il ne suit donc pas l'ensemble des peines prononcées par les juridictions correctionnelles ou criminelles. Il intervient dans le suivi des peines restrictives de liberté – c'est ce qu'on appelle le milieu ouvert, c'est-à-dire, par exemple et entre autres, les peines de probation ou les peines d'intérêt général, de loin les plus nombreuses ; il intervient aussi dans le suivi des peines en milieu fermé, c'est-à-dire en établissement pénitentiaire, dans le cadre des mesures d'individualisation des peines privatives de liberté – réductions et aménagements de peine, permissions de sortir, etc. Il intervient enfin dans le suivi des mesures de sûreté.
L'ANJAP est une association loi 1901, créée en 1977. Elle réunit des praticiens de l'application des peines ; elle se distingue des organisations syndicales de magistrats, d'abord parce que son objet est bien plus limité, ensuite parce qu'elle ne tire pas sa représentativité d'un vote : les magistrats qui adhèrent à cette association le font pour disposer d'un espace d'échange et de réflexion sur nos pratiques. Le droit de l'application des peines est en constante évolution, et il est aussi de plus en plus complexe ; les échanges sont d'autant plus nécessaires.
L'ANJAP n'a aucun rôle de conseil ou de guide. Elle n'a pas vocation à émettre un avis plus utile ou plus qualifié que celui de n'importe quel autre magistrat, en particulier sur les décisions de nos collègues. Elle rassemble environ 15 % des JAP.
L'ANJAP veut également mieux faire connaître les fonctions de juge de l'application des peines, ainsi que les conditions de travail des JAP. Elle fait aussi valoir notre point de vue de praticiens auprès des pouvoirs publics ; c'est dans ce cadre que nous sommes régulièrement consultés en vue de l'élaboration de textes législatifs ou réglementaires.
Notre mission, c'est de donner du sens à la peine à tout moment de son exécution : cela peut paraître un principe bien large, mais c'est celui ce que nous appliquons dans notre pratique quotidienne. Pour nous, le moment du prononcé n'est pas une fin mais plutôt un point de départ, un moment de bascule où – pour plagier Platon – l'on tire les leçons du passé pour préparer l'avenir. La notion d'évolution du condamné est fondamentale, que ce soit en milieu ouvert ou en milieu fermé, milieux qui d'ailleurs interagissent souvent.
L'ANJAP demande une augmentation importante des effectifs de JAP. Vous n'ignorez pas que cette demande s'inscrit dans un cadre plus large : la plupart des magistrats spécialisés, par l'intermédiaire de leurs associations représentatives, souhaitent aussi une augmentation de leurs effectifs.
Un groupe de travail se réunit à la Chancellerie sur la charge de travail des magistrats et plus particulièrement des JAP ; il n'a pas encore rendu ses conclusions, et nous ne disposons pas de chiffres précis d'évaluation des besoins budgétaires. Il devrait donner une projection du nombre de JAP adéquats pour faire face à l'ensemble de nos missions. Nous n'avons notamment pas achevé l'exercice en ce qui concerne la fonction de soutien, c'est-à-dire ce qui a trait aux partenariats avec l'administration pénitentiaire, bien sûr notre premier partenaire, mais aussi avec les forces de police et de gendarmerie, avec les soignants, etc. Les fonctions de JAP ont en effet la particularité d'être largement ouvertes sur le plan social, ce qui est assez chronophage. Mais, en ce qui concerne les seules fonctions juridictionnelles, selon les projections actuelles, il faudrait 360 JAP supplémentaires, sachant qu'il y en a 437 en fonction.
Nous ne sommes donc pas assez nombreux pour exercer les missions qui nous sont dévolues : une augmentation des effectifs apparaît nécessaire afin de nous permettre de remplir nos missions juridictionnelles, bien sûr, mais aussi les missions effectuées dans le cadre de partenariats, lesquelles ne doivent pas être négligées car elles contribuent à prévenir la récidive.
Si nous estimons que les effectifs doivent augmenter, c'est aussi parce que le droit de l'application des peines est de plus en plus complexe et de plus en plus touffu. C'est aujourd'hui un droit de technicien qui impose une spécialisation, et c'est en ce sens que l'ANJAP milite – cela a été évoqué au cours des états généraux de la justice – pour une césure entre un temps de prononcé de la peine dévolu aux juridictions de jugement et un temps d'exécution de la peine, d'application de la peine, dévolu à des magistrats spécialisés, afin de mettre l'accent sur l'évolution du condamné. L'exécution d'une peine sert aussi à constater l'évolution des gens, à la promouvoir, à la provoquer peut-être. Cela nécessite parfois du temps, parfois aussi des changements dans la prise en charge sur le plan judiciaire, voire pénitentiaire, des personnes qui sont confiées aux juridictions de l'application des peines.
Nous accordons aussi une grande importance à la régulation carcérale. Je ne m'y arrête pas car la surpopulation carcérale touche principalement les courtes peines et les maisons d'arrêt. Les centrales, sur lesquelles travaille votre commission, sont moins concernées. Mais je le mentionne car cela prend place dans une réflexion plus générale sur les conditions d'exécution de la peine, notamment en milieu pénitentiaire, donc sur la dignité des personnes détenues. À la suite d'une évolution jurisprudentielle large, la loi française a été modifiée pour permettre des recours contre les conditions de détention ; les recours des personnes condamnées sont portés devant le JAP.
La question de la dignité est essentielle pour que la peine soit utile et s'exécute dans des conditions qui la rendent efficace. Elle est surtout fondamentale pour elle-même, pour la place que l'on accorde dans une société démocratique à la dignité des gens confiés aux établissements pénitentiaires.
Dans ce cadre, il est évident qu'on ne peut qu'être très touché par un décès qui intervient en détention dans des conditions aussi dramatiques que celui qui vous occupe : le décès d'une personne sous la garde de l'administration pénitentiaire en exécution d'une décision judiciaire. Les questions qui naissent d'un tel événement sont légitimes. En tout état de cause, un décès non naturel d'un détenu est toujours un échec pour l'institution judiciaire. On ne place pas des gens en détention pour les y voir mourir, mais plutôt en espérant les voir s'amender, en espérant les amener à reprendre une vie libre et responsable. Cela ne peut que nous amener à déplorer vivement les conditions de ce décès – c'est une évidence qu'il m'a néanmoins paru utile de rappeler.
À quoi sert l'exécution d'une peine ? Quel est son sens ? Les JAP comme l'administration pénitentiaire ont une mission générale de prévention de la récidive et de réinsertion des personnes, que ce soit en milieu ouvert ou en milieu fermé – j'y insiste, car la prévention se pense sur le très long terme.
L'analyse presque scientifique des données criminologiques internationales dont nous disposons pour les dernières années montre qu'il est essentiel d'évaluer la situation des personnes condamnées, et en particulier des personnes détenues, de façon précise et régulière – car, je le redis, les gens évoluent. Cette évaluation porte sur les risques, à la fois statiques – ce qui ne changera pas – et dynamiques – ceux sur lesquels on peut agir –, comme sur les besoins : lorsque l'on peut agir, on doit agir, intervenir, pour essayer de prévenir la récidive. Il faut également évaluer les facteurs de désistance, c'est-à-dire de sortie de la délinquance ou de la criminalité.
Cette évaluation est fondamentale pour appréhender correctement la problématique des condamnés et des personnes qui nous sont confiées en post-sentenciel. Il faut insister sur la difficulté récurrente, là encore en milieu fermé comme en milieu ouvert, des problématiques multiples et complexes que l'on rencontre chez les personnes qui nous sont confiées. Il est rare que les situations soient blanches ou noires, il y a beaucoup de nuances de gris. Je partage le point de vue de M. Laurent Ridel, directeur de l'administration pénitentiaire, qui disait devant vous que celle-ci intervient « là où tout le reste a échoué » et que « derrière la prison, il n'y a parfois plus rien ». Souvent, nous sommes face à des gens avec qui on est arrivé au bout de beaucoup de choses, de beaucoup de politiques sociales. Comment les prendre en charge, toujours pour prévenir la récidive et leur permettre de se réinsérer ? C'est un enjeu majeur pour tous les professionnels de l'application et de l'exécution des peines – les magistrats, mais pas seulement : nous parlons de personnalités atteintes de troubles psychologiques ou psychiatriques, sans que ceux-ci soient nécessairement graves ; nous parlons aussi de personnes radicalisées, problématique beaucoup plus présente ces dernières années. Nous nous interrogeons, nous cherchons sinon des réponses, du moins les processus de raisonnement, de réflexion les plus adaptés ; nous voyons ce qui fonctionne, ce qui fonctionne moins.
Voilà pour mon propos général.
Vous me posez par ailleurs la question suivante : « Quelles difficultés dans l'organisation judiciaire ont été mises en lumière par les circonstances qui ont conduit à l'agression mortelle du 2 mars 2022 ». Après avoir lu le rapport de l'IGJ, je ne partage pas tout à fait la réponse de principe que votre question semble contenir. En ma qualité de représentante de l'ANJAP, je me dois de dire que les éléments dont nous avons connaissance sont extrêmement parcellaires. Nous n'avons eu aux accès qu'aux informations parues dans la presse et à celles issues des auditions tenues par votre commission, ce qui limite l'analyse que l'on peut faire de ce dossier. Je rappelle, par ailleurs, que nous ne portons pas d'appréciation sur les décisions individuelles de nos collègues, conformément à notre devoir de réserve et à nos principes éthiques et déontologiques. Le rapport de l'IGJ avait principalement pour objet d'identifier d'éventuels dysfonctionnements dans l'organisation judiciaire. Pour ma part, après avoir lu ce document, je n'en discerne pas.
La maison centrale d'Arles abritait 137 détenus au moment de la commission des faits. Le rapport d'inspection note qu'il y avait de l'absentéisme mais, globalement, aucun problème d'encadrement ne peut être mis en relation avec l'acte. Nous sommes en présence de deux individus, aux parcours différents, placés sous le régime de détenu particulièrement signalé (DPS). Nous avons eu, précédemment, un débat avec un JAPAT sur les critères retenus pour l'application du statut de DPS à Yvan Colonna. On ne peut pas ne pas mettre en regard sa situation avec celle de Franck Elong Abé, à l'égard duquel des questions se posent : pourquoi n'a-t-il pas été transféré en quartier d'évaluation de la radicalisation (QER) et pourquoi a-t-il été affecté à un emploi au service général, alors qu'il était manifestement bien connu pour sa dangerosité ?
Yvan Colonna, pour sa part, a eu un parcours qui était jugé correct, voire très correct. Cela me paraît avoir son importance au regard de la philosophie de l'application des peines, à laquelle vous avez fait référence, puisque le JAP prend en considération l'évolution de l'individu lorsqu'il statue sur le droit à l'aménagement de sa peine in fine. Quel est votre point de vue sur les critères d'application du régime de DPS dans ce cas précis ? M. Laurent Ridel, directeur de l'administration pénitentiaire, a évoqué la prise en compte de critères plus larges que ceux relevant de son administration. Par ailleurs, pensez-vous que l'acte commis par Yvan Colonna – l'assassinat d'un préfet – a pu prendre le pas, dans le traitement des demandes de levée du statut de DPS, sur la prise en compte de l'évolution de l'homme et de son parcours carcéral ?
Il m'est difficile de savoir quel raisonnement ont tenu les personnes qui ont donné un avis sur la qualité de DPS et sur quels éléments s'est fondé le garde des Sceaux, qui est décisionnaire pour l'application de ce statut. Une commission se réunit annuellement dans chaque établissement pénitentiaire pour statuer sur l'attribution ou le maintien du statut de DPS. Le JAP y assiste et émet un avis. Des critères ont été mis à jour par la nouvelle doctrine sur les DPS, laquelle, me semble-t-il, n'était pas en vigueur lors de la dernière réunion de la commission qui s'est prononcée sur les deux détenus dont nous parlons et au moment où le garde des Sceaux a pris une décision les concernant.
Je ne sais pas si l'acte commis par Yvan Colonna a joué dans la décision. Il est possible que les circonstances de son interpellation, à l'époque, aient été prises en compte. En effet, parmi les critères énoncés par la dernière doctrine, qui sont assez similaires aux précédents, figure le risque d'évasion. Je n'ai pas connaissance d'autres informations, concernant le parcours d'Yvan Colonna, que ce qui figure dans le rapport de l'IGJ, ce qui m'empêche de porter une appréciation précise.
À mon sens, cette question doit être complètement déconnectée de celle de l'aménagement de la peine. Juridiquement, la qualité de DPS n'influe en rien sur le caractère aménageable de la peine. Le fait d'être un DPS n'est pas, en soi, un critère y faisant obstacle.
Je ne sais pas si l'on peut parler d'un droit à l'aménagement de la peine ; à tout le moins, il existe un droit à l'examen de l'évolution des personnes incarcérées pour les amener, autant que possible, à sortir dans des conditions encadrées plutôt que de manière sèche, afin de réduire le risque de récidive. Cela vaut pour Yvan Colonna comme pour tous les détenus, étant précisé qu'il existe des aménagements de peine spécifiques en cas de condamnation lourde, telle que la réclusion criminelle à perpétuité.
La qualité de DPS entraîne surtout des conséquences sur les conditions de détention et d'escorte. À la lecture du rapport de l'IGJ et des comptes rendus de vos auditions, j'ai constaté qu'il a souvent été question du transfèrement, lequel n'a aucun lien avec un éventuel aménagement de peine. Tous les jours, des détenus obtiennent des aménagements de peine dans un département autre que celui où ils sont incarcérés.
J'ai cru comprendre qu'une demande d'aménagement de peine avait été formulée, mais je n'ai en rien connaissance du dossier individuel des deux détenus dont nous parlons. Je n'ai pas pour habitude, dans l'exercice de mes fonctions de magistrat ou en ma qualité de vice-présidente de l'ANJAP, de donner des avis sur des situations individuelles dont je ne connais pas précisément les tenants et les aboutissants.
Le rapport de l'IGJ indique que les JAPAT ont été informés par les médias des faits survenus à la maison centrale d'Arles. Peut-on parler d'une défaillance dans la circulation de l'information, s'agissant d'un événement d'une particulière gravité, impliquant deux détenus condamnés pour terrorisme, dont l'un – Franck Elong Abé – était classé dans le haut du spectre de la radicalisation islamiste ? Nos auditions nous ont montré qu'il y avait parfois un cloisonnement de l'information entre des intervenants multiples.
Ce type d'agression et, plus généralement, tout incident relativement important survenant au sein d'un établissement pénitentiaire doit être porté à la connaissance du JAP, en application de l'article D. 214-26 du code pénitentiaire. Ce code est entré en vigueur l'année dernière ; la disposition figurait auparavant dans le code de procédure pénale. Cet article prévoit que tout incident grave qui touche à l'ordre, à la discipline ou à la sécurité de l'établissement pénitentiaire doit être porté par le chef dudit établissement à la connaissance d'un certain nombre de personnes, parmi lesquelles le procureur de la République. Si l'incident concerne une personne condamnée, le chef d'établissement doit également aviser le JAP. Par ailleurs, l'article D. 214-28 du même code définit la procédure à suivre en cas de décès d'un détenu au sein d'un établissement pénitentiaire, ce qui n'a pas été le cas en l'espèce puisque le décès est survenu ultérieurement. En tout état de cause, la gravité de l'incident survenu à Arles rendait évidemment nécessaire l'information du JAP.
Il faut toutefois prendre en compte une spécificité liée au fait que les deux détenus étaient suivis par des JAPAT. Il existait, de ce fait, une sorte de compétence concurrente entre le JAPAT et le JAP. Dans certains cas, les textes prévoient cette double compétence mais, en tout état de cause, le JAP du lieu de détention a toujours vocation à être avisé des incidents survenant dans l'établissement de son ressort. C'est d'autant plus justifié qu'il détient, en vertu du code pénitentiaire – à l'époque des faits ces attributions étaient prévues par le code de procédure pénale –, des pouvoirs de contrôle sur l'établissement. Les JAPAT, quant à eux, sont basés à Paris et détiennent une compétence nationale.
J'ignore si le JAP territorialement compétent a été avisé. À mon sens, il aurait fallu l'informer, au même titre que les JAPAT, avant les médias ; c'est ce qui a lieu habituellement. La communication avec l'administration pénitentiaire est plutôt bonne, de manière générale.
J'ai cru comprendre, à la lecture du rapport de l'IGJ et de plusieurs comptes rendus d'audition de votre commission, que le chef d'établissement occupait ses fonctions depuis peu lorsque les faits sont survenus. Peut-être est-ce la raison pour laquelle il n'a pas eu le réflexe de penser immédiatement à la double compétence entre le JAP et les JAPAT. Toutefois, il convenait également d'informer le procureur de la République, qui était en charge de l'enquête jusqu'à l'ouverture d'une information judiciaire.
Ma question précédente portait sur les avis du JAPAT sur le maintien du statut de DPS, et non sur l'aménagement de la peine.
On assiste à la montée en puissance d'un terrorisme « de masse », pour reprendre les termes du parquet national antiterroriste (PNAT). Le nombre de terroristes islamistes explose. Les relations sont-elles fluides entre les JAP et PNAT ? Celui-ci n'est-il pas trop interventionniste ? Le rapport de l'IGJ indique que le PNAT a émis, à un stade post-sentenciel, un avis très réservé sur le transfert en QER de Franck Elong Abé, alors que cela ne relevait pas de ses attributions. Avez-vous des propositions d'amélioration ?
Les JAP de droit commun, qui sont au nombre de 434, ont un quotidien assez différent de celui des 3 JAPAT. Nous n'avons quasiment aucun contact avec le PNAT, car notre activité, en règle générale, ne le nécessite pas. En revanche, nous entretenons parfois des relations avec les JAPAT. L'article 706-22-1 du code de procédure pénale lie la compétence du JAPAT à celle de la juridiction de jugement et d'instruction. En conséquence, le JAPAT intervient en lieu et place du JAP initialement compétent, soit à raison du lieu de détention, soit à raison du domicile de la personne lorsque celle-ci a été jugée par une juridiction antiterroriste, autrement dit lorsqu'on a suivi toute la chaîne de jugement, et éventuellement d'instruction, antiterroriste.
La compétence peut néanmoins être concurrente : certaines infractions à caractère terroriste considérées comme moins graves – comme l'apologie du terrorisme ou la provocation directe au terrorisme – peuvent relever à la fois de la compétence du JAPAT et du JAP, qui alors ont des échanges, généralement par courriels, pour déterminer lequel d'entre eux est appelé à statuer. Lorsque les JAPAT connaissent déjà le profil des individus concernés, ils ont tendance à garder la main car ils estiment pouvoir apporter une plus-value lors de l'examen du dossier. Dans d'autres cas plus marginaux en termes de menace terroriste, ils préfèrent ne pas « s'encombrer » de dossiers supplémentaires très chronophages et qui peuvent utilement être examinés par des JAP.
En revanche, les JAP n'ont pas réellement d'échanges avec le PNAT. Des discussions ont lieu en début d'enquête entre le parquet de droit commun et le PNAT sur la qualification à retenir – donc sur la compétence de ce dernier –, mais elles interviennent à un stade qui ne concerne pas les JAP. C'est la raison pour laquelle je ne peux pas répondre complètement à votre question.
Le questionnaire abordait ensuite le fameux sujet de l'affectation en QER. Le problème est beaucoup plus large et, selon moi, ne se réduit pas nécessairement à un problème relationnel. Même si c'est difficile quatre ans après les faits, il faut essayer de se remettre dans le contexte où les avis sur cette affectation ont été émis.
De ce que je comprends du rapport de l'IGJ – et, encore une fois, je n'ai pas eu accès au reste du dossier –, dans cette affaire le JAPAT et le procureur ont formulé un seul avis lorsqu'ils ont été sollicités sur l'affectation en QER, en juillet 2019. Je fais un lien entre cette question et celle que vous venez de me poser, dont je comprends qu'elle porte sur les raisons pour lesquelles l'avis a été formulé par le PNAT et non par le parquet du lieu de détention. À l'époque, en effet, les textes n'étaient pas si clairs – et ils ne le sont d'ailleurs toujours pas tellement.
Si l'on reprend la chronologie des textes publiés sur la procédure de placement en QER, le premier d'entre eux est constitué par la note de la direction de l'administration pénitentiaire (DAP) du 23 février 2017. Cette note prévoit dans quels cas les détenus peuvent être affectés en QER, puis éventuellement en quartiers de prise en charge de la radicalisation (QPR). Un an plus tard, le 27 février 2018, le plan national de prévention de la radicalisation est présenté par le Gouvernement. Son objet, beaucoup plus large, ne se limite pas au domaine pénitentiaire. Ce dernier est concerné par trois mesures – nos 55 à 57 –, relatives notamment aux QER et aux QPR. La note joue en quelque sorte le rôle d'une circulaire et le plan national de prévention a un caractère indicatif. Au moment où le PNAT et le JAPAT émettent un avis, au mois de juillet 2019, il n'y a pas d'autre texte que la note de la DAP. Il faudra attendre le décret du 31 décembre 2019, qui créé les articles R. 57-7-84-13 et suivants du code de procédure pénale – entrés en vigueur le 2 janvier 2020 –, pour disposer d'un texte codifié sur la procédure d'affectation en QPR et sur les avis qui doivent être formulés à cette occasion. Ces articles seront ensuite transférés à droit à peu près constant au sein des articles R. 224-13 et suivants du code pénitentiaire, en mai 2022. Ils fixent les règles toujours en vigueur en matière d'affectation en QER et en QPR.
En pratique, il faut être particulièrement clair sur le fait qu'aucun JAP ou parquetier ne prend l'initiative d'émettre un avis sur une affectation dans un quartier ou établissement particulier. C'est une décision pénitentiaire et non pas judiciaire, qui relève seulement de l'administration pénitentiaire et échappe complètement aux magistrats. L'administration pénitentiaire décide en fonction de paramètres tels que les flux entre établissements, le rapprochement familial ou la gestion des détenus difficiles. Lorsque l'avis du JAPAT et du PNAT a été sollicité – encore une fois je m'appuie uniquement sur le rapport de l'IGJ –, il était question du départ de Franck Elong Abé du centre pénitentiaire de Condé-sur-Sarthe parce qu'on était face à un détenu qu'on avait du mal à gérer, avec une vingtaine d'incidents lors des trois dernières années. De manière habituelle, l'administration pénitentiaire transfère les détenus trop compliqués, de manière à apaiser les tensions et à ne pas épuiser ses personnels. Cela vaut aussi pour les détenus de droit commun. À l'époque, on a sollicité l'avis du JAPAT et du parquet, sans quoi ils n'auraient même pas été au courant qu'il était envisagé un transfèrement de ce détenu vers un autre établissement.
C'est intéressant. Si le JAPAT et le PNAT donnent leur avis, c'est parce que l'administration pénitentiaire le leur a demandé. Autrement dit, si je suis votre raisonnement, cela veut dire que M. Elong Abé était identifié comme un cas à part, ou qui du moins suscitait beaucoup de questions à ce moment-là.
À ce stade, nous ne savons pas combien d'avis réservés ou très réservés ont été émis s'agissant d'autres TIS qui n'ont pas été affectés en QER – le PNAT emploie le superlatif en ce qui concerne M. Elong Abé, ce qui suppose une connaissance de l'individu. Je rappelle que seulement treize TIS n'ont pas fait l'objet d'une telle affectation – on est dans la loi des petits nombres – et qu'il n'y a peut-être eu qu'un seul avis similaire.
Selon vous, l'avis a été demandé selon la méthode habituelle par l'administration centrale, qui souhaitait se couvrir en recueillant les avis complémentaires du JAPAT et du PNAT.
Pas tout à fait, et c'est là où j'allais en venir. À mon sens, à l'époque, les seules dispositions qui imposaient à l'administration pénitentiaire de solliciter l'avis du JAP et du parquet figuraient dans des textes plus généraux sur les transferts et les affectations. Il s'agissait alors des articles D. 280 et suivants du code de procédure pénale, qui ont par la suite été transférés aux articles D. 211 et suivants du code pénitentiaire. C'est sur la base de ces textes, qui existaient depuis longtemps, que l'avis du JAP était sollicité.
Oui, en ce qui concerne les transfèrements. Mais là, nous parlons de la dangerosité de l'individu.
C'est exactement mon propos et c'est pourquoi il faut que je termine. En l'occurrence, c'est le cadre juridique du transfèrement qui a permis de demander l'avis du JAP et du parquet. Lorsque ces demandes sont formulées, M. Elong Abé est encore à Condé-sur-Sarthe.
Je me permets de vous interrompre parce que ce que vous dites est très important. Vous dites qu'on a demandé leur avis au JAPAT et au parquet sur la base, non d'un transfèrement en QER, mais d'un transfèrement de manière générale.
Ce n'est pas tout à fait ce que je dis. La seule base textuelle qui existait à l'époque et qui imposait à l'administration pénitentiaire de demander un avis au JAP concernait un transfèrement. La question du transfert n'est d'ailleurs pas si simple, car les textes qui prévoient l'avis du JAP et du parquet en cas de changement d'affectation visent à la fois l'affectation dans un établissement et dans un quartier au sens large, mais pas dans un QER.
Je suis d'accord et c'est à mon avis une piste de réflexion sur ce qu'il faudrait clarifier. À l'époque, on ne disposait pas de textes précis sur l'affectation en QER ou en QPR. La question qui se posait était de savoir s'il fallait transférer M. Elong Abé dans un autre établissement – ce qui a finalement été fait avec son placement en quartier d'isolement à Arles – ou s'il fallait l'orienter vers un QER. Cela aurait pu être réalisé dans le même établissement, puisqu'il y avait alors un QER à Condé-sur-Sarthe depuis septembre 2018, ou ailleurs. Je ne sais pas ce qui était envisagé et je ne dispose d'aucun élément sur ce point.
Compte tenu de mon habitude des pratiques en matière de transfèrements, j'imagine que l'on s'est tourné naturellement vers le JAPAT et le PNAT précisément parce qu'on était face à un détenu qu'ils suivaient. À l'époque, il n'existait certes pas de texte donnant compétence au PNAT et au JAPAT pour se prononcer sur un placement en QER ou en QPR, mais seulement un texte de portée générale sur la compétence du parquet et du JAP pour émettre un avis sur un changement d'affectation dans un quartier ou un établissement. C'est une différence importante. Les fameux articles R. 57-7-84-13 et suivants du code de procédure pénale n'ont été créés que six mois après l'avis, lors de la parution du décret du 31 décembre 2019.
Pour revenir à votre question initiale, je n'ai pas d'opinion sur le caractère potentiellement intrusif du PNAT car je n'ai jamais été confrontée à cette question. Je crois qu'au moment de l'avis, en juillet 2019, la doctrine de lutte contre la radicalisation était relativement récente puisqu'elle remontait à février 2017. L'agression contre Yvan Colonna intervient presque trois ans plus tard. Sauf erreur de ma part, par la suite et jusqu'à cette agression, aucune nouvelle demande d'avis n'a été formulée auprès du JAP ou du procureur, que ce soit de la part des magistrats antiterroristes ou des magistrats du lieu de détention.
Il est important, je le répète, de considérer le cadre juridique qui était en vigueur en 2019, au moment du rendu de l'avis. J'imagine que l'administration pénitentiaire a considéré logique de se tourner vers les magistrats spécialisés, en mesure de donner un avis éclairé relativement à un individu sur le degré de radicalisation duquel on s'interrogeait, et qui avait été condamné pour terrorisme. C'est à mon sens ce qui explique pourquoi le PNAT a alors été sollicité, et non le parquet du lieu de détention, par une sorte de jeu de miroirs avec le JAPAT.
S'il n'y a pas eu d'autres demandes d'avis, c'est parce que la directrice n'a pas fait remonter les procès-verbaux de la commission pluridisciplinaire unique dangerosité.
C'est possible. Je ne dispose pas d'éléments sur ce point.
Une remarque, si vous le permettez. Je suis préoccupée par le fait que l'avis demandé au JAP et au procureur de la République n'est régi, dans les textes relatifs aux QER et aux QPR, que par un renvoi à un texte général qui concerne l'affectation et le transfèrement. Les textes actuels ne prévoient pas que ces magistrats doivent spécifiquement donner leur avis sur l'affectation en QER ou en QPR. On en reste au dernier alinéa de l'article R. 224-19 du code pénitentiaire, qui, comme je l'ai dit, reprend à droit constant des dispositions qui figuraient auparavant dans le code de procédure pénale.
Je me pose donc des questions sur ce qui est attendu de l'avis du JAP et du procureur. De deux choses l'une, en effet. Soit on attend que leur avis porte précisément sur la question de la prise en charge de la radicalisation et de l'orientation vers un QER ou un QPR, auquel cas un texte dédié, définissant des critères précis sur lesquels le JAP et le parquetier pourraient s'appuyer pour décider d'un transfert ordinaire ou dans un quartier spécifique, serait le bienvenu ; soit on considère que l'avis du JAP et du procureur de la République est de peu d'intérêt et que cette question relève de l'administration pénitentiaire. Ce serait dommage, car dans certains cas le JAP et le procureur de la République disposent, sur le parcours d'exécution de la peine, d'éléments qui peuvent avoir un intérêt.
Une véritable clarification des textes s'impose en la matière, notamment quand on lit les conclusions du rapport de l'IGJ qui appellent à une réévaluation du plan de prévention de la radicalisation. Ce rapport s'interroge aussi sur la « méconnaissance » du dispositif d'évaluation et de prise en charge de la radicalisation, cinq ans après sa mise en place. Encore une fois, dans cette affaire, les avis formulés par les magistrats interviennent à peine deux ans – et non cinq ans – après la parution de la doctrine de déradicalisation.
Mais au-delà des dates, la vraie question est de savoir ce que l'on attend de la prévention de la radicalisation et quels en sont les acteurs. Faire participer le JAP et le procureur de la République en leur demandant un avis éclairé sur la question est une idée intéressante. Mais, dans ce cas, il faut leur donner des moyens pour le faire, donc du temps. On peut envisager de confier cette tâche au JAPAT, car il est déjà spécialisé. Mais, vous n'êtes pas sans le savoir, la question d'une affectation en QER ne se pose pas seulement pour les personnes condamnées pour terrorisme : elle concerne un très grand nombre de condamnés de droit commun, au vu de leur parcours pénitentiaire. Pour ces derniers, le plus compétent pour donner un avis est le JAP du lieu de détention. Malgré tout l'intérêt que l'on peut porter à ces questions, et malgré l'envie de contribuer par un avis éclairé, cela me paraît en pratique très compliqué au vu de la charge de travail actuelle et de la nécessité d'avoir suivi une formation spécifique sur les aspects liés au terrorisme.
On peut aussi envisager de confier au JAPAT, déjà spécialisé, la tâche d'émettre un avis lorsqu'une affectation en QER ou en QPR est envisagée. Mais cela suppose d'adapter les moyens car, en l'état actuel de leurs effectifs, les JAPAT ne pourront pas donner un avis sur l'ensemble des dossiers.
D'autant plus que vos collègues chargés de l'application des peines en matière antiterroriste, que nous venons d'auditionner, nous ont bien dit qu'ils n'avaient reçu aucun élément d'information en provenance des services de renseignement concernant le profil de M. Elong Abé – cela fait partie aussi des constats froids que l'on peut faire à ce stade.
Lorsqu'il s'agit par exemple de statuer sur des permissions de sortir ou des réductions de peine pour des détenus de droit commun soupçonnés de radicalisation, les JAP font face à une difficulté majeure et récurrente. Il arrive que nous obtenions des informations de manière informelle, notamment en commission d'application des peines, mais, en général, on nous demande alors de ne pas en faire état. Nous exerçons des fonctions juridictionnelles, nous rendons des décisions motivées, susceptibles de voies recours par rapport aux motivations retenues. Il nous est impossible de rendre des décisions sur la base d'éléments que nous ne pouvons pas motiver.
La séance s'achève à 18 heures 30.
Membres présents ou excusés
Présents. – M. Jean-Félix Acquaviva, Mme Ségolène Amiot, M. Mickaël Cosson, M. Laurent Marcangeli
Excusé. – M. Guillaume Vuilletet
Assistait également à la réunion. – Mme Estelle Youssouffa