Nous avons fait le choix de nous intéresser aux pesticides dans leur ensemble, sans exclure les substances qui ont déjà été interdites. Nous pensons qu'il est en effet important de considérer la problématique dans son ensemble, d'autant que nous disposons de plus de travaux sur les substances anciennes, alors que pour certaines substances nouvelles ou nouvellement commercialisées, nous ne pouvons parfois nous appuyer que sur des études réalisées par les industriels dans le cadre des AMM.
Cette expertise porte ainsi à la fois sur des substances autorisées et des substances qui ne le sont pas. Par le passé, de nombreuses substances très préoccupantes ont été utilisées dans les pesticides. Aujourd'hui, on essaie d'utiliser des substances actives plus spécifiques qui ne seraient nocives que pour les espèces ciblées, pas pour l'humain. Dans la mesure où il existe une grande conservation entre de nombreuses fonctions dans le vivant, il importe de rester vigilant et de mettre en parallèle les résultats sur ces substances anciennes et sur les substances nouvelles.
Certaines données suggèrent effectivement que pour de nombreux cancers, les agriculteurs ne souffrent pas de surincidence par rapport à la population générale, voire, dans certains cas, présentent une incidence plus faible. Ces données proviennent d'approches écologiques au sens scientifique du terme, c'est-à-dire de comparaisons entre des grandes populations sans prendre en compte les caractéristiques individuelles de ces populations, comme le fait qu'elles fument ou non, ou bien leur degré d'activité physique. On sait néanmoins que ces agriculteurs ont tendance à avoir une vie plus saine que la population générale. Les comparaisons écologiques globales entre la population des agriculteurs et la population française de même âge apportent en réalité un niveau de preuve très faible pour documenter l'effet des pesticides.
Pour ces raisons, il est essentiel de disposer d'études avec une quantification de l'exposition individuelle. Certains comportements peuvent influencer le risque de maladie ; c'est ce qu'on appelle des facteurs de confusion. Ils sont connus en épidémiologie et mesurés dans les études que nous avons passées en revue. En général, ils sont contrôlés. Les conclusions que nous avons présentées s'appuient sur ces études qui, au niveau individuel, caractérisent à la fois les expositions et les comportements et présentent donc un niveau de preuve meilleur que celui des comparaisons globales. C'est donc important de prendre en compte ces études épidémiologiques qui ajustent en fonction des comportements individuels, de même que les études chez l'animal, qui permettent d'identifier les mécanismes sous-jacents des substances et de comparer des groupes, cette fois-ci entre des groupes d'animaux tout à fait similaires du point de vue des facteurs de risque des pathologies étudiées. Les données générales et écologiques, qui indiquent des fréquences de pathologies plus faibles chez les agriculteurs, ne permettent pas de conclure quoi que ce soit.
Monsieur le rapporteur, vous avez raison de rappeler que parmi les sources d'exposition, l'alimentation est une voie de contamination importante, notamment pour la population générale. Dans ce domaine, des données très précieuses sont fournies par l'enquête sur l'alimentation totale (EAT) de l'Anses, qui a dosé un nombre assez important de pesticides dans ses dernières éditions. Il apparaît ainsi que l'on retrouve des pesticides dans plus d'un tiers des aliments. Les études de biosurveillance, réalisées à partir de prélèvements d'urine ou de sang, voire de cheveux, montrent que chacun d'entre nous est concerné à divers degrés par l'exposition aux pesticides.
Enfin, l'exposome représente l'ensemble des expositions environnementales au sens large, qu'elles soient de nature chimique ou biologique – il est aussi possible d'inclure des facteurs psychosociaux – subies depuis la conception jusqu'à la naissance et au-delà, jusqu'à la fin de la vie. Ce concept nous a permis de prendre conscience des situations de multi-expositions à différentes substances et de poser la question de l'impact de ces expositions cumulées. Dans ce domaine, la toxicologie – et dans une moindre mesure, l'épidémiologie – nous permettent de creuser cette question, qui fait l'objet de recherches.
Ces travaux mettent en lumière deux types d'effets : un effet synergique et un effet antagoniste. L'effet de l'exposition à deux doses ou deux substances peut dans certains cas, dans l'organisme, produire un effet qui n'est pas équivalent à la somme des effets de chaque substance individuelle à la même dose. Les effets cocktails existent. Les travaux disponibles suggèrent que les effets synergiques ne sont pas les plus fréquents et que, par défaut, la situation la plus probable est celle de l'effet additif des substances. Si je suis exposé à deux substances qui ont chacune une dose de 1, c'est comme si j'étais exposé à une dose de 2. Les effets de ces substances qui agissent sur une même cible ont tendance à se cumuler. C'est une situation préoccupante du point de vue de la santé, dans le contexte des multi-expositions. En effet, on ne peut pas ignorer une situation de multi-expositions sous prétexte que chacune des expositions est faible. Imaginons que je sois exposé à 100 substances, chacune à une dose considérée faible. Si ces substances ciblent le même organe ou la même pathologie, il est probable que cela revienne plus ou moins, pour moi, à être exposé à une dose de 100 de l'une seule de ces substances. Il faut donc prendre au sérieux ce concept d'exposome et cette situation de multi-expositions.
D'une manière générale, la réglementation française et européenne sur les substances chimiques tend à privilégier une gestion du risque substance par substance, ce qui conduit à ignorer cette situation de multi-expositions et ses effets cumulés.
Toutefois, dans le cadre spécifique des produits phytosanitaires, la réglementation européenne qui s'applique dans notre pays est particulière. Je la qualifierais de réglementation essentiellement basée sur le danger, le législateur ayant identifié trois types de dangers : les effets cancérogènes (l'induction de cancer), les effets mutagènes (des mutations dans notre code génétique) et les effets de toxicité pour la reproduction. Lorsqu'une substance est associée à l'un de ces trois types de dangers, la réglementation en interdit la mise sur le marché. Il s'agit donc d'une logique d'exposition minimale, qui devrait être efficace pour prendre en compte la question des expositions cumulées. En effet, si je n'autorise aucune des substances qui seraient cancérigènes, je ne permets pas d'exposition cumulée, même à des doses relativement faibles, d'un grand nombre de substances cancérigènes. À supposer qu'on arrive à identifier correctement et rapidement ces substances cancérigènes, le problème des effets cumulés et des effets dose additifs devrait ainsi être pris en compte par cette réglementation fondée sur le danger. Ce n'est pas le cas s'agissant d'effets identifiés comme moins préoccupants, comme la survenue allergies ou des effets sur le système respiratoire.