La séance est ouverte à quinze heures.
La commission procède à l'audition de M. Olivier Guersent, directeur général de la concurrence à la Commission européenne.
Nous sommes heureux d'accueillir, en visioconférence, M. Olivier Guersent, directeur général de la concurrence au sein de l'administration de la Commission européenne.
Cette audition présente deux particularités. D'une part, il n'y aura pas de prestation de serment, compte tenu des immunités dont bénéficient les fonctionnaires européens. D'autre part, les réponses de M. Guersent seront forcément circonscrites, du fait de l'enquête approfondie lancée en janvier 2023.
Monsieur le directeur général, vous avez répondu positivement à notre invitation dès que nous vous l'avons adressée, au début du mois de septembre. Nous vous en remercions sincèrement car cette audition revêt pour nous une grande importance.
Notre commission d'enquête s'attache à comprendre le déclin continu de la part modale du fret ferroviaire en France depuis le début des années 2000, même si ce déclin était amorcé depuis très longtemps. Il s'agit aussi d'appréhender la stratégie de discontinuité retenue par le gouvernement français pour tenter de protéger Fret SNCF du risque d'une condamnation à rembourser des sommes considérées comme des aides publiques par la Commission européenne. Ces sommes ont été versées à Fret SNCF sur une période de près d'une dizaine d'années, potentiellement au mépris de la règle de l'investisseur avisé.
Monsieur le directeur général, vous avez passé une grande partie de votre carrière au sein de la direction générale de la concurrence, dont vous avez pris la direction en 2019. Les questions que nous vous poserons seront liées aux faits ayant précédé l'enquête approfondie. Nous reviendrons en particulier sur les alertes adressées au gouvernement français et sur les doutes quant à la légalité des aides publiques perçues par Fret SNCF depuis 2005. Cette date coïncide avec l'accord de la Commission européenne au plan d'aide et de restructuration de la branche fret du groupe public ferroviaire.
Nous serons heureux de recueillir vos précisions sur les échanges entre la France et la Commission européenne avant janvier 2023, et sur la perception par Bruxelles des positions françaises. Nous apprécierions également de disposer d'éléments de comparaison avec d'autres États ou d'autres opérateurs publics de fret ferroviaire. Je pense notamment à la Roumanie, qui a fait l'objet d'une décision avant l'épidémie de covid-19, et à la procédure en cours avec l'Allemagne.
Je vous remercie de me donner l'opportunité de vous apporter quelques éclairages sur la procédure formelle d'examen sur le financement de Fret SNCF, et plus généralement sur la politique de concurrence dans le cadre du Pacte vert pour l'Europe.
La Commission européenne a ouvert une procédure formelle d'examen au sujet du financement public de Fret SNCF depuis 2007. Les aides des États peuvent être notifiées à la Commission européenne pour approbation préalable, mais cela n'a pas été le cas pour le financement de Fret SNCF. Celui-ci est évalué à environ 5,3 milliards d'euros. L'enquête approfondie, qui n'est pas encore close, a incité les autorités françaises à enclencher la transformation de Fret SNCF. Tant que cette procédure est en cours, je suis soumis à un devoir de confidentialité absolu. Je ne peux donc pas m'exprimer sur les éléments non publics de ce dossier comme des dossiers récemment clos ou en cours dans d'autres États membres.
Pour la complète information des députés, je vous renvoie à la décision de la Commission européenne du 18 janvier 2023, publiée au Journal officiel de l'Union européenne du 14 avril. Cette décision ouvre la procédure d'examen et expose l'historique détaillé du financement de Fret SNCF, ainsi que les motivations des doutes juridiques suscités par ce financement.
La Commission a ouvert l'enquête après avoir pris connaissance d'une décision de l'Autorité de régulation des activités ferroviaires (ARAF) en date du 22 avril 2015. Dans cette décision, l'ARAF soulève un risque potentiel de subventions croisées au sein de la SNCF, au profit de sa branche de fret ferroviaire.
Tout d'abord, je voudrais préciser que l'enquête de la Commission peut déboucher sur trois scénarios. La Commission peut valider les aides de manière inconditionnelle, dans l'hypothèse où l'enquête lèverait tous les doutes initiaux. Elle peut aussi valider ces aides en les assortissant d'obligations spécifiques. Enfin, elle peut déclarer ces aides incompatibles avec le marché intérieur, auquel cas elle est dans l'obligation de demander à l'État membre concerné de récupérer l'intégralité de ses aides auprès du bénéficiaire – y compris les intérêts afférents.
La récupération des aides d'État est la conséquence du constat d'incompatibilité établi par la Commission à l'issue d'une procédure formelle d'examen. Ces aides doivent être neutralisées pour restaurer l'équilibre concurrentiel préalable à leur versement. Si les aides incompatibles n'étaient pas récupérées, le contrôle des aides d'État dans l'Union européenne serait inopérant.
Il incombe aux États membres concernés de s'assurer du respect effectif de l'obligation de récupération des aides incompatibles. Le juge de l'Union européenne a prévu que cette obligation ne s'applique pas dans un seul cas, celui où le bénéficiaire de l'aide a disparu du marché, sans que la ou les entreprises reprenant certains actifs ou certaines activités dudit bénéficiaire ne puissent être qualifiées de successeur juridique et économique de l'entreprise ayant perçu les aides illégales.
Le juge de l'Union européenne a également précisé que, dans le cas où l'entreprise est tenue de quitter le marché, les entités reprenant les actifs de l'entreprise visés par ces obligations de récupération ne sont pas tenues de rembourser les aides incompatibles s'il peut être démontré qu'il y a discontinuité économique entre ces entreprises. Cela implique que la nouvelle entité soit significativement différente de l'entité d'origine. À titre d'exemple, la Commission a estimé que les aides illégalement perçues par Alitalia ou par la société nationale Corse-Méditerranée (SNCM) ne devaient pas être remboursées par les entreprises ayant repris une partie des actifs : ITA dans le premier cas, Corsica Linea dans le deuxième cas. La Commission a considéré que ces entreprises nouvelles étaient significativement différentes des entreprises d'origine.
Par ailleurs, je vous confirme que des échanges ont eu lieu entre la Commission européenne et les autorités françaises pour avertir ces dernières des risques juridiques importants liés à ce dossier, de la possible ouverture d'une procédure par la Commission et de ses conséquences potentielles.
Nous avons également informé les autorités françaises de la préoccupation de la Commission sur l'avenir du fret ferroviaire en France et sur sa compétitivité par rapport au transport routier, compte tenu des exigences du Pacte vert. Nous avons insisté sur l'importance d'éviter, autant que possible, tout nouveau report modal. Le fait est que la situation du fret ferroviaire en France s'est dégradée continuellement depuis de nombreuses années.
Face à ce risque, M. le ministre Clément Beaune a affirmé publiquement que les autorités françaises ne souhaitaient pas laisser les différents acteurs, notamment le personnel de l'entreprise concernée, dans une situation d'incertitude. Cela a donné lieu à l'annonce, par le gouvernement français, d'un scénario de discontinuité économique visant à éviter, dans l'hypothèse d'une décision négative de la Commission, une situation chaotique et problématique.
La discontinuité économique ne s'apparente pas à une restructuration. Il s'agit d'une transformation fondamentale de l'entreprise. C'est toutefois la seule alternative juridiquement acceptable à la liquidation totale de l'intégralité des activités de l'entité bénéficiaire des aides incompatibles.
Pourquoi parler de « liquidation discontinuité » ? Cette opération serait la conséquence directe et nécessaire d'un éventuel constat d'incompatibilité des aides, à l'issue de l'enquête formelle ouverte en janvier dernier. Une telle conclusion juridique emporte normalement l'obligation de rembourser les aides déclarées incompatibles, ce qui, en l'espèce, paraît peu réaliste : eu égard au bilan de Fret SNCF, cette société ne semble pas en capacité de rembourser plusieurs centaines de millions d'euros. Les sommes dues pourraient même être plus élevées, puisque le financement public reçu par Fret SNCF est évalué à 5,3 milliards d'euros. En cas de non-remboursement, la jurisprudence de la Cour européenne impose la sortie du marché de l'entreprise et sa liquidation.
Une autre interrogation consiste à savoir si les règles de concurrence applicables à tous les secteurs économiques de l'Union européenne ne trouveraient pas leurs limites dans le secteur ferroviaire. Ce secteur se prêterait mal à la concurrence et devrait donc bénéficier de dérogations pour le protéger, compte tenu de son rôle primordial dans la décarbonation du transport. Or les règles de concurrence définies par le juge de l'Union ne sont absolument pas contradictoires avec le bon fonctionnement du secteur ferroviaire, bien au contraire. Ces règles concourent à rendre ce secteur plus compétitif face à la route.
J'ajoute que les règles régissant les aides d'État sont l'une des garanties que les États membres ont mutuellement souscrites lors de la création du projet européen, en vue de se préserver entre eux d'une course aux subventions qui minerait la confiance et la solidarité entre États et entre citoyens. La Commission est la gardienne de ces règles et se doit d'être un arbitre impartial.
La Commission a ouvert des enquêtes sur le soutien public accordé aux opérateurs de fret public dans d'autres États membres : en Allemagne, en Roumanie et en Italie. Ces enquêtes sont traitées – toutes choses égales par ailleurs – d'une manière équitable, dans le respect de la règle de droit qui s'impose à tous les pays membres de l'Union.
Une autre question, qui a notamment été soulevée dans cette enceinte, consiste à savoir si la politique de concurrence a été un accélérateur de la chute de la part modale en France. Comme vous l'avez suggéré, ce déclin a débuté bien avant l'ouverture à la concurrence du secteur ferroviaire. Il est utile de rappeler les deux grandes caractéristiques du marché français. Premièrement, nous pouvons citer la part de marché du fret ferroviaire (9,9 %) deux fois inférieure à la moyenne de l'Union (18,7 %). Deuxièmement, le nombre d'opérateurs ferroviaires et l'intensité concurrentielle en France sont plus limités que dans la moyenne de l'Union. En effet, vingt-quatre opérateurs assurent près de 100 % du marché du fret ferroviaire en France. Par comparaison, ils sont au nombre d'une centaine en Allemagne.
Dans ces conditions, il est difficile d'imaginer une corrélation entre l'ouverture à la concurrence et le déclin du fret ferroviaire en France. Cette corrélation semble plutôt fonctionner en sens inverse : dans les pays où la concurrence est plus intense qu'en France, la part du fret est plus marquée.
Plusieurs intervenants sollicités dans cette commission d'enquête ont avancé diverses raisons susceptibles d'expliquer le phénomène : la désindustrialisation de la France, le sous-financement public et privé, la concurrence du transport routier, la préparation insuffisante du principal opérateur de fret français à la libéralisation, le fait que le transport routier ne paie pas intégralement les coûts des infrastructures utilisées, etc. Ce serait faire beaucoup d'honneur à la politique de concurrence que de lui imputer l'accélération de la détérioration de la part modale du fret ferroviaire en France.
D'après l'analyse de la direction générale de la concurrence, c'est précisément le manque de concurrence qui a conduit, en France, à rendre ce mode de transport moins efficace que la route. Plusieurs intervenants ont d'ailleurs déclaré devant votre commission que Fret SNCF souffre d'une qualité de service incertaine et de surcoûts par rapport à ses concurrents évalués entre 20 et 30 %. Ces deux handicaps compliquent le report modal.
D'ailleurs, ce sont les opérateurs alternatifs qui ont enrayé le déclin du fret ferroviaire en France. De fait, le chiffre d'affaires qu'ils ont généré au cours des dernières années a plus que compensé la diminution du chiffre d'affaires de Fret SNCF. Je note également que la part modale du fret ferroviaire est plutôt corrélée à un nombre élevé qu'à un nombre limité d'opérateurs.
Certains se sont demandé si la politique de concurrence n'aurait pas fragilisé des activités qualifiées d'essentielles ou stratégiques. À mon sens, ces allégations ne sont pas fondées. En réalité, il n'y a eu de concurrence véritable que sur le segment du train complet, qui fonctionne plutôt bien. Sur le temps long, nous n'avons pas observé de réelle concurrence, en France, sur le wagon isolé. Cette absence d'entrée sur le marché semble résulter en premier lieu, pour les opérateurs historiques, du souhait de gagner de l'argent sur ce segment qui n'est devenu rentable que par l'octroi de concours public. De ce fait, les nouveaux entrants ont rencontré des difficultés pour entrer sur ce marché : ils ne disposaient ni des moyens humains, ni des moyens financiers, ni des moyens opérationnels de l'opérateur historique nécessaires pour assurer une couverture nationale et réaliser des économies d'échelle.
Par ailleurs, il ne semble pas y avoir eu de tentative de coopération ou de sous-traitance à des opérateurs plus petits, tels que les opérateurs ferroviaires de proximité. Ce fait est attesté par notre récente étude sur le secteur ferroviaire, publiée sur le site internet de la direction générale de la concurrence. Or ces coopérations sont naturellement autorisées par les règles européennes.
En résumé, l'attrition du segment du wagon isolé en France n'est en rien imputable à la politique de concurrence, mais en grande partie à des choix opérés par les États membres et par les opérateurs historiques. Je précise qu'à une exception près, celle de la France, aucun État membre n'a jugé pertinent d'imposer des obligations de service public assorties de compensations financières pour le fret ferroviaire. Cette possibilité est pourtant prévue par les traités et parfaitement compatible avec les règles de concurrence. Dans le cas français, le fret ferroviaire ne constitue pas un service public. Fret SNCF n'a pas été investi d'une quelconque mission de service public par un acte de l'autorité.
C'est un point important, déjà soulevé à plusieurs reprises dans votre commission. La France, ainsi que d'autres États membres, s'est longtemps reposée sur le seul opérateur historique pour qu'il assure toutes sortes d'opérations, rentables ou non, sans instituer un cadre juridique national. Ce cadre aurait dû passer par la mise en place de régimes de soutien financier ouverts à tous les concurrents et, pour les activités délaissées par les opérateurs en dépit de ces aides à l'exploitation, par l'imposition d'éventuelles obligations de service public avec une compensation pour les activités structurellement déficitaires.
Je me réjouis que cette clarification juridique soit en marche. Depuis plus de quinze ans, la Commission rappelle aux États membres la possibilité d'instituer des régimes de service public dans le secteur du fret. Les États membres, à commencer par la France, notifient désormais des régimes d'aides d'État ouverts à tous les opérateurs (réduction des péages, aides aux wagons isolés, etc.).
Au cours des quinze dernières années, la Commission européenne a ainsi autorisé plus de 13,5 milliards d'euros d'aides notifiées par les États membres pour soutenir directement le transfert modal de la route vers le rail, principalement sur la base de régimes mis à disposition de tous les opérateurs ferroviaires à des conditions ouvertes et non discriminatoires. Il est à noter que ce chiffre n'inclut pas les nombreuses mesures d'aide liées à l'interopérabilité ferroviaire telles que la mise à niveau du système européen de gestion du trafic ferroviaire – lequel a également bénéficié de subventions indépendantes du paquet d'aides susmentionné.
Cette nouvelle approche permet à la fois d'apporter un financement licite contribuant à rendre le rail plus compétitif face à la route et de favoriser la concurrence, car l'ensemble des opérateurs peuvent en bénéficier.
J'observe d'ailleurs que la part modale du fret ferroviaire commence déjà à remonter. Un système à même de compenser les obligations de service public clairement définies par des moyens financiers non discriminatoires et ouverts à tous permettra de renforcer la progression de la part modale du fret ferroviaire en Europe, et notamment en France.
Vous avez fait référence à une décision de l'ARAF, ancêtre de l'Autorité de régulation des transports (ART), en date du 22 avril 2015. Vous avez déclaré que la Commission européenne avait « eu connaissance » de cette décision, pour reprendre vos termes. Cette information est importante pour notre commission. En effet, lors d'une précédente audition, un intervenant avait indiqué que la Commission européenne avait été alertée en prenant connaissance de la décision de l'ARAF, avant même de recevoir les plaintes des opérateurs alternatifs. Il est important que nous comprenions comment cette communication s'est effectuée, afin d'apprécier la validité de cette transmission d'informations auprès de la Commission européenne. En principe, l'ARAF ne se prononce qu'au regard du droit français.
Vous avez aussi évoqué l'obligation de service public, qui est autorisée par les traités européens. Une aide d'État destinée en principe à l'ensemble des entreprises ferroviaires, mais sollicitée concrètement par le seul opérateur public, peut-elle être considérée comme une subvention contraire aux règles européennes ? Je pense en particulier à l'aide au wagon isolé, qui est uniquement sollicitée par Fret SNCF et devrait être durablement sollicitée par l'opérateur public succédant à cette société.
La Commission européenne a été saisie de diverses plaintes qui ont ensuite été retirées. Dans ce cadre, elle a été informée de l'avis émis par l'ARAF, qui n'était pas confidentiel, mais public. C'est toute l'étendue de mes connaissances sur point. La Commission n'a pas été informée directement par l'ARAF.
Votre deuxième question est plus complexe. J'ai effectivement expliqué qu'un régime de compensation de service public, ouvert à tous et non discriminatoire, était susceptible d'être compatible avec le traité. Toutefois, lorsque ce régime est sélectif de fait, et s'adresse en pratique à un seul opérateur, la Commission a le droit et le devoir d'examiner la réalité économique qui se tient derrière l'éventuelle fiction juridique. Dans une situation de ce type, il peut y avoir des raisons parfaitement légitimes expliquant qu'un seul opérateur bénéficie des aides. Par exemple, compte tenu des économies d'échelle et des effets de réseau, les nouveaux arrivants souhaitant entrer sur le marché à une taille modeste n'ont pas la possibilité d'équilibrer leurs comptes avec une subvention aussi faible que celle perçue par un opérateur plus important. Il est donc possible que seuls les opérateurs importants, voire un seul opérateur, puissent opérer le service dans des conditions économiques optimales.
Dans ce cas de figure, la Commission s'attend à ce que l'État membre concerné prenne contact avec elle avant l'instauration du régime d'aide et lui notifie ledit régime pour obtenir des recommandations sur les moyens permettant d'éviter ou tout du moins de limiter les difficultés potentielles. C'est d'ailleurs de cette manière que la Commission travaille au quotidien avec tous les États membres. La notification des aides publiques est la règle, et leur versement sans notification préalable constitue l'exception. Les traités imposent que les aides publiques ne soient pas assimilables à une aide d'État, à moins qu'elles ne fassent l'objet d'une exemption. En principe, tout régime d'aide publique est soumis à notification préalable, et c'est bien le problème qui a motivé l'enquête de la Commission. Les 5,3 milliards d'euros d'aides n'ont pas fait l'objet d'une notification préalable. Cette méthode est bien évidemment plus efficace et moins disruptive. Elle peut d'ailleurs être appliquée dans des situations d'urgence.
Le dossier de Fret SNCF ne présentait pas de caractère urgent. Au moment de l'ouverture de la procédure, l'accumulation de financements échus était telle que le principe de la notification préalable n'était plus recevable. En revanche, ce principe aurait encore été acceptable en 2007 ou même en 2012. Tout État membre s'apprêtant à instaurer un régime d'obligation de service public assortie d'un financement est vivement incité à prendre l'attache de la Commission européenne. Sur la base de la jurisprudence de la Cour, nous lui faisons part des éventuels points d'achoppement du dossier et le conseillons sur la reformulation à adopter pour se conformer à cette jurisprudence.
Je comprends que la décision de l'ARAF était une des pièces jointes au dossier déposé par les entreprises ferroviaires alternatives à partir de 2016.
Monsieur le directeur général, je voudrais tout d'abord rebondir sur votre ultime propos. Vous avez déclaré qu'en 2007, voire en 2012, une concertation intelligente aurait permis de lever un certain nombre d'interrogations.
Le texte de l'accord conclu entre la France et la Commission européenne en 2005 posait plusieurs garde-fous, en mentionnant des rapports, des audits et des éléments de contrôle que la France et la Commission européenne pouvaient faire valoir. Les moyens dont disposait la Commission ont-ils été utilisés ou non ? Celle-ci a-t-elle pu contrôler dès 2007 la bonne exécution de l'accord, et par là même les éventuelles failles ou entorses ?
Il nous a été rapporté que lors de la filialisation de Fret SNCF en société anonyme, en 2018, la France avait engagé une démarche auprès de la Commission européenne pour s'assurer de son accord sur cette opération et de la pérennité de la nouvelle société. Pour rappel, Fret SNCF SA a été fondée par la loi de 2018 et consolidée le 1er janvier 2020. Cette démarche a-t-elle été effectivement entreprise, et pouvez-vous nous éclairer sur ces échanges entre le gouvernement français et la Commission européenne ?
Par ailleurs, pouvez-vous nous indiquer quand la Commission a évoqué pour la première fois – officiellement ou officieusement – auprès du gouvernement français l'hypothèse, voire l'exigence, d'une discontinuité ?
Enfin, l'étude des différents scénarios demandés au cabinet McKinsey par le gouvernement français a-t-elle été présentée à la Commission européenne ? Ce travail a été réalisé au début de l'année 2020.
Je tiens à préciser qu'entre 2010 et 2020, mes activités étaient tout à fait étrangères au droit de la concurrence. Je me fierai donc à la mémoire collective et aux dossiers de la Commission.
Il est exact que la décision de 2005 prévoit un système de reporting ayant pour objectif de permettre à la Commission de contrôler son exécution. L'inconvénient tient au fait que ce dispositif de reporting s'arrêtait en 2008. Or la Commission n'a ni les moyens ni la volonté de surveiller de manière constante l'ensemble des activités de l'ensemble des États membres.
Les problèmes sont généralement portés à notre connaissance par des plaintes, ou par le fait que les États membres prennent spontanément contact avec nous pour nous faire part d'une difficulté. Nous engageons alors avec eux une discussion informelle visant à les aider à résoudre leur problème. En l'occurrence, ce n'est pas la méthode qui a été privilégiée.
À partir de 2008, il n'y avait donc plus de monitoring de Fret SNCF. Nous aurions certes pu envoyer des enquêteurs pour examiner la situation de cette société. Cependant, leur effectif est très réduit, alors qu'ils sont en charge de l'ensemble des transports dans toute l'Union européenne.
J'en viens à votre question sur la filialisation. Je peux vous confirmer qu'en 2019, la Commission – qui avait déjà des doutes sur les conditions de conformité aux traités du financement de Fret SNCF – a informé les autorités françaises que la filialisation ne permettrait pas de dissiper ses doutes. De fait, le changement de statut juridique n'entraînait pas de changement de qualification au titre du régime des aides d'État.
Vous m'interrogez également sur la date à laquelle nous avons informé les autorités françaises ou requis une discontinuité. Cette question étant couverte par la confidentialité de l'enquête, je ne peux y répondre. Il faut savoir que la Commission européenne ne requiert jamais la discontinuité. Celle-ci est le seul moyen d'éviter la cessation du service. Si l'État membre n'organise pas de solution de discontinuité et si la Commission confirme les doutes l'ayant amenée à ouvrir la procédure et considère que tout ou partie des financements publics examinés sont illégaux, l'entreprise doit rembourser l'aide. Si cela lui est impossible, elle doit être placée en liquidation, conformément à la jurisprudence de la Cour de justice.
La disruption est alors maximale, à la fois pour les services en cause et pour les salariés de l'entreprise concernée. Les États membres s'efforcent donc d'éviter cette extrémité, soit en vendant les actifs à un repreneur, soit en organisant un scénario de discontinuité. C'est cette dernière option que le gouvernement français a retenue. Le gouvernement italien avait mis en œuvre la même mesure au sujet d'Alitalia, avant d'ouvrir des pourparlers avec Lufthansa en vue d'une éventuelle cession de la compagnie.
Je répète que la Commission ne requiert pas la discontinuité. Elle comprend que l'État membre souhaite recourir à cette solution, le pire scénario étant une décision de déclaration d'aide illégale assortie d'une obligation de remboursement et de mise en liquidation de l'entreprise.
Pourriez-vous me rappeler votre dernière question ?
Ma dernière question visait à savoir si la Commission européenne a eu connaissance de l'étude des scénarios de discontinuité que le gouvernement français a commandée au cabinet McKinsey début 2020.
J'ai une autre interrogation à vous soumettre. Nous avons eu connaissance que les organisations syndicales de la SNCF ont rencontré la Commission européenne. Lors de cet échange, Mme Vestager aurait fait état de son étonnement devant la rapidité avec laquelle le gouvernement français a présenté un plan de discontinuité. Elle s'était aussi montrée interloquée par les arguments des organisations syndicales relatifs au bilan financier pluriannuel de Fret SNCF tel qu'il aurait dû être justifié auprès de la Commission. Confirmez-vous cette réaction de la commissaire à la concurrence ?
Je crains que ces deux questions ne soient couvertes par la confidentialité. Je ne suis donc pas en capacité d'y répondre. Je peux toutefois vous préciser que, pour ma part, je n'ai pas été informé d'une rencontre entre la commissaire et les organisations syndicales. Je ne peux donc pas vous renseigner sur les propos qu'elle a tenus à cette occasion. J'ignore d'ailleurs quelle est votre source d'information sur ce point. En effet, le seul moyen pour nous de documenter des réunions entre la Commission et les parties tierces réside dans les comptes rendus. Ces derniers sont envoyés à la partie tierce et validés par cette dernière.
Cette information nous a été communiquée par une organisation syndicale. Nous lui avons demandé des éléments à ce sujet qui ne nous ont pas encore été transmis.
Encore une fois, je n'ai pas été informé d'une réunion structurée entre les organisations syndicales de Fret SNCF et la commissaire à la concurrence.
D'après vous, la Commission européenne n'a jamais déclaré que la transformation du statut juridique du groupe ferroviaire et de ses filiales était susceptible d'éteindre les actions engagées par les entreprises ferroviaires alternatives. Cette affirmation est conforme à tous les témoignages entendus jusqu'à présent. Les personnes auditionnées – y compris des membres du gouvernement ou des collaborateurs ministériels – ont expliqué que la Commission, lors des échanges avec le gouvernement français sur la transformation du statut juridique du groupe ferroviaire, avait clairement affirmé qu'elle se réservait la possibilité de revenir sur la question des aides publiques perçues par Fret SNCF.
Vous avez affirmé que la Commission européenne n'impose jamais une procédure de discontinuité. Dans le même temps, vous avez expliqué que ce scénario était l'unique solution permettant d'éviter la liquidation et le paiement de l'amende. De mon point de vue, cela revient au même.
Nous observons que le gouvernement français a fait le choix de mettre en œuvre une solution de discontinuité en moins de six mois, ce qui est un délai extrêmement rapide. Connaissez-vous d'autres exemples d'États membres ayant lancé une procédure de discontinuité dans des délais aussi rapides ? Certains États ont-ils cherché à négocier jusqu'au dernier moment ?
Vous avez défendu le modèle concurrentiel, en faisant valoir qu'il n'était pas responsable de la dégradation du fret ferroviaire. Je ne partage pas votre analyse, mais je ne détaillerai pas ici ma position. Vous avez pointé les responsabilités de l'opérateur historique et des gouvernements français successifs. Pouvez-vous nous apporter des précisions sur leurs responsabilités dans l'échec de ce modèle, qui a pourtant été développé ailleurs en Europe ?
La Commission n'impose jamais de procédure de discontinuité. De fait, cette mesure est une création jurisprudentielle de la Cour visant à éviter l'extrémité suivante, qui serait catastrophique : lorsque les aides publiques sont très importantes et dépassent la capacité contributive de l'entreprise, celle-ci risque de devoir être mise en liquidation. Une telle situation est particulièrement dommageable lorsque l'entreprise revêt une importance stratégique, ce qui est indéniablement le cas de Fret SNCF au regard des enjeux de lutte contre le changement climatique. La solution de discontinuité permet d'assurer la continuité du service tout en faisant disparaître l'entreprise concernée. C'est donc un moindre mal par rapport à l'application directe du traité.
Concernant les responsabilités des gouvernements successifs depuis 2007, je rappellerai que très peu d'États membres avaient, à cette époque, mis en place des services d'intérêt général ou instauré une obligation de service public sur le wagon isolé. Certains gouvernements ont organisé une mise en concurrence qui a permis d'accroître la part du fret – au point que celle-ci atteigne le double ou le triple de la part du fret en France. La Commission a rappelé à maintes reprises aux États membres que l'obligation de service public pour opérer des dessertes non rentables constitue la meilleure solution pour financer légalement, sur fonds publics, lesdites dessertes. La responsabilité est donc partagée par les gouvernements qui se sont succédé depuis quinze ans. Le ministre Clément Beaune s'est trouvé contraint de gérer un dossier dont il a hérité à un moment où les options étaient très minces.
Le fait d'ouvrir la procédure n'implique pas par avance une condamnation de l'État membre. Au préalable, une enquête approfondie est menée, qui permet de déterminer si les soupçons initiaux d'infraction au traité sont fondés. Toutefois, il va de soi que la Commission n'engage pas de procédure à la légère, puisque celle-ci est coûteuse pour toutes les parties impliquées. En d'autres termes, lorsque nous ouvrons une enquête approfondie, nous avons de bonnes raisons de penser que l'aide est incompatible avec le traité. En l'occurrence, il est question tout bonnement de l'effacement d'une dette opérationnelle par une loi. Il n'est donc pas improbable que cette enquête puisse conduire à la conclusion que cette opération n'était pas conforme aux traités. Dans un tel contexte, la prudence commandait donc de chercher à éviter le pire, en sécurisant la situation des salariés et la continuité du service.
Il existe en effet des précédents. Dans le cas d'Alitalia, les autorités italiennes ont aussi très rapidement opté pour une solution de discontinuité. Celle-ci a été difficile à négocier, compte tenu de l'envergure du dossier. Sur le principe, cette situation est assez proche du cas de Fret SNCF. Je citerai également l'exemple de la SNCM : il paraissait probable, dans ce dossier, qu'au moins une partie des sommes en cause poserait un problème. Le remboursement ne semblait pas envisageable dès lors qu'il fallait maintenir une desserte satisfaisante de la Corse. Là encore, une solution de discontinuité a été mise en œuvre. Elle a permis le maintien du service ainsi que le maintien dans l'emploi d'une grande partie des salariés.
Dans le cas de Fret SNCF, la discontinuité a été opérée en moins de dix-huit mois.
À la lumière de votre expérience au cours des huit dernières années, pouvez-vous nous dire si le délai de six mois pour qu'un État membre propose une solution de discontinuité est normal ou très rapide au regard des autres affaires dont vous avez connaissance ? Le fait est que ce délai nous semble très court par rapport à la réaction de l'État allemand, qui n'a pas encore proposé de procédure de discontinuité.
En réalité, les cas sont peu nombreux, et différents les uns des autres. Le plus souvent, ces dossiers sont résolus par une notification. L'État membre et la Commission se mettent d'accord à l'avance.
Il s'avère que dans tous les cas survenant dans le secteur du transport, la procédure de discontinuité est proposée rapidement. En effet, la préoccupation principale des autorités publiques, quel que soit le pays, est de dissiper l'incertitude pour l'entreprise, pour les salariés et pour le service. Cette épée de Damoclès peut être mortelle pour l'entreprise. Plus on tergiverse et plus la substance économique s'évade de l'entreprise. C'est pourquoi la plupart des acteurs publics agissent rapidement, le coût de la discontinuité étant toujours moindre que celui de la liquidation. L'incertitude est le pire ennemi pour ces entreprises, qui sont souvent déjà en difficulté. Les pouvoirs publics s'efforcent de limiter cette incertitude et de rassurer les marchés et les donneurs d'ordres. Dans ce type de cas, les États membres prennent donc très rapidement l'attache de la Commission pour évaluer la probabilité d'une décision négative et organiser la solution de discontinuité la moins défavorable possible.
Il s'agit là d'un point essentiel, car une partie du débat public en France porte sur la possibilité pour le gouvernement français d'engager un rapport de force avec la Commission européenne. Cette proposition ne tient pas compte du fait que l'enquête approfondie a déjà eu lieu. Vos précisions sur le caractère assez rapide de la décision des États membres viennent éclairer d'un jour assez nouveau le sujet.
Monsieur le directeur général, vous avez déclaré que le travail de reporting s'était arrêté en fin d'année 2008 et que les conditions n'étaient pas réunies pour que la Commission puisse, au-delà de cette échéance, rester en veille sur la situation de Fret SNCF. J'observe pourtant que, dès 2010, surmontant la problématique des aides à Fret SNCF, la Commission européenne signifiait au gouvernement français que le statut d'établissement public industriel et commercial (EPIC) de la SNCF laissait supposer une inadéquation avec les règles régissant les aides d'État dans la communauté européenne. Cet échange entre le gouvernement français et la Commission européenne a duré au moins trois ans. La Commission contestait le bien-fondé des aides d'État au bénéfice de la SNCF en raison de son statut d'EPIC. Je m'étonne qu'elle ait suivi l'EPIC SNCF sans examiner la situation de Fret SNCF de manière approfondie dès 2010.
Par ailleurs, avez-vous connaissance d'un précédent d'enquête initiée par la Commission et ayant conclu au caractère illicite des aides versées à un EPIC ? Si oui, quelles ont été les conclusions de la Commission européenne ? Qui doit rembourser les sommes perçues, dans ce cas, puisque le statut d'EPIC est garanti par l'État ?
Vos deux questions n'en font qu'une. En réalité, la Commission ne suivait pas avec une attention particulière la SNCF et sa transformation en EPIC : c'est la question même des EPIC qu'elle suivait avec la plus grande attention, en raison de la procédure engagée devant la Cour au sujet de La Poste. Je ne dispose pas présentement de l'arrêt de la Cour, mais je pourrai vous le faire parvenir. En substance, l'arrêt considérait que le statut d'EPIC entraîne de manière automatique et illimitée une garantie de l'État au bénéfice d'une entreprise ayant une activité commerciale en concurrence. Avec l'arrêt La Poste, la Commission appelle l'attention de la France sur le fait que cette conclusion risque, mutatis mutandis, de poser un problème pour la SNCF.
Je précise, à l'intention de la commission d'enquête et à votre intention, monsieur le directeur général, qu'à aucun moment – sauf dans le propos d'une organisation syndicale – il n'a été établi que la modification du statut de cette entreprise aurait changé quoi que ce soit au risque juridique pesant sur l'EPIC. Il n'y a pas eu de risque accru induit par la transformation en société anonyme. Il me paraît important de le rappeler pour éviter de revenir, au terme de nos auditions, à notre point de départ.
La Commission a déclaré que les doutes quant au refinancement de SNCF Fret par la SNCF, entreprise contrôlée par l'État, n'étaient pas dissipés par la transformation du statut. La question de la garantie illimitée est inhérente au statut d'EPIC, et la situation factuelle de l'entreprise change lorsqu'elle devient société anonyme. Mais cette audition porte bien sur l'ensemble des refinancements repris en tout ou partie dans l'effacement de dette organisé par législation en 2019.
Pour répondre à la question de M. le rapporteur, la Commission européenne aurait pu ouvrir une enquête sur la garantie illimitée dont a bénéficié la SNCF aussi longtemps qu'elle a été un EPIC. Nous aurions pu le faire, mais nous n'y étions pas obligés, et nous n'avons pas jugé utile de lancer cette procédure. Cette question est indépendante du problème des financements dont il est question aujourd'hui, et pour lequel le statut juridique ne change absolument rien.
Le statut d'EPIC crée même un risque supplémentaire au regard du droit européen, compte tenu de la garantie d'État automatique associée.
Monsieur le directeur général, la France ne risque-t-elle pas de se trouver acculée à deux mauvaises solutions : d'un côté, le démantèlement de Fret SNCF, de l'autre, l'obligation de devoir régler le montant de plus de 5 milliards d'euros, avec une amende à la clé ?
Dans l'hypothèse que vous évoquez, la Commission estimerait que la solution de discontinuité organisée par l'État français est insuffisante pour justifier que la nouvelle société reprenant une partie des activités anciennement exercées par Fret SNCF ne soit redevable de la dette. Ce n'est pas l'esprit dans lequel nous avons échangé avec nos collègues français. C'est tout ce que je peux dire sur ce sujet sans enfreindre le secret de l'instruction.
Je voudrais insister sur deux points essentiels de vos propos. D'une part, la rapidité de la décision prise après l'enquête approfondie n'a rien d'exceptionnel par rapport à d'autres procédures ouvertes par la Commission dans des cas comparables. D'autre part, vous avez déclaré, à propos du choix du ministre des transports, qu'il était probablement prudent de chercher à éviter le pire. Je vous remercie de ces précisions, nonobstant la ligne de crête sur laquelle vous avez dû cheminer pour respecter votre obligation de confidentialité.
La séance s'achève à seize heures vingt.
Membres présents ou excusés
Présents. – Mme Sophie Blanc, M. Thomas Portes, M. David Valence, M. Hubert Wulfranc