La réunion

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Mardi 21 mai 2024

La séance est ouverte à 21 heures.

(Présidence de M. Didier Le Gac, Président de la commission)

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Mes chers collègues, nous poursuivons ce soir les auditions de notre commission d'enquête en accueillant, par visioconférence, Madame Yolande Vernaudon, déléguée polynésienne pour le suivi des conséquences des essais nucléaires (DSCEN). Je tiens à préciser, malgré l'homonymie des acronymes, que Madame Vernaudon ne doit pas être confondue avec la médecin-chef Anne-Marie Jalady, responsable du Département du suivi des centres d'expérimentation nucléaire, également désigné en tant que DSCEN. Cette dernière est rattachée à la Direction générale de l'armement du ministère des Armées et nous l'auditionnerons prochainement.

Madame la déléguée, vous dirigez une structure qui, depuis sa création en 2007, a pour mission de préparer et d'animer la politique du pays dans les domaines technique, scientifique, médical, environnemental et sociologique afin d'assurer le suivi des conséquences des essais nucléaires. Nous vous prions de bien vouloir nous expliquer en quoi consiste précisément votre mission, de quels moyens vous disposez pour la mettre en œuvre et, le cas échéant, quels obstacles vous rencontrez. Un questionnaire vous a été transmis par notre rapporteure, Mme Mereana Reid Arbelot. Toutes les questions qu'il contient ne pourront être abordées de manière exhaustive au cours de cette audition. Aussi, nous attendons de vous que vous lui fassiez parvenir des réponses écrites ainsi que l'ensemble des documents ou informations complémentaires que vous jugerez utiles de nous transmettre.

Pour ma part, j'aimerais vous poser quelques questions préliminaires. Dans une de vos interviews, vous avez mentionné que « les tenants et les aboutissants scientifiques du fait nucléaire en Polynésie ne sont toujours pas élucidés, voire ne le seront parfois jamais sur certains points car d'une très grande complexité ». Pourriez-vous nous expliquer la raison de cette position aussi pessimiste ? Vous avez par ailleurs expliqué qu'avec le lancement du Centre d'expérimentation du Pacifique (CEP) « un sentiment de honte va s'insinuer dans le quotidien des gens ». Pouvez-vous nous en expliquer plus précisément les ressorts et les raisons ? J'ai pour ma part trouvé ce mot fort. Pouvez-vous l'expliciter ? Enfin, j'aimerais savoir où en sont les réflexions, voire les actions, concernant la mise en place d'un centre de mémoire, qui constitue l'un des projets phares de votre mission.

Avant de vous donner la parole, je vous remercie de nous déclarer tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations. Je me dois aussi de vous rappeler que l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(Mme Yolande Vernaudon prête serment.)

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Yolande Vernaudon, déléguée polynésienne pour le suivi des conséquences des essais nucléaires en Polynésie

Monsieur le Président, Madame la rapporteure, mesdames et messieurs les membres de la commission d'enquête, je tiens à exprimer ma gratitude pour l'opportunité qui m'est offerte d'intervenir. Cette commission d'enquête représente pour moi une occasion rare et précieuse et je me sens honorée et privilégiée de pouvoir y contribuer dès son lancement. Mon objectif est de faire évoluer la réflexion afin de passer d'une logique de jugement à une logique de compréhension.

En ce qui me concerne, je suis née à Papeete en 1963. J'y ai été scolarisée jusqu'au baccalauréat en 1980. Par la suite, j'ai poursuivi mes études dans l'Hexagone et suis diplômée de l'École nationale supérieure d'agronomie de Toulouse (ENSAT). En d'autres termes, je suis ingénieure agronome de formation et je sers mon pays au sein du service public depuis 1988. J'ai exercé diverses fonctions, soit comme chargée de mission, soit comme cheffe de service dans les domaines de l'environnement, de l'aménagement du territoire, de l'égalité des territoires, du développement rural, du développement des archipels et de la refonte du service public. Je souhaite signaler que j'ai aussi été cheffe de l'inspection générale du pays de 2006 à 2014. Depuis 2017, je suis à la tête de la DSCEN. J'ai été nommée à la suite de M. Bruno Barillot, décédé le 25 mars de cette même année. J'ai hérité de sa feuille de route, qu'il avait proposée en décembre 2016 au gouvernement de l'époque, présidé par M. Fritch.

Celle-ci s'inscrit dans un cadre gouvernemental définissant le rôle et les missions de la délégation. La DSCEN est un service de mission, positionné au niveau de l'administration centrale, chargé de proposer une politique publique sur le fait nucléaire. Une fois ces orientations politiques validées, la DSCEN coordonne et anime leur mise en œuvre. La délégation, comme son nom l'indique, n'est pas directement opérationnelle mais s'appuie sur différentes institutions qui, elles, le sont. Ses principales fonctions consistent à agir en tant que secrétariat général scientifique et technique d'une commission administrative locale, qui a longtemps été le Conseil d'orientation pour le suivi des conséquences des essais nucléaires, aujourd'hui inactif. Depuis sa création, ses missions incluent la mise en place d'un centre de mémoire et le rôle d'interlocuteur des représentants de l'État sur ce sujet.

Pour suivre les conséquences des essais nucléaires, il est impératif de les mesurer et de les connaître. Ce qui nous renvoie à votre première question, car il nous faut d'abord comprendre les tenants et aboutissants de la gigantesque entreprise qu'a été la conduite de ces essais. Avant même les premiers tirs de bombes expérimentales, un chantier phénoménal a été déployé, affectant en premier lieu la ville de Papeete, mais aussi les atolls de Moruroa et de Fangataufa, ainsi que plusieurs pôles « secondaires » – sur le plan de l'organisation – comme les Gambier ou Hao. C'est une histoire indéniablement complexe. Mon constat est qu'actuellement, les avis tranchés sur les conséquences de ces essais pullulent, avant même que soient réalisées les études et enquêtes épidémiologiques à même de déterminer la réalité de ces conséquences, notamment sanitaires. Depuis que j'occupe ma fonction, il nous est apparu essentiel de consolider la connaissance de l'histoire du CEP. C'est pourquoi dès 2018, nous avons passé une convention avec la Maison des Sciences de l'Homme du Pacifique afin de mieux comprendre cette histoire, tout en engageant un travail mémoriel pour compléter les recueils de mémoire. À travers de cette convention, le pays s'est engagé à entreprendre toutes les démarches nécessaires pour améliorer l'accessibilité des archives. C'est notamment grâce à ces travaux et à ces échanges qu'une proposition nous a été faite, lors de la table ronde en juillet 2021, d'opérer un tri systématique des archives relatives au nucléaire. Ce processus est toujours en cours actuellement. La principale difficulté que je rencontre dans l'exercice de cette mission tient à un déficit chronique de pilotage stratégique. C'est un sujet de fond, car force est de constater que les interventions des politiques publiques et des décideurs, à tous les niveaux, surviennent après ou au moment d'une crise, mais qu'aucune stratégie claire n'a été établie sur ce sujet. C'est à mon sens le principal écueil.

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De quels moyens disposez-vous pour mener à bien votre mission ?

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Yolande Vernaudon, déléguée polynésienne pour le suivi des conséquences des essais nucléaires en Polynésie

La délégation est un service de mission positionné pour coordonner et animer l'action des autres services. À cet égard, c'est une structure très réduite. Nous sommes actuellement trois : mon adjoint, qui est juriste et complète mes compétences de base, un attaché d'administration, qui est secrétaire de direction, et moi-même. Un quatrième poste de bibliothécaire sera pourvu prochainement.

Le budget alloué est proportionnel à la taille de notre structure. Cependant, nous pouvons mobiliser assez facilement des budgets d'intervention, comme pour la convention « Histoire et mémoires ». Au total, avec son avenant, le pays a mobilisé 25 millions de francs pacifiques. Actuellement, une autre convention est en cours avec la Maison des Sciences de l'Homme du Pacifique sur les aspects sociologiques, pour un budget de 19 millions. C'est un choix de positionnement. J'entends souvent des suggestions selon lesquelles la DSCEN aurait plutôt intérêt à devenir une direction, ce qui en ferait une entité forte mobilisant plusieurs expertises, avec des médecins, des ingénieurs de l'environnement et du nucléaire, des experts de la culture, etc. Cependant, on courrait alors le risque que cette direction fonctionne de manière isolée, alors que jusqu'à présent, les pouvoirs publics polynésiens ont estimé qu'il était plus pertinent que la délégation maintienne une position très mobile et s'appuie sur les directions existantes dans les différents domaines que j'ai mentionnés. Nous appliquons cette stratégie avec plus ou moins de succès puisqu'évidemment, la direction de la santé, la direction de l'environnement, la direction de la culture et du patrimoine ont leurs propres programmes et plans d'action. Elles peuvent parfois considérer que le fait nucléaire est anecdotique ou du moins ne rentre pas dans leur agenda. La problématique est d'ailleurs principalement une problématique d'agenda.

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Pouvez-vous nous confirmer que les constats que vous formulez concernent bien l'administration polynésienne ?

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Yolande Vernaudon, déléguée polynésienne pour le suivi des conséquences des essais nucléaires en Polynésie

En effet, je ne peux évidemment parler que de l'administration polynésienne. Toutefois, en tant qu'interlocutrice désignée pour le pays sur ce sujet au niveau administratif, je constate une extrême dispersion des interlocuteurs du côté de l'État. À chaque changement de fonctionnaire, je dois systématiquement réexpliquer le dossier, ce qui pour moi est une gageure Cette situation entraîne une déperdition dans la compréhension des enjeux.

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Ia ora na, bonjour, Madame la déléguée, merci d'avoir accepté notre invitation à cette commission d'enquête. Vous avez expliqué votre rôle au sein de l'administration du pays et les difficultés que vous pouvez rencontrer, notamment en raison du statut de la délégation, qui n'est pas une direction propre mais doit solliciter diverses directions, telles que la santé, l'environnement et la culture. Je ne doute aucunement que cela complexifie indéniablement votre travail au quotidien, et je souhaite donc revenir sur vos rapports avec les services de l'État, en particulier concernant l'accès aux archives. Je suis étonnée par l'absence d'archiviste dans votre équipe, dans la mesure où il me semble que l'une de vos missions principales consiste à travailler sur l'histoire commune de la Polynésie et de l'Hexagone s'agissant des essais nucléaires. Actuellement, le poste vacant dans votre équipe est celui de bibliothécaire. Estimez-vous que cela soit suffisant pour mener à bien les travaux de votre délégation ?

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Yolande Vernaudon, déléguée polynésienne pour le suivi des conséquences des essais nucléaires en Polynésie

En ce qui concerne les archives, dans la logique du positionnement de la délégation en tant que service de mission non opérateur, je me suis rapidement rapprochée du service du patrimoine archivistique et audiovisuel de la Polynésie française, expert en la matière. Dès mes prises de fonction en 2017 et par la suite, le service des archives polynésien a été associé aux travaux relatifs au projet de centre de mémoire, relancé en 2018. La DSCEN n'étant pas un opérateur, nous avons sollicité la Maison des Sciences de l'Homme du Pacifique pour mobiliser des historiens. Le rapatriement des archives en elles-mêmes ne présente pas un grand intérêt, d'autant que la récupération de très grandes quantités de documents impliquerait d'organiser entièrement leur conservation, sur les plans de la logistique comme des compétences. Ce qui compte est qu'elles soient accessibles aux travaux des historiens et à toute personne souhaitant approfondir cette question. C'est dans cette optique qu'une convention a été signée en octobre 2018 avec la Maison des Sciences de l'Homme du Pacifique, à qui nous avons demandé d'assumer la responsabilité scientifique d'un programme de recherches historiques. Son directeur, le professeur Éric Conte, s'est appuyé sur le professeur Renaud Meltz, que vous avez par ailleurs déjà auditionné. Dans cette même convention, la délégation, représentant le pays, s'est engagée à entreprendre toutes les démarches nécessaires pour améliorer l'accessibilité de ces archives. Forte de mes huit années d'expérience à la tête de l'inspection générale de l'administration, je dirais qu'il s'agit là d'une question de choix organisationnel.

Si une direction devait être créée pour le suivi des conséquences des essais nucléaires, je crains que les autres administrations se désengagent complètement du sujet. Alors que le schéma actuel m'a par exemple permis, dès 2017, de me rapprocher de la direction générale de l'éducation et des enseignements (DGEE) pour signaler que le fait nucléaire n'était pas suffisamment abordé dans les écoles. Le ministère polynésien de l'éducation, la DGEE et le vice-rectorat se sont alors pleinement saisi de la question. Depuis 2018, ils développent un programme éducatif sur le fait nucléaire. Nous restons partenaires, mais c'est leur expertise et leur savoir-faire pédagogiques qui permettent de développer ce projet, dont ils assurent la responsabilité. N'ayons pas l'illusion de croire pouvoir être expert en tout, surtout sur des questions aussi complexes !

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L'exemple que vous venez de nous donner s'agissant du ministère de l'Éducation montre que cette organisation fonctionne. Mais j'en déduis que les choses fonctionnent parfois moins bien avec d'autres directions ou ministères. Est-ce bien ce que vous essayez de nous dire ?

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Yolande Vernaudon, déléguée polynésienne pour le suivi des conséquences des essais nucléaires en Polynésie

Oui, c'est exactement cela.

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Il me semble que vous êtes membre de la commission nationale d'ouverture des archives des essais nucléaires, créée en 2021 à la suite des annonces du Président de la République. Pourriez-vous nous apporter des précisions à ce sujet ?

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Yolande Vernaudon, déléguée polynésienne pour le suivi des conséquences des essais nucléaires en Polynésie

Dire que cette commission a été créée à la suite des annonces du Président de la République en juillet 2021 est tout à fait révélateur d'un phénomène d'inversion du déroulement réel des faits. Car en réalité, le processus avait déjà été annoncé lors de la table ronde du 1er juillet 2021 par Mme Darrieussecq, alors ministre déléguée auprès de la ministre des Armées, chargée de la mémoire et des anciens combattants. Sa proposition répondait aux demandes réitérées et argumentées que nous-mêmes avions déjà formulées, soutenues par un argumentaire fourni par le professeur Renaud Meltz et son équipe – que je pourrai vous communiquer – et qui expliquait de manière claire et concrète les difficultés d'accessibilité aux archives. Mme Darrieussecq a proposé de déployer un dispositif doté de moyens conséquents, avec notamment la création de six équivalents temps plein dans les différents services d'archives. Lors de la table ronde, elle a également annoncé qu'elle présiderait cette commission d'ouverture, réunissant tous les services détenteurs d'archives pertinentes pour l'histoire du CEP. Le Président Fritch a alors demandé que la Polynésie puisse avoir un représentant au sein de la commission, ce à quoi Mme Darrieussecq a dans un premier temps répondu par la négative. Cependant, au cours de la soirée, la question a été posée au Président de la République, en insistant sur la problématique à l'œuvre, c'est-à-dire celle de la confiance et de la défiance. Si les services de l'État fonctionnaient en circuit fermé pour ces travaux de déclassification, les Polynésiens resteraient dans un état de suspicion permanente. Finalement, la délégation polynésienne a obtenu gain de cause. La visite du Président de la République en Polynésie est intervenue fin juillet 2021, mais entre le 1er et la fin du mois, aucune avancée n'avait évidemment été réalisée. Ce sujet a dont été abordé dans le discours du Président, qui s'il constitue une étape essentielle du processus, n'en est toutefois pas à l'origine.

La première réunion de cette commission d'ouverture s'est tenue en octobre. Entre-temps, le pays a décidé de me désigner, ainsi que Mme Yvette Tommasini, comme membre de la commission. Contrairement à moi, Mme Tommasini a mené à son terme le processus d'habilitation lui permettant d'avoir accès aux documents classés secret défense, y compris ceux qualifiés de « proliférants ». De mon côté, j'ai abandonné en raison de la complexité de la procédure.

Je comprends qu'une défiance puisse persister malgré la présence de deux Polynésiennes au sein de cette commission d'ouverture. Cependant, il appartient aux décideurs de demander, d'une part, la réactivation de cette commission, qui ne s'est pas réunie depuis un an, et d'autre part, de nommer d'autres représentants. L'idéal serait de désigner des personnes à même d'être habilitées secret défense et de susciter la confiance des Polynésiens. Elles pourraient attester que les documents qui ne sont pas rendus publics sont bien écartés en raison de leur caractère proliférant, et non du fait d'une manœuvre de dissimulation. La question de la défiance constitue véritablement le cœur de la problématique, sentiment que je partage en tant que Polynésienne qui se sent flouée par l'histoire du CEP. J'ai été militante antinucléaire, j'ai protesté en 1995 et j'ai été insultée pour cela. Cependant, il est nécessaire de s'organiser pour parvenir à surmonter cette problématique et aller de l'avant.

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Merci pour les constats que vous partagez avec nous ; vous êtes indéniablement la personne adéquate au poste que vous occupez. De façon générale, vos propos sont assez pessimistes – vous évoquez toujours une omerta ainsi qu'un sentiment de honte – et vous appelez à mieux s'organiser. Or la mission de la DSCEN n'est-elle pas justement de proposer des solutions ?

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Yolande Vernaudon, déléguée polynésienne pour le suivi des conséquences des essais nucléaires en Polynésie

S'agissant de la question des archives, je vous enverrai les documents que nous avions préparés, signés à l'époque par le Président de la Polynésie en fonction, M. Édouard Fritch, et conservés au Haut-commissariat. Il y a notamment la lettre évoquée plus haut et une note que nous avions élaborée ensemble avec les professeurs Renaud Meltz et Éric Conte. Nous avions choisi pour méthode de décrire précisément les problèmes et les besoins.

Le questionnaire comprend une question portait sur la cartographie des acteurs détenant les archives concernant le CEP. Ne nous considérant pas suffisamment experts pour réaliser ce type de cartographie, nous avons justement signé une convention avec la Maison des Sciences de l'Homme du Pacifique afin de mobiliser les expertises nécessaires à une étude et une compréhension approfondies de l'histoire du CEP, et qui comprend ce point sur la cartographie des acteurs. Nous formulons constamment des propositions et certaines d'entre elles ont déjà été mises en œuvre.

Je regrette que vous perceviez principalement les aspects négatifs de mes réponses, mais en réalité, nous avançons ! Je vous fournirai à ce titre des éléments démontrant que nous avons franchi des étapes déterminantes. Nos progrès sont tels que le Centre national de la recherche scientifique (CNRS) a lancé un programme dédié à ce sujet, le Suivi ouvert des sociétés et de leurs interactions (Sosi) piloté par le professeur Renaud Meltz. L'objectif est de fluidifier une dynamique, sans prétendre être l'opérateur omniscient et omniprésent. Il est essentiel de travailler en transversalité, en mobilisant les expertises là où elles se trouvent et c'est ce que nous faisons.

Concernant le sentiment de honte que j'évoquais dans mon interview, repris dans le dossier de presse que je vous ai transmis sur « Le fait nucléaire en Polynésie : vers une paix des mémoires ? », je fais référence à l'époque de l'implantation du CEP, qui a entraîné un changement brutal de toute la sphère socio-économique. À l'époque, il était nécessaire de s'engager dans ce processus. Par exemple, dans la pièce de théâtre « Le Champignon de Paris », une scène met en lumière deux Polynésiens, dont l'un part travailler au CEP tandis que l'autre préfère rester s'occuper de sa plantation. Ceux qui ont choisi de continuer à vivre de manière traditionnelle, de pêche et d'agriculture, ont été méprisés. Cette scène décrit parfaitement ce qu'il se passe sur le plan psychosocial. Le poète Henri Hiro a lui aussi écrit plusieurs poèmes et chansons pour inciter les gens à se détourner de cet argent facile et à revenir aux fondamentaux, à savoir la terre, la pêche, et le faré traditionnel. Durant toute cette période de boom économique – cela a d'ailleurs aussi fait pschitt car on se demande ce qu'il en reste ! – les Polynésiens avaient honte de vivre dans une maison sur pilotis. Chacun voulait une maison en dur. Dès qu'on gagnait un peu d'argent, il fallait construire une maison avec une dalle, des murs en béton et un toit en tôle. Lorsque je parle de sentiment de honte, c'est tout cela que j'évoque.

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Madame, je vous remercie pour votre intervention. Vous incarnez à la fois la personne concernée, la militante et l'ingénieure rigoureuse. Vous êtes indéniablement la personne adéquate, au bon endroit et au bon moment. Notre commission d'enquête a pour mission d'apporter un soutien concret à vos efforts. Nous devons identifier précisément où intervenir pour faciliter votre démarche sans perturber le reste de vos activités. Et puisqu'il faut mettre de l'huile dans les rouages pour accélérer les choses, nous avons besoin de savoir à quel endroit positionner la burette et pas tâcher le reste.

Le travail de mémoire que vous conduisez comporte une dimension à la fois éducative et pluridisciplinaire, à savoir l'évaluation des conséquences tant sur l'homme – notamment en ce qui concerne les indemnisations – que sur la faune et la flore. Votre formation d'ingénieur vous permet sans doute de vous intéresser à ces aspects. Par ailleurs, la dimension sociale et sociétale de la Polynésie est cruciale. Les difficultés actuelles pour faire reconnaître certaines maladies, monter des dossiers et effectuer le travail de mémoire sont des enjeux importants. Dans vingt ans, aura-t-on pris en compte l'ensemble du cycle historique de la Polynésie, depuis les faits jusqu'à la reconnaissance des conséquences sur plusieurs générations ? Votre travail d'archives et de mémoire intègre-t-il ces aspects ? Y a-t-il une dimension contemporaine dans vos recherches ?

N'hésitez pas à nous signaler les difficultés de coordination entre les services régionaux et les services de l'État. Cette problématique est fréquente, y compris dans ma région, au Havre. La rotation du personnel complique souvent les choses, nécessitant de répéter les explications et de reprendre l'historique des dossiers, comme celui du port, me concernant. Avez-vous proposé des méthodes pour éviter de répéter constamment les mêmes informations, notamment lors des revues de contrats ou autres documents similaires ? Par exemple, des fiches de procédures peuvent être utiles pour les nouveaux arrivants ; pour ma part, j'avais ainsi pris l'habitude de transmettre des fiches sur la démarche qualité aux différentes personnes qui se succédaient.

Le rapport des populations aux essais nucléaires est aussi ambivalent. Lors de la précédente audition, certains intervenants ont exprimé leur fierté d'avoir accompli un travail extraordinaire, bien qu'étant victimes des conséquences de ce même travail. Pensez-vous qu'il soit important et possible de mettre en valeur cette histoire et les actions extraordinaires qu'ont accomplies des Polynésiens, bien que controversées puisque liées aux essais nucléaires ? Ces actions font partie de l'histoire de la Polynésie et méritent d'être reconnues.

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Yolande Vernaudon, déléguée polynésienne pour le suivi des conséquences des essais nucléaires en Polynésie

Je tiens à vous remercier sincèrement pour vos remarques concernant mon action. J'en suis touchée car je m'efforce de donner le meilleur de moi-même dans ce domaine et je suis profondément engagée.

S'agissant des études d'impact sur l'environnement, la faune et la flore, des demandes ont été formulées par le pays. Nous avons travaillé en collaboration avec la délégation à la recherche et des associations de protection de l'environnement, notamment l'association MANU, société d'ornithologie de Polynésie dont je suis membre fondateur et dont j'ai été présidente. MANU est membre de la commission de suivi des sites, qui informe les Polynésiens sur le suivi radiologique et géomécanique des atolls de Moruroa et de Fangataufa. J'ai échangé avec mon homologue Mme Anne-Marie Jalady afin de comprendre pourquoi l'Etat ne répondait pas aux demandes de bilan des essais nucléaires sur la faune et la flore. Je n'en ai pas très bien compris les raisons et je vous suggère de lui poser directement la question lors de sa prochaine audition. Nous avons également demandé une réhabilitation de ces sites, qui pourraient servir de sanctuaires destinés à des espèces en danger puisqu'ils sont extrêmement surveillés. Là encore, les demandes restent sans réponse.

Les conséquences sont aujourd'hui mesurables. Les archives, quant à elles, ne nous fourniront pas d'éléments pour évaluer les conséquences actuelles : elles nous permettront seulement d'évaluer le niveau de risque pris au moment des essais, et éventuellement de comprendre les intentions de l'époque. Prenons l'exemple des conséquences sanitaires, puisque vous évoquez les difficultés pour faire reconnaître les maladies radio-induites. Ces conséquences ne se décrètent pas ; elles se mesurent à l'aide de suivis sanitaires et d'enquêtes épidémiologiques. À titre d'exemple, l'expertise collective de l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) a produit une méta-analyse basée sur de nombreuses données et études. Cette expertise, rendue en février 2021, n'a pas été exploitée et est passée inaperçue d'un point de vue médiatique. Les journalistes ont préféré réaliser des micros-trottoirs et titrer sur des réponses de personnes non-expertes. Et la page a ainsi été tournée. Cette expertise collective, pourtant, fait bien entendu partie de mon fonds documentaire. Nous collaborons avec la direction de la santé et plus particulièrement avec l'institut du cancer polynésien, créé il y a deux ans et qui a enfin finalisé la production des registres du cancer. Je propose de consulter les médecins épidémiologistes spécialistes du sujet qui ont travaillé à l'élaboration de ces registres.

Deux problématiques essentielles se posent. Il s'agit d'une part d'un manque de constance, de visibilité, de stratégie partagée et de définition d'un plan d'action. Nous faisons des propositions qui restent lettres mortes car il faudrait que le niveau décisionnel s'en empare, en discute et arrête une stratégie avec des objectifs clairs et une déclinaison en plan d'action. À ce moment-là, nous pourrons intervenir, tout comme les autres intervenants concernés. D'autre part, la seconde difficulté tient au fait que le débat public est bien souvent enfermé dans des idées préconçues, voire complètement fausses ou erronées.

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A ce sujet, le travail historique me paraît essentiel pour résoudre les deux problématiques que vous soulevez. Il est à mes yeux crucial de connaître les faits et de pouvoir replacer les décisions prises dans leur contexte, qu'il s'agisse d'une fraction de seconde, comme lors du premier tir, ou que ce contexte s'étende sur deux jours, dix ou vingt ans ! Ne pensez-vous pas que cela pourrait répondre à la deuxième problématique que vous mentionnez, à savoir que le débat public est souvent inondé de fantasmes en raison d'un manque de faits ? Nous avons des lacunes dans l'histoire commune entre la Polynésie et l'Hexagone. Par conséquent, on invente. Plus nous accèderons aux archives, même si certaines sont mal conservées ou inaccessibles pour diverses raisons, plus nous en saurons sur notre histoire et moins nombreux seront les fantasmes et les inventions.

Par ailleurs, lorsque vous parlez de stratégie partagée, faites-vous référence à une collaboration entre l'État et la Polynésie ?

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Yolande Vernaudon, déléguée polynésienne pour le suivi des conséquences des essais nucléaires en Polynésie

En premier lieu entre les Polynésiens eux-mêmes.

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J'en reviens donc à l'histoire avec un grand H. Lorsqu'on ignore son histoire, il est impossible de se réconcilier avec soi-même. Pour moi, cela revêt une importance capitale. Dès lors que l'on évoque une stratégie partagée, à un second degré, entre l'État et le pays, il est inconcevable de définir celle-ci sans connaître nos origines, même si nous ne pouvons pas attendre d'avoir exploré l'ensemble des aspects historiques avant de prendre une décision. Cela doit peut-être se faire de manière simultanée.

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Yolande Vernaudon, déléguée polynésienne pour le suivi des conséquences des essais nucléaires en Polynésie

Sur un sujet aussi fondamental et complexe, il est indispensable d'adopter une démarche itérative. Il s'agit d'un processus d'aller-retour, comparable à une respiration. Tout d'abord, il est essentiel de s'accorder sur ce que nous recherchons. Je pense que nous souhaitons tous nous libérer de ce passé car nous désirons nous projeter vers l'avenir. C'est cela qui est fondamental. Maintenant, comment procéder pour opérer ce mouvement ?

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Yolande Vernaudon, déléguée polynésienne pour le suivi des conséquences des essais nucléaires en Polynésie

Pour ma part, j'ai formulé plusieurs propositions dont je vous ferai part par écrit afin de ne pas empiéter davantage sur le temps de cette audition. Vous évoquez l'importance de connaître notre histoire. Pourquoi pensez-vous que nous avons signé une convention avec la Maison des Sciences de l'Homme du Pacifique dès 2018 ? C'est précisément pour cette raison. Mon prédécesseur avait de son côté déjà initié la démarche. Il avait du reste débuté bien avant, en collaborant par exemple avec Jean-Marc Regnault, qui a produit de nombreux travaux sur l'histoire. Il ne s'agit pas d'ignorer les travaux antérieurs à cette convention, bien au contraire. Cependant, en établissant cette convention, nous avons franchi une nouvelle étape en matière de dynamisme dans les recherches. En dehors du programme Sosi, de nombreux travaux sont effectués, pas seulement en Polynésie. Cet héritage des essais nucléaires est partagé par nos voisins océaniens à la suite des expérimentations américaines et anglaises. Cet héritage constitue un traumatisme qui s'inscrit dans la continuité de la colonisation, qui représente elle-même un prolongement des hécatombes océaniennes.

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Madame Vernaudon, je m'associe aux remerciements de mon collègue Jean-Paul Lecoq pour la franchise de votre expression. Il est évident que vous accordez un intérêt primordial à la Polynésie. Vos réflexions, propositions et interventions visent clairement le mieux-être de cette région, ce qui force le respect, surtout pour une commission d'enquête basée à Paris, composée principalement de députés de l'Hexagone. Cela nous oblige à une certaine humilité et à une compréhension des espaces respectifs de pouvoir et de légitimité en cette matière. Votre intervention est utile non seulement pour la Polynésie, mais également à une échelle plus large. Par exemple, dans votre interview, vous évoquez Benjamin Stora, ce qui indique clairement que vous avez réfléchi à la manière de faire la paix des mémoires, une notion que j'apprécie particulièrement et qui est bénéfique pour tous.

Ma première question pourrait sembler à contre-courant de votre discours. Si je comprends bien, vous suggérez que nous surinvestissons peut-être la question des archives, en pensant y trouver quelque chose qui n'y est pas. Cela affaiblit l'importance de ma question initiale, qui portait sur le nombre de chercheurs et chercheuses habilités au secret défense et sur les modalités pour obtenir cette habilitation. Vous avez mentionné la grande difficulté que vous avez-vous-même rencontrée, allant jusqu'à la renonciation à obtenir cette habilitation. Or le fait que des chercheurs abandonnent les démarches d'habilitation représente un frein sérieux. Dispose-t-on de données sur les refus d'habilitation ? Existe-t-il des contentieux avec la Commission d'accès aux documents administratifs (Cada) à ce sujet ? La Cada exerce-t-elle un rôle dans l'accès aux archives sur les essais nucléaires et le secret défense ?

Par ailleurs, vous nous dites que, concernant les effets sanitaires, on doit se contenter de constater les faits, qui seront absents des archives. Bien que nous ne puissions que souscrire à vos propos, sur le plan du raisonnement juridique, on sort alors de la logique traditionnelle en matière de responsabilité civile dans notre pays. En effet, selon l'article 1240 du code civil, c'est le fait de l'homme qui cause un dommage et qui oblige celui-ci à le réparer. Ainsi, on pourrait admettre qu'il n'est pas nécessaire de rechercher des fautes, que celles-ci sont de toute façon inexistantes et que ce que l'on trouvera dans les archives se bornera à l'étendue du risque pris. On pourrait même décider de faire totalement abstraction de la question de la faute en affirmant que tout cela n'est que fait, et non faute, quand le simple fait implique l'obligation d'indemnisation ou de réparation. Or votre position semble indiquer qu'il n'est même pas nécessaire d'examiner le fait lui-même dans ses détails et que l'on part du dommage pour en inférer le dédommagement. Cette approche est très audacieuse sur le plan de la réflexion juridique. Peut-être est-ce qu'il faut suivre pour apporter une réponse politique. Pourriez-vous éclaircir ce point ?

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Merci beaucoup Madame Vernaudon pour vos propos. À l'instar de ma collègue Mme Garrido, je suis juriste et avocat et je dois avouer que je suis quelque peu gêné par la méthodologie que vous employez. Ce n'est pas la présentation en elle-même qui me pose problème, mais plutôt la dimension causale que vous développez à partir de faits avérés pour ensuite aboutir à une conclusion qui d'ailleurs, si l'on cherchait à établir une responsabilité, serait certainement remise en cause par nos tribunaux, au regard des constructions juridiques actuelles en France. Je suis gêné intellectuellement par cette approche. Je partage l'idée qu'il faut œuvrer dans une dimension de paix des mémoires, comme vous l'évoquez. Cependant, je m'interroge sur la finalité de votre démarche : est-ce une quête ou un aboutissement que vous visez ? Si c'est une quête, la mise de côté, même partielle, de certaines archives, sous prétexte que leur instruction n'est pas nécessaire à l'organisation générale des conclusions, risque de tronquer, d'éluder ou d'empêcher d'obtenir une image objective et globale de la problématique. C'est sur ce point que je m'interroge et non quant aux objectifs louables que vous mentionnez, à savoir se débarrasser de certains éléments, dans une logique de résilience. Ma question est à la fois politique, philosophique et juridique : comment pouvez-vous espérer parvenir à l'apaisement général sans un travail préalable de confortation ou du moins de cadrage le plus précis possible ? J'avoue être quelque peu perdu ce soir sur ce point, malgré toute l'attention et l'ouverture d'esprit avec lesquelles je vous écoute.

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Yolande Vernaudon, déléguée polynésienne pour le suivi des conséquences des essais nucléaires en Polynésie

Je prendrais un exemple concret pour vous répondre, en parlant de la loi Morin. D'après l'article premier, « toute personne souffrant d'une maladie radio-induite résultant d'une exposition à des rayonnements ionisants dus aux essais nucléaires français et inscrite sur une liste fixée par décret en Conseil d'Etat conformément aux travaux reconnus par la communauté scientifique internationale peut obtenir réparation intégrale de son préjudice dans les conditions prévues par la présente loi ». Je voudrais d'abord souligner que la loi Morin se concentre exclusivement sur les dommages liés à l'exposition aux rayonnements ionisants et n'aborde pas les problématiques sociétales dans leur ensemble. Cela s'explique par son origine historique, visant à répondre spécifiquement à cette question.

Revenons sur le terme « résultant ». Il donne l'illusion que nous pouvons, avec les moyens actuels, affirmer qu'une maladie potentiellement radio-induite est causée par l'exposition aux rayonnements ionisants. Certes, la communauté scientifique internationale reconnaît que l'exposition aux rayonnements ionisants constitue un facteur de risque. Mais le texte de la loi laisse entendre que nous sommes en mesure d'assurer que telle ou telle maladie est due à l'exposition aux rayonnements ionisants. Ce n'est pourtant pas le cas ! Nous ne disposons pas des moyens scientifiques pour attribuer une maladie à cette exposition de manière certaine. Comme vous le savez, les cancers, par exemple, sont plurifactoriels et il est impossible de déterminer précisément la cause de la maladie à un moment donné. Cette difficulté est bien réelle. Je vous renvoie aux auditions d'experts en radiologie et en surveillance radiologique pour comprendre jusqu'à quand les populations et les travailleurs sur les sites ont été véritablement exposés.

Il est en outre essentiel de ne pas confondre prise de risque et conséquence directe. Par exemple, une personne roulant à 200 km/h sur une route prend des risques pour elle-même et pour les autres, mais cela ne signifie pas qu'elle aura nécessairement un accident. Le lien de cause à effet ne peut pas être établi grâce aux archives. Par conséquent, dans certains cas, il faudra admettre – ce pourquoi mon propos peut sembler pessimiste – que cela n'est jamais possible. Peut-être ne trouverons-nous jamais, du moins pas à notre époque, de moyens scientifiques permettant d'affirmer que tel cancer est causé par tel facteur. Dès lors, il est nécessaire de considérer les périodes d'exposition, aussi faibles soient-elles, et il serait juste de rembourser a minima l'ensemble des frais engagés par la Caisse de prévoyance sociale (CPS) pour la prise en charge des malades atteints de ces pathologies, mais uniquement pour ceux qui étaient effectivement présents durant la période d'exposition à un risque. Au-delà de cette période, il ne faut pas tergiverser. Si l'exposition a cessé, il n'y a pas lieu à indemnisation. Je ne m'étendrai pas davantage en explications et préfère vous orienter vers les experts en la matière comme l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), la Commission de recherche et d'information indépendantes sur la radioactivité (CRIIRAD) ou d'autres spécialistes en médecine nucléaire.

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Diverses études ont déjà tenté d'objectiver les expositions. Cependant, ne constate-t-on pas un tel niveau de défiance que même lorsqu'une étude scientifique est publiée, qu'elle émane de l'Inserm ou du Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA), elle est immédiatement remise en question ? Par exemple, l'étude de l'Inserm a été vivement critiquée par certaines associations, l'une d'elles allant jusqu'à parler de négationnisme. Vous nous indiquez qu'il faut objectiver par des scientifiques et ne pas se contenter de consulter les archives. Pourtant, cette approche n'a pas contribué davantage à instaurer la paix.

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Yolande Vernaudon, déléguée polynésienne pour le suivi des conséquences des essais nucléaires en Polynésie

Le problème s'est accentué ces dernières années. Je me suis référée aux travaux de la commission d'enquête de l'Assemblée de la Polynésie française en 2005. À cette époque, l'ambiance n'était pas la même. Aujourd'hui, en revanche, nous subissons un traitement médiatique de surface basé sur des invectives. Est-il normal qu'un ancien travailleur, également président d'une association, soit traité de collaborateur sur les réseaux sociaux lorsqu'il demande une médaille de reconnaissance ? Est-il acceptable qu'une présidente d'association de lutte contre le cancer soit qualifiée de négationniste lorsqu'elle affirme que tous les cancers ne peuvent être attribués à l'exposition au rayonnement ionisant des essais nucléaires français ? Cette ambiance nous empêche de travailler sereinement. Je vous suggère de vous procurer ces études et d'interroger les experts qui les ont réalisées. Vous pouvez également consulter des experts indépendants ou travaillant pour des ONG, pas évitons les micros-trottoirs !

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Je souhaite aborder deux derniers points. Tout d'abord, concernant l'éducation et l'enseignement de ce pan de notre histoire commune, polynésienne et hexagonale, vous avez mentionné précédemment le travail effectué en Polynésie pour enseigner dans les écoles le fait nucléaire. Que penseriez-vous de l'étendre à l'ensemble de l'Hexagone ? Ensuite, en tant que déléguée, quelles sont vos attentes vis-à-vis de notre enquête parlementaire ?

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Yolande Vernaudon, déléguée polynésienne pour le suivi des conséquences des essais nucléaires en Polynésie

Pour répondre à votre première question, il me semble qu'il serait pertinent d'inclure plus largement les outre-mer français dans l'enseignement de l'histoire de France et de la géographie. Il est épuisant de relever, dans le cadre de discussions informelles, combien nombre de gens confondent Tahiti et Haïti, ou combien perdurent certains stéréotypes humiliants et persistants à l'égard des outre-mer. Par exemple, l'idée que les Océaniens manquent de profondeur ou de capacité à se projeter dans l'avenir. Or ces clichés seraient probablement moins ancrés dans l'esprit des Français hexagonaux si un minimum d'enseignement de l'histoire et de la géographie était consacré aux outre-mer, dont une partie dédiée à la question du fait nucléaire, bien sûr.

Je souhaite revenir sur la question de l'habilitation au secret de la défense. J'ai choisi de renoncer à remplir le questionnaire car je le faisais via une application Internet, étant donné que je ne pouvais pas le faire directement sur place. Cette application posait des difficultés en raison de mon histoire familiale, notamment parce que certaines rubriques manquaient dans les menus déroulants. Il fallait remonter assez loin dans l'identité des parents, du conjoint et de ses parents, ce qui compliquait la tâche. Étant donné que mon père est né en Chine, ma mère à Port-Vila et ma belle-mère aux Marquises, je ne trouvais pas les informations appropriées dans les menus déroulants. C'est aussi bête que cela. Ce ne sont pas tant les historiens qui devraient être habilités au secret défense que des représentants, soit à un niveau politique – ce qui n'est peut-être pas envisageable – soit à un niveau administratif de la Polynésie, par exemple le chef du service des archives polynésiennes, un agent de ce même service ou encore des agents du service du patrimoine et de la culture. Il serait plus judicieux d'habiliter ces personnes afin qu'elles puissent attester que lorsqu'un dossier a été classé proliférant, c'est à juste titre et non dans un but de dissimulation. On en revient à la problématique de défiance développée précédemment.

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Ma dernière question portait sur vos attentes éventuelles vis-à-vis de cette enquête parlementaire.

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Yolande Vernaudon, déléguée polynésienne pour le suivi des conséquences des essais nucléaires en Polynésie

Quitte à me répéter, notre objectif est de nous extraire de cette logique de stéréotypes, de préjugés et d'idées préconçues à laquelle nous sommes tous soumis ; c'est propre à notre nature humaine. Mon attente est que cette commission d'enquête, par l'ensemble de ses travaux et réflexions, parvienne à initier un mouvement plus général qui pousserait chacun d'entre nous à un véritable effort pour comprendre plutôt que juger. Il est essentiel de se forger une opinion personnelle plutôt que de simplement adopter l'opinion dominante. Nous avons tous une responsabilité en ce sens.

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Je voudrais conclure en citant Paul Ricœur, tout comme je l'ai fait dans la dernière phrase de l'exposé des motifs de la proposition de résolution pour la création de cette commission : « L'explication est désormais le chemin obligé de la compréhension ». Merci.

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Yolande Vernaudon, déléguée polynésienne pour le suivi des conséquences des essais nucléaires en Polynésie

Merci, Madame la rapporteure.

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Nous concluons notre audition sur cette note positive. Merci, Madame la déléguée, d'avoir répondu à nos questions. Vous avez insisté sur l'importance de consulter des experts. Si vous avez des propositions à formuler dans le cadre du questionnaire que vous devez remplir ou des suggestions à nous soumettre, n'hésitez pas à le faire.

La séance est levée à 22 h 20

* * *

Membres présents ou excusés

Présents. – M. Xavier Albertini, Mme Raquel Garrido, M. Didier Le Gac, M. Jean-Paul Lecoq, Mme Mereana Reid Arbelot.

Excusés. – M. Jean-Charles Larsonneur.