Jeudi 20 juillet 2023
La séance est ouverte à onze heures.
(Présidence de M. Frédéric Descrozaille, président de la commission)
La commission entend lors de sa table ronde sur l'impact des pesticides sur la santé humaine :
– M. Laurent Fleury, responsable du pôle « expertises collectives » de l'Inserm
– Mme Stéphanie Goujon, ingénieure de recherche en épidémiologie des cancers de l'enfant et de l'adolescent à l'Inserm
– M. Rémy Slama, directeur de l'Institut thématique santé publique de l'Inserm
Nous poursuivons nos travaux avec une restitution des résultats de l'expertise collective sur les effets des pesticides sur la santé, réalisée par l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) en 2021. Elle vient compléter une première expertise collective qui avait été réalisée sur ce sujet en 2013. L'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(Mme Stéphanie Goujon, MM. Laurent Fleury et Rémi Slama prêtent serment).
Nous sommes heureux d'être avec vous aujourd'hui pour présenter les résultats de cette nouvelle expertise collective de l'Inserm sur les pesticides. Pour rappel, l'Inserm a pour mission de lancer, de développer et de coordonner une recherche biomédicale d'excellence dans tous les domaines de la santé.
Il s'agit d'améliorer la santé de tous par le progrès des connaissances sur le vivant et sur les maladies, par l'innovation dans les traitements et par la recherche en santé publique. Les 8 000 chercheurs, enseignants-chercheurs et enseignants hospitaliers qui travaillent dans nos unités de recherche avec de nombreux ingénieurs et techniciens étudiants sont répartis dans environ 270 unités de recherche mixtes, avec nos partenaires des universités. Nous comptons aussi une trentaine de centres d'investigation clinique avec nos partenaires des centres hospitaliers universitaires (CHU) sur tout le territoire.
Nous nous intéressons à tous les champs de la santé physique et mentale, à tous les âges de la vie, à tous les déterminants de la santé – de la génétique à l'environnement – dont les pesticides. Ce champ de la santé environnementale fait partie de ceux qui sont abordés par nos unités de recherche, notamment en toxicologie. En épidémiologie, nos équipes ont développé de nombreuses cohortes et infrastructures de recherche, de plateformes qui contribuent à cette thématique de la santé environnementale.
On peut citer notamment la cohorte Pélagie en Bretagne, qui s'intéresse spécifiquement à l'effet des pesticides dans le contexte des expositions précoces, ou la cohorte Timoun développée aux Antilles, centrée sur le chlordécone. Nos équipes ont réalisé de nombreux travaux, notamment sur le chlordécone, mais aussi sur les effets de l'alimentation biologique et ses liens sur la santé, sur les effets des pesticides dans l'alimentation, sur les perturbateurs endocriniens, sur les pesticides organophosphorés.
La diffusion des connaissances, essentielle, se fait bien sûr par des publications scientifiques très détaillées dans des revues. Cependant, étant donné le nombre de publications sur un sujet donné, il est essentiel de pouvoir prendre du recul et de faire la synthèse des milliers de travaux existant sur un domaine pour rendre les connaissances plus lisibles et accessibles. Cette mission est donc réalisée par le pôle d'expertise collective de l'Inserm, lancé depuis plus de 30 ans, et actuellement dirigé par Laurent Fleury.
Les expertises collectives ont aujourd'hui trente ans. Elles ont été créées avec l'idée que les chercheurs avaient deux missions : à long terme, de chercher et de découvrir ; à plus court terme, de partager leurs connaissances pour que les décideurs puissent se fonder sur des données un peu solides. Le but de ces expertises est ainsi d'apporter un éclairage scientifique multidisciplinaire sur des thématiques de santé et d'être ainsi utiles au processus décisionnel. Dans notre travail, nous nous fondons principalement sur les données récentes issues de la recherche biomédicale et des sciences humaines. La particularité de ces expertises collectives est de laisser la place aux connaissances et au savoir-faire des chercheurs, qui sont spécialistes dans leur domaine, et libres dans leurs recherches. Désormais, ces expertises collectives sont vraiment devenues un outil de la démocratie en santé et cherchent à formuler des recommandations d'actions destinées aux décideurs. L'expertise sur les pesticides que nous vous exposons aujourd'hui a été sollicitée par cinq directions générales ministérielles en 2020, en vue de mettre à jour une expertise publiée en 2013 à la demande de la direction générale de la santé.
Tout d'abord, qu'entend-on par pesticides ? Il en existe trois classes : les insecticides, les herbicides et les fongicides. Ces produits sont répartis en une centaine de familles chimiques, pour un millier de substances actives et plus de 10 000 spécialités commerciales, sans compter les métabolites, les coformulations et les impuretés. Le paysage n'est pas si simple que cela !
En termes de méthodologie, nous avons décidé de conduire une entrée par les pathologies et non pas, comme nos confrères de l'Inrae, par produit. Pathologie par pathologie, nous avons regardé si nous disposions de données en fonction de l'exposition aux pesticides, dans une approche multidisciplinaire, en intégrant donc l'expologie, l'épidémiologie, la toxicologie, ainsi que, depuis 2021, la sociologie. L'autre nouveauté concerne le focus particulier réalisé sur certaines substances actives : le glyphosate et le chlordécone, ainsi que la famille des fongicides inhibiteurs de la succinate déshydrogénase (SDHi).
Dans cette expertise, nous avons étudié une trentaine de pathologies, depuis le nourrisson jusqu'à l'adulte. À chaque fois, nous avons vérifié s'il existait des données épidémiologiques et si elles pouvaient être confortées par des données toxicologiques. Nous avons également regardé ces données pour les expositions professionnelles – principalement des expositions par voie cutanée, et dans une moindre mesure par voie respiratoire ou par ingestion. Nous nous sommes aussi concentrés sur l'exposition environnementale – contamination par l'air, l'alimentation, environnements intérieurs, sur les différentes populations – notamment les riverains, en prenant également en compte d'autres facteurs comme la nature, la durée et le niveau de l'exposition, ainsi que l'influence des périodes sensibles – grossesse, période prénatale et enfance.
Nous avons classé les maladies en trois catégories en fonction du lien de présomption – fort, moyen ou fiable, selon un certain nombre de critères, notamment du nombre et de la qualité des analyses. Pour qu'un lien fort soit présumé, il fallait des méta-analyses de qualité, avec une association significative, ou plusieurs études de bonne qualité. Pour une présomption moyenne, il fallait au moins une étude de bonne qualité. Pour une présomption faible, il pouvait y avoir plusieurs études de qualité insuffisante ou incohérentes entre elles. Cependant, ces présomptions constituaient surtout un cadre ; nous ne nous voulions pas dogmatiques.
Je vais m'attacher à vous présenter les principales conclusions de cette expertise, qui peuvent être plus ou moins robustes selon les pathologies, avec cette gradation des présomptions qui vient d'être évoquée. Nous avons choisi de vous rapporter ici les présomptions fortes et moyennes de lien à l'exposition aux pesticides.
Chez l'enfant, l'expertise a conclu à un lien avec l'exposition pendant la grossesse à une famille particulière de pesticides – des organophosphorés – de certaines altérations des capacités motrices, cognitives, sensorielles, avec un niveau de présomption fort. Nous avons par ailleurs établi un lien, avec un niveau de présomption fort, entre des comportements du type internalisé, en particulier l'anxiété, et l'exposition pendant la grossesse aux pyréthrinoïdes, une autre famille de pesticides de plus en plus utilisés. Pour ces pathologies, nous avons aussi établi un lien, avec niveau de présomption moyen, avec une exposition résidentielle aux pesticides pendant la grossesse. Ici, cela fait plus référence aux usages domestiques ou à la proximité avec des activités agricoles.
C'est un résultat un peu nouveau, nous avons pu établir un lien, avec un niveau de présomption moyen, entre des comportements évocateurs de troubles du spectre autistique et l'exposition pendant la grossesse aux organophosphorés.
S'agissant des cancers, dans la précédente expertise, nous avions déjà établi un lien avec une présomption forte entre les tumeurs du système nerveux central et l'exposition professionnelle des parents pendant la période prénatale. Nous avons désormais conclu à un lien, également avec une présomption forte, avec l'exposition domestique pendant la grossesse ou pendant l'enfance. Les deux expositions – professionnelles et domestiques – sont souvent très corrélées.
Concernant les leucémies, nous avons conclu à un lien, avec une présomption forte, avec l'exposition professionnelle de la mère aux pesticides pendant la grossesse. Notre nouvelle expertise a permis d'affiner l'analyse pour les leucémies aiguës myéloïdes mais également les leucémies lymphoblastiques, qui sont les plus fréquentes. Nous avons aussi mis en évidence – nous n'avions pu le faire en 2013 – un lien entre l'exposition professionnelle paternelle et certaines leucémies aigües de type lymphoblastique, avec un niveau de présomption moyen.
Nous avons mis en évidence un lien entre certaines malformations congénitales, avec un niveau de présomption fort, et l'exposition professionnelle aux pesticides pendant la grossesse.
Pour certains problèmes de croissance fœtale ou pondérale, nous avons pu établir un lien avec une exposition pendant la grossesse à certains pesticides, notamment un métabolite du dichlorodiphényltrichloroéthane (DDT), un organochloré très utilisé par le passé, ainsi qu'un autre organochloré, l'hexachlorobenzène (HCB). Le risque de mort fœtale a également été étudié dès 2013 ; nous avons à nouveau conclu, avec un niveau de présomption moyen, à un lien avec l'exposition professionnelle pendant la grossesse.
Chez les adultes, nous avons conclu, avec un niveau de présomption fort, à un lien entre la maladie de Parkinson et l'exposition professionnelle aux pesticides, en particulier les herbicides et les insecticides – plutôt les organochlorés. Nous avons également relevé, avec un niveau de présomption moyen, un lien avec l'exposition professionnelle à deux substances, le paraquat et le roténone. Pour la maladie d'Alzheimer, nous avons établi un lien, avec une présomption moyenne, avec l'exposition professionnelle aux pesticides en général.
Nous avons pu mettre en évidence un lien nouveau entre certains troubles cognitifs et l'exposition professionnelle aux organophosphorés notamment ; ce lien a également été relevé en population générale et chez les populations visant en zone agricole.
Concernant les pathologies respiratoires, le résultat principal concerne la bronchopneumopathie chronique obstructive (BPCO) et également la bronchite chronique, pour lesquelles on a établi, avec un lien de présomption fort, le rôle de l'exposition professionnelle aux pesticides, sans pouvoir conclure plus finement concernant les familles de pesticides.
Nous avons par ailleurs conclu, avec une présomption moyenne, à un lien entre l'exposition professionnelle aux pesticides – au paraquat en particulier – et certaines altérations de la fonction respiratoire, l'asthme et les sifflements. Ce lien a aussi été mis en évidence en population générale s'agissant de l'exposition au DDT, ainsi que de l'exposition générale aux pesticides dans les usages domestiques pour l'asthme et les sifflements.
Concernant les cancers, de nombreuses études ont porté sur les hémopathies malignes, en particulier les lymphomes non hodgkiniens (LNH). Nous observons à nouveau un lien avec l'exposition professionnelle aux pesticides en général, mais également à différents organochlorés et organophosphorés. Un lien a également été établi, avec un niveau de présomption plus faible, avec l'exposition professionnelle à d'autres formes de pesticides, comme les carbamates ou la triasine. Nous avons aussi rehaussé le niveau de présomption concernant le lien entre ces maladies et l'exposition au chlordane et au glyphosate.
S'agissant encore des hémopathies malignes, nous avons établi un lien, avec une présomption forte, entre l'exposition professionnelle aux pesticides et le risque de myélomes multiples, et également, avec un niveau de présomption moyen, avec l'exposition à la perméthrine, en particulier chez les applicateurs de pesticides. Pour le cancer de la prostate, nous avons à nouveau établi un lien, cette fois avec un niveau de présomption fort, avec les expositions professionnelles. Pour la première fois, nous avons mis en évidence, avec un niveau de présomption moyen, le lien entre cette pathologie et l'exposition au chlordécone en population générale.
Enfin, il existe un certain nombre de pathologies pour lesquelles il n'y a pas de présomption forte de lien avec l'exposition aux pesticides, mais suffisamment de preuves pour conclure à un lien avec une exposition professionnelle avec une présomption moyenne. Il s'agit ici des troubles anxio-dépressifs, des tumeurs du système nerveux central, des leucémies, du cancer du sein, des sarcomes des tissus mous et des viscères, du cancer du rein et de la vessie, des pathologies thyroïdiennes, Ces trois dernières pathologies ont été étudiées pour la première fois dans l'expertise de 2021. Nous avons aussi mis en évidence un lien avec les problèmes de fertilité et de fécondabilité. On peut noter qu'il y a également pour ces pathologies, notamment pour le cancer du sein, un lien avec un niveau de présomption moyen avec l'exposition en population générale, notamment l'exposition au DDT pendant l'enfance. Un lien a également été établi entre certaines pathologies thyroïdiennes et l'exposition au DDT et au HCB, à la fois pour les expositions professionnelles et en population générale.
En conclusion, les expositions aux pesticides constituent une préoccupation sociétale et sanitaire importante, justifiée par le caractère généralisé de ces expositions et les effets sanitaires mis en évidence. Au cours de la période récente, l'essor de l'épidémiologie moléculaire, qui s'appuie sur les biomarqueurs d'exposition, permet désormais de fournir davantage de résultats spécifiques à certains pesticides, précisant ainsi les résultats que nous apportent les analyses toxicologiques réalisées en laboratoire.
Cela nous a permis de compléter les résultats de l'expertise de 2013. À cet égard, un grand nombre des conclusions de 2013 ont été renforcées par celles de 2021. Les niveaux de présomptions sont souvent rehaussés et d'autres effets probables de certains des pesticides sont mis en évidence, notamment pour la santé respiratoire ou les troubles thyroïdiens.
Je conclurai en soulignant que notre recherche nationale est dynamique au sein de la recherche européenne et internationale. Il est important de continuer à la soutenir fortement, étant donné le nombre de substances à considérer et la diversité des faits et des mécanismes d'action possibles. J'ajoute que l'ensemble de ces résultats sont disponibles en téléchargement sur le site des expertises collectives de l'Inserm.
Votre étude est absolument majeure dans le débat public. Je souhaite vous poser des questions très techniques. Vous faites référence à des molécules dont certaines sont interdites depuis maintenant quarante ou cinquante ans, comme le DDT. Certains pourraient considérer que le problème est derrière nous. Que concluez-vous sur le DDT ?
Vous évoquez ensuite les contaminations à caractère professionnel. Or plusieurs études menées sur des populations agricoles estiment que la prévalence des cancers n'y est pas plus importante que dans d'autres milieux. C'est un argument utilisé par certains acteurs professionnels, qui prétendent qu'il n'y a pas de problème. Comment expliquer ces résultats en apparence contradictoire ? Y a-t-il d'autres facteurs qui jouent en sens inverse – par exemple, la meilleure forme physique globale des agriculteurs ?
Que pouvez-vous nous dire au sujet de l'exposition environnementale ? Je suis étonné que vous évoquiez les riverains, l'air, mais que vous ne mentionniez pas l'alimentation.
Je suis aussi étonné que vous n'évoquiez pas les questions de puberté précoce, qui ont fait grand bruit à un moment, et dont je crois me souvenir qu'elles étaient mentionnées en 2013. N'est-ce plus un sujet ?
Enfin, le rapport de 2013 était particulièrement innovant parce qu'il mettait en avant les phénomènes d'exposome et d'effet cocktail. Que pouvez-vous nous en dire aujourd'hui ? Quelles en sont les conséquences sur les procédures d'autorisation de mise sur le marché (AMM) ? Avez-vous le sentiment que vos travaux remarquables ont remobilisé le ministère de la santé pour la coanimation des plans de réduction des pesticides ?
Nous avons fait le choix de nous intéresser aux pesticides dans leur ensemble, sans exclure les substances qui ont déjà été interdites. Nous pensons qu'il est en effet important de considérer la problématique dans son ensemble, d'autant que nous disposons de plus de travaux sur les substances anciennes, alors que pour certaines substances nouvelles ou nouvellement commercialisées, nous ne pouvons parfois nous appuyer que sur des études réalisées par les industriels dans le cadre des AMM.
Cette expertise porte ainsi à la fois sur des substances autorisées et des substances qui ne le sont pas. Par le passé, de nombreuses substances très préoccupantes ont été utilisées dans les pesticides. Aujourd'hui, on essaie d'utiliser des substances actives plus spécifiques qui ne seraient nocives que pour les espèces ciblées, pas pour l'humain. Dans la mesure où il existe une grande conservation entre de nombreuses fonctions dans le vivant, il importe de rester vigilant et de mettre en parallèle les résultats sur ces substances anciennes et sur les substances nouvelles.
Certaines données suggèrent effectivement que pour de nombreux cancers, les agriculteurs ne souffrent pas de surincidence par rapport à la population générale, voire, dans certains cas, présentent une incidence plus faible. Ces données proviennent d'approches écologiques au sens scientifique du terme, c'est-à-dire de comparaisons entre des grandes populations sans prendre en compte les caractéristiques individuelles de ces populations, comme le fait qu'elles fument ou non, ou bien leur degré d'activité physique. On sait néanmoins que ces agriculteurs ont tendance à avoir une vie plus saine que la population générale. Les comparaisons écologiques globales entre la population des agriculteurs et la population française de même âge apportent en réalité un niveau de preuve très faible pour documenter l'effet des pesticides.
Pour ces raisons, il est essentiel de disposer d'études avec une quantification de l'exposition individuelle. Certains comportements peuvent influencer le risque de maladie ; c'est ce qu'on appelle des facteurs de confusion. Ils sont connus en épidémiologie et mesurés dans les études que nous avons passées en revue. En général, ils sont contrôlés. Les conclusions que nous avons présentées s'appuient sur ces études qui, au niveau individuel, caractérisent à la fois les expositions et les comportements et présentent donc un niveau de preuve meilleur que celui des comparaisons globales. C'est donc important de prendre en compte ces études épidémiologiques qui ajustent en fonction des comportements individuels, de même que les études chez l'animal, qui permettent d'identifier les mécanismes sous-jacents des substances et de comparer des groupes, cette fois-ci entre des groupes d'animaux tout à fait similaires du point de vue des facteurs de risque des pathologies étudiées. Les données générales et écologiques, qui indiquent des fréquences de pathologies plus faibles chez les agriculteurs, ne permettent pas de conclure quoi que ce soit.
Monsieur le rapporteur, vous avez raison de rappeler que parmi les sources d'exposition, l'alimentation est une voie de contamination importante, notamment pour la population générale. Dans ce domaine, des données très précieuses sont fournies par l'enquête sur l'alimentation totale (EAT) de l'Anses, qui a dosé un nombre assez important de pesticides dans ses dernières éditions. Il apparaît ainsi que l'on retrouve des pesticides dans plus d'un tiers des aliments. Les études de biosurveillance, réalisées à partir de prélèvements d'urine ou de sang, voire de cheveux, montrent que chacun d'entre nous est concerné à divers degrés par l'exposition aux pesticides.
Enfin, l'exposome représente l'ensemble des expositions environnementales au sens large, qu'elles soient de nature chimique ou biologique – il est aussi possible d'inclure des facteurs psychosociaux – subies depuis la conception jusqu'à la naissance et au-delà, jusqu'à la fin de la vie. Ce concept nous a permis de prendre conscience des situations de multi-expositions à différentes substances et de poser la question de l'impact de ces expositions cumulées. Dans ce domaine, la toxicologie – et dans une moindre mesure, l'épidémiologie – nous permettent de creuser cette question, qui fait l'objet de recherches.
Ces travaux mettent en lumière deux types d'effets : un effet synergique et un effet antagoniste. L'effet de l'exposition à deux doses ou deux substances peut dans certains cas, dans l'organisme, produire un effet qui n'est pas équivalent à la somme des effets de chaque substance individuelle à la même dose. Les effets cocktails existent. Les travaux disponibles suggèrent que les effets synergiques ne sont pas les plus fréquents et que, par défaut, la situation la plus probable est celle de l'effet additif des substances. Si je suis exposé à deux substances qui ont chacune une dose de 1, c'est comme si j'étais exposé à une dose de 2. Les effets de ces substances qui agissent sur une même cible ont tendance à se cumuler. C'est une situation préoccupante du point de vue de la santé, dans le contexte des multi-expositions. En effet, on ne peut pas ignorer une situation de multi-expositions sous prétexte que chacune des expositions est faible. Imaginons que je sois exposé à 100 substances, chacune à une dose considérée faible. Si ces substances ciblent le même organe ou la même pathologie, il est probable que cela revienne plus ou moins, pour moi, à être exposé à une dose de 100 de l'une seule de ces substances. Il faut donc prendre au sérieux ce concept d'exposome et cette situation de multi-expositions.
D'une manière générale, la réglementation française et européenne sur les substances chimiques tend à privilégier une gestion du risque substance par substance, ce qui conduit à ignorer cette situation de multi-expositions et ses effets cumulés.
Toutefois, dans le cadre spécifique des produits phytosanitaires, la réglementation européenne qui s'applique dans notre pays est particulière. Je la qualifierais de réglementation essentiellement basée sur le danger, le législateur ayant identifié trois types de dangers : les effets cancérogènes (l'induction de cancer), les effets mutagènes (des mutations dans notre code génétique) et les effets de toxicité pour la reproduction. Lorsqu'une substance est associée à l'un de ces trois types de dangers, la réglementation en interdit la mise sur le marché. Il s'agit donc d'une logique d'exposition minimale, qui devrait être efficace pour prendre en compte la question des expositions cumulées. En effet, si je n'autorise aucune des substances qui seraient cancérigènes, je ne permets pas d'exposition cumulée, même à des doses relativement faibles, d'un grand nombre de substances cancérigènes. À supposer qu'on arrive à identifier correctement et rapidement ces substances cancérigènes, le problème des effets cumulés et des effets dose additifs devrait ainsi être pris en compte par cette réglementation fondée sur le danger. Ce n'est pas le cas s'agissant d'effets identifiés comme moins préoccupants, comme la survenue allergies ou des effets sur le système respiratoire.
Il faudrait que je me penche plus en détail sur les phénomènes de puberté précoce. Nous travaillons à partir de la littérature scientifique, ce qui implique que les produits soient suffisamment anciens pour avoir fait l'objet de travaux publiés. À ma connaissance, nous n'avons pas abordé le sujet de la puberté précoce mais nous allons vérifier ce point et revenir vers vous. Le problème n'est pas derrière nous car même les pesticides interdits depuis quarante ans peuvent avoir des effets rémanents.
Je vous remercie pour votre présentation.
J'ai notamment noté, à la lecture de vos tableaux, une influence remarquée des pesticides sur le développement de l'enfant, en particulier sur le risque de développement de leucémies. Vous montrez que ce risque peut même concerner la période pré-conceptionnelle, à travers l'exposition paternelle aux produits phytosanitaires. Notre génétique serait ainsi porteuse de ces pesticides ? Pouvez-vous nous en dire plus ?
Vous avez souligné les risques importants liés à l'exposition aux produits phytosanitaires pendant la grossesse. La consommation d'eau dans laquelle on retrouve des métabolites de pesticides peut-elle avoir une influence sur le déroulement de la grossesse ?
Existe-t-il des protocoles différenciés de prise en charge médicale des patients dès lors qu'ils sont atteints de pathologies reconnues comme étant en lien direct avec l'exposition à des pesticides ?
Enfin, peut-on estimer la durée de développement d'une maladie – un cancer par exemple – dès lors qu'un individu a été exposé aux produits phytosanitaires au cours de sa carrière ?
La période pré-conceptionnelle présente un grand intérêt. On s'y focalise beaucoup dans l'étude des cancers pédiatriques qui interviennent à des âges très jeunes. Pour les leucémies, qui constituent le type de cancer le plus fréquent chez les enfants, à raison d'un tiers des cancers chez les moins de 15 ans, on a pu mettre en évidence des modifications génétiques présentes dès la naissance.
Il est maintenant établi que la majorité des leucémies aiguës lymphoblastiques – le type de plus fréquent de leucémie – se développent en deux étapes. Un premier événement génétique intervient in utero et se traduit par des mutations génétiques que l'on retrouve chez une part finalement assez importante de la population, notamment chez les enfants qui vont développer les leucémies. Un deuxième événement peut être lié à une exposition particulière après la naissance et conduit au développement de la maladie.
Beaucoup d'études s'intéressent ainsi désormais à la période préconceptionnelle chez la mère, un peu moins chez le père. Mais en effet, comme je l'ai évoqué, une étude publiée par un consortium international rassemblant une vingtaine de pays semble indiquer que l'exposition du père aux pesticides dans un contexte professionnel en période pré-conceptionnelle pourrait être associée à une augmentation du risque de leucémie chez l'enfant. L'exposition aux pesticides pourrait ainsi avoir un effet sur les gamètes, ce qui pourrait ensuite entraîner des modifications chez l'enfant et induire la leucémie.
Toutefois, ces études sont encore plutôt hétérogènes parce qu'il s'agit ici d'une population générale, pour laquelle il est vraiment difficile de caractériser l'exposition. Comme il s'agit de pathologies rares, les effectifs sont assez limités. Il est donc nécessaire de rassembler les études menées dans différents pays, avec les difficultés méthodologiques que cela implique.
Nous ne disposons que de très peu de données concernant la contamination par l'eau pendant la grossesse, en tout cas pour les cancers pédiatriques. Je pense donc que cette exposition n'a probablement pas été étudiée. Pour le moment, nous n'avons pas de données suffisamment étayées pour pouvoir évaluer l'exposition, et encore moins pour ce qui est de l'alimentation ou de l'exposition via l'eau.
L'exposition des femmes aux pesticides est une réalité, que ce soit dans la période pré-conceptionnelle ou pendant la grossesse, Aucun argument toxicologique général ne nous permet de penser que cette voie d'exposition serait moins préoccupante qu'une exposition aérienne, par exemple dans le contexte de travaux ou d'activités professionnelles, à dose égale. C'est donc l'une des voies d'exposition sur lesquelles il faut agir.
Cela signifie qu'il est essentiel de protéger non seulement les nouveau-nés et les enfants, mais aussi les parents, et même en dehors de la période de la grossesse. D'une certaine façon, le plus simple consiste bien sûr à limiter les niveaux des substances dangereuses, en particulier des pesticides préoccupants, dans l'ensemble des compartiments de l'environnement. L'ensemble de ces situations d'exposition doivent donc être prises en compte. À cet égard, les plans Écophyto relèvent de cette logique, puisqu'ils sont exprimés en termes d'usage des pesticides et non pas en termes de présence de pesticides dans tel ou tel compartiment, comme l'alimentation, l'eau ou le milieu professionnel.
Concernant la prise en charge médicale des patients, il convient de rappeler que nous sommes face à des pathologies qui ne sont pas spécifiques de l'exposition aux pesticides. Comme l'a rappelé Stéphanie Boujon, les leucémies, par exemple, sont des cancers malheureusement assez fréquents à différents âges de la vie. À ce stade, la recherche n'a pas permis d'identifier des signatures biologiques qui permettraient de savoir si le déclenchement de telle ou telle pathologie est réellement induit par des pesticides. Un cancer du poumon induit par des polluants atmosphériques n'a pas forcément une signature évidente dans l'organisme, qui ferait que le médecin pourrait tout de suite le différencier d'un cancer induit par le tabagisme, par exemple.
En dehors du contexte des reconnaissances de maladies professionnelles, que je connais mal et sur lesquelles Laurent Fleury pourra peut-être s'exprimer, je ne suis pas sûr qu'il y ait de prise en charge médicale spécifique. Je ne sais pas non plus ce qu'il serait nécessaire de faire. La démarche consistant à conduire des consultations environnementales pour essayer d'identifier l'environnement du patient est néanmoins pertinente. On a tendance à le faire dans un contexte potentiel de maladie professionnelle ; en population générale c'est très rare mais cela aurait du sens.
Je voudrais toutefois souligner que si l'on cherche à agir au niveau individuel pour protéger une personne malade en agissant sur des facteurs de son environnement, cela sera souvent tardif, car la maladie se déclenche généralement tard. On pourra toujours chercher à réduire les expositions pour cette personne, mais ce sera globalement moins efficace pour la société que d'agir sur l'environnement de l'ensemble de la population. Il est plus utile d'améliorer l'environnement dans sa globalité plutôt que de procéder par remède, individu par individu.
Les cancers pédiatriques interviennent rapidement après l'exposition. Cela n'est pas le cas pour les cancers adultes : il est maintenant établi qu'il peut s'écouler quinze, vingt, trente ans entre les premières expositions et le développement du cancer. C'est la raison pour laquelle il importe de vraiment prendre en compte les expositions cumulées et non pas seulement l'exposition à un temps donné.
C'est l'une des conséquences directes de l'expertise collective de 2021, plusieurs maladies, comme la maladie de Parkinson et le cancer de la prostate, sont maintenant reconnues comme des maladies professionnelles pour les agriculteurs.
J'imagine en effet qu'il est plus difficile d'évaluer l'exposition domestique, par rapport à l'exposition professionnelle. Pouvez-vous nous expliquer comment vous procédez pour la définir et l'évaluer ?
Si notre commission d'enquête porte sur les produits phytosanitaires, il ne faut pas oublier l'existence de multiples pollutions autour de nous. Je pense notamment à la pollution plastique, aux particules d'hydrocarbures, à la cigarette. Malheureusement, nous voyons les limites d'un système construit dans l'après-guerre dans de multiples domaines. Êtes-vous en capacité d'avoir une vision d'ensemble de l'impact des différentes pollutions sur notre santé, notamment sur le développement des cancers ?
Enfin, les études sur lesquelles vous vous fondez étudient-elles l'impact de l'ensemble des produits phytosanitaires utilisés dans tout type d'agriculture ? Je pense notamment à l'impact du cuivre, très utilisé dans l'agriculture biologique.
Les expositions domestiques sont plutôt analysées dans les études qui concernent les pathologies de l'enfant en général. Dans le cas des usages domestiques, les informations proviennent principalement de questionnaires soumis aux personnes. Il leur est demandé si, au cours d'une période donnée, différents types de produits ont été utilisés, et si oui, pour quel objectif, sur quelle cible, en intérieur ou en extérieur. En revanche, il est très difficile d'aller plus loin sur la base des questionnaires, c'est-à-dire de recueillir des informations vraiment précises sur la substance ou même sur le produit utilisé.
Ces éléments sont complétés par des expositions environnementales dans certaines études, où nous faisons des mesures de biomarqueurs : des prélèvements sanguins ou urinaires permettent par exemple d'essayer de tracer la présence de certains pesticides.
Nous avons évoqué aujourd'hui la problématique de danger : telle ou telle substance peut-elle créer telle pathologie respiratoire ? Il s'agit ensuite de procéder à une évaluation de risques, c'est-à-dire de quantifier le nombre de décès, de pathologies attribuables à chaque substance et de combiner cette information avec des données représentatives concernant les expositions de la population. Les grandes enquêtes de biosurveillance des agences sanitaires, notamment l'Anses et Santé Publique France, concernent notamment l'exposition aux pesticides, mais abordent aussi de nombreux autres facteurs environnementaux en combinant les relations dose-réponse issues de travaux épidémiologiques. Grâce à ces données sur la distribution de l'ensemble de la population, on peut arriver à quantifier le risque, comme le nombre de cas de pathologies ou d'années de vie en bonne santé perdues du fait chaque substance. Ceci permet de combiner des effets pour des substances influant sur des pathologies différentes et de parvenir à ce qu'on appelle « le fardeau environnemental » des maladies.
Ce tableau est assez précis pour les grands facteurs comportementaux sur lesquels nous travaillons depuis des décennies, comme le tabac, l'alcool, l'activité physique, la pollution atmosphérique et certaines expositions professionnelles. Il inclut toutefois encore trop peu de substances chimiques, soit parce que les données d'exposition ne sont pas disponibles, soit, plus souvent, parce que les données relatives aux doses-réponses chez l'humain ne sont pas assez précises.
En lien avec les agences, l'Inserm avait proposé un programme prioritaire de recherche – ce travail doit se faire aussi à l'échelle européenne – qui viserait notamment à augmenter le nombre de substances pour lesquelles il existerait des relations dose-réponse chez l'humain. Cela permettrait à terme de connaître le « fardeau environnemental » des maladies en prenant en compte de nombreuses substances chimiques, ce qui serait un outil essentiel pour permettre aux décideurs de hiérarchiser les risques attribuables à chaque substance. Parfois, nous sommes confrontés à des substances pour lesquelles l'effet individuel est faible, mais auxquelles de très nombreuses personnes sont exposées, ce qui peut aboutir à un nombre de cas attribuables plus important que celui imputable à des substances qui ont un effet fort au niveau individuel, mais qui ne concernent que quelques dizaines de sujets dans la population. Il est très important de continuer à travailler sur ce sujet. Parvenir à cette description du fardeau environnemental des maladies permettrait de rendre concret l'enjeu de la fixation de priorités santé, en lien avec l'exposome tel que défini dans la loi.
Je ne peux pas répondre à la question posée sur les études impliquant le cuivre dans l'agriculture biologique, mais des équipes de recherches se préoccupent certainement de ce sujet. Il n'y a pas de raison de ne pas s'intéresser aux substances utilisées ou autorisées dans l'agriculture biologique, mais je ne suis pas capable de vous dire si des travaux sont précisément réalisés sur ce sujet à l'heure actuelle.
On sait que les pesticides ne sont jamais appliqués seuls mais en formulation. Ces formulations étant très différentes d'un pays à l'autre, avez-vous tenu compte de ces différences de formulations dans votre expertise ? Dans le cadre du glyphosate, une étude indique ainsi que les formulations utilisées dans les pays d'Amérique du Sud sont très différentes de celles employées chez nous, avec des impacts sur la santé également très différents.
Ensuite, vous avez évoqué les conséquences de ces molécules sur la santé. Est-il possible d'établir une hiérarchisation ? Pour ma part, j'aimerais obtenir un gradient sur les comportements volontaires de la population liés à des formes de consommation de produits dont on connaît la toxicité, par rapport aux produits que l'on consomme involontairement, comme les pesticides.
Cette question du gradient recoupe ce que nous venons d'évoquer quant au fardeau environnemental des maladies. Nous disposons d'une quantification de l'impact, notamment en termes de mortalité, de nombreux facteurs comportementaux nocifs, par exemple le tabac – 60 000 décès chaque année – ou l'alcool – 40 000 décès chaque année. Mais nous n'avons pas d'estimation similaire concernant les pesticides. Peut-être arrivera-t-on un jour à disposer d'un tableau complet.
Dans une certaine mesure, on peut contrôler l'exposition à certains facteurs comportementaux visibles : un individu est libre de s'exposer ou non à l'alcool ou au tabac. S'agissant des pesticides, dans la population générale mais aussi dans les milieux professionnels, cette exposition est involontaire et bien souvent invisible du point de vue individuel.
À l'heure actuelle, les données disponibles permettent de quantifier l'impact du tabac, de la pollution atmosphérique, des particules fines et de l'alcool. Mais nous n'avons pas de quantification du nombre de décès dus à l'ensemble des pesticides et qui recouvrirait l'ensemble des pathologies.
S'agissant des différences de formulation, les études nécessaires à la mise sur le marché d'un produit se fondent sur le principe actif. De notre côté, nous travaillons à partir d'études d'épidémiologie, en vie réelle. Nous descendons rarement jusqu'au niveau des molécules : nous nous arrêtons aux pesticides. Lorsque nous mesurons les glyphosates dans l'expertise, il s'agit des formes commerciales du glyphosate, qui incluent donc forcément toutes les composantes. Nous n'avons pas pris en compte la composition du glyphosate dans d'autres pays.
Si je vous pose la question, c'est parce qu'il y a eu des polémiques sur ces différences de formulation et leur impact sur la santé. Nous avons vraiment besoin que la science nous dise s'il y a une réalité derrière cette polémique.
Disposez-vous de la totalité des statistiques dont vous avez besoin ? Je pense notamment au nombre de cancers par territoire.
Il est essentiel de disposer d'études qui permettent de quantifier les expositions au niveau individuel. C'est ainsi important d'avoir des registres de cancers qui documentent l'incidence des pathologies. Ces informations sont disponibles dans certains départements. Au niveau national, on a des données sur la survenue de cancers chez les moins de 18 ans. Mais il ne suffit pas de disposer des données sur l'incidence des pathologies, il faut également que ces expositions soient bien documentées. Des progrès importants sont intervenus du côté des études de biosurveillance, avec des enquêtes telles que l'EAT. Les données sur la qualité de l'eau sont plus hétérogènes. Des efforts ont été accomplis pour mettre à disposition de la recherche les données sur l'usage des pesticides. Néanmoins, la finesse de ces données est moins importante que celle que je constate chez mes confrères de Californie, qui peuvent travailler depuis décennies sur des registres d'épandage de pesticides. Ces registres sont précis, à l'échelle de la parcelle, ils détaillent l'ensemble des molécules utilisées et les quantités par chaque agriculteur sur chacune des parcelles, trimestre après trimestre. Cela peut permettre de faire des études croisant les données d'usage avec l'incidence locale des cancers.
Il demeure toutefois important de conduire des études au niveau individuel avec une quantification précise des expositions, soit par questionnaire comme cela a été évoqué, soit avec des biomarqueurs. Nous pouvons citer l'étude agricole coordonnée par Pierre Lebailly, qui est l'une des plus grandes études sur la santé des agriculteurs et de leurs familles et l'effet des expositions aux pesticides dans le monde. Ces études sont encore trop peu soutenues et trop peu nombreuses dans la mesure où l'on s'intéresse à des pathologies relativement rares et qui surviennent, vous l'avez compris, parfois de nombreuses années après l'exposition.
Je considère que la France pourrait faire mieux pour la collecte de données de surveillance et pour la réalisation d'études bien spécifiques dans des conditions qui, bien sûr, respectent la protection des données personnelles. Je ne suis pas convaincu en revanche que la solution consiste à généraliser des registres de cancer sur l'ensemble de territoires. Il est important de pouvoir descendre au niveau individuel, au niveau de la molécule ou du type de substances utilisées, en contrôlant les facteurs de confusion potentielle et les comportements individuels. On ne peut pas faire cela quand on a des données agrégées à l'échelle d'une commune, mais on peut le faire quand on suit une cohorte, à l'aide de questionnaires. Je sais néanmoins que des discussions sont en cours concernant le déploiement de registres de cancer à l'échelle nationale.
Ils sont très importants du point de vue de la surveillance de l'environnement, de la documentation de la contamination de chaque milieu, pour analyser l'usage des pesticides à une échelle très fine dans l'espace et dans le temps. Des efforts sont réalisés par le ministère de la transition écologique, notamment dans le cadre du « Green Data for all » qui vise à offrir un meilleur accès à l'ensemble des données disponibles. Cependant, je considère que la finesse des données sur l'usage des pesticides n'est pas encore suffisante.
Nous avons des besoins importants, d'autre part, pour mettre en place des grandes études documentant l'exposition de manière très précise, dès le début de la vie, dès la grossesse, la période pré-conceptionnelle, avec un suivi sur de nombreuses années. Ces études coûtent très cher – plusieurs dizaines de millions d'euros par an – si on les fait porter sur des effectifs de centaines de milliers de sujets, comme c'est utile pour les questions qui nous occupent aujourd'hui.
Nous recevons des messages très encourageants de la part des ministères de la santé et de la recherche. Nos deux ministères de tutelle et le secrétariat général pour l'investissement nous ont annoncé qu'ils souhaitaient confier des moyens à l'ensemble de la communauté de recherche pour lancer une grande cohorte française qui permettrait de mieux documenter l'effet de l'exposome sur la santé de l'enfant. Pour nous, l'enjeu est de proposer un protocole qui permettrait de s'intéresser à l'ensemble des pathologies, éventuellement en complément avec les registres, et des études de cas témoins menées sur le cancer, pour essayer de documenter l'incidence des pesticides et de l'ensemble des substances chimiques sur les cancers de l'enfant.
Vous n'avez pas répondu à ma question : votre étude a-t-elle bouleversé le ministère de la santé au point qu'il s'investisse de manière singulière dans la prévention de l'usage des pesticides et de leur impact ?
Je reviens sur la distinction entre danger et risque pour le décideur public. Pour le décideur public, l'enjeu, c'est la définition du risque : quelle est l'exposition au danger acceptable ? Cette appréciation est qualitative, dans un contexte où l'on n'identifie même pas toujours de relation de cause à effet. Par exemple, s'agissant du glyphosate, comment une molécule qui agit sur la photosynthèse peut-elle avoir un effet sur des cellules animales ? Selon vous, l'étude que vous nous avez présentée, et qui repose sur des présomptions de corrélation formulées qualitativement, devrait-elle suffire à interdire au moins la famille des organochlorés par exemple, pour lesquels une présomption forte a été établie ? Quelles sont vos recommandations pour l'action publique, par quoi doivent se traduire vos conclusions ?
Je n'ai pas la vision globale pour juger l'action du ministère de la santé dans son ensemble, mais je constate que des efforts conjoints sont menés par le ministère de la santé, parfois avec le ministère de la transition écologique et de la recherche, pour développer la biosurveillance et pour soutenir les grandes études en population, notamment les cohortes. On observe ainsi clairement un effort pour augmenter le niveau de preuve sur ces questions.
Il existe des études de toxicologie qui permettent de documenter certains effets du glyphosate sur le vivant. Elles suggèrent que le glyphosate pourrait induire notamment du stress oxydatif et de la génotoxicité – avec un niveau de présomption moyen. D'une manière générale, ces mécanismes sont impliqués dans l'étiologie de nombreuses pathologies.
Il existe ainsi clairement une préoccupation concernant les effets du glyphosate sur la santé. Mais notre méthode d'évaluation ne correspond pas à celle de l'autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA), qui est compétente au niveau européen pour évaluer les substances actives. De son côté, l'EFSA considère qu'il n'y a pas d'élément fort en faveur d'une carcinogénicité du glyphosate. Pour notre part, nous pensons qu'existe une présomption moyenne sur la survenue de lymphomes non hodgkiniens.
Nous fournissons effectivement, Monsieur le Président, une évaluation qualitative, comme cela se pratique en matière d'évaluation des dangers – le formuler ainsi n'est pas une manière de minorer la valeur de notre évaluation. Nous ne sommes pas en mesure de fournir une évaluation chiffrée des risques. La réglementation sur les pesticides au niveau européen se fonde sur cette identification des dangers en interdisant les produits carcinogènes, mutagènes, reprotoxiques, certains ou avérés. C'est donc une approche pertinente.
Je pense que les agences sanitaires – notamment l'Anses – qui sont directement en charge des autorisations de mise sur le marché et de l'évaluation de chaque substance selon l'approche réglementaire en vigueur en Europe, seront mieux à même de répondre sur l'autorisation de telle ou telle substance.
Notre travail est celui de chercheurs, d'universitaires. Notre rôle est de mettre à disposition des décideurs tous les éléments que nous pouvons trouver, ainsi que notre analyse de chercheurs, de scientifiques. Il revient ensuite aux agences réglementaires et à vous de prendre la décision. Nous ne pouvons pas aller plus loin que cela.
La séance s'achève à douze heures trente.
Membres présents ou excusés
Présents. – Mme Anne-Laure Babault, M. André Chassaigne, M. Frédéric Descrozaille, Mme Laurence Heydel Grillere, Mme Nicole Le Peih, Mme Marie Pochon, M. Dominique Potier, Mme Mélanie Thomin