Intervention de Olivier Guersent

Réunion du mardi 24 octobre 2023 à 15h00
Commission d'enquête sur la libéralisation du fret ferroviaire et ses conséquences pour l'avenir

Olivier Guersent, directeur général de la concurrence à la Commission européenne :

Je vous remercie de me donner l'opportunité de vous apporter quelques éclairages sur la procédure formelle d'examen sur le financement de Fret SNCF, et plus généralement sur la politique de concurrence dans le cadre du Pacte vert pour l'Europe.

La Commission européenne a ouvert une procédure formelle d'examen au sujet du financement public de Fret SNCF depuis 2007. Les aides des États peuvent être notifiées à la Commission européenne pour approbation préalable, mais cela n'a pas été le cas pour le financement de Fret SNCF. Celui-ci est évalué à environ 5,3 milliards d'euros. L'enquête approfondie, qui n'est pas encore close, a incité les autorités françaises à enclencher la transformation de Fret SNCF. Tant que cette procédure est en cours, je suis soumis à un devoir de confidentialité absolu. Je ne peux donc pas m'exprimer sur les éléments non publics de ce dossier comme des dossiers récemment clos ou en cours dans d'autres États membres.

Pour la complète information des députés, je vous renvoie à la décision de la Commission européenne du 18 janvier 2023, publiée au Journal officiel de l'Union européenne du 14 avril. Cette décision ouvre la procédure d'examen et expose l'historique détaillé du financement de Fret SNCF, ainsi que les motivations des doutes juridiques suscités par ce financement.

La Commission a ouvert l'enquête après avoir pris connaissance d'une décision de l'Autorité de régulation des activités ferroviaires (ARAF) en date du 22 avril 2015. Dans cette décision, l'ARAF soulève un risque potentiel de subventions croisées au sein de la SNCF, au profit de sa branche de fret ferroviaire.

Tout d'abord, je voudrais préciser que l'enquête de la Commission peut déboucher sur trois scénarios. La Commission peut valider les aides de manière inconditionnelle, dans l'hypothèse où l'enquête lèverait tous les doutes initiaux. Elle peut aussi valider ces aides en les assortissant d'obligations spécifiques. Enfin, elle peut déclarer ces aides incompatibles avec le marché intérieur, auquel cas elle est dans l'obligation de demander à l'État membre concerné de récupérer l'intégralité de ses aides auprès du bénéficiaire – y compris les intérêts afférents.

La récupération des aides d'État est la conséquence du constat d'incompatibilité établi par la Commission à l'issue d'une procédure formelle d'examen. Ces aides doivent être neutralisées pour restaurer l'équilibre concurrentiel préalable à leur versement. Si les aides incompatibles n'étaient pas récupérées, le contrôle des aides d'État dans l'Union européenne serait inopérant.

Il incombe aux États membres concernés de s'assurer du respect effectif de l'obligation de récupération des aides incompatibles. Le juge de l'Union européenne a prévu que cette obligation ne s'applique pas dans un seul cas, celui où le bénéficiaire de l'aide a disparu du marché, sans que la ou les entreprises reprenant certains actifs ou certaines activités dudit bénéficiaire ne puissent être qualifiées de successeur juridique et économique de l'entreprise ayant perçu les aides illégales.

Le juge de l'Union européenne a également précisé que, dans le cas où l'entreprise est tenue de quitter le marché, les entités reprenant les actifs de l'entreprise visés par ces obligations de récupération ne sont pas tenues de rembourser les aides incompatibles s'il peut être démontré qu'il y a discontinuité économique entre ces entreprises. Cela implique que la nouvelle entité soit significativement différente de l'entité d'origine. À titre d'exemple, la Commission a estimé que les aides illégalement perçues par Alitalia ou par la société nationale Corse-Méditerranée (SNCM) ne devaient pas être remboursées par les entreprises ayant repris une partie des actifs : ITA dans le premier cas, Corsica Linea dans le deuxième cas. La Commission a considéré que ces entreprises nouvelles étaient significativement différentes des entreprises d'origine.

Par ailleurs, je vous confirme que des échanges ont eu lieu entre la Commission européenne et les autorités françaises pour avertir ces dernières des risques juridiques importants liés à ce dossier, de la possible ouverture d'une procédure par la Commission et de ses conséquences potentielles.

Nous avons également informé les autorités françaises de la préoccupation de la Commission sur l'avenir du fret ferroviaire en France et sur sa compétitivité par rapport au transport routier, compte tenu des exigences du Pacte vert. Nous avons insisté sur l'importance d'éviter, autant que possible, tout nouveau report modal. Le fait est que la situation du fret ferroviaire en France s'est dégradée continuellement depuis de nombreuses années.

Face à ce risque, M. le ministre Clément Beaune a affirmé publiquement que les autorités françaises ne souhaitaient pas laisser les différents acteurs, notamment le personnel de l'entreprise concernée, dans une situation d'incertitude. Cela a donné lieu à l'annonce, par le gouvernement français, d'un scénario de discontinuité économique visant à éviter, dans l'hypothèse d'une décision négative de la Commission, une situation chaotique et problématique.

La discontinuité économique ne s'apparente pas à une restructuration. Il s'agit d'une transformation fondamentale de l'entreprise. C'est toutefois la seule alternative juridiquement acceptable à la liquidation totale de l'intégralité des activités de l'entité bénéficiaire des aides incompatibles.

Pourquoi parler de « liquidation discontinuité » ? Cette opération serait la conséquence directe et nécessaire d'un éventuel constat d'incompatibilité des aides, à l'issue de l'enquête formelle ouverte en janvier dernier. Une telle conclusion juridique emporte normalement l'obligation de rembourser les aides déclarées incompatibles, ce qui, en l'espèce, paraît peu réaliste : eu égard au bilan de Fret SNCF, cette société ne semble pas en capacité de rembourser plusieurs centaines de millions d'euros. Les sommes dues pourraient même être plus élevées, puisque le financement public reçu par Fret SNCF est évalué à 5,3 milliards d'euros. En cas de non-remboursement, la jurisprudence de la Cour européenne impose la sortie du marché de l'entreprise et sa liquidation.

Une autre interrogation consiste à savoir si les règles de concurrence applicables à tous les secteurs économiques de l'Union européenne ne trouveraient pas leurs limites dans le secteur ferroviaire. Ce secteur se prêterait mal à la concurrence et devrait donc bénéficier de dérogations pour le protéger, compte tenu de son rôle primordial dans la décarbonation du transport. Or les règles de concurrence définies par le juge de l'Union ne sont absolument pas contradictoires avec le bon fonctionnement du secteur ferroviaire, bien au contraire. Ces règles concourent à rendre ce secteur plus compétitif face à la route.

J'ajoute que les règles régissant les aides d'État sont l'une des garanties que les États membres ont mutuellement souscrites lors de la création du projet européen, en vue de se préserver entre eux d'une course aux subventions qui minerait la confiance et la solidarité entre États et entre citoyens. La Commission est la gardienne de ces règles et se doit d'être un arbitre impartial.

La Commission a ouvert des enquêtes sur le soutien public accordé aux opérateurs de fret public dans d'autres États membres : en Allemagne, en Roumanie et en Italie. Ces enquêtes sont traitées – toutes choses égales par ailleurs – d'une manière équitable, dans le respect de la règle de droit qui s'impose à tous les pays membres de l'Union.

Une autre question, qui a notamment été soulevée dans cette enceinte, consiste à savoir si la politique de concurrence a été un accélérateur de la chute de la part modale en France. Comme vous l'avez suggéré, ce déclin a débuté bien avant l'ouverture à la concurrence du secteur ferroviaire. Il est utile de rappeler les deux grandes caractéristiques du marché français. Premièrement, nous pouvons citer la part de marché du fret ferroviaire (9,9 %) deux fois inférieure à la moyenne de l'Union (18,7 %). Deuxièmement, le nombre d'opérateurs ferroviaires et l'intensité concurrentielle en France sont plus limités que dans la moyenne de l'Union. En effet, vingt-quatre opérateurs assurent près de 100 % du marché du fret ferroviaire en France. Par comparaison, ils sont au nombre d'une centaine en Allemagne.

Dans ces conditions, il est difficile d'imaginer une corrélation entre l'ouverture à la concurrence et le déclin du fret ferroviaire en France. Cette corrélation semble plutôt fonctionner en sens inverse : dans les pays où la concurrence est plus intense qu'en France, la part du fret est plus marquée.

Plusieurs intervenants sollicités dans cette commission d'enquête ont avancé diverses raisons susceptibles d'expliquer le phénomène : la désindustrialisation de la France, le sous-financement public et privé, la concurrence du transport routier, la préparation insuffisante du principal opérateur de fret français à la libéralisation, le fait que le transport routier ne paie pas intégralement les coûts des infrastructures utilisées, etc. Ce serait faire beaucoup d'honneur à la politique de concurrence que de lui imputer l'accélération de la détérioration de la part modale du fret ferroviaire en France.

D'après l'analyse de la direction générale de la concurrence, c'est précisément le manque de concurrence qui a conduit, en France, à rendre ce mode de transport moins efficace que la route. Plusieurs intervenants ont d'ailleurs déclaré devant votre commission que Fret SNCF souffre d'une qualité de service incertaine et de surcoûts par rapport à ses concurrents évalués entre 20 et 30 %. Ces deux handicaps compliquent le report modal.

D'ailleurs, ce sont les opérateurs alternatifs qui ont enrayé le déclin du fret ferroviaire en France. De fait, le chiffre d'affaires qu'ils ont généré au cours des dernières années a plus que compensé la diminution du chiffre d'affaires de Fret SNCF. Je note également que la part modale du fret ferroviaire est plutôt corrélée à un nombre élevé qu'à un nombre limité d'opérateurs.

Certains se sont demandé si la politique de concurrence n'aurait pas fragilisé des activités qualifiées d'essentielles ou stratégiques. À mon sens, ces allégations ne sont pas fondées. En réalité, il n'y a eu de concurrence véritable que sur le segment du train complet, qui fonctionne plutôt bien. Sur le temps long, nous n'avons pas observé de réelle concurrence, en France, sur le wagon isolé. Cette absence d'entrée sur le marché semble résulter en premier lieu, pour les opérateurs historiques, du souhait de gagner de l'argent sur ce segment qui n'est devenu rentable que par l'octroi de concours public. De ce fait, les nouveaux entrants ont rencontré des difficultés pour entrer sur ce marché : ils ne disposaient ni des moyens humains, ni des moyens financiers, ni des moyens opérationnels de l'opérateur historique nécessaires pour assurer une couverture nationale et réaliser des économies d'échelle.

Par ailleurs, il ne semble pas y avoir eu de tentative de coopération ou de sous-traitance à des opérateurs plus petits, tels que les opérateurs ferroviaires de proximité. Ce fait est attesté par notre récente étude sur le secteur ferroviaire, publiée sur le site internet de la direction générale de la concurrence. Or ces coopérations sont naturellement autorisées par les règles européennes.

En résumé, l'attrition du segment du wagon isolé en France n'est en rien imputable à la politique de concurrence, mais en grande partie à des choix opérés par les États membres et par les opérateurs historiques. Je précise qu'à une exception près, celle de la France, aucun État membre n'a jugé pertinent d'imposer des obligations de service public assorties de compensations financières pour le fret ferroviaire. Cette possibilité est pourtant prévue par les traités et parfaitement compatible avec les règles de concurrence. Dans le cas français, le fret ferroviaire ne constitue pas un service public. Fret SNCF n'a pas été investi d'une quelconque mission de service public par un acte de l'autorité.

C'est un point important, déjà soulevé à plusieurs reprises dans votre commission. La France, ainsi que d'autres États membres, s'est longtemps reposée sur le seul opérateur historique pour qu'il assure toutes sortes d'opérations, rentables ou non, sans instituer un cadre juridique national. Ce cadre aurait dû passer par la mise en place de régimes de soutien financier ouverts à tous les concurrents et, pour les activités délaissées par les opérateurs en dépit de ces aides à l'exploitation, par l'imposition d'éventuelles obligations de service public avec une compensation pour les activités structurellement déficitaires.

Je me réjouis que cette clarification juridique soit en marche. Depuis plus de quinze ans, la Commission rappelle aux États membres la possibilité d'instituer des régimes de service public dans le secteur du fret. Les États membres, à commencer par la France, notifient désormais des régimes d'aides d'État ouverts à tous les opérateurs (réduction des péages, aides aux wagons isolés, etc.).

Au cours des quinze dernières années, la Commission européenne a ainsi autorisé plus de 13,5 milliards d'euros d'aides notifiées par les États membres pour soutenir directement le transfert modal de la route vers le rail, principalement sur la base de régimes mis à disposition de tous les opérateurs ferroviaires à des conditions ouvertes et non discriminatoires. Il est à noter que ce chiffre n'inclut pas les nombreuses mesures d'aide liées à l'interopérabilité ferroviaire telles que la mise à niveau du système européen de gestion du trafic ferroviaire – lequel a également bénéficié de subventions indépendantes du paquet d'aides susmentionné.

Cette nouvelle approche permet à la fois d'apporter un financement licite contribuant à rendre le rail plus compétitif face à la route et de favoriser la concurrence, car l'ensemble des opérateurs peuvent en bénéficier.

J'observe d'ailleurs que la part modale du fret ferroviaire commence déjà à remonter. Un système à même de compenser les obligations de service public clairement définies par des moyens financiers non discriminatoires et ouverts à tous permettra de renforcer la progression de la part modale du fret ferroviaire en Europe, et notamment en France.

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