Intervention de Philippe Gros

Réunion du mercredi 28 février 2024 à 9h00
Commission des affaires étrangères

Philippe Gros, maître de recherche à la Fondation pour la recherche stratégique (FRS), coordinateur de l'Observatoire des conflits futurs :

Il est indispensable de rester prudents sur la lecture de cette guerre. Les informations sont contradictoires et fragmentaires et l'appréciation des situations au sein des états-majors diverge grandement des lectures extérieures qui en sont faites.

Le général ukrainien Valeri Zaloujny a expliqué en novembre dernier que les technologies actuelles, qui favorisent la défense, plaçaient la confrontation en cours dans une guerre de positions qui, selon lui, constitue une impasse. Cet affrontement attritionnaire ferait, à long terme, le jeu d'une Russie aux ressources supérieures à celles de l'Ukraine.

Depuis la suspension de l'aide américaine, l'assèchement des ressources en munitions qu'elle implique sur le terrain et les possibilités accrues de progression russe qui en résultent, font craindre une conclusion accélérée des hostilités. Cela étant, ne nous y trompons pas : les Russes eux-mêmes semblent avoir compris qu'ils ne pourront pas gagner la guerre dans les prochains mois. Plusieurs sources estiment que Moscou viserait l'atteinte de son but de guerre, c'est-à-dire l'annihilation de l'État ukrainien – et par la même occasion une défaite majeure du système de sécurité transatlantique – à l'horizon 2026. Quant à l'Ukraine, quand bien même elle parviendrait à éviter trop de pertes de terrain au cours des prochains mois, la régénération d'un potentiel lui permettant de reprendre l'initiative opérationnelle sur le front est, au mieux, une perspective distante.

La guerre d'usure devrait donc se poursuivre, et il importe donc de prendre la mesure de sa soutenabilité pour les deux belligérants. Dans cette perspective, j'aborderai quatre paramètres militaires essentiels : le volet humain, le volet matériel, le volet moral et le volet mental.

Sur le volet humain, en déployant plus de 470 000 soldats en Ukraine, contre 320 000 un an plutôt, selon le renseignement ukrainien, la Russie a démontré en 2023 qu'elle avait été en mesure de compenser ses pertes énormes, qui approchent les 400 000 hommes, toutes causes confondues. Toutefois, la soutenabilité de ce que l'on appelle la « crypto-mobilisation russe », reste une question ouverte, de même que l'incertitude entourant un nouvel effort de mobilisation massive par Vladimir Poutine, option jugée par beaucoup très sensible politiquement.

Les forces armées ukrainiennes comptent pour leur part environ 600 000 hommes. Cependant, rien ne filtre quant à l'état des effectifs réels engagés sur le front, sur lequel l'Ukraine semble désormais en infériorité numérique notoire, ce qui obère sa capacité à régénérer son potentiel. Les pertes humaines ukrainiennes, estimées à 42 000, sont également lourdes, quoique largement inférieures à celles des Russes en valeur absolue. Rétablir la situation n'est pas aisé car le flux de volontaires a fini par se tarir. La soutenabilité de l'effort constitue également un enjeu politique. La loi d'abaissement de l'âge de la mobilisation évoquée par le général Gomart suscite des interrogations mais pourrait permettre à Kiev de combler, au moins partiellement, ses pertes en 2024. De nombreuses voix, à commencer par celle du général Zaloujny lui-même, craignent que l'Ukraine atteigne les limites physiques de la mobilisation plus rapidement que la Russie.

Sur le volet matériel, le facteur qui dictera le sort de la confrontation est la capacité de production d'armements. Ni l'Ukraine et ses soutiens occidentaux, ni la Russie ne disposent des capacités nécessaires à la soutenabilité du combat de haute intensité tel qu'il se présente jusqu'à maintenant, à l'exception des drones dont la production explose dans les deux camps. La seule bataille d'Avdiïvka a coûté aux Russes des pertes en chars et en blindés supérieures à leur production de chars et de blindés neufs en 2023. Cette guerre reste donc, pour un certain temps encore, un affrontement de stocks : 70 à 90 % des 1 500 chars et des 2 500 blindés reçus par l'armée russe en 2023, selon les chiffres donnés par le ministère russe de la défense, représentent en réalité des restaurations de matériels stockés. Il en va de même du côté ukrainien, à la suite de l'arrêt des livraisons de munitions tirées des stocks américains.

Cette situation soulève deux interrogations. D'une part, les stocks russes sont-ils suffisants pour continuer à alimenter le front ? D'autre part, les capacités de production de la base industrielle de défense (BID) russe seront-elles suffisantes pour prendre le relais des stocks, une fois ceux-ci épuisés ?

S'il est impossible d'apporter des réponses certaines à ces deux questions, il convient de noter que les tactiques utilisées et la supériorité des matériaux occidentaux entraînent chez les Russes des pertes plusieurs fois supérieures à celles des Ukrainiens, ce qui tend à niveler les taux d'attrition réelle de chaque camp. En outre, les Russes ont probablement déjà consommé la meilleure part de leurs stocks. Sur la base des études par imagerie, on peut estimer que Moscou a déstocké environ 40 % des armes lourdes conservées dans ses grandes bases de réserve, et même plus de 50 % en ce qui concerne l'artillerie. Ces 40 % recouvrent l'essentiel des matériels les mieux entretenus et les plus récemment stockés. Rappelons à cet égard que la stratégie de modernisation des forces russes lancée en 2008 s'est faite au détriment de la maintenance, voire de l'existence même d'une part très importante des énormes stocks hérités de la guerre froide, déjà passablement abîmés au cours de la décennie 1990. Dès lors, une part importante du matériel encore stocké est probablement impossible à restaurer et une autre part ne pourrait l'être qu'au prix de difficultés. La nature du matériel engagé sur le terrain par les Russes, analysée à partir des pertes visuellement confirmées, confirme cette tendance.

Concernant les productions de la BID russe et leur dynamique, je suis extrêmement dubitatif devant l'emploi du terme « économie de guerre ». Dans le contexte actuel, il n'a rien de commun avec la conversion de l'industrie soviétique durant la seconde guerre mondiale. Il est question ici d'une mise sous tension maximale de la base industrielle existante, au mieux de son extension partielle, dont la réalité fait d'ailleurs débat.

Certains experts mettent l'accent sur les nombreuses contraintes de l'industrie russe, telles que le manque structurel de personnels, le caractère obsolète des processus industriels ou encore la dépendance à l'égard des technologies occidentales, en particulier dans le cas des machines-outils et, bien sûr, de l'électronique des systèmes d'armes. Les sanctions pèsent indiscutablement sur de nombreux programmes d'armements russes, même s'il paraît totalement illusoire de stopper les flux de technologies électroniques duales dans notre économie mondialisée, ce qui d'ailleurs sert aussi les drones ukrainiens. À l'appui de cette thèse, certaines données officielles mettent en lumière une croissance de plus en plus modérée – voire un plateau – de la production russe au cours de ces derniers mois. Ainsi, l'état-major russe aurait exprimé le besoin de disposer d'environ 5,5 millions d'obus pour 2024 et pour 2025. Or son industrie ne pourra lui en fournir, en 2024, qu'environ 2,5 millions, soit un quart d'augmentation seulement par rapport à 2023. Ce volume de production, en outre, inclut probablement l'indispensable restauration des derniers stocks de vieilles munitions. Dès lors, Moscou ne peut poursuivre ses opérations qu'à la faveur de livraisons massives de matériel nord-coréen, dont la qualité est extraordinairement médiocre.

D'autres experts se montrent davantage circonspects et notent les objectifs de progression des installations industrielles russes. Ils mentionnent, en outre, les réelles erreurs d'appréciation des Occidentaux quant à la capacité de production de missiles russes. Néanmoins, il semble que la substitution de la restauration des stocks par des productions de nouveaux matériels représente un objectif trop élevé pour Moscou à l'horizon 2025, et ce à intensité équivalente de pertes. En outre, une part non négligeable des capacités industrielles russes est consommée par les réparations des matériels endommagés ou usés qui sont très sous-estimés dans les calculs de pertes.

La fin du soutien occidental en armements est donc absolument indispensable pour la Russie. La question politique sur ce sujet est le facteur le plus déterminant mais aussi le plus incertain. Alors que la quasi-totalité des opinions publiques, hormis en Italie, reste majoritairement favorable au soutien militaire à l'Ukraine, il ne s'agit nulle part de la principale des préoccupations, hormis sur les franges orientales de l'Europe.

Aux États-Unis, l'aide a été massive, surtout en munitions, mais également dosée en fonction des risques d'escalade et parce que l'Ukraine n'y est pas le premier sujet de préoccupation. De plus, les Américains semblent avoir des doutes sérieux quant à la faculté de Kiev à libérer l'ensemble de son territoire. Un arrêt définitif du soutien américain aurait néanmoins d'énormes conséquences sur la suite du conflit, ce qui place l'Europe plus que jamais en première ligne. Certes, les délais d'obtention des contrats et des financements nécessaires à l'extension des capacités de production sont à déplorer et les défis de rationalisation et d'unité de l'effort sont multiples. Mais ne sont-ils pas consubstantiels au club européen ?

Le temps de la montée en puissance ne peut être celui du champ de bataille. Le raidissement des Européens aura été spectaculaire. Sur le plan capacitaire, les BID européennes mais aussi celle de l'Ukraine partent de bien plus loin que celles de leur adversaire. Cependant, la courbe de progression des capacités apparaît, sur la période 2023-2025, supérieure à celle de la BID russe. Empiriquement, le soutien européen comporte d'importantes limites, tant en volume qu'en diversité des ressources.

On peut se risquer à avancer que les capacités ukrainiennes et européennes sont en mesure, à elles seules et à condition que l'effort soit consolidé, de permettre à Kiev d'affermir sa posture défensive. Mais elles ne semblent pas en mesure d'aller au-delà, d'autant qu'une fraction des productions européennes pourrait servir au re-complètement des inventaires des armées européennes elles-mêmes.

Le volet moral revêt une réelle criticité pour l'Ukraine. La société et la troupe sont encore très majoritairement déterminées à poursuivre la lutte, même si les critiques à l'égard de la politique suivie, la corruption des institutions et le découragement suscité par l'échec de la contre-offensive érodent quelque peu cette détermination. En Russie, ce que j'appellerais « le système de commandement par coercition » a montré en 2023 sa résistance, en dépit des lamentations de la troupe et des désertions croissantes. Rien n'indique une rupture prochaine de ce point de vue, ni sur le champ de bataille, ni sur l'arrière, quel que soit le niveau réel de soutien de la population à l'entreprise sanglante de ses dirigeants. C'est bien la détermination de Poutine et de ses séides qui importe.

Enfin, sur le volet mental, la situation est tout aussi critique. L'armée russe n'est plus dans l'état de désorganisation qu'elle connaissait à la fin de l'année 2022. Elle a reconstruit une cohérence et une faculté à régénérer son potentiel. Sur le plan opérationnel, elle s'améliore. Ainsi, l'offensive actuelle dans l' oblast de Louhansk s'appuierait sur un schéma d'attaque coordonné à grande échelle qui n'avait encore jamais été organisé par les Russes. Sur le plan tactique, l'armée russe montre des facultés d'adaptation, émule les procédés ukrainiens et organise une force à plusieurs vitesses incluant cyniquement des troupes consommables, dont le massacre est préférable à la perte de matériels et surtout de vétérans. Ses piètres performances à l'offensive témoignent néanmoins du caractère encore très partiel de cette adaptation. À cette échelle tactique, les Ukrainiens semblent plus innovants et flexibles mais ils n'ont pas résolu leurs importants problèmes d'organisation, notamment l'hétérogénéité de leurs forces soulignée par les coopérants avant la guerre. En outre, démentant les succès de 2022, la conduite de la contre-offensive en 2023 n'a pas convaincu quant à la capacité de la haute hiérarchie ukrainienne à concevoir un art opératif réellement efficace.

Si les Ukrainiens parviennent à régénérer leur potentiel, à gagner la bataille de l'attrition en 2024-2025, quel concept de campagne leur permettrait de traduire cette usure en succès opérationnel significatif ? Compte tenu de la densité d'une armée russe claquemurée derrière ses champs de mines, la question reste sans réponse mais tel est le principal défi militaire auquel sont confrontés les Ukrainiens. Leur succès en mer Noire, l'accroissement de la campagne d'interdiction sur le système pétrogazier russe, mais aussi la famine de missiles qui menace leur système de défense anti-aérien, pèseront beaucoup dans la balance des potentiels.

En conclusion, il convient de retenir de tous ces éléments que, pour Moscou, la guerre d'usure se joue sur le plan de la confrontation directe avec l'armée ukrainienne et sur le plan de la confrontation indirecte avec les Occidentaux. À la condition sine qua non que ces derniers, à tout le moins les Européens, consolident leur aide, il n'est pas du tout certain que cette confrontation favorise, au-delà de 2024, une armée russe qui se resoviétise à grands pas mais sans disposer de la masse de l'armée rouge. Pour autant, une victoire de l'Ukraine est difficile à concevoir pour l'instant, en raison des immenses défis capacitaires, opérationnels et organisationnels qui se posent à elle. Dans l'éventualité où elle parviendrait à les surmonter, l'effet coercitif d'une défaite militaire sur une Russie lancée dans une fuite en avant reste à démontrer.

Un tel contexte est de nature à accroître les tensions, et les tentations d'escalade russes, surtout si un découplage s'opère entre les États-Unis et l'Europe. Le vieux continent ne dispose pas d'autre choix que de durcir et de consolider sa posture dans cette confrontation qui dépasse le sort de l'Ukraine. Plus la Russie épuisera ses ressources dans cette guerre, moins les menaces de nouvelles agressions conventionnelles sur les alliés de l'OTAN à l'Est sembleront crédibles, au moins jusqu'à la fin de la décennie.

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