Commission des affaires étrangères

Réunion du mercredi 28 février 2024 à 9h00

Résumé de la réunion

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La réunion

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La commission auditionne, dans le cadre d'une table ronde ouverte à la presse sur la guerre en Ukraine et ses conséquences sur les belligérants, deux ans après son déclenchement par la Fédération de Russie, Mme Tatiana Kastoueva-Jean, directrice du centre Russie-Eurasie de l'Institut français des relations internationales (IFRI), le général Christophe Gomart (2e section), ancien directeur du renseignement militaire et ancien commandant des opérations spéciales, et M. Philippe Gros, maître de recherche à la Fondation pour la recherche stratégique (FRS), coordinateur de l'Observatoire des conflits futurs.

Présidence M. Jean-Louis Bourlanges, président, puis de Mme Eléonore Caroit, vice-présidente.

La séance est ouverte à 9 h 00.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Notre ordre du jour appelle la tenue d'une table ronde sur la guerre en Ukraine et ses conséquences sur les belligérants, deux ans après son déclenchement par la Fédération de Russie le 24 février 2022. Le feu de l'actualité qui déferle sur nous, notamment la conférence qui s'est tenue le 26 février au palais de l'Elysée, rend cette table ronde opportune.

Avant de brièvement brosser le contexte et les attendus de nos échanges, je tiens à souhaiter la bienvenue aux intervenants qui ont bien voulu nous faire bénéficier de leur expertise sur ce dossier toujours, hélas, d'une grande actualité.

Madame Tatiana Kastoueva-Jean, vous êtes directrice du centre Russie-Eurasie de l'Institut français des relations internationales (IFRI). Vous êtes spécialiste des politiques intérieure et étrangère russes. Avant de rejoindre l'IFRI en 2005, vous avez enseigné les relations internationales à l'Institut d'État des relations internationales de Moscou. Vous avez publié de nombreux ouvrages, parmi lesquels La Russie de Poutine en 100 questions, en 2018. Votre expertise nous sera très utile pour essayer de comprendre ce qu'il se passe en Russie, notamment le contexte de l'élection présidentielle du 17 mars prochain, et ce qui se joue en Ukraine pour la Fédération russe.

Monsieur le général Christophe Gomart, vous êtes général d'armée en 2e section. Vous avez été l'adjoint au coordonnateur national du renseignement de 2008 à 2011, puis commandant des opérations spéciales jusqu'en 2013 et, enfin, directeur du renseignement militaire jusqu'en 2017. En 2020, vous avez coécrit avec Jean Guisnel, Soldat de l'ombre : au cœur des forces spéciales. Aujourd'hui, vous êtes un chroniqueur avisé et reconnu sur les questions militaires, géopolitiques et internationales et vous livrez régulièrement votre analyse sur l'évolution du conflit ukrainien.

Enfin, monsieur Philippe Gros, vous êtes maître de recherche à la Fondation pour la recherche stratégique (FRS). Vous avez exercé différents postes dans les administrations de la défense et contribué à l'élaboration de documents de doctrine de l'état-major des armées. Grand connaisseur des différentes formes de conflits armés et d'interventions militaires, mais aussi des évolutions technico-opérationnelles et de leur impact capacitaire, vous coordonnez les travaux de l'Observatoire des conflits futurs sur la prospective en matière d'armement et sur l'emploi des systèmes d'armes. Votre appréciation sur les besoins en armes de l'Ukraine nous sera très précieuse.

En guise d'introduction, j'énoncerai cinq interrogations fondamentales.

La première interrogation a émergé dès le début de l'attaque russe, dont on peut se demander si elle a commencé il y a deux ans ou bien au moment de l'offensive sur la Crimée de 2014 : quels sont exactement les objectifs que poursuit la Russie ? Et quels sont ceux que l'Ukraine est en mesure d'atteindre ? À ces questions, il n'existe pas de réponse simple mais elles se tiennent en arrière-plan de toutes les autres.

La deuxième interrogation, très forte, porte sur l'évolution du rapport de forces. Nous sommes passés de la certitude que l'Ukraine serait vaincue en trois jours par l'armée russe à la certitude que cette dernière allait connaître la défaite. La forte résilience de l'armée russe a fait se lever un vent de défaitisme et a donné l'impression que l'Ukraine se trouvait dans une situation extrêmement précaire. Il convient pourtant de rappeler que l'Ukraine a démontré sa capacité à infliger un échec politique majeur au pouvoir russe.

La troisième interrogation concerne les lenteurs de l'économie de guerre. Le président de la République a évoqué la nécessité de mettre en place une économie de guerre il y a deux ans. Or, il semble que la prise de conscience des exigences d'une économie de guerre en termes budgétaires, techniques, économiques et sociaux date de quelques semaines, en particulier de la conférence du 26 février – et je ne fais pas là allusion au commentaire final apporté par le président de la République. Nous savons que l'Ukraine rencontre d'extrêmes difficultés et nous ne lui fournissons pas les moyens nécessaires pour faire jeu égal avec la Russie, y compris sur l'aspect défensif.

La quatrième interrogation est liée aux incertitudes quant aux positions américaines. Elles pèsent sur le degré de soutien, immédiat et financier, à l'effort de guerre mais concernent également, à terme et au cas où Donald Trump serait élu, les conséquences d'une désorganisation morale et juridique partielle, voire totale, du système de défense incarné par l'Organisation du traité de l'Atlantique Nord (OTAN).

Enfin, la cinquième interrogation est née des déclarations du président de la République sur le degré d'implication envisagé pour les pays d'Europe occidentale. Ces déclarations ont surpris et prouvent la dissonance entre un texte et un sous-texte. Le texte indique qu'il n'existe pas de consensus quant à une intervention des forces occidentales en Ukraine. Cependant, en recourant au mot « dynamique » et en refusant d'exclure cette hypothèse, ce texte a été perçu comme une annonce. Produit de manière assez unilatérale et semblant ne pas refléter les discussions qui se sont tenues au cours des heures précédentes, il introduit des éléments d'analyse complexes dont nous mesurons les effets dans la presse.

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le général Christophe Gomart, ancien directeur du renseignement militaire et ancien commandant des opérations spéciales

Je vous propose d'évoquer la situation militaire sur le terrain, telle que je la perçois. Je considère que la ligne de front n'a pas évolué depuis environ un an, même si les Russes progressent peu à peu. Hier encore, l'armée russe a conquis trois villages près de la ville d'Avdiïvka. Aujourd'hui, il est certain que la tendance n'est pas favorable à l'Ukraine.

Quelques points positifs sont toutefois à relever. L'Ukraine est aujourd'hui perçue comme une nation, en dépit des dissensions politiques qui sont les siennes. L'OTAN s'est renforcée avec l'adhésion de la Suède et de la Finlande. L'Ukraine fait preuve d'un esprit de résilience inimaginable en février 2022, au moment où chacun prédisait une victoire de la Russie en trois jours. D'ailleurs, un certain nombre d'analystes, dont je faisais partie, n'avaient pas envisagé une attaque russe en Ukraine.

Un autre point positif est l'attitude de l'Union européenne, qui fait bloc derrière l'Ukraine. À mon sens, les récentes déclarations du président de la République en témoignent, et assurent les Russes d'une véritable volonté de passer d'une Europe puissance à une Europe puissance militaire, bien que cet objectif soit encore éloigné.

En revanche, les points négatifs sont assez nombreux. De mon point de vue, l'Occident a commis deux erreurs. La première est d'avoir sous-estimé les Russes, et vous savez que, en matière militaire, sous-évaluer l'adversaire est une faute. L'Occident a considéré en effet que la Russie ne parviendrait pas à surmonter les difficultés engendrées par les sanctions économiques qui leur ont été imposées. Or l'économie russe se porte bien, au moins ponctuellement, grâce à une économie de guerre qui, elle, a été réellement mise en place. Il convient de reconnaître que la Russie a su anticiper les sanctions. Ainsi, elle a multiplié par 2,5 sa production de blé entre 2014 et 2022, ce qui montre que Vladimir Poutine s'était bien préparé aux futures sanctions.

L'autre erreur de l'Occident est d'avoir laissé croire aux Ukrainiens qu'ils remporteraient cette guerre grâce à son apport en munitions et en armements. Le ministre de la défense ukrainien, me semble-t-il, a affirmé que les Occidentaux n'avaient fourni que 50 %, voire 30 %, de ce qu'ils avaient promis. Ainsi, un million d'obus de 155 mm avaient été annoncés pour mars 2024 mais, à ce jour, seuls 300 000 obus ont été livrés.

L'Ukraine est un pays de 40 millions d'habitants. Entre 6 et 8 millions de personnes ont quitté le territoire, surtout des femmes et des enfants. Mais cette population réduite à 32 millions de personnes fait face à la population russe, qui s'élève à 140 millions d'habitants et dispose d'une véritable profondeur stratégique. Non seulement les munitions sont insuffisantes mais les hommes eux-mêmes sont en nombre insuffisant. Par conséquent, la capacité de relève est quasi-inexistante. Les premières relèves se produisent actuellement, ce qui signifie que certains des soldats ukrainiens sont au front depuis deux ans. D'ailleurs, il est à noter que des manifestations de femmes et de mères de soldats ont lieu. La moyenne d'âge des soldats au front se situe entre 40 et 45 ans, les Ukrainiens ayant pris la décision de ne pas envoyer leurs étudiants à la guerre de façon à préserver leur avenir. Néanmoins, cette moyenne d'âge diminue. L'âge minimum, qui était de 27 ans, doit être abaissé dans la loi ukrainienne, me semble-t-il, à 25 ans.

Enfin, l'armée ukrainienne éprouve des difficultés en matière de planification, faute d'une logistique suffisante. Cette logistique s'appuie sur les apports occidentaux mais la faiblesse de ceux-ci ne permet pas d'établir une vision.

Le conflit est bénéfique aux États-Unis. Il leur permet d'élargir l'OTAN et d'accéder à un marché de l'armement en progression, puisque les dons à l'Ukraine sont réinvestis dans l'industrie de l'armement américaine. Les États-Unis sortent largement gagnants dans la compétition économique qui les oppose à l'Union européenne. Il est difficile de prévoir ce qu'il adviendra du plan d'aide américain de 60 milliards de dollars actuellement en discussion. Mais les déclarations de Donald Trump sur l'OTAN résonnent comme un appel aux Européens à bâtir une défense européenne. Les Européens ont été accoutumés à la protection américaine depuis longtemps et les budgets de la défense ont largement diminué depuis trente ou quarante ans. De mon point de vue, l'Europe doit faire face à ses responsabilités et devenir une puissance militaire.

Du côté des Russes, la profondeur stratégique s'avère cruciale. En effet, leur deuxième échelon militaire est à l'abri des coups, de même que leur troisième échelon industriel. L'armée ukrainienne peine à frapper les bases et les flux logistiques, en dépit des missiles du Système de croisière conventionnel autonome à longue portée (SCALP), donnés par les Français et les Britanniques, et des missiles du High Mobility Artillery Rocket System (HIMARS), livrés par les Américains. Cette profondeur stratégique russe les protège. Les actions commandos et les frappes de drones réalisées non loin de Moscou sont des épiphénomènes, même si les Ukrainiens ont démontré leur capacité, sans doute appuyée par les Occidentaux, à frapper la marine russe en mer Noire.

Chez les Russes, la violence est source de victoire et Poutine considère cette guerre comme une guerre préventive. Poutine, selon moi, n'entend que le rapport de forces. Il a bien compris que le monde ne s'organise que par la guerre, alors qu'en Europe de l'Ouest, on estime qu'une autre approche est possible. La guerre en Ukraine est présentée comme une guerre hybride. Or, de mon point de vue, toute guerre est hybride. On a toujours cherché à intoxiquer, tromper, soudoyer l'adversaire, à le renverser par différents moyens, et pas uniquement par la guerre classique. J'ai entendu notre ministre de l'intérieur dire que les Russes étaient nos ennemis. Je pense que c'est exact dans le champ informationnel, même si les attaques cyber ont été moins nombreuses que prévu.

Le conflit ukrainien marque un retour à la guerre de haute intensité classique, avec un besoin de masse que les Ukrainiens ne peuvent satisfaire. Il s'agit d'une guerre d'attrition, où les pertes sont nombreuses. Le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, annonce un bilan de 31 000 soldats ukrainiens tués. De mon point de vue, ce bilan est sous-estimé. Zelensky affirme que le camp russe compte 180 000 morts. Or, quand les Ukrainiens tirent un obus, les Russes en tirent deux ou trois. Dès lors, j'estime qu'il y a autant de morts russes qu'ukrainiens. Rappelons que la bataille de Verdun a fait presque autant de victimes allemandes que françaises. À Verdun, un million d'obus ont été tirés le premier jour de la bataille. Je vous laisse imaginer le bilan en Ukraine, où les forces ukrainiennes tirent entre 3 000 et 5 000 obus par jour, quand les Russes en tirent environ 10 000 chaque jour.

La guerre se déroule dans tous les milieux : sur terre, sur mer, dans les airs, dans le champ informationnel, dans le champ cybernétique. Sur ce dernier point, il n'y a pas de fatalité dès lors qu'un pays est bien préparé. Et la France est bien préparée, notamment dans la perspective de la tenue des Jeux olympiques, puisque toutes les entreprises se préparent à des possibilités d'attaque. Le champ terrestre reste le principal lieu d'affrontement. Certes, les Ukrainiens ont montré que, sans marine, ils sont en mesure de repousser les bateaux de la flotte russe vers l'Est et de permettre ainsi aux céréaliers ukrainiens de poursuivre leurs livraisons ; mais la flotte russe de la mer Noire ne passe pas pour la plus performante de la marine russe. La guerre électronique russe est très puissante et a été sous-estimée, alors qu'elle est parvenue à annihiler des drones utilisés par les Ukrainiens.

Cette guerre révèle également la transparence du champ de bataille et la difficulté à produire un effet de surprise. En effet, tous les mouvements sont repérés grâce à des drones mais aussi grâce aux réseaux sociaux sur lesquels circulent de nombreuses fausses informations. Connaître les intentions de l'adversaire est très complexe. De mon point de vue, l'objectif militaire de Moscou est d'achever la conquête des quatre oblasts que les Russes ont annexés – Zaporijia, Kherson, Lougansk et Donetsk –, ainsi que sans doute, mais dans un second temps, de prendre la ville de Kiev et de renverser le président Zelensky.

La guerre est un affrontement de volontés et de forces morales. La capacité de résilience ukrainienne est assez importante, tout comme celle des Russes, qui comptent énormément sur leur profondeur stratégique pour durer. La profondeur stratégique ukrainienne dépend, en premier lieu, de celle de l'Europe et, aussi, de celle des États-Unis. L'inventivité et la faculté d'adaptation des belligérants sont primordiales et nous avons pu mesurer la capacité des Ukrainiens à résister de manière inventive face à une armée russe bien plus puissamment dotée.

De mon point de vue, le camp qui remportera cette guerre est celui qui tiendra un quart d'heure de plus que son adversaire. C'est aussi celui qui peut compter sur la meilleure logistique. Les déclarations de Donald Trump et l'affaiblissement actuel de l'Ukraine font prendre conscience aux Européens qu'il est temps de prendre les choses en main.

La France est le seul pays de l'Union européenne qui siège au Conseil de sécurité de l'Organisation des Nations Unies (ONU) et qui tente de prendre l'initiative sur ce point. Le système otanien est un système solaire où les États-Unis d'Amérique sont l'étoile autour de laquelle gravitent les autres pays. Aucun pays européen ne souhaite voir la France prendre la place du soleil et j'ignore d'ailleurs si la France en a la volonté et la capacité. En tout cas, la France veut empêcher la victoire de la Russie à tout prix.

Qu'est-ce que cela signifie ? Est-ce que cela suppose de rendre les territoires détenus par les Russes, qui représentent 20 % du territoire ukrainien ? Empêcher les Russes de prendre Kiev ? Les empêcher de renverser Zelensky ?

Il convient de définir l'objectif réel des Européens. Tant que cet objectif ne sera pas défini, nous ne disposerons pas d'une stratégie claire. Or, si vous me pardonnez l'expression, « à chaque objectif flou correspond une connerie précise ». Je pense qu'il est nécessaire d'éviter la pensée magique, de rester pragmatiques et réalistes quant aux capacités réelles qui sont les nôtres et qui sont celles des Ukrainiens face aux Russes.

L'Union européenne a augmenté ses capacités militaires. Onze pays européens consacraient 2 % de leur produit intérieur brut (PIB) à la défense. Ils seront dix-huit à la fin de l'année. Pour autant, l'économie de guerre n'est pas une réalité. Passer d'une production de 1 000 obus par mois à une production de 3 000 obus par mois ne traduit pas la réalité d'une économie de guerre. Les Ukrainiens consomment 5 000 obus par jour.

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Philippe Gros, maître de recherche à la Fondation pour la recherche stratégique (FRS), coordinateur de l'Observatoire des conflits futurs

Il est indispensable de rester prudents sur la lecture de cette guerre. Les informations sont contradictoires et fragmentaires et l'appréciation des situations au sein des états-majors diverge grandement des lectures extérieures qui en sont faites.

Le général ukrainien Valeri Zaloujny a expliqué en novembre dernier que les technologies actuelles, qui favorisent la défense, plaçaient la confrontation en cours dans une guerre de positions qui, selon lui, constitue une impasse. Cet affrontement attritionnaire ferait, à long terme, le jeu d'une Russie aux ressources supérieures à celles de l'Ukraine.

Depuis la suspension de l'aide américaine, l'assèchement des ressources en munitions qu'elle implique sur le terrain et les possibilités accrues de progression russe qui en résultent, font craindre une conclusion accélérée des hostilités. Cela étant, ne nous y trompons pas : les Russes eux-mêmes semblent avoir compris qu'ils ne pourront pas gagner la guerre dans les prochains mois. Plusieurs sources estiment que Moscou viserait l'atteinte de son but de guerre, c'est-à-dire l'annihilation de l'État ukrainien – et par la même occasion une défaite majeure du système de sécurité transatlantique – à l'horizon 2026. Quant à l'Ukraine, quand bien même elle parviendrait à éviter trop de pertes de terrain au cours des prochains mois, la régénération d'un potentiel lui permettant de reprendre l'initiative opérationnelle sur le front est, au mieux, une perspective distante.

La guerre d'usure devrait donc se poursuivre, et il importe donc de prendre la mesure de sa soutenabilité pour les deux belligérants. Dans cette perspective, j'aborderai quatre paramètres militaires essentiels : le volet humain, le volet matériel, le volet moral et le volet mental.

Sur le volet humain, en déployant plus de 470 000 soldats en Ukraine, contre 320 000 un an plutôt, selon le renseignement ukrainien, la Russie a démontré en 2023 qu'elle avait été en mesure de compenser ses pertes énormes, qui approchent les 400 000 hommes, toutes causes confondues. Toutefois, la soutenabilité de ce que l'on appelle la « crypto-mobilisation russe », reste une question ouverte, de même que l'incertitude entourant un nouvel effort de mobilisation massive par Vladimir Poutine, option jugée par beaucoup très sensible politiquement.

Les forces armées ukrainiennes comptent pour leur part environ 600 000 hommes. Cependant, rien ne filtre quant à l'état des effectifs réels engagés sur le front, sur lequel l'Ukraine semble désormais en infériorité numérique notoire, ce qui obère sa capacité à régénérer son potentiel. Les pertes humaines ukrainiennes, estimées à 42 000, sont également lourdes, quoique largement inférieures à celles des Russes en valeur absolue. Rétablir la situation n'est pas aisé car le flux de volontaires a fini par se tarir. La soutenabilité de l'effort constitue également un enjeu politique. La loi d'abaissement de l'âge de la mobilisation évoquée par le général Gomart suscite des interrogations mais pourrait permettre à Kiev de combler, au moins partiellement, ses pertes en 2024. De nombreuses voix, à commencer par celle du général Zaloujny lui-même, craignent que l'Ukraine atteigne les limites physiques de la mobilisation plus rapidement que la Russie.

Sur le volet matériel, le facteur qui dictera le sort de la confrontation est la capacité de production d'armements. Ni l'Ukraine et ses soutiens occidentaux, ni la Russie ne disposent des capacités nécessaires à la soutenabilité du combat de haute intensité tel qu'il se présente jusqu'à maintenant, à l'exception des drones dont la production explose dans les deux camps. La seule bataille d'Avdiïvka a coûté aux Russes des pertes en chars et en blindés supérieures à leur production de chars et de blindés neufs en 2023. Cette guerre reste donc, pour un certain temps encore, un affrontement de stocks : 70 à 90 % des 1 500 chars et des 2 500 blindés reçus par l'armée russe en 2023, selon les chiffres donnés par le ministère russe de la défense, représentent en réalité des restaurations de matériels stockés. Il en va de même du côté ukrainien, à la suite de l'arrêt des livraisons de munitions tirées des stocks américains.

Cette situation soulève deux interrogations. D'une part, les stocks russes sont-ils suffisants pour continuer à alimenter le front ? D'autre part, les capacités de production de la base industrielle de défense (BID) russe seront-elles suffisantes pour prendre le relais des stocks, une fois ceux-ci épuisés ?

S'il est impossible d'apporter des réponses certaines à ces deux questions, il convient de noter que les tactiques utilisées et la supériorité des matériaux occidentaux entraînent chez les Russes des pertes plusieurs fois supérieures à celles des Ukrainiens, ce qui tend à niveler les taux d'attrition réelle de chaque camp. En outre, les Russes ont probablement déjà consommé la meilleure part de leurs stocks. Sur la base des études par imagerie, on peut estimer que Moscou a déstocké environ 40 % des armes lourdes conservées dans ses grandes bases de réserve, et même plus de 50 % en ce qui concerne l'artillerie. Ces 40 % recouvrent l'essentiel des matériels les mieux entretenus et les plus récemment stockés. Rappelons à cet égard que la stratégie de modernisation des forces russes lancée en 2008 s'est faite au détriment de la maintenance, voire de l'existence même d'une part très importante des énormes stocks hérités de la guerre froide, déjà passablement abîmés au cours de la décennie 1990. Dès lors, une part importante du matériel encore stocké est probablement impossible à restaurer et une autre part ne pourrait l'être qu'au prix de difficultés. La nature du matériel engagé sur le terrain par les Russes, analysée à partir des pertes visuellement confirmées, confirme cette tendance.

Concernant les productions de la BID russe et leur dynamique, je suis extrêmement dubitatif devant l'emploi du terme « économie de guerre ». Dans le contexte actuel, il n'a rien de commun avec la conversion de l'industrie soviétique durant la seconde guerre mondiale. Il est question ici d'une mise sous tension maximale de la base industrielle existante, au mieux de son extension partielle, dont la réalité fait d'ailleurs débat.

Certains experts mettent l'accent sur les nombreuses contraintes de l'industrie russe, telles que le manque structurel de personnels, le caractère obsolète des processus industriels ou encore la dépendance à l'égard des technologies occidentales, en particulier dans le cas des machines-outils et, bien sûr, de l'électronique des systèmes d'armes. Les sanctions pèsent indiscutablement sur de nombreux programmes d'armements russes, même s'il paraît totalement illusoire de stopper les flux de technologies électroniques duales dans notre économie mondialisée, ce qui d'ailleurs sert aussi les drones ukrainiens. À l'appui de cette thèse, certaines données officielles mettent en lumière une croissance de plus en plus modérée – voire un plateau – de la production russe au cours de ces derniers mois. Ainsi, l'état-major russe aurait exprimé le besoin de disposer d'environ 5,5 millions d'obus pour 2024 et pour 2025. Or son industrie ne pourra lui en fournir, en 2024, qu'environ 2,5 millions, soit un quart d'augmentation seulement par rapport à 2023. Ce volume de production, en outre, inclut probablement l'indispensable restauration des derniers stocks de vieilles munitions. Dès lors, Moscou ne peut poursuivre ses opérations qu'à la faveur de livraisons massives de matériel nord-coréen, dont la qualité est extraordinairement médiocre.

D'autres experts se montrent davantage circonspects et notent les objectifs de progression des installations industrielles russes. Ils mentionnent, en outre, les réelles erreurs d'appréciation des Occidentaux quant à la capacité de production de missiles russes. Néanmoins, il semble que la substitution de la restauration des stocks par des productions de nouveaux matériels représente un objectif trop élevé pour Moscou à l'horizon 2025, et ce à intensité équivalente de pertes. En outre, une part non négligeable des capacités industrielles russes est consommée par les réparations des matériels endommagés ou usés qui sont très sous-estimés dans les calculs de pertes.

La fin du soutien occidental en armements est donc absolument indispensable pour la Russie. La question politique sur ce sujet est le facteur le plus déterminant mais aussi le plus incertain. Alors que la quasi-totalité des opinions publiques, hormis en Italie, reste majoritairement favorable au soutien militaire à l'Ukraine, il ne s'agit nulle part de la principale des préoccupations, hormis sur les franges orientales de l'Europe.

Aux États-Unis, l'aide a été massive, surtout en munitions, mais également dosée en fonction des risques d'escalade et parce que l'Ukraine n'y est pas le premier sujet de préoccupation. De plus, les Américains semblent avoir des doutes sérieux quant à la faculté de Kiev à libérer l'ensemble de son territoire. Un arrêt définitif du soutien américain aurait néanmoins d'énormes conséquences sur la suite du conflit, ce qui place l'Europe plus que jamais en première ligne. Certes, les délais d'obtention des contrats et des financements nécessaires à l'extension des capacités de production sont à déplorer et les défis de rationalisation et d'unité de l'effort sont multiples. Mais ne sont-ils pas consubstantiels au club européen ?

Le temps de la montée en puissance ne peut être celui du champ de bataille. Le raidissement des Européens aura été spectaculaire. Sur le plan capacitaire, les BID européennes mais aussi celle de l'Ukraine partent de bien plus loin que celles de leur adversaire. Cependant, la courbe de progression des capacités apparaît, sur la période 2023-2025, supérieure à celle de la BID russe. Empiriquement, le soutien européen comporte d'importantes limites, tant en volume qu'en diversité des ressources.

On peut se risquer à avancer que les capacités ukrainiennes et européennes sont en mesure, à elles seules et à condition que l'effort soit consolidé, de permettre à Kiev d'affermir sa posture défensive. Mais elles ne semblent pas en mesure d'aller au-delà, d'autant qu'une fraction des productions européennes pourrait servir au re-complètement des inventaires des armées européennes elles-mêmes.

Le volet moral revêt une réelle criticité pour l'Ukraine. La société et la troupe sont encore très majoritairement déterminées à poursuivre la lutte, même si les critiques à l'égard de la politique suivie, la corruption des institutions et le découragement suscité par l'échec de la contre-offensive érodent quelque peu cette détermination. En Russie, ce que j'appellerais « le système de commandement par coercition » a montré en 2023 sa résistance, en dépit des lamentations de la troupe et des désertions croissantes. Rien n'indique une rupture prochaine de ce point de vue, ni sur le champ de bataille, ni sur l'arrière, quel que soit le niveau réel de soutien de la population à l'entreprise sanglante de ses dirigeants. C'est bien la détermination de Poutine et de ses séides qui importe.

Enfin, sur le volet mental, la situation est tout aussi critique. L'armée russe n'est plus dans l'état de désorganisation qu'elle connaissait à la fin de l'année 2022. Elle a reconstruit une cohérence et une faculté à régénérer son potentiel. Sur le plan opérationnel, elle s'améliore. Ainsi, l'offensive actuelle dans l' oblast de Louhansk s'appuierait sur un schéma d'attaque coordonné à grande échelle qui n'avait encore jamais été organisé par les Russes. Sur le plan tactique, l'armée russe montre des facultés d'adaptation, émule les procédés ukrainiens et organise une force à plusieurs vitesses incluant cyniquement des troupes consommables, dont le massacre est préférable à la perte de matériels et surtout de vétérans. Ses piètres performances à l'offensive témoignent néanmoins du caractère encore très partiel de cette adaptation. À cette échelle tactique, les Ukrainiens semblent plus innovants et flexibles mais ils n'ont pas résolu leurs importants problèmes d'organisation, notamment l'hétérogénéité de leurs forces soulignée par les coopérants avant la guerre. En outre, démentant les succès de 2022, la conduite de la contre-offensive en 2023 n'a pas convaincu quant à la capacité de la haute hiérarchie ukrainienne à concevoir un art opératif réellement efficace.

Si les Ukrainiens parviennent à régénérer leur potentiel, à gagner la bataille de l'attrition en 2024-2025, quel concept de campagne leur permettrait de traduire cette usure en succès opérationnel significatif ? Compte tenu de la densité d'une armée russe claquemurée derrière ses champs de mines, la question reste sans réponse mais tel est le principal défi militaire auquel sont confrontés les Ukrainiens. Leur succès en mer Noire, l'accroissement de la campagne d'interdiction sur le système pétrogazier russe, mais aussi la famine de missiles qui menace leur système de défense anti-aérien, pèseront beaucoup dans la balance des potentiels.

En conclusion, il convient de retenir de tous ces éléments que, pour Moscou, la guerre d'usure se joue sur le plan de la confrontation directe avec l'armée ukrainienne et sur le plan de la confrontation indirecte avec les Occidentaux. À la condition sine qua non que ces derniers, à tout le moins les Européens, consolident leur aide, il n'est pas du tout certain que cette confrontation favorise, au-delà de 2024, une armée russe qui se resoviétise à grands pas mais sans disposer de la masse de l'armée rouge. Pour autant, une victoire de l'Ukraine est difficile à concevoir pour l'instant, en raison des immenses défis capacitaires, opérationnels et organisationnels qui se posent à elle. Dans l'éventualité où elle parviendrait à les surmonter, l'effet coercitif d'une défaite militaire sur une Russie lancée dans une fuite en avant reste à démontrer.

Un tel contexte est de nature à accroître les tensions, et les tentations d'escalade russes, surtout si un découplage s'opère entre les États-Unis et l'Europe. Le vieux continent ne dispose pas d'autre choix que de durcir et de consolider sa posture dans cette confrontation qui dépasse le sort de l'Ukraine. Plus la Russie épuisera ses ressources dans cette guerre, moins les menaces de nouvelles agressions conventionnelles sur les alliés de l'OTAN à l'Est sembleront crédibles, au moins jusqu'à la fin de la décennie.

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Tatiana Kastoueva-Jean, directrice du centre Russie-Eurasie de l'Institut français des relations internationales (IFRI)

Je vous propose une plongée dans la politique intérieure russe. La Russie est déjà entrée en période électorale, avec le vote anticipé pour l'élection présidentielle. Le terme d'élections est une commodité de langage, les oppositions russes évoquant de préférence une « opération électorale spéciale ». En effet, les résultats des élections sont connus d'avance dans un régime autoritaire et Vladimir Poutine recueillera au moins 77 % des voix, c'est-à-dire le score qu'il a obtenu lors des précédentes élections, en 2018.

Ces élections se déroulent selon le format le plus conservateur et le plus verrouillé de toutes les élections auxquelles Vladimir Poutine a participé. Face à lui se présentent trois candidats peu connus du grand public, au point que l'un d'eux, Leonid Sloutski, utilise sur ses affiches électorales la photo du président-fondateur de son parti, le parti libéral-démocrate de Russie (LDPR), plutôt que la sienne. Aucun de ces trois candidats n'ira faire campagne dans les régions nouvellement annexées par la Russie, afin de ne pas gêner les autorités russes. Aucune stratégie efficace de l'opposition n'est possible. Nous avons appris récemment la disparition d'Alexeï Navalny en prison : sa mort ainsi que le traitement de son corps ont heurté même dans les rangs du camp loyaliste.

Néanmoins, ces élections méritent d'être observées. Il existe des points de tension inattendus pour les autorités russes, notamment autour de Boris Nadejdine, qui apparaissait comme un candidat inoffensif et qui finalement a dû être évincé de la course électorale. D'autres questions se posent pendant et après ces élections. L'identité du candidat qui arrivera en deuxième position nous renseignera sur l'état d'esprit de la société russe. Le candidat communiste sera-t-il le dauphin de Poutine, comme lors des précédentes élections présidentielles ? Ou bien cette place sera-t-elle occupée par Vladislav Davankov, le candidat du parti Nouvelles personnes, qui tente de porter un agenda anti-guerre ? Surtout, une mobilisation partielle sera-t-elle enclenchée après les élections, afin d'assurer une percée en Ukraine ? Il faut dire que tout est prêt pour cette éventualité. Les dossiers sont numérisés, et il existe très peu d'échappatoires pour quiconque voudrait se soustraire à cette obligation, comme ce fut le cas lors de la première mobilisation partielle. Ce type de décision représente un coût politique et économique. Si le discours officiel, pour l'instant, prétend qu'une telle mobilisation n'est pas nécessaire, les correspondants militaires, depuis les tranchées, font état d'un manque de personnels dans les formations d'unités régulières. De plus, les chiffres des militaires sous contrat sont très probablement surévalués, puisque les personnes qui signent le contrat une deuxième fois sont comptées comme de nouvelles recrues.

Dans quel état d'esprit se trouvent les élites russes, après deux années de guerre ? Les élites russes sont extrêmement homogènes. La moyenne d'âge de la soixantaine de personnes la plus proche de Vladimir Poutine est de 64 ans. La différence est flagrante avec les quadragénaires des élites ukrainiennes qui, elles, n'ont pas vécu sous le régime soviétique, et ont toujours connu l'Ukraine indépendante. Depuis le début de la guerre, très peu de défections ont été constatées dans les rangs des élites russes. Rares sont les personnalités qui sont parties à l'étranger ou ont abandonné la citoyenneté russe comme sept milliardaires l'ont fait. Les coupables des échecs initiaux n'ont pas été punis. Le ministre de la défense Sergueï Choïgou et le chef de l'état-major Valeri Guerassimov sont toujours en poste. La guerre n'a pas non plus joué un rôle d'ascenseur social pour les anciens combattants. Il y a donc une stabilité, voire une sclérose, des élites russes depuis deux ans et il faudra attendre la période post-électorale pour observer un éventuel jeu de chaises musicales au sommet du pouvoir.

Pourquoi ces élites sont-elles aussi soudées ? Différents sentiments les animent. En premier lieu, la peur de tout perdre et la crainte pour leur vie et celle de leur famille, surtout depuis la série de meurtres, y compris à l'étranger, qui s'est produite en 2022. Ces élites sont également motivées par un calcul pragmatique. Le prix de la sortie est en effet très élevé et il est bien plus avantageux de rester à bord du navire. Pour beaucoup, la guerre représente aussi un moyen d'enrichissement et la possibilité de mettre la main sur des actifs, y compris des actifs étrangers comme ce fut le cas pour le clan Kadyrov, qui s'est accaparé les actifs de Danone. Néanmoins, si la situation des élites est vivable, elle n'est pas tout à fait confortable et comporte des risques. Vladimir Poutine vieillit et le temps ne joue pas pour lui. Les loyautés sont fragiles, comme en témoigne la mutinerie de Evgueni Prigojine, durant laquelle les élites sont restées en retrait. Ce sont d'ailleurs les mêmes personnes qui avaient prêté allégeance à Dmitri Medvedev qui ont prêté de nouveau allégeance à Vladimir Poutine. Les élites russes sont extrêmement malléables, à partir du moment où elles conservent leur fortune et leur position.

Quel est l'état d'esprit de la société russe, après deux années de guerre ? Officiellement, le taux d'approbation de l'action du président Poutine s'élève à 80 % et 77 % des Russes approuvent l'action des forces armées russes en Ukraine. Ces chiffres sont stables depuis le début de la guerre mais ils masquent plusieurs tendances et plusieurs groupes de populations. Le nombre de Russes émigrés pourrait s'élever à un million. Les Russes anti-guerre, qui représenteraient entre 20 et 25 % de la population, sont restés au pays mais se manifestent d'une manière extrêmement discrète, avec des tags anti-guerre ou des fleurs déposées aux pieds des monuments après la mort d'Alexeï Navalny : 200 000 dossiers seraient en cours d'instruction pour des actions hostiles à la guerre. Cette partie de la population exprime dans les sondages un sentiment de lassitude, de dépression et de désarroi.

La deuxième Russie, la Russie pro-guerre, ne représente, selon l'aveu même du directeur du centre pan-soviétique d'étude de l'opinion publique VTsIOM, un institut de sondages proche de l'administration présidentielle, que 10 à 15 % de la population. Au sein de ce groupe, nombreux sont ceux qui bénéficient économiquement et socialement de la guerre, qui représente pour eux une opportunité pour améliorer leur situation financière, augmenter leur prestige social et profiter d'avantages pour eux et pour leur famille. Pour la première fois peut-être, la Gloubinka, la Russie profonde, a le sentiment d'être considérée et valorisée par les autorités russes.

Le troisième groupe est la Russie apolitique. C'est la Russie majoritaire, qui occupe la position d'un petit homme qui n'influe sur rien, qui n'est responsable de rien, qui se concentre sur sa vie privée et professionnelle et se tient à distance de la guerre. Cette attitude est rendue possible et encouragée par le gouvernement, qui s'emploie à ce que cette partie de la population ne ressente pas directement les effets de la guerre, même s'il convient de remarquer que, au sein de ce groupe, le mouvement des femmes de soldats – qui au début réclamait seulement le retour des maris partis au front depuis plusieurs mois – porte de plus en plus un message anti-guerre. Cette Russie est fatiguée de la guerre : 83 % souhaitent que les autorités se concentrent sur les problèmes internes, 58 % sont même favorables à un cessez-le-feu avec l'Ukraine. Si cette population n'a pas soutenu la guerre et ne sent pas responsable de son déclenchement, en revanche elle ne souhaite pas non plus la défaite de la Russie. Elle en redoute les conséquences, craignant de devoir payer les réparations et d'être désignée elle aussi comme responsable. Ainsi, si les sondages montrent qu'un hypothétique cessez-le-feu immédiat recueillerait l'approbation de 70 % des Russes, alors qu'un cessez-le-feu accompagné d'une condition de restitution à l'Ukraine de ses territoires serait soutenu par seulement 34 % de la population.

Sur le plan économique, la Russie a connu en 2023 une croissance de 3,6 %. Plusieurs facteurs ont contribué à ce résultat, parmi lesquels les revenus élevés tirés du pétrole et du gaz, la réorientation des flux vers la Chine et l'Inde et toutes sortes de techniques utilisées pour contourner les sanctions, comme l'utilisation de la flotte fantôme. L'État a massivement investi dans l'économie, notamment dans le secteur militaro-industriel, qui représente aujourd'hui 6 % du PIB et 30 % du budget russe. Des aides distribuées aux soldats et aux volontaires, ainsi qu'une hausse des salaires, en particulier dans le secteur du complexe militaro-industriel, ont alimenté la consommation, moteur de la croissance.

L'effort de guerre de 6 % n'est pas critique pour l'économie russe et le fond de prospérité nationale représente 134 milliards de dollars, au 1er février 2024. L'économie russe n'est pas encore tout à fait sur les rails de la guerre, une marge de progression existe. Elle fonctionne à plein régime mais sans recourir à la main-d'œuvre féminine, et sans reconvertir des entreprises civiles en entreprises de production militaire. Cependant, l'équation économique globale est difficile à tenir. Financer l'effort de guerre, assurer la stabilité macroéconomique, porter la dépense sociale et investir dans les régions annexées supposent des fonds considérables. Or la Russie accumule des fragilités. Les avantages dont bénéficie le complexe militaro-industriel créent une forte distorsion ; les compagnies privées sont obligées de recourir à de nouvelles chaînes de logistique, plus longues et plus coûteuses, et doivent recommencer lorsqu'elles sont démantelées par la menace des sanctions secondaires ; les banques émiraties et chinoises commencent à refuser de traiter des transactions russes ; le nombre de cadres qualifiés est insuffisant. Il est d'ailleurs intéressant de noter que la critique sur les questions économiques reste permise en Russie. Ainsi, la présidente de la Banque centrale elle-même a affirmé que l'économie russe était en surchauffe : « nous allons rouler rapidement », a-t-elle déclaré, « mais pas longtemps ».

Je terminerai par un point sur l'Ukraine. L'âge moyen des soldats et les difficultés de recrutement ont déjà été évoqués. La nouvelle loi sur la mobilisation rencontre une vive opposition à la Verkhovna Rada, le Parlement ukrainien. Elle est toujours en cours d'examen et 1 700 amendements ont été déposés. Certaines dissensions sont apparues au sommet de l'État ukrainien, notamment entre Volodymyr Zelensky et le général Valeri Zaloujny, le commandant en chef des forces armées ukrainiennes, qui a été remplacé. Cette situation interpelle quant à la solidité de l'union sacrée autour du président Zelensky.

Les sondages font état d'une petite érosion du soutien de l'opinion publique ukrainienne. Le taux d'Ukrainiens estimant que la situation en Ukraine évolue favorablement n'a jamais été aussi bas. Il est de 36 % aujourd'hui, contre 46 % de sondés faisant preuve de pessimisme. Toutefois, cela ne signifie pas qu'un défaitisme s'empare des esprits ukrainiens. Le sentiment qui anime la population reste qu'il n'existe pas d'alternative au combat.

Kaja Kallas, la première ministre estonienne, a eu cette bonne formule, qui, je pense, est partagée par nombre d'Ukrainiens : « depuis la seconde guerre mondiale », a-t-elle dit, « la paix a signifié la liberté et la prospérité pour l'Europe occidentale quand, pour nous, elle a signifié l'occupation et la déportation ». Les Ukrainiens redoutent une paix synonyme de perte d'identité nationale, de perte de souveraineté et d'occupation. Ils ne sont, dès lors, pas prêts à échanger la paix contre des concessions territoriales. Certes, la proportion de la population qui pourrait y être favorable commence à augmenter, notamment à l'Est et au Sud du pays, mais 80 % des Ukrainiens refusent toujours cette éventualité. Il est à noter que, parmi eux, 65 % sont des citoyens russophones.

En conclusion, l'analyse montre qu'il ne faut pas s'attendre à l'effondrement de l'un des deux belligérants, à court et à moyen termes. Ni l'un, ni l'autre n'est frappé par le défaitisme. Par conséquent, la guerre d'attrition risque de se poursuivre longtemps. Les volontés politiques, le soutien occidental et la vigueur du corps social du côté ukrainien, conjugués à l'apathie du corps social russe, installent la guerre dans la durée. Les Occidentaux, et je rejoins les propos des autres intervenants, détiennent la clé de ce conflit. Sa durée et son issue dépendent du soutien à l'Ukraine ou de son abandon.

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Je vous remercie tous les trois de nous introduire à une vision extrêmement nuancée de la situation. Je donne, en ouverture des interventions des orateurs des groupes politiques, la parole à Mireille Clapot, qui revient d'Ukraine où elle a participé, au nom de cette commission, aux manifestations commémorant la résistance du peuple et de l'État ukrainiens à l'agression dont ils sont l'objet.

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Je salue à mon tour la qualité des éclairages de nos intervenants mais j'aimerais prévenir un glissement sémantique. Le conflit oppose un agresseur à grande échelle et un agressé, et il convient de se garder de donner l'impression d'une forme de symétrie entre les deux protagonistes.

Malgré les retraits de l'armée russe, cette guerre hybride se poursuit, avec son cortège de crimes. À l'heure où nous discutons, 31 000 soldats ukrainiens, sans doute plus, sont officiellement décédés sur une ligne de front parcourant près de 1 000 kilomètres ; 10 millions de civils ont fui le pays ; 12 % du territoire ukrainien sont occupés par la Russie ; 20 000 enfants ukrainiens auraient été kidnappés pour être russifiés. Cette guerre est également meurtrière du côté russe, bien sûr. Je tiens à rendre hommage aux soldats et au peuple ukrainiens, qui résistent et honorent chaque citoyen européen par leur résilience.

Il y a quatre jours, j'étais à Kiev avec une délégation de présidents et de vice-présidents d'une vingtaine de pays européens et du Canada. Nous avons rencontré nos homologues parlementaires de la Verkhovna Rada, ainsi que de nombreux responsables de la société civile. De ces échanges, il ressort que les Ukrainiens, s'ils saluent l'aide des États-Unis et de l'Europe, nous alertent à juste titre sur les retards des livraisons d'armes et de munitions. L'aide européenne à l'Ukraine s'élève à 80 milliards d'euros, à comparer aux 220 milliards d'euros engagés dans l'effort de guerre russe. Cette guerre n'est pas seulement celle des Ukrainiens, elle est aussi celle des pays menacés par une Russie de plus en plus agressive. Les représentants des pays baltes et de l'Europe de l'Est présents dans notre délégation se sont montrés particulièrement sensibles à ce sujet. Afin d'accompagner l'Ukraine, notre soutien doit être en premier lieu financier et militaire, ainsi que l'a annoncé le président de la République. L'accord bilatéral de 3 milliards d'euros d'aide à destination de l'Ukraine renforcera notre soutien en matière de matériels de défense et d'aide humanitaire.

La conférence du 26 février a replacé dans le débat public ce conflit qui nous concerne. Je salue l'expression forte du président de la République à l'occasion de cette conférence. À titre personnel, je remarque que la question de combattants autres qu'ukrainiens ne se pose pas. En revanche, les experts et les spécialistes de la maintenance ont toute leur place pour aider les Ukrainiens.

J'aimerais vous interroger sur les sanctions et les sources de financement. Comment les sanctions sont-elles autant contournées par des entreprises et par des pays ? J'aimerais vous entendre également sur la question de la filière du combustible nucléaire en France, avec la société Rosatom et sur l'appropriation des avoirs gelés. Enfin, que pensez-vous des entreprises françaises qui restent à Moscou malgré toutes les alertes ?

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Je vous remercie et je suis sûr que vous êtes très consciente, pour la bonne tenue de nos échanges, de la nécessité de respecter le temps de parole de deux minutes trente, madame la vice-présidente.

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Philippe Gros, maître de recherche à la Fondation pour la recherche stratégique (FRS), coordinateur de l'Observatoire des conflits futurs

Le sujet des sanctions est extrêmement complexe, et je n'évoquerai que celles sur les systèmes militaires. Il existe, à mes yeux, deux types de contournement des sanctions. D'une part, certains acteurs continuent sciemment d'alimenter la machine de guerre russe. D'autre part, le ruissellement des technologies duales en matière d'électronique constitue un autre type de contournement. Par exemple, le Lancet, cette munition rôdeuse russe qui fait tant de dégâts sur l'artillerie ukrainienne, contient 168 composants électroniques. Parmi eux, quatre sont fabriqués en Russie. Les autres sont pour la plupart des technologies américaines, notamment de Texas Instruments. Il s'agit d'un cas typique d'usage de technologies duales. Empêcher cet usage suppose un jeu du chat et de la souris permanent, afin d'identifier l'acteur intermédiaire qui a transmis ces technologies. Ensuite, le temps de la prise de décision laisse tout loisir à une autre filière de contournement de se mettre en place. J'ajouterai d'ailleurs que ce principe de ruissellement des technologies duales sert également, bien qu'en des proportions moindres, l'Ukraine, dont les drones s'appuient sur des technologies chinoises.

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Tatiana Kastoueva-Jean, directrice du centre Russie-Eurasie de l'Institut français des relations internationales (IFRI)

Le contournement des sanctions s'explique, à mon sens, par la prédominance d'une logique de rationalité économique et de coûts. S'y ajoute le problème du remplacement de certaines matières premières russes. Il y a quelques années, les sanctions prises sur l'aluminium avaient fait augmenter le prix de celui-ci de 30 % sur le marché mondial. Les Américains ont dû, ce qui est rare, faire marche arrière afin de continuer à acheter de l'aluminium russe.

L'économie russe, par son riche réservoir de matières premières, est au cœur de l'économie mondiale. Il convient en effet d'ajouter au flux du pétrole et du gaz d'autres matières premières telles que le titane par exemple, qui est indispensable aux industries occidentales. D'ailleurs, ces entreprises occidentales continuent d'acheter le pétrole et le gaz russes. Elles s'approvisionnent parfois indirectement, via l'Inde par exemple. Ce moyen de contournement représente cependant un coût pour la Russie et diminue les rentrées d'argent nécessaires au financement de l'effort de guerre.

En ce qui concerne les entreprises françaises, je vous renvoie à l'excellente enquête sur Leroy Merlin, parue dans L'Express. Certaines entreprises ont quitté rapidement la Russie, pour préserver leur réputation. D'autres restent mais pas nécessairement pour de mauvaises raisons. En effet, quitter la Russie suppose de laisser des actifs aux mains des Russes ou de clans, comme le clan Kadyrov qui, comme je l'évoquais précédemment, a saisi les actifs de Danone. Par ailleurs, la porte de sortie est difficilement accessible aujourd'hui. Une commission spéciale gouvernementale examine les dossiers au cas par cas et impose ses conditions. Les pertes financières sont considérables. C'est la raison pour laquelle de nombreuses entreprises françaises sont toujours implantées en Russie, mais sous forme de coquilles vides. Elles n'ont quasiment pas de chiffre d'affaires, ni de ventes, mais, officiellement, elles poursuivent leur activité et continuent à présenter leurs comptes.

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Deux ans après l'invasion de l'Ukraine par la Russie, et à la suite d'une conférence internationale de soutien à l'Ukraine, le président de la République Emmanuel Macron a franchi un nouveau cap, ce lundi 26 février, en n'excluant pas l'envoi de troupes occidentales au sol en Ukraine. Cette déclaration suscite de nombreuses inquiétudes et divise nos alliés. Allemagne, Espagne, Hongrie, Suède, Pologne, République tchèque, Italie, Slovaquie : les réponses des alliés sont claires, aucun d'entre eux n'est favorable à l'envoi de troupes au sol. Le président est le seul à évoquer cette éventualité, ce qui témoigne de son isolement diplomatique sur la scène internationale et d'un manque évident de consultation de nos alliés actuels. Même l'OTAN a affirmé n'avoir aucun projet d'envoi de troupes. Le chancelier allemand Olaf Scholz a déclaré qu'aucun soldat ne serait envoyé sur le sol ukrainien, ni par les États européens, ni par les États membres de l'OTAN. Tous souhaitent éviter toute cobelligérance avec l'Ukraine et préserver l'intégrité de leur territoire. Même les États-Unis l'ont confirmé.

Cette déclaration suscite également de nombreuses inquiétudes pour nos concitoyens. En effet, une telle intervention représenterait une menace pour la vie de nos soldats et pour la sécurité dans notre pays. Cette intervention serait d'ailleurs injustifiée puisque l'intégrité et l'indépendance de notre pays ne sont pas menacées. Enfin, cette déclaration stratégiquement non ambiguë du président de la République représente une menace importante pour la sécurité européenne et peut faire planer le risque d'une nouvelle escalade, qui n'est souhaitée par personne.

Comment évaluez-vous la crédibilité de cette déclaration ? Quels sont, selon vous, les risques d'escalade du conflit consécutifs à la déclaration du président de la République ?

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le général Christophe Gomart, ancien directeur du renseignement militaire et ancien commandant des opérations spéciales

Il est bien évident que, sur tous les théâtres d'opérations et sur tous les théâtres de crise, la France envoie ce que l'on appelle des « conseillers ». Ces conseillers sont des soldats qui ne sont pas forcément en uniforme. Nous avons toujours un attaché de défense en poste à Kiev, et il n'est pas seul. Par ailleurs, le ministre des armées, M. Sébastien Lecornu, a admis, me semble-t-il, que la France envoyait des conseillers techniques, éventuellement des démineurs.

La Grande-Bretagne a reconnu disposer sur place de membres de son service de santé. Livrer de l'armement suppose un accompagnement en matière de connaissances techniques. De plus, des membres des services de renseignement français sont présents en Ukraine. Des agents de liaison transmettent à leurs homologues ukrainiens les renseignements fournis par la France. Autrement dit, en Ukraine comme sur tous les théâtres de crise en général, des personnes qui dépendent du ministère des armées sont présentes.

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Il convient sur ce point d'être extrêmement précis. L'analyse du texte du président de la République montre que l'envoi officiel et assumé de troupes au sol n'est pas à l'ordre du jour. Voilà ce que signifie ce texte.

Mais une double ambiguïté dans la phrase prononcée rend sa compréhension difficile. Premièrement, et comme le général Gomart vient de le rappeler, des troupes peuvent être présentes en Ukraine, de manière non officielle. Deuxièmement, en employant le mot « dynamique », le président de la République sous-entend que si l'envoi de troupes n'est pas à l'ordre du jour, il pourrait le devenir.

Mais le texte lui-même ne fait que rappeler que, à l'issue de la conférence, l'envoi de troupes n'était pas à l'ordre du jour. Je pense qu'il est bon de le rappeler, puisque l'expression du président était effectivement assez complexe.

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Le président de la République a annoncé la possibilité d'envoyer de troupes au sol. La déclaration est ambiguë et il semble que nous ne sommes pas les seuls à n'avoir pas saisi la pensée complexe du président, puisque les Américains, les Allemands, les Italiens, les Espagnols, l'OTAN et d'autres, même son ministre des armées, ne l'ont pas comprise non plus.

Malgré tous les rétropédalages, en prétendant distiller une ambiguïté stratégique, le président de la République a offert beaucoup de clarté à Poutine puisque les démentis immédiats, à commencer par ceux des États-Unis et de l'OTAN, lui ont assuré qu'il n'y aura jamais de forces au sol en Ukraine. Pensez-vous que cette déclaration a, en effet, réduit toute ambiguïté stratégique ?

Puisque vous avez parlé de réalisme quant aux capacités militaires, est-il exact que le canon Caesar, l'un des fers de lance de l'aide militaire française à l'Ukraine, est très peu utilisé ? Et si oui, pourquoi ?

Le président de la République a indiqué très justement qu'il avait été imprudent de promettre un million d'obus par an à l'Ukraine. Quels enseignements peut-on en tirer quant aux capacités de production européennes ? Cela remet-il en cause le choix de produire de l'armement de très haute technologie, au détriment de la production d'armements plus simples tels que des obus et des munitions, qui s'avèrent nécessaires ? Estimez-vous possible de recouvrer des capacités de production ? Enfin, qu'implique réellement l'expression « économie de guerre » dans une économie de marché capitaliste ?

À propos du contournement des sanctions, l'explosion des importations de pétrole raffiné en France depuis l'Inde est significative. De la même manière, on peut supposer que la forte hausse des exportations de biens à double usage vers l'Asie centrale masque une réexportation des surplus vers la Russie. Dès lors, comment procéder afin que les sanctions soient efficaces ?

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Madame la vice-présidente a eu trois minutes de temps de parole !

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Ce n'est pas un précédent ! Et madame Clapot revient d'Ukraine. Il convient d'instaurer de la discipline.

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Mais vous ne la respectez pas vous-même ! Vous laissez chacun dépasser son temps de parole.

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C'est en mon pouvoir. Ne vous prévalez pas des fautes de vos collègues. La parole est à nos invités.

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Philippe Gros, maître de recherche à la Fondation pour la recherche stratégique (FRS), coordinateur de l'Observatoire des conflits futurs

Le terme « économie de guerre » fait écho aux deux guerres mondiales, alors que les réalités de production de systèmes d'armes n'ont rien en commun. On ne fabrique pas un canon Caesar ou un char T-72 comme les Russes fabriquaient les chars T-34 dans des usines de tracteurs il y a quatre-vingts ans. Il en va différemment pour les drones, une économie de drones s'étant développée en Ukraine et en Russie.

Je ne dispose pas de données précises confirmant ce que vous dites à propos des canons Caesar. Cependant, il est évident que la famine de munitions de 155 mm affecte mécaniquement la brigade d'artillerie qui les utilise.

Concernant le privilège accordé aux armes de haute technologie, il s'agit en effet d'un point déterminant. Il conviendrait de faire évoluer notre système vers ce que l'on pourrait nommer un « high-low mix » de capacités. Cependant, il faut se garder de l'excès inverse, c'est-à-dire de produire surtout du matériel rustique et peu performant, ce qui serait une catastrophe. Les soldats de la 47e brigade ukrainienne préféreront toujours le M2 Bradley américain au BMP-1 russe. Il convient de trouver un équilibre, ce qui n'est pas encore le cas dans nos appareils de force.

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le général Christophe Gomart, ancien directeur du renseignement militaire et ancien commandant des opérations spéciales

Les obus de 155 mm sont les munitions qui font défaut aujourd'hui aux Ukrainiens. La France en produisait jusqu'à une date récente 1 000 par mois. Elle en produit désormais 3 000 par mois. La capacité de production a donc augmenté mais les entreprises de défense, si elles sont disposées à produire davantage, réclament des commandes fermes. Les lignes de production n'augmenteront pas sans commandes fermes. Si les commandes affluent, les industriels produiront davantage sur notre sol, même si la poudre, par exemple, est importée depuis l'Australie. Nous manquons également de cellulose, que nous ne produisons plus en France. Tous ces éléments concourent à nos difficultés en matière de production.

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Tatiana Kastoueva-Jean, directrice du centre Russie-Eurasie de l'Institut français des relations internationales (IFRI)

L'impact des sanctions n'est pas complètement nul. Il abaisse les capacités de financement de la Russie. L'appareil industriel russe est sous tension et si la Russie est contrainte de se fournir en munitions auprès de la Corée du Nord ou de l'Iran, elle le doit en partie aux sanctions. De plus, le manque de composantes oblige la Russie à réparer son matériel obsolète et à vider ses stocks issus de la guerre froide plutôt que développer de nouveaux armements. Les Russes misent sur l'effet de masse mais le défaut de modernisation représente un problème majeur à long terme.

En matière d'innovation, de technologies, de capitalisation des entreprises ou d'investissements dans la recherche et le développement, la Russie ne fait pas jeu égal avec l'Occident. Par exemple, le nombre de thèses soutenues en Russie a été divisé par trois au cours de la dernière décennie, ce qui s'ajoute au manque de cadres qualifiés. Je pense que l'économie russe, d'ici cinq ans, va se simplifier. Il convient de rappeler qu'elle est basée sur la rente énergétique et que, sur cet aspect, les sanctions mises en œuvre en 2014 empêchent le développement de nouveaux gisements sur le territoire russe, au moment où les gisements anciens sont en train de s'épuiser.

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L'attaque russe contre l'Ukraine représente non seulement une agression contre une nation souveraine, en violation du droit international, mais aussi une attaque contre nos valeurs fondatrices de démocratie libérale, qui fondent notre République comme l'Union européenne. Oui, il faut se tenir au côté de l'Ukraine pour préserver sa souveraineté. Oui, il faut dénoncer les attaques russes. Oui, il faut soutenir la démocratie ukrainienne assiégée. Ces positions sont celles de la France, des pays de l'Union européenne et des États-Unis.

Dès lors que nous avons posé ce diagnostic, quelle peut être l'issue de cette guerre aux conséquences globales délétères, y compris pour la France ? Le parallèle avec la lutte contre le nazisme ne tient pas. Poutine n'est pas Hitler. Hitler n'aurait pas été reçu au Fort de Brégançon comme Poutine l'a été par les présidents Sarkozy, Hollande et Chirac. On fait de lui, à raison, un interlocuteur de premier plan. Cependant, il ne faut pas oublier que le régime ukrainien entretient une posture très ambiguë vis-à-vis des collaborationnistes ukrainiens, notamment Stepan Bandera, qui s'était rallié à l'Allemagne nazie contre l'Union des Républiques socialistes soviétiques (URSS).

Quatre-vingts ans après la création du régiment Normandie-Niemen, socle de l'amitié franco-russe, l'invasion de Poutine en Ukraine a mis un coup d'arrêt à notre relation apaisée. Mais l'enjeu dépasse aujourd'hui la relation entre Paris et Moscou. C'est de la sécurité et de la pérennité du monde qu'il est question. La puissance nucléaire russe et ses relations avec la Chine rendent, selon moi, la victoire militaire contre Moscou absolument illusoire. Cela ne signifie pas qu'il faille abandonner l'Ukraine. Il convient de la soutenir autant que possible, tout en se gardant de transformer ce conflit en guerre mondiale.

Les propos du président de la République sur l'envoi d'hommes en Ukraine sont cruciaux mais aussi inquiétants. Ils méritent un débat parlementaire. La France doit être une force d'équilibre, qui soutient la démocratie ukrainienne mais aussi un facteur apaisant qui facilite les discussions entre les deux parties, afin de poser les bases d'un cessez-le-feu à défaut de paix.

Ce conflit aurait peut-être pu être évité, comme l'ont rappelé les plus grands spécialistes, dont le regretté Henry Kissinger. Trop de vexations, trop de maladresses, trop d'imprudences ont été commises de chaque côté. Peut-on imaginer demain le départ de la Russie de la Crimée et du Donbass ? Cela me paraît compliqué.

Enfin, notons le « deux poids, deux mesures » avec la situation en Israël. Personne ne parle de cessez-le-feu en Ukraine, alors que les victimes y sont dix fois plus nombreuses qu'à Gaza, alors qu'il existe un leitmotiv international contre le Hamas, un groupe terroriste islamiste qui a tué 42 Français dans un pogrom historique.

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Pourquoi un « deux poids, deux mesures » ici aussi ? Je demande trois minutes de temps de parole, comme tout le monde.

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Tous les orateurs n'ont pas eu trois minutes pour s'exprimer. J'ai interrompu monsieur Le Gall comme je vous interromps, vous. Respectez l'autorité de la présidence ! Vous pouvez sortir si vous n'êtes pas content ; nous nous passerons de vous dans ce cas.

(Protestations dans la salle)

(M. Meyer Habib quitte la salle)

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Des centaines de milliers de personnes nous regardent, Monsieur le président. Les interventions doivent pouvoir aller à leur terme pour être comprises par ceux qui suivent nos débats.

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J'ai annoncé très clairement que chacun des orateurs de groupe aurait deux minutes trente pour s'exprimer et je m'y tiendrai.

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Madame Clapot revient d'Ukraine ; elle avait certainement plus de choses à dire.

(Protestations dans la salle)

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Je vous signale que je l'ai interrompue également. Cela suffit !

Nous menons un débat très important. Nous avons trois orateurs qui ont beaucoup de choses à dire et la règle du temps de parole s'applique à tous les orateurs des groupes parlementaires. Je vous en prie, ne vous prévalez pas du manque de discipline de vos collègues. Et j'ajoute que ma sévérité est impartiale.

Revenons-en à nos échanges.

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Philippe Gros, maître de recherche à la Fondation pour la recherche stratégique (FRS), coordinateur de l'Observatoire des conflits futurs

J'aimerais réagir sur les craintes exprimées, ici, d'escalade ou de déstabilisation. Si en 2022, on avait dit à l'ensemble des spécialistes de politique étrangère et de stratégie que les Ukrainiens, dans leur défense contre l'agression russe, seraient en mesure de frapper des objectifs sur le territoire de la Russie, aucun ne l'aurait cru. En effet, la Russie est dotée de l'arme nucléaire et la dissuasion rendait cette hypothèse inconcevable. Pourtant, les Ukrainiens atteignent des cibles sur le territoire ennemi et le feront encore davantage en 2024. Je vous renvoie ici aux chiffres de production des drones ukrainiens, y compris des drones stratégiques. Les Ukrainiens considèrent qu'ils ont atteint la parité avec les Russes en termes de drones. Ils sont en mesure, avec des drones de conception assez simple, et très peu coûteux, de frapper des cibles, y compris sur le système pétrogazier russe, qui est le centre de gravité économique du pays. Cet exemple montre que nous sommes en terre inconnue, sans comparaison, y compris avec la guerre froide. Dès lors, il convient de ne pas s'appuyer sur des schémas préétablis quant au risque d'escalade.

Ceci explique d'ailleurs l'ambiguïté de la politique américaine. Ainsi Jake Sullivan, le conseiller à la sécurité nationale de Joe Biden, réagissant aux critiques sur l'attitude américaine, rappelle qu'il est comptable de la sécurité des Américains et que, à ce titre, il ne peut ignorer le risque d'escalade. Ce risque est l'un des éléments d'explication de la retenue américaine sur la livraison d'équipements. Rien ne permet, j'y insiste, d'anticiper des schémas préétablis quant à la suite du conflit.

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Tatiana Kastoueva-Jean, directrice du centre Russie-Eurasie de l'Institut français des relations internationales (IFRI)

Toutes les erreurs commises sont instrumentalisées par le discours russe, autant à l'attention du public qu'à l'attention du Sud global, et même à l'attention de certaines forces au sein de nos sociétés. Le conflit à Gaza est du pain bénit pour Vladimir Poutine. D'une part, ce conflit détourne l'attention et attire à lui des financements et des armes, notamment américaines. D'autre part, il permet de pointer un « deux poids, deux mesures », qui a été amplifié dans le discours russe.

Pour ma part, je ne vois pas, à court ou moyen terme, de possibilité d'effondrement interne de l'un ou de l'autre régime. Autrement dit, je ne conçois pas une issue au conflit qui se traduirait par une défaite claire ou une victoire claire de l'un ou de l'autre belligérant. Dès lors, la situation pourrait être celle d'une ligne de front pourrie et une absence d'accord du même type que l'accord de Minsk II, c'est-à-dire une ligne de front qui bouge en permanence, comme après 2014.

Il convient en effet de garder à l'esprit que la Russie a annexé quatre régions dans leur totalité à l'intérieur des frontières administratives ukrainiennes. Or elle ne les contrôle pas, et tant qu'elle ne les contrôle pas, elle cherchera à contrôler la totalité du territoire ukrainien, ce qui répond d'ailleurs à la question sur ses objectifs. À plus long terme, son but est de contrôler à la fois ces territoires, qui sont d'ailleurs très rapidement russifiés, puis par ricochet l'ensemble de l'espace postsoviétique.

Cette guerre, en effet, a des répercussions dans le Caucase et en Asie centrale, ainsi qu'en Moldavie. La Russie a aussi l'habitude de vivre avec des conflits non résolus à sa périphérie. Le régime de Vladimir Poutine ne sera pas dérangé par cette situation. Cependant, l'Ukraine risque d'empêcher son développement et son intégration à des structures euro-atlantiques.

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Je voudrais en premier lieu rappeler à mes collègues que les sujets dont nous débattons ne sont pas nouveaux. Nous avons écrit et voté, après le début de la guerre, une loi de programmation militaire (LPM) qui anticipait ces évolutions.

Ma question porte sur les territoires et s'adresse à Madame Kastoueva-Jean. J'aimerais avoir votre éclairage sur les forces centripètes de la Fédération de Russie et des Etats voisins de la Fédération de Russie. La Finlande est attaquée, des événements se produisent en Moldavie, la situation en Roumanie est délicate. Les zones de crises et les zones grises favorisent toujours l'impérialisme. Où situez-vous la Biélorussie dans votre perspective ? Comment concevez-vous l'avenir de cette immense zone grise, dont personne ne parle, dans l'architecture finale ?

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Tatiana Kastoueva-Jean, directrice du centre Russie-Eurasie de l'Institut français des relations internationales (IFRI)

Les États souverains à la périphérie de la Russie sont effrayés par la guerre en Ukraine. Leur dépendance vis-à-vis de la Russie est extrêmement importante. Certains le découvrent, à l'image du Kazakhstan, qui prend la mesure de sa complète dépendance à la Russie en matière de produits alimentaires, de téléphonie ou d'automobile. Depuis le début de la guerre, ces pays cherchent à s'émanciper de la Russie, même si certains cultivent l'ambiguïté, à l'image de la Géorgie qui suit un mouvement très ambivalent de rapprochement et d'éloignement par rapport à Moscou.

Évidemment, la Biélorussie est l'allié le plus proche de la Russie, et même son cobelligérant. Depuis le début de la guerre, elle a perdu l'essentiel – sinon la totalité – de sa souveraineté puisqu'elle a accepté l'installation d'armes nucléaires sur son territoire sans en avoir la maîtrise, ni la possibilité de dire non à la Russie. Il convient cependant de reconnaître que le président Loukachenko a réussi à résister à la Russie concernant l'envoi de troupes biélorusses sur le sol ukrainien. Une telle décision ne jouirait d'aucune popularité au sein de la société biélorusse, et même au sein de l'élite des siloviki biélorusses, c'est-à-dire les membres des forces de sécurité.

Je ne prendrai toutefois pas de pari sur la capacité du président Loukachenko à tenir cette position sur le long terme. Sa marge de manœuvre s'est considérablement réduite avec cette guerre. Lui qui, auparavant, pouvait jouer un rôle entre l'Occident et la Russie n'en a désormais plus la possibilité. Les élections en Biélorussie seront riches d'enseignement et il convient de rappeler également qu'une grande partie des Biélorusses vivent à l'étranger. Le sort de ce pays me semble directement lié à celui de la Russie et à l'issue de la guerre.

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Un nouveau débat suivi d'un vote sera prochainement organisé en séance publique, ce qui permettra à la représentation nationale de s'exprimer utilement après les déclarations surprenantes du président de la République quant à la perspective d'un envoi de soldats français en Ukraine. Afin de ne pas avoir à engager des troupes au sol, il conviendrait plutôt d'augmenter notre aide à l'Ukraine, de lui livrer rapidement ce qui lui a été promis et de consacrer davantage de moyens à l'économie de guerre en Europe, qui est le seul avantage comparatif dont pourrait bénéficier l'Ukraine face au géant russe et au risque de désengagement des États-Unis à terme.

Ma question porte sur un avantage comparatif interne, celui des munitions et des moyens. Certains commentaires évoquent un rapport d'un à deux, voire moins, en termes de nombre d'obus dont dispose l'Ukraine par rapport à la Russie. Les Européens et les Américains sont certes en retard par rapport à leurs promesses de livraison mais les sanctions internationales devraient finir par limiter la production russe. Or ce n'est pas le cas. Comment empêcher des États ou des entreprises de contourner l'embargo contre les exportations d'armes et de technologies militaires vers la Russie ? Par ailleurs, la Chine nous semble bien silencieuse actuellement. L'est-elle vraiment ?

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le général Christophe Gomart, ancien directeur du renseignement militaire et ancien commandant des opérations spéciales

La Chine, bien évidemment, est très présente et soutient largement la Russie. Elle contourne les sanctions en fournissant un certain nombre de processus utiles à la Russie. Pour la Russie, l'Europe et les États-Unis représentent certes un marché incontournable en termes économiques et de fabrications, mais elle s'alimente essentiellement ailleurs et sans aucune difficulté, en dépit des sanctions. Celles-ci n'empêcheront pas les Russes de fabriquer des obus, ni d'en acheter à la Corée du Nord, même s'ils sont de piètre qualité.

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Philippe Gros, maître de recherche à la Fondation pour la recherche stratégique (FRS), coordinateur de l'Observatoire des conflits futurs

En m'éloignant de la question des munitions, j'aimerais présenter un exemple d'impact concret et durable des sanctions sur la production russe. Aussi invraisemblable que cela puisse paraître, les Russes ne disposent pas de composantes optiques spatiales (CSO) performantes, c'est-à-dire l'équivalent de nos satellites Helios. Leurs satellites sont hors d'état ou obsolètes et tous les programmes russes sont à l'arrêt depuis plusieurs années en raison de leur hyper-dépendance aux technologies occidentales. Le système Razdan, par exemple, qui est l'équivalent du KH-11 américain, est annoncé depuis plusieurs années mais il n'est pas déployé du fait des sanctions.

Cette situation entrave considérablement la capacité russe de ciblage dans la profondeur. Elle explique en partie pourquoi les Russes tirent sur des cibles fixes et ne sont pas capables de viser des cibles re-localisables, telles que des postes de commandement, à la différence des Ukrainiens massivement appuyés par le renseignement occidental.

Les multiples cheminements qui permettent à la Chine de fournir aux Russes du renseignement d'imagerie sont bien identifiés. Mais les Chinois reconnaissent eux-mêmes qu'ils sont confrontés à de très importants défis en matière de cycle de ciblage et d'exploitation d'imagerie. Voici un exemple type de l'effet déterminant des sanctions sur une capacité opérationnelle critique.

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Tatiana Kastoueva-Jean, directrice du centre Russie-Eurasie de l'Institut français des relations internationales (IFRI)

Lutter contre le contournement des sanctions recouvre des réalités très concrètes. Bien entendu, il faut agir au niveau général des règles et chercher à combler les failles, afin d'éviter que d'autres pays ne violent les sanctions. Mais de manière plus pragmatique, ce cadre règlementaire possède des déclinaisons très concrètes en termes financiers et en termes de ressources humaines, par exemple en mobilisant des douaniers pour suivre les systèmes de traçage et identifier l'origine des produits importés.

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Depuis 1945, l'Europe n'avait pas connu de guerre d'agression d'un État souverain contre un autre. Seuls les dissidents russes et quelques États d'Europe de l'Est, les pays baltes et la Pologne notamment, redoutaient une telle fuite en avant et alertaient sur les dérives du régime de Poutine. L'agression russe en Ukraine a été une surprise pour tous les autres, comme l'a souligné le général Gomart.

Malgré les précédents de la Géorgie en 2008 et de la Crimée en 2014, nous savons aujourd'hui ce qu'il en coûte de prendre à la légère les visées impérialistes du régime russe. Alors, même si la France et l'Allemagne ne ménagent pas leurs efforts et ont signé le 16 février des accords de sécurité avec l'Ukraine, pour quelle raison la plupart des Européens ont-ils manifestement sous-estimé le coût et la durée de la guerre, et compté sans doute un peu trop sur les efforts américains ?

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le général Christophe Gomart, ancien directeur du renseignement militaire et ancien commandant des opérations spéciales

La gravité de la situation a été indéniablement sous-estimée dès le début. En 2014, personne n'avait imaginé que la Russie envahirait la Crimée, à tel point que certains services avaient retiré leurs agents d'Ukraine. J'oserais même affirmer qu'en France, jusqu'en 2022, personne ne se souciait vraiment de la situation ukrainienne.

Depuis, les pays européens sont devenus dépendants à la protection américaine, ce dont témoigne l'importante réduction des budgets de la défense, qui dans certains pays sont descendus sous la barre des 1 % du PIB. Les armées françaises sont sans doute les seules armées ayant conservé des moyens suffisants leur permettant d'être en capacité de réagir. Néanmoins, il leur manque de la masse et, dans cette guerre, la problématique porte sur le décalage entre l'armement de précision dont disposent les Occidentaux et l'armement de masse des Russes, qui au cours de leur histoire militaire se sont toujours appuyés sur leur artillerie. Les Russes disposent d'un stock de canons incomparablement supérieur à celui des Occidentaux.

Les capacités russes ont été sous-estimées, de la même manière qu'a été sous-estimée la capacité de résistance ukrainienne. Au début, tout le monde pensait que ce conflit serait l'affaire de quelques jours. Les Ukrainiens eux-mêmes n'ont pas cru les renseignements américains et britanniques annonçant une invasion imminente.

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Philippe Gros, maître de recherche à la Fondation pour la recherche stratégique (FRS), coordinateur de l'Observatoire des conflits futurs

Ces dernières années, ni les Européens, ni les Américains, du moins dans leur majorité, n'ont voulu prendre la mesure de la poursuite de projets impériaux qui se situent pourtant dans la droite ligne de l'histoire stratégique russe. L'argumentaire de la guerre hybride ne représente certes qu'une fraction du débat mais il a pesé dans cette mauvaise appréhension de la réalité. Or le conflit montre, comme la guerre en Syrie l'avait déjà démontré en 2015, que les Russes sont tout à fait prêts à recourir à la force. Cette donnée n'a pas été intégrée.

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Tatiana Kastoueva-Jean, directrice du centre Russie-Eurasie de l'Institut français des relations internationales (IFRI)

Les Occidentaux bénéficient des dividendes de la paix et ne croient plus à la possibilité de la guerre. Il en va très différemment pour les Russes. Depuis la chute de l'Union soviétique, la guerre les a toujours accompagnés, tant sur leur territoire, à l'image des deux guerres en Tchétchénie, qu'à leur périphérie, à l'exemple de la Transnistrie, de la Géorgie, de la Crimée ou du Tadjikistan, où la Russie a d'ailleurs joué un rôle plutôt stabilisateur. Un sondage mené depuis le début des années 2000 par le centre Levada montre que le taux de Russes ressentant une menace militaire directe n'est jamais descendu au-dessous de 38 %.

Les pics de popularité de Vladimir Poutine correspondent aux guerres qu'il a menées. Le président russe tient, depuis son arrivée au pouvoir, un discours sur l'environnement hostile dans lequel évolue la Russie, qui s'accompagne d'un discours sur une cinquième colonne à la solde de l'Occident à l'intérieur de ses frontières. Malheureusement, la guerre en Ukraine a mûri dans les esprits russes depuis longtemps. Tous les jalons étaient posés bien avant l'invasion russe et ils ont pris soudainement sens pour une grande partie de la population à ce moment-là. Les Occidentaux, quant à eux, ont pensé jusqu'à l'invasion de l'Ukraine que ces manifestations de guerre constituaient les vestiges d'un monde ancien plutôt que les prémices d'un monde nouveau, qui est le nôtre aujourd'hui.

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Les différentes interventions nous ont confirmé le caractère totalement fratricide de cette guerre tragique, ainsi que l'usure des deux belligérants. Nous sommes très loin du narratif du président de la République et de certains bellicistes. Ce narratif totalement irresponsable fait croire, ou veut faire croire, que les Russes vont attaquer la Pologne, les pays baltes et l'OTAN, ce qui est contradictoire avec l'analyse proposée ici de l'efficacité des sanctions, avec les difficultés de la Russie à maintenir son emprise sur le Donbass et enfin avec le rapport de forces conventionnel et nucléaire entre l'OTAN et la Russie.

Pourquoi cette manipulation mensongère, si ce n'est pour justifier d'aller toujours plus loin ? Monsieur le président de la commission, au risque de vous contredire, je considère que le président de la République a bien dit que l'envoi de troupes n'était pas exclu. Il a été désavoué par l'ensemble des pays européens, par les États-Unis et par l'OTAN, accélérant ainsi l'isolement de la France dû à ses fréquentes déclarations irresponsables et contradictoires.

Les propos des intervenants montrent également qu'aucune issue immédiate au conflit n'est envisageable. Aucun des deux belligérants ne peut l'emporter, alors que l'Occident se montre incapable de faire appliquer douze paquets de sanctions et qu'un treizième est annoncé. Dès lors, cette cicatrice au cœur du continent est-elle dans l'intérêt de l'Europe ? Est-il dans son intérêt de pousser la Russie dans les bras de la Chine et des 3,8 milliards d'habitants des pays du groupe des BRICS + (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud, auxquels s'ajoutent l'Arabie saoudite, l'Égypte, les Émirats arabes unis, l'Éthiopie et l'Iran) ? Est-il dans son intérêt de se fâcher avec l'Afrique, où notre influence diminue ? Le bilan de la guerre est catastrophique pour l'Europe. En matière économique, la puissance industrielle allemande s'effondre et paie son gaz quatre fois plus cher. La diplomatie française perd son indépendance et son crédit. Quel est notre intérêt dans cette affaire ? Une voie vers la paix est-elle possible ?

Je vous invite à relire une conférence de presse tenue le 20 octobre 2000 par Jacques Chirac, Vladimir Poutine et Romano Prodi, alors président de la Commission européenne. On y entendait qu'il n'existait pas de voie possible sans l'existence d'une zone neutre tampon entre la Russie, d'un côté, et l'Union européenne et l'OTAN, de l'autre ; cette zone, c'est l'Ukraine. La création d'une zone démilitarisée, l'autonomie du Donbass et le retrait des troupes russes sont conditionnés par un cessez-le-feu. La France s'honorerait à proposer cette paix au moment où les deux belligérants sont épuisés par la guerre, contrairement à ce que veut faire croire le président de la République pour alimenter une rhétorique dangereuse.

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Philippe Gros, maître de recherche à la Fondation pour la recherche stratégique (FRS), coordinateur de l'Observatoire des conflits futurs

La tendance du conflit est celle d'un épuisement des deux belligérants. Cependant, il n'y a pas de symétrie. Les Ukrainiens font face à une agression et une volonté d'anéantir leur État. Par conséquent, ils continueront à se battre. Quant aux Russes, ils suivent un schéma de guerre à but absolu. Dès lors, il est difficile de s'extraire de cette configuration stratégique et de concevoir, depuis l'extérieur, des projets d'arrêt des hostilités à la place de belligérants, dont l'un veut détruire l'autre tandis que l'autre veut rester en vie. Cela n'aurait aucune cohérence sur le plan stratégique.

Une autre option consisterait à forcer les Ukrainiens à renoncer. Mais comment oublier que l'objectif final des Russes est double, qu'il vise tant à détruire l'État ukrainien qu'à briser le système de sécurité transatlantique ? Il suffit pour le comprendre de songer à tout ce que les Russes développent depuis de nombreuses années et qu'ils rappellent à chaque déclaration. À ce titre, je suis critique à l'égard des realpolitikers, qui envisagent séparément le problème ukrainien et le rôle des Occidentaux. La situation est extrêmement complexe, j'en conviens. Mais les Occidentaux sont engagés, qu'ils le veuillent ou non.

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J'ajouterais, monsieur Dupont-Aignan, que lorsque j'ai préparé mon rapport, pour le compte de cette commission, sur l'intégration à l'OTAN de la Suède et de la Finlande, la même question que la vôtre a été posée. Mes interlocuteurs, notamment le président de la République de Finlande, m'ont dit avoir espéré l'établissement de ce que la Commission européenne, une autorité que vous citez rarement, avait appelé une « politique de double voisinage » pour un certain nombre de pays, dont l'Ukraine. Ces pays avaient compté sur cette ligne intermédiaire, dont vous avez parlé.

Mais, manifestement, Vladimir Poutine ne partageait pas cette idée. L'agression russe contre l'Ukraine a, de ce point de vue, imposé une ligne claire, qui est une ligne de confrontation. Bien entendu, il serait préférable de créer une zone tampon mais c'est bien la Russie qui a pris l'initiative de l'empêcher.

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Tatiana Kastoueva-Jean, directrice du centre Russie-Eurasie de l'Institut français des relations internationales (IFRI)

L'Ukraine était ce pays neutre dont vous parlez, monsieur Dupont-Aignan. Sa constitution même en faisait un pays hors blocs. Ce sont les événements de 2014 qui l'ont poussée à frapper à la porte de l'OTAN, qui n'était pourtant pas populaire à l'époque. La Russie de Vladimir Poutine disposait de tous les leviers d'influence en Ukraine, avec des médias pro-russes, des partis politiques pro-russes et un agenda pro-russe. Tout cela a été perdu en 2014, lorsque l'Ukraine a pris conscience de son identité nationale et de l'importance de sa souveraineté. En Ukraine, la génération des 35-40 ans, qui n'a jamais connu l'URSS, ne comprend pas pourquoi elle n'aurait pas le droit de faire les choix souverains nécessaires à sa protection contre les intentions russes.

Je pourrais également vous objecter qu'il n'y a pas d'automatisme entre les éléments d'analyse laissant penser à une intervention et un éventuel passage à l'acte. Autrement dit, personne ne croyait à une intervention de la Russie parce que ses bases économiques, sa démographie et ses liens commerciaux avec l'Union européenne dans le domaine de l'énergie ne la prédisposaient pas à cette intervention. J'avais prévu, avant le début de l'invasion, les conséquences que les Russes subissent actuellement : la résistance des Ukrainiens, la consolidation de leur identité, l'adhésion de la Suède et de la Finlande à l'OTAN, la dégradation du positionnement stratégique de la Russie. Néanmoins, tout cela n'a pas empêché le passage à l'acte de Vladimir Poutine, parce que le pouvoir est extrêmement centralisé en Russie et parce qu'il n'y a pas de débat sur ces sujets au Parlement russe. Vladimir Poutine a reconnu lui-même, dans un film documentaire, que la décision d'annexer la Crimée avait été prise avec seulement trois ou quatre personnes réunies autour de lui.

Dès lors, affirmer qu'il n'y aura pas d'autres interventions dans les pays baltes me semble risqué. Je ne parle pas forcément d'une agression directe et ouverte mais tout autant de ce que l'on nomme « le scénario de Narva », c'est-à-dire la guerre hybride, en allant exciter les populations russophones. Le Kazakhstan redoute ce scénario, de même que les pays baltes et la Finlande. Ces sujets ne peuvent être balayés d'un revers de main, simplement en affirmant que Vladimir Poutine ne passera pas à l'acte parce que cela ne serait pas dans ses intérêts. Sur ce point, le 24 février 2022 nous a offert un spectaculaire démenti.

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Je vous remercie pour cet avertissement précieux. Chers collègues, avant de céder la présidence de cette séance à Madame la vice-présidente Éléonore Caroit, je vous prie de m'excuser d'avoir été quelque peu vif dans nos échanges mais ma réaction visait à faire observer le respect des temps de parole fixés par le bureau de la commission.

Présidence de Mme Éléonore Caroit, vice-présidente.

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Nous passons aux interventions individuelles, chacun disposant à présent d'une minute de temps de parole.

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Ma question s'adresse à madame Kastoueva-Jean. L'historien et anthropologue Emmanuel Todd s'est rendu célèbre pour son anticipation précise de l'effondrement de l'Union soviétique, quinze ans avant les faits. Il évoque aujourd'hui une « défaite de l'Occident », en se fondant sur sa connaissance de la Russie quant à ses capacités et à ses difficultés, tandis que l'Occident se voilerait la face. Selon lui, les Russes sont conscients de leur faiblesse démographique à venir et des futures classes creuses de recrutement militaires. Ces mêmes données seraient connues mais non traitées en Occident. Madame, que pensez-vous de cette analyse ? Comment percevez-vous l'aspect anthropologique de ce conflit ?

J'aimerais également interroger le général Gomart sur son emploi, à plusieurs reprises, des termes « sous-estimer » et « sous-évaluer ». Le renseignement militaire a-t-il failli, ce qui m'étonnerait ? Ou bien cela est-il dû au pouvoir politique ?

Je souhaite enfin, en tant qu'élu de la Nation et à titre personnel, que nous gardions toujours à l'esprit, à l'heure où nous comptabilisons les obus, que chaque obus qui tombe enlève des vies humaines, qu'elles soient ukrainiennes ou russes.

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Tatiana Kastoueva-Jean, directrice du centre Russie-Eurasie de l'Institut français des relations internationales (IFRI)

Emmanuel Todd doit en effet une part de sa notoriété à la prédiction qu'il a formulée de la chute de l'URSS et qu'il partageait avec Hélène Carrère d'Encausse. Je tiens cependant à vous faire observer que l'URSS n'a pas disparu en raison des éléments mis en lumière par leur analyse. L'URSS ne s'est effondrée ni pour des raisons démographiques, ni pour des raisons nationalistes. Bien entendu, on ne retient que la justesse de la prédiction et l'on en déduit que ces personnes détiennent le don d'extra-lucidité. Les arguments déployés par Emmanuel Todd dans son nouvel ouvrage ne me semblent pas relever de la science objective : il ne retient que les éléments étayant sa thèse et évince tous les autres. Je vous invite à lire les recensions de son livre par Anna Colin Lebedev ou Olivier Schmitt qui, de manière très impartiale, ont démonté son argumentaire.

Bien évidemment, l'élément démographique est déterminant en Russie, où les tendances sont très négatives aujourd'hui. La natalité chute et la baisse de la population constatée entre 2022 et 2023 n'a été compensée qu'à hauteur de 44 % par l'immigration. La pyramide des âges est très déséquilibrée, avec de plus en plus de retraités et de moins en moins de jeunes. En 2007, la Russie comptait environ 12 millions de jeunes âgés entre 15 et 19 ans, c'est-à-dire le réservoir pour l'avenir, pour les universités ou pour l'armée. Aujourd'hui, cette tranche d'âge correspond à un peu moins de 7 millions de personnes. Cette crise démographique russe est très préoccupante et accentuée par l'émigration ainsi que la fuite des cerveaux.

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le général Christophe Gomart, ancien directeur du renseignement militaire et ancien commandant des opérations spéciales

Les services de renseignement font souvent l'objet de critiques parce qu'ils n'apportent jamais un éclairage complet. Les services de renseignement français ont subi des critiques pour n'avoir pas su prévoir des coups d'État en Afrique ou l'intervention russe en Ukraine. Mais vous savez qu'il existe toujours un écart entre ce que dit le renseignement et ce que décide le politique, voire le chef militaire intermédiaire. De fait, la capacité des Ukrainiens à résister à l'agression russe a été sans aucun doute sous-évaluée. Mais les Russes eux-mêmes l'avaient sous-estimée. Il est exact également que la capacité des Russes à surmonter dans la durée les sanctions a été sous-évaluée, ce qui est une erreur en temps de guerre.

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L'argent est le nerf de la guerre. C'est l'argent qui fait tenir les élites russes, dont madame Kastoueva-Jean nous a rappelé qu'elles trouvaient un avantage à la guerre. L'argent, c'est aussi ce qui conditionne le soutien des opinions publiques occidentales : quand on en donne trop, le public éprouve le sentiment de se priver de quelque chose.

Il faut trouver de l'argent pour soutenir l'effort de guerre ukrainien. Cet argent, où le trouve-t-on ? On nous explique qu'au moins 200 milliards d'euros d'avoirs russes sont aujourd'hui détenus dans les banques européennes, sans compter le patrimoine important des oligarques. Pourquoi ne sommes-nous pas parvenus à passer du gel de ces avoirs à leur confiscation, afin de financer à la fois l'effort de guerre et, demain, la reconstruction de l'Ukraine ?

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Tatiana Kastoueva-Jean, directrice du centre Russie-Eurasie de l'Institut français des relations internationales (IFRI)

Cette question a été soulevée dès le début de l'invasion de l'Ukraine par la Russie. Elle bute sur le fondement juridique de la confiscation. De plus, les Européens appréhendent de paraître comme non fiables et d'introduire une dimension politique dans le traitement des avoirs étrangers. Néanmoins, du chemin a été accompli depuis 2022, puisque désormais la rémunération de ces avoirs placés peut être confisquée, sans toucher aux avoirs eux-mêmes. La Russie avait pris les devants en annonçant que, au cas où ces avoirs seraient utilisés au profit de l'Ukraine, elle confisquerait à son tour les avoirs des entreprises occidentales sur son territoire. Par conséquent, le retour de bâton peut être sévère. À mes yeux, un cadre juridique irréprochable est nécessaire et une réflexion est en cours à ce sujet.

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J'ajoute que nous menons également cette réflexion ici, à l'Assemblée nationale, où une proposition de résolution portée par nos collègues du groupe d'amitié France-Ukraine sera examinée prochainement.

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Selon le ministre des armées, M. Sébastien Lecornu, la France a pu observer et commenter le comportement agressif de la Russie à travers le signalement de plus d'une centaine d'incidents, allant de menaces verbales à des tentatives de prise de contrôle sur des patrouilles françaises dans des espaces internationaux. M. Lecornu a souligné qu'un tel niveau d'agressivité n'avait jamais été constaté auparavant et attribué cette escalade aux difficultés rencontrées par les forces russes sur le terrain en Ukraine. Il a cité, à titre d'exemples, un système de contrôle aérien russe menaçant d'abattre des avions français en mer Noire et un navire de guerre russe mouillant en baie de Seine, près des eaux territoriales françaises, suscitant des inquiétudes par son attitude intimidante. M. Lecornu a mis en garde contre le retour d'une posture russe particulièrement agressive, incluant des dimensions cyber, informationnelles et de chantage énergétique, évoquant une atmosphère semblable à celle de la guerre froide.

Comment la France peut-elle répondre à ce type d'agressions ? Plus récemment, nous avons appris le démantèlement de l'organisation de hackers LockBit, opération coordonnée par plusieurs pays et impliquant la gendarmerie nationale, le Federal Bureau of Investigation (FBI) et Europol. S'agit-il d'une forme de réponse ? D'autres types de réponses à cette agressivité sont-elles envisageables ?

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le général Christophe Gomart, ancien directeur du renseignement militaire et ancien commandant des opérations spéciales

En effet, nous sommes revenus à un climat typique de la guerre froide, avec des sous-marins russes au large de nos côtes, non loin des zones d'atterrage de nos câbles sous-marins. Mais cela a toujours existé. En mer Noire, des tentatives de forcer nos avions ou nos patrouilleurs à se détourner ont été constatées. En Turquie, un avion russe qui avait franchi la limite territoriale au Nord de la Syrie a été abattu mais cet incident n'a pas généré de conséquences majeures. Des mesures de rétorsion existent. Il est possible de rendre la pareille mais jusqu'à un certain point. S'il est souhaitable de dénoncer ces agissements, y répondre est parfois plus compliqué.

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Les déclarations récentes et réitérées de Donald Trump, ainsi que le retour de la guerre en Europe, ont redonné vigueur aux concepts d'Europe de la défense et d'autonomie stratégique. Il s'agit pourtant d'une incantation de longue date. Croyez-vous, général Gomart, à cette Europe de la défense ? Quelle forme et quelle consistance devrait prendre, selon vous, cette autonomie stratégique que nous appelons de nos vœux ? Quelles sont les conditions qu'il conviendrait de réunir, afin de passer de l'incantation à la réalité ?

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le général Christophe Gomart, ancien directeur du renseignement militaire et ancien commandant des opérations spéciales

L'idée d'un pilier européen de la défense a toujours été évoquée. Actuellement, et ce n'est pas une boutade, le pilier européen de la défense, c'est l'OTAN, sans les États-Unis et sans la Turquie. Un réel pilier européen de défense ne consisterait pas en une accumulation de moyens mais en la constitution de postes de commandement interopérables, c'est-à-dire habitués à travailler ensemble. L'intérêt de l'OTAN réside dans ses structures de commandement, au sein desquelles des gens qui parlent différentes langues sont en mesure de se comprendre à travers des outils communs. Un tel dispositif est possible au sein de l'Union européenne mais il faudrait pour cela augmenter dès à présent nos budgets.

Par ailleurs, je ne crois pas du tout aux déclarations de Donald Trump, même s'il venait à être élu président des États-Unis. Selon moi, l'OTAN représente avant tout un marché, puisque ses membres achètent du matériel américain afin de bénéficier du parapluie américain.

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Philippe Gros, maître de recherche à la Fondation pour la recherche stratégique (FRS), coordinateur de l'Observatoire des conflits futurs

Je serais plus circonspect à propos du risque représenté par les menaces de Donald Trump. D'abord, les Américains ne sont pas obligés de sortir de l'OTAN pour la vider de sa substance en termes de présence et d'apport. Ensuite, je pense que l'OTAN restera le pilier effectif de la défense européenne, avec ou sans les Américains. L'Alliance recouvre trois réalités : une alliance politico-militaire, des chaînes de commandement et une machine normative qui fabrique de l'interopérabilité. L'autre machine normative au niveau mondial, ce sont les Américains eux-mêmes, dont les commandements ne sont pas dans l'OTAN.

J'ajoute une réflexion plus générale concernant l'autonomie stratégique. Contrairement à ce qui est souvent répété, la France dispose d'une autonomie stratégique. Nous sommes, il est vrai, contraints par la limite de nos moyens, qui se sont érodés au fil du temps. Pour autant, je mets quiconque au défi de démontrer que, sur les grands engagements stratégiques, la France est limitée en termes d'autonomie. Nous ne sommes pas indépendants mais nous jouissons d'une liberté de décision. Il suffit de reprendre l'historique de tous les engagements de ces trente dernières années pour le constater.

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La question de l'autonomie stratégique, qui nous intéresse tout particulièrement, pourrait peut-être faire l'objet d'une étude ou d'une mission flash.

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J'aimerais des éclaircissements sur le rôle clé joué par les drones dans le conflit et plus particulièrement sur la position stratégique de l'Iran, dont on sait aujourd'hui qu'il fait circuler des drones en Russie et qu'il a probablement implanté sur le sol russe une usine de production de drones. J'aimerais également que vous évoquiez la position de la Serbie et les accords qu'elle a passés avec la Russie dans cette activité de drones. Que sait-on de ce triptyque Russie-Serbie-Iran ?

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Philippe Gros, maître de recherche à la Fondation pour la recherche stratégique (FRS), coordinateur de l'Observatoire des conflits futurs

Concernant les drones, on observe actuellement ce que l'on peut qualifier de manière générale de phénomène de rattrapage réciproque sur le plan capacitaire. Dans le domaine tactique, les Ukrainiens font la course en tête sur les drones First Person View (FPV) mais les Russes les rattrapent. Il convient de rappeler que, dans le domaine des drones et de la guerre électronique, le pas d'évolution est de quelques mois. Autrement dit, ce qui est vrai au printemps n'est plus vrai à l'hiver. Les rapports de force évoluent en permanence, l'évolutivité est extrêmement forte, mais les Ukrainiens gardent une avance en termes d'innovation que les Russes compensent par la masse et par le suivi ainsi que l'émulation. Dans le domaine des drones stratégiques, on observe le phénomène inverse. Les Russes utilisent en effet un modèle de drone à bas coût livré par l'Iran, qui épuise et attritionne les défenses anti-aériennes ukrainiennes, selon des schémas d'attaque de plus en plus coordonnés. Dans le même temps, les Ukrainiens reviennent à parité avec les capacités russes en matière de drones stratégiques.

Les deux années à venir diront laquelle des deux puissances sera en mesure de fabriquer un cycle d'engagement et de ciblage dans ce que l'on appelle la profondeur tactico-opérative, c'est-à-dire sur les distances de 150 à 200 kilomètres, afin de frapper avec une masse de système suffisante les systèmes re-localisables adverses. Pour le moment, aucune des deux parties n'y parvient. Or cet avantage aura un impact déterminant sur l'évolution du combat.

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Tatiana Kastoueva-Jean, directrice du centre Russie-Eurasie de l'Institut français des relations internationales (IFRI)

La coopération entre la Russie et l'Iran s'est nettement renforcée depuis l'invasion russe de l'Ukraine. Non seulement l'Iran vend des drones aux Russes mais il en produit au Tatarstan, dans la ville de Ielabuga. L'Iran partage également avec la Russie son expérience de vie dans un contexte de sanctions et l'informe sur les différentes possibilités de contournement.

La Serbie quant à elle participe au contournement des sanctions. Elle est extrêmement proche de la Russie, au point que des mercenaires serbes ont intégré les forces armées russes déployées en Ukraine.

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J'aimerais avant tout saluer de nombreuses associations qui, en France, soutiennent le peuple ukrainien. Ma première question porte sur le groupe Wagner. Son nom n'apparaît plus dans l'actualité et son patron est mort dans les conditions que l'on sait. Quel rôle jouent désormais ses troupes dans le conflit ? Ma seconde question concerne le rôle des mères de combattants. L'action de ces femmes trouve un écho médiatique en Occident. Pensez-vous qu'elles puissent tenir un rôle plus important que ce qu'en dit la propagande russe ?

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Tatiana Kastoueva-Jean, directrice du centre Russie-Eurasie de l'Institut français des relations internationales (IFRI)

Environ 50 000 mères de combattants sont actives actuellement. Comme je l'ai indiqué, elles ont commencé en prenant de la distance par rapport à l'agenda politique. Elles ne se disaient pas opposées à la guerre mais seulement soucieuses de justice et préoccupées par la rotation des hommes au front. Ce mouvement est-il comparable à celui des mères de soldats au moment de la guerre en Afghanistan et en Tchétchénie ? À l'époque, les soldats étaient de jeunes conscrits souvent inexpérimentés et la voix des mères trouvait des conditions politiques bien plus favorables pour s'exprimer librement et se faire entendre des autorités.

La situation est très différente aujourd'hui. Les autorités russes rémunèrent grassement la participation à la guerre. Les combattants envoyés en Ukraine sont des volontaires très bien payés. Dès lors, le regard de la société russe sur l'action de ces femmes n'est pas du tout le même. La position des mères de soldats évolue vers une hostilité à la guerre. Leur action déplaît fortement au pouvoir russe, qui exerce sur elles une forte pression et n'hésite pas à payer pour les faire taire.

En ce qui concerne la compagnie militaire privée Wagner, tous ses combattants qui le souhaitaient sont passés sous l'autorité du ministère de la défense russe, qui les contrôle entièrement. Ces miliciens sont toujours présents dans différents pays d'Afrique. Il convient d'ailleurs de noter qu'ils cohabitent, si je puis dire, avec des milices privées américaines en République centrafricaine et l'évolution de cette cohabitation est à surveiller. Les membres de Wagner qui voulaient prendre leur retraite ont pu le faire aussi. Cependant, si la majorité des combattants a signé un contrat avec le ministère russe de la défense, il est difficile d'obtenir un chiffrage précis.

Les autorités russes ont retenu une leçon de l'affaire Wagner, à savoir qu'il convient d'empêcher que des ressources financières, médiatiques et autres soient concentrées entre les mains d'une seule et même personne qui ne serait pas contrôlée par l'administration présidentielle et le Kremlin.

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Philippe Gros, maître de recherche à la Fondation pour la recherche stratégique (FRS), coordinateur de l'Observatoire des conflits futurs

L'héritage du groupe Wagner est également tactique. Wagner a été en quelque sorte le « bêta-testeur » de la majorité des tactiques d'infanterie utilisées aujourd'hui par les Russes. Lors de la bataille de Bakhmout, Wagner a permis de tester la distinction entre des troupes d'élite et des troupes consommables, autrement dit de la chair à canon. Cette gestion des troupes peut être comparée à l'usage des systèmes de drones et à la distinction entre des systèmes de drones consommables, d'autres récupérables et d'autres encore très sophistiqués et précieux.

Wagner a permis de tester ce modèle différencié au niveau des troupes et ce modèle, en dépit de différences structurelles, a été répercuté sur l'ensemble des troupes russes. Il constitue désormais un fondement de la pensée tactique russe.

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Le président de la République Emmanuel Macron a organisé ce lundi 26 février une réunion de soutien à l'Ukraine, afin de répondre à l'appel de Volodymyr Zelensky. Comme il l'a rappelé, il est temps pour les Européens d'opérer un sursaut collectif, étant donné qu'ils ne sont pas en mesure de débloquer une aide américaine toujours hypothétique. Il convient de réarmer l'Europe, afin de fournir à l'Ukraine les armes et les munitions qui lui manquent cruellement sur le front. Pensez-vous que l'augmentation des capacités de production d'armes, de munitions et de véhicules blindés suffira à mettre fin à cette guerre ?

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le général Christophe Gomart, ancien directeur du renseignement militaire et ancien commandant des opérations spéciales

Je ne suis pas certain que les armées occidentales soient en mesure de donner tout ce qu'elles possèdent, contrairement au Danemark, par exemple, qui donne à l'Ukraine toute son artillerie. En termes de production et comme je l'ai indiqué précédemment, alimenter les capacités de production est conditionné par des commandes fermes. Les industriels sont en capacité de produire mais ils ont besoin de commandes fermes, afin de recruter les ingénieurs, les techniciens et les ouvriers nécessaires à leur satisfaction. Là réside la véritable difficulté, à mon sens, et je pense que l'Europe, en effet, devrait disposer d'un budget suffisant pour passer ces commandes fermes.

Si l'Europe se résout à cette initiative, sa mise en place nécessitera du temps. Dès lors, je crains que l'année 2024 soit difficile pour les Ukrainiens, d'autant que le montant de l'aide américaine est toujours incertain. Quant au montant de l'aide européenne, s'il est connu, sera-t-il suffisant pour 2024 ?

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Philippe Gros, maître de recherche à la Fondation pour la recherche stratégique (FRS), coordinateur de l'Observatoire des conflits futurs

J'opérerais une distinction, qui d'ailleurs vaut également pour les Américains, entre la situation des munitions et la situation des plateformes, c'est-à-dire les systèmes d'armes tels que les chars ou les véhicules blindés. Dans le domaine des blindés, peut-être un peu moins dans celui des chars, le stock à disposition, et par conséquent le potentiel de livraison, demeure important.

Sur les systèmes d'armes livrés à l'Ukraine, il convient de tordre le cou à une idée reçue : la majeure partie des systèmes d'armes a bien été livrée à l'Ukraine. Cependant, compte tenu des tactiques ukrainiennes, la totalité de ces systèmes d'armes livrés n'a pas été utilisée. En effet, une brigade ukrainienne dotée en matériel occidental engage ses bataillons par rotation, lesquels bataillons vont monter au front avec deux compagnies. C'est la raison pour laquelle une part importante des chars Léopard et des chars Bradley reste à disposition.

Dès lors, au-delà de la livraison de nouveaux matériels, l'enjeu porte sur la consolidation et le maintien en condition opérationnelle du matériel déjà livré. Cet élément est fondamental dans le conflit, puisque le taux d'indisponibilité du matériel se situe entre 25 % et 35 %. Du côté des forces ukrainiennes, la sophistication du matériel occidental génère des difficultés de maintenance, tandis que du côté russe, la question se pose davantage en termes de pertes et d'endommagement, notamment en raison du recours aux drones FPV – first person view –, qui endommagent plus qu'ils ne détruisent. Pour l'Ukraine, le maintien en condition opérationnelle des matériels déjà livrés est un élément absolument déterminant. S'il est bien pris en compte dans les chaînes de soutien, il convient d'en poursuivre la consolidation.

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J'aimerais, en guise de conclusion, vous entendre sur le sujet de l'ingérence russe et du comportement très agressif de la Russie vis-à-vis de la France.

Une centaine d'incidents ont été relevés en 2023, notamment des campagnes de manipulation de l'information souvent relayées sur les réseaux sociaux, et ce dans le contexte des élections européennes qui se tiendront en juin. D'ailleurs, cette année 2024 sera marquée par une multitude de votes sur la planète, avec un citoyen sur deux qui sera appelé aux urnes.

Comment percevez-vous la menace russe dans ce domaine et de quelles marges de manœuvre pouvons-nous disposer afin de la contrer ?

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Tatiana Kastoueva-Jean, directrice du centre Russie-Eurasie de l'Institut français des relations internationales (IFRI)

Sur ce sujet extrêmement sensible, il convient de garder à l'esprit la nature des objectifs russes. Comme je l'ai expliqué, ceux-ci portent sur le contrôle des territoires annexés, le contrôle des choix stratégiques de l'Ukraine et le contrôle de ce que les Russes nomment « l'étranger proche ». Ces objectifs consistent également à affaiblir l'Occident autant que possible, en enfonçant des coins entre les différentes forces politiques et entre les Etats membres de l'Union européenne. La Russie mène ce type d'actions depuis très longtemps. Celles-ci sont devenues extrêmement visibles depuis 2014 et ce phénomène ne cesse de s'amplifier.

La France s'est prémunie contre ce type d'ingérences, notamment avec la création du service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères (Viginum), qui opère un travail de démasquage des différentes formes d'ingérences et s'attache à les rendre publiques. Il est évident qu'en contexte électoral, la surveillance doit être renforcée. Le risque zéro n'existe pas. La protection contre l'ingérence est un travail de longue haleine. Il consiste à traiter des incidents très précis mais aussi à faire comprendre le traitement de l'information, ainsi que la nature et le fonctionnement des fake news, et ce dès l'école. Sur ce point, il en va aussi de votre responsabilité devant le public français.

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le général Christophe Gomart, ancien directeur du renseignement militaire et ancien commandant des opérations spéciales

Poutine est le grand diviseur. Depuis l'invasion de l'Ukraine par la Russie en 2022, la situation mondiale s'est dégradée. Le Venezuela est prêt à envahir le Guyana. Les Houthis du Yémen coulent des navires commerciaux en mer Rouge. La Corée du Nord tire des missiles au plus près des îles de la Corée du Sud. La Chine se montre de plus en plus présente et pressante à Taïwan. Le Hamas attaque Israël, qui riposte. Une véritable déstabilisation est en cours et l'un des buts de la Russie, comme l'a souligné Mme Kastoueva-Jean à l'instant, est bien de désolidariser les pays occidentaux, en particulier les pays de l'OTAN, afin de les affaiblir. Il convient de garder ces éléments à l'esprit.

La Russie, ou plutôt l'URSS, est l'inventeur de la désinformation. Elle utilise cette arme depuis très longtemps. Grâce à certaines actions, parmi lesquelles la création de Viginum, et grâce au travail des services de renseignement, les Occidentaux connaissent mieux ces attaques dont le but est de diviser – entre eux – les Français, les Européens, les Occidentaux. L'objectif est de désoccidentaliser, et en cela la Russie est très proche de l'Iran, de la Chine et d'autres pays.

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Philippe Gros, maître de recherche à la Fondation pour la recherche stratégique (FRS), coordinateur de l'Observatoire des conflits futurs

Je souscris à ce qui vient d'être dit. J'ajoute que les actions informationnelles russes sont bien relayées en France à la faveur d'une forte connexion avec une minorité de la population très sensible aux thématiques dites « anti-système ». Les Russes ne l'ignorent pas et savent s'adresser à cette population, qui recoupe d'ailleurs une partie de l'électorat de Donald Trump. Un effort d'explication sans cesse renouvelé doit être fourni en direction de cette population, en dépassant le narratif existant et les éléments de langage martelés. Il faut expliquer la situation actuelle mais aussi ses origines sur plusieurs décennies.

Cela précisé, je nuancerais l'impact de cette guerre informationnelle, dont les effets réels restent à déterminer. Si la guerre informationnelle n'est pas adossée à des capacités d'action réelle, ses résultats s'avèrent très relatifs. Il est souvent question de l'efficacité de la guerre informationnelle russe en Afrique. Or je considère que certains événements s'expliquent bien davantage par la question politique du rapport entre la France et les États de la région, qui a été ultérieurement exploitée par la guerre informationnelle russe. Il n'existe pas, selon moi, de théorie convaincante montrant qu'une agression hybride sous le seuil du conflit armé peut atteindre des objectifs stratégiques équivalents à ceux d'un conflit armé.

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Nous vous remercions tous les trois pour vos éclairages très intéressants.

La séance est levée à 11 h 45.

Membres présents ou excusés

Présents. - Mme Nadège Abomangoli, M. Pieyre-Alexandre Anglade, Mme Véronique Besse, M. Carlos Martens Bilongo, Mme Élisabeth Borne, M. Jean-Louis Bourlanges, M. Bertrand Bouyx, Mme Eléonore Caroit, Mme Mireille Clapot, M. Pierre Cordier, M. Alain David, M. Sébastien Delogu, Mme Julie Delpech, M. Nicolas Dupont-Aignan, M. Nicolas Forissier, M. Thibaut François, M. Bruno Fuchs, Mme Stéphanie Galzy, Mme Maud Gatel, Mme Claire Guichard, M. Michel Guiniot, M. Meyer Habib, M. Benjamin Haddad, M. Michel Herbillon, Mme Brigitte Klinkert, Mme Stéphanie Kochert, M. Arnaud Le Gall, M. Jean-Paul Lecoq, M. Vincent Ledoux, M. Nicolas Metzdorf, Mme Nathalie Oziol, M. Frédéric Petit, M. Kévin Pfeffer, Mme Béatrice Piron, M. Jean-François Portarrieu, Mme Laurence Robert-Dehault, M. Vincent Seitlinger, Mme Liliana Tanguy, Mme Laurence Vichnievsky

Excusés. - M. Sébastien Chenu, M. David Habib, M. Hubert Julien-Laferrière, Mme Amélia Lakrafi, Mme Marine Le Pen, Mme Karine Lebon, Mme Élise Leboucher, M. Laurent Marcangeli, M. Bertrand Pancher, Mme Mathilde Panot, Mme Mereana Reid Arbelot, Mme Sabrina Sebaihi, Mme Ersilia Soudais, M. Aurélien Taché, M. Lionel Vuibert, M. Éric Woerth, Mme Estelle Youssouffa

Assistaient également à la réunion. - Mme Geneviève Darrieussecq, M. Olivier Faure, M. Emmanuel Fernandes