Je viens devant vous en ma qualité de vice-présidente de l'Association nationale des juges de l'application des peines.
Le juge de l'application des peines exerce l'une des fonctions que peuvent assumer les magistrats de l'ordre judiciaire. C'est sans doute l'une des plus récentes puisqu'elle date de 1958, date à laquelle fut créée la peine de sursis avec mise à l'épreuve, devenu récemment sursis « probatoire ». Des compétences qui relevaient initialement du préfet ont été accordées à ce juge, en matière notamment de semi-liberté ou de permissions de sortir. Par la suite, les compétences du JAP n'ont cessé de s'accroître ; le statut de ce magistrat s'est renforcé à compter des années 1980, notamment à partir de 1986 lorsque les premiers postes budgétaires ont véritablement été alloués – ce sont donc des évolutions relativement récentes.
La fonction a encore beaucoup évolué par la suite, notamment avec la loi du 15 juin 2000 et, surtout, la loi du 9 mars 2004. Ces textes ont abouti à la juridictionnalisation de l'application des peines : on rentre alors dans des procédures juridictionnelles – introduction d'un débat contradictoire, motivations par le JAP, création de voies de recours à l'encontre de ces décisions. Cette évolution, qui a donc moins d'une vingtaine d'années, a été parachevée par la loi pénitentiaire du 24 novembre 2009.
Les dispositions législatives et réglementaires qui encadrent les fonctions de juge de l'application des peines sont extrêmement nombreuses ; pour l'essentiel, elles figurent dans le code de procédure pénale, lequel fixe une compétence d'attribution à ce magistrat : il travaille avec des condamnés majeurs, les mineurs relevant uniquement du juge des enfants, et il n'a compétence que quand la loi le prévoit explicitement ; il ne suit donc pas l'ensemble des peines prononcées par les juridictions correctionnelles ou criminelles. Il intervient dans le suivi des peines restrictives de liberté – c'est ce qu'on appelle le milieu ouvert, c'est-à-dire, par exemple et entre autres, les peines de probation ou les peines d'intérêt général, de loin les plus nombreuses ; il intervient aussi dans le suivi des peines en milieu fermé, c'est-à-dire en établissement pénitentiaire, dans le cadre des mesures d'individualisation des peines privatives de liberté – réductions et aménagements de peine, permissions de sortir, etc. Il intervient enfin dans le suivi des mesures de sûreté.
L'ANJAP est une association loi 1901, créée en 1977. Elle réunit des praticiens de l'application des peines ; elle se distingue des organisations syndicales de magistrats, d'abord parce que son objet est bien plus limité, ensuite parce qu'elle ne tire pas sa représentativité d'un vote : les magistrats qui adhèrent à cette association le font pour disposer d'un espace d'échange et de réflexion sur nos pratiques. Le droit de l'application des peines est en constante évolution, et il est aussi de plus en plus complexe ; les échanges sont d'autant plus nécessaires.
L'ANJAP n'a aucun rôle de conseil ou de guide. Elle n'a pas vocation à émettre un avis plus utile ou plus qualifié que celui de n'importe quel autre magistrat, en particulier sur les décisions de nos collègues. Elle rassemble environ 15 % des JAP.
L'ANJAP veut également mieux faire connaître les fonctions de juge de l'application des peines, ainsi que les conditions de travail des JAP. Elle fait aussi valoir notre point de vue de praticiens auprès des pouvoirs publics ; c'est dans ce cadre que nous sommes régulièrement consultés en vue de l'élaboration de textes législatifs ou réglementaires.
Notre mission, c'est de donner du sens à la peine à tout moment de son exécution : cela peut paraître un principe bien large, mais c'est celui ce que nous appliquons dans notre pratique quotidienne. Pour nous, le moment du prononcé n'est pas une fin mais plutôt un point de départ, un moment de bascule où – pour plagier Platon – l'on tire les leçons du passé pour préparer l'avenir. La notion d'évolution du condamné est fondamentale, que ce soit en milieu ouvert ou en milieu fermé, milieux qui d'ailleurs interagissent souvent.
L'ANJAP demande une augmentation importante des effectifs de JAP. Vous n'ignorez pas que cette demande s'inscrit dans un cadre plus large : la plupart des magistrats spécialisés, par l'intermédiaire de leurs associations représentatives, souhaitent aussi une augmentation de leurs effectifs.
Un groupe de travail se réunit à la Chancellerie sur la charge de travail des magistrats et plus particulièrement des JAP ; il n'a pas encore rendu ses conclusions, et nous ne disposons pas de chiffres précis d'évaluation des besoins budgétaires. Il devrait donner une projection du nombre de JAP adéquats pour faire face à l'ensemble de nos missions. Nous n'avons notamment pas achevé l'exercice en ce qui concerne la fonction de soutien, c'est-à-dire ce qui a trait aux partenariats avec l'administration pénitentiaire, bien sûr notre premier partenaire, mais aussi avec les forces de police et de gendarmerie, avec les soignants, etc. Les fonctions de JAP ont en effet la particularité d'être largement ouvertes sur le plan social, ce qui est assez chronophage. Mais, en ce qui concerne les seules fonctions juridictionnelles, selon les projections actuelles, il faudrait 360 JAP supplémentaires, sachant qu'il y en a 437 en fonction.
Nous ne sommes donc pas assez nombreux pour exercer les missions qui nous sont dévolues : une augmentation des effectifs apparaît nécessaire afin de nous permettre de remplir nos missions juridictionnelles, bien sûr, mais aussi les missions effectuées dans le cadre de partenariats, lesquelles ne doivent pas être négligées car elles contribuent à prévenir la récidive.
Si nous estimons que les effectifs doivent augmenter, c'est aussi parce que le droit de l'application des peines est de plus en plus complexe et de plus en plus touffu. C'est aujourd'hui un droit de technicien qui impose une spécialisation, et c'est en ce sens que l'ANJAP milite – cela a été évoqué au cours des états généraux de la justice – pour une césure entre un temps de prononcé de la peine dévolu aux juridictions de jugement et un temps d'exécution de la peine, d'application de la peine, dévolu à des magistrats spécialisés, afin de mettre l'accent sur l'évolution du condamné. L'exécution d'une peine sert aussi à constater l'évolution des gens, à la promouvoir, à la provoquer peut-être. Cela nécessite parfois du temps, parfois aussi des changements dans la prise en charge sur le plan judiciaire, voire pénitentiaire, des personnes qui sont confiées aux juridictions de l'application des peines.
Nous accordons aussi une grande importance à la régulation carcérale. Je ne m'y arrête pas car la surpopulation carcérale touche principalement les courtes peines et les maisons d'arrêt. Les centrales, sur lesquelles travaille votre commission, sont moins concernées. Mais je le mentionne car cela prend place dans une réflexion plus générale sur les conditions d'exécution de la peine, notamment en milieu pénitentiaire, donc sur la dignité des personnes détenues. À la suite d'une évolution jurisprudentielle large, la loi française a été modifiée pour permettre des recours contre les conditions de détention ; les recours des personnes condamnées sont portés devant le JAP.
La question de la dignité est essentielle pour que la peine soit utile et s'exécute dans des conditions qui la rendent efficace. Elle est surtout fondamentale pour elle-même, pour la place que l'on accorde dans une société démocratique à la dignité des gens confiés aux établissements pénitentiaires.
Dans ce cadre, il est évident qu'on ne peut qu'être très touché par un décès qui intervient en détention dans des conditions aussi dramatiques que celui qui vous occupe : le décès d'une personne sous la garde de l'administration pénitentiaire en exécution d'une décision judiciaire. Les questions qui naissent d'un tel événement sont légitimes. En tout état de cause, un décès non naturel d'un détenu est toujours un échec pour l'institution judiciaire. On ne place pas des gens en détention pour les y voir mourir, mais plutôt en espérant les voir s'amender, en espérant les amener à reprendre une vie libre et responsable. Cela ne peut que nous amener à déplorer vivement les conditions de ce décès – c'est une évidence qu'il m'a néanmoins paru utile de rappeler.
À quoi sert l'exécution d'une peine ? Quel est son sens ? Les JAP comme l'administration pénitentiaire ont une mission générale de prévention de la récidive et de réinsertion des personnes, que ce soit en milieu ouvert ou en milieu fermé – j'y insiste, car la prévention se pense sur le très long terme.
L'analyse presque scientifique des données criminologiques internationales dont nous disposons pour les dernières années montre qu'il est essentiel d'évaluer la situation des personnes condamnées, et en particulier des personnes détenues, de façon précise et régulière – car, je le redis, les gens évoluent. Cette évaluation porte sur les risques, à la fois statiques – ce qui ne changera pas – et dynamiques – ceux sur lesquels on peut agir –, comme sur les besoins : lorsque l'on peut agir, on doit agir, intervenir, pour essayer de prévenir la récidive. Il faut également évaluer les facteurs de désistance, c'est-à-dire de sortie de la délinquance ou de la criminalité.
Cette évaluation est fondamentale pour appréhender correctement la problématique des condamnés et des personnes qui nous sont confiées en post-sentenciel. Il faut insister sur la difficulté récurrente, là encore en milieu fermé comme en milieu ouvert, des problématiques multiples et complexes que l'on rencontre chez les personnes qui nous sont confiées. Il est rare que les situations soient blanches ou noires, il y a beaucoup de nuances de gris. Je partage le point de vue de M. Laurent Ridel, directeur de l'administration pénitentiaire, qui disait devant vous que celle-ci intervient « là où tout le reste a échoué » et que « derrière la prison, il n'y a parfois plus rien ». Souvent, nous sommes face à des gens avec qui on est arrivé au bout de beaucoup de choses, de beaucoup de politiques sociales. Comment les prendre en charge, toujours pour prévenir la récidive et leur permettre de se réinsérer ? C'est un enjeu majeur pour tous les professionnels de l'application et de l'exécution des peines – les magistrats, mais pas seulement : nous parlons de personnalités atteintes de troubles psychologiques ou psychiatriques, sans que ceux-ci soient nécessairement graves ; nous parlons aussi de personnes radicalisées, problématique beaucoup plus présente ces dernières années. Nous nous interrogeons, nous cherchons sinon des réponses, du moins les processus de raisonnement, de réflexion les plus adaptés ; nous voyons ce qui fonctionne, ce qui fonctionne moins.
Voilà pour mon propos général.
Vous me posez par ailleurs la question suivante : « Quelles difficultés dans l'organisation judiciaire ont été mises en lumière par les circonstances qui ont conduit à l'agression mortelle du 2 mars 2022 ». Après avoir lu le rapport de l'IGJ, je ne partage pas tout à fait la réponse de principe que votre question semble contenir. En ma qualité de représentante de l'ANJAP, je me dois de dire que les éléments dont nous avons connaissance sont extrêmement parcellaires. Nous n'avons eu aux accès qu'aux informations parues dans la presse et à celles issues des auditions tenues par votre commission, ce qui limite l'analyse que l'on peut faire de ce dossier. Je rappelle, par ailleurs, que nous ne portons pas d'appréciation sur les décisions individuelles de nos collègues, conformément à notre devoir de réserve et à nos principes éthiques et déontologiques. Le rapport de l'IGJ avait principalement pour objet d'identifier d'éventuels dysfonctionnements dans l'organisation judiciaire. Pour ma part, après avoir lu ce document, je n'en discerne pas.