La séance est ouverte à dix-huit heures trente.
Présidence de M. Patrick Hetzel, président.
La commission auditionne M. Nicolas Marut, directeur adjoint de la rédaction de BFMTV, M. Gérald Brice-Viret, directeur général de Canal + France en charge des antennes et des programmes, et Mme Régine Delfour, grand reporter, Mme Hélène Lecomte, directrice adjointe de la rédaction de LCI, et M. François Brabant, directeur délégué de France Info.
Mes chers collègues, j'ai le plaisir d'accueillir les représentants des chaînes d'information en continu pour une table-ronde importante, vouée à s'interroger sur l'impact des violences en marge des manifestations sur le travail de la presse et la bonne information de nos concitoyens.
Mesdames et Messieurs, vous représentez BFMTV, CNews, LCI et France Info. Je vous remercie d'avoir répondu à notre convocation. Un questionnaire vous a préalablement été transmis par notre rapporteur. Toutes les questions qu'il contient ne pourront pas être évoquées de manière exhaustive. Je vous invite par conséquent à communiquer ultérieurement vos éléments de réponse écrits, ainsi que toute autre information que vous jugeriez utile de porter à la connaissance de la commission d'enquête.
Cette commission d'enquête se penche sur les violences survenues en marge des manifestations du printemps, à la fois dans les zones urbaines autour de la réforme des retraites et dans les espaces ruraux à l'initiative de mouvements écologistes. Vous avez dû couvrir ces rassemblements pour accomplir votre métier. Vous avez eu à prendre en compte l'existence de ces violences dans votre activité, ne serait-ce que pour protéger l'intégrité physique de vos journalistes. Mais vous avez aussi un rôle fondamental en permettant que se sache, que soit documenté ce qui advient, qu'il s'agisse de la violence des émeutiers ou de l'usage de la force par les policiers et les gendarmes.
Je poserai les deux premières questions, à caractère général, qui permettront d'engager la discussion. En premier lieu, vos journalistes ont-ils eu à souffrir de violences au cours des manifestations du printemps ? Avez-vous subi une hostilité de la part de certains émeutiers, déploré des blessés, déposé des plaintes ? Ce risque vous a-t-il conduit à renoncer à certaines enquêtes ou à certaines images, obérant ainsi la liberté de la presse ?
En second lieu, quelles sont vos relations avec l'autorité administrative, généralement la préfecture ? Avant la manifestation, des emplacements vous sont-ils réservés ? Pendant la manifestation, si la situation se dégrade autour de vous, existe-t-il des procédures prédéfinies pour exfiltrer les journalistes et garantir leur sécurité ?
Avant de vous donner la parole et en application de l'article 6 de l'ordonnance n° 581100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vais vous demander de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(Mmes Régine Delfour et Hélène Lecomte ainsi que MM. Nicolas Marut, Gérald Brice-Viret et François Brabant prêtent serment).
Je vous remercie de nous avoir réunis aujourd'hui, mes collègues et moi-même, pour témoigner de l'expérience de terrain des rédactions et des journalistes qui ont couvert les rassemblements intervenus entre le 16 mars et le 3 mai dernier. Sur cette période, les opposants à la réforme des retraites ont organisé quatorze journées de mobilisation à Paris et dans les régions. À ces journées de mobilisation se sont ajoutées des manifestations improvisées et non déclarées, comme celle qui a suivi l'utilisation de l'article 49, alinéa 3, de la Constitution, le jeudi 16 mars dernier.
BFMTV a couvert l'ensemble de ces journées de mobilisation, organisées ou non, à Paris et dans les principales villes que sont Nantes, Rennes, Nice, Toulouse, Strasbourg, Bordeaux, Lille ou encore Marseille. Nous sommes parfois même allés dans les sous-préfectures et les plus petites villes de France. À chaque jour de mobilisation, ce sont en moyenne quinze équipes, de BFMTV ou de BFM Régions, qui ont été envoyées sur le terrain. Une équipe est toujours composée d'un reporter, un journaliste reporter d'images (JRI), parfois un chef de car. Elle compte aussi un agent de sécurité par personne, soit deux agents de sécurité par équipe en moyenne.
S'agissant des mesures de sécurité, comme mes collègues présents ici, nous avons malheureusement l'expérience de la couverture des manifestations des Gilets jaunes en 2018 et en 2019. Durant ces évènements, nos journalistes ont été victimes d'un grand nombre d'actes de violence. Pendant ce mouvement, le groupe Altice Media avait mis en place un dispositif de sécurité renforcé pour tous les collaborateurs du groupe, journalistes et techniciens présents sur le terrain. Depuis, c'est ce dispositif que nous déclenchons chaque fois que nos journalistes couvrent des évènements identifiés potentiellement violents, comme les manifestations contre la réforme des retraites. Ainsi, le recours à un agent de sécurité par personne est systématique et impérieux, même si évidemment coûteux pour l'entreprise. La sécurité de nos collaborateurs est la première priorité et elle prime toute autre considération.
Nos journalistes et leurs agents sont systématiquement équipés de matériels de protection : casques, lunettes, masques, décontaminant pour les yeux. Ils disposent également de bonnettes de micro noires pour ne pas être identifiés comme personnels de BFMTV. Dès que la situation se tend, et parfois même dès le début d'une manifestation, nos reporters n'apparaissent plus à l'antenne. Ils commentent hors image ce qu'ils observent, parfois au téléphone. Nous ne donnons pas leur nom et nous indiquons simplement « Journaliste BFMTV » dans le synthé sous l'image.
Toutes nos équipes sont évidemment en lien constant entre elles et avec notre rédaction. Elles ont un contact direct avec le rédacteur en chef en charge de la gestion de l'évènement. C'est lui qui, depuis la régie, prend en urgence les décisions importantes quand la situation l'exige, par exemple exfiltrer une équipe dont la sécurité est compromise. Enfin, une formation préalable aux « terrains hostiles » permet de connaître et d'adopter les bons comportements en cas de tension ou de danger.
Nous mettons tout en œuvre pour limiter au maximum le risque pour nos équipes de terrain. Et pourtant, sur la période considérée, nous avons recensé vingt-cinq incidents visant nos journalistes, à Paris comme en région. Nos équipes ont été régulièrement prises à partie, victimes d'insultes, de menaces, de tentatives de vol et même de violences physiques. Ces actes violents ont été commis par des individus isolés, par des groupes constitués ou non, et en une occasion par des forces de l'ordre.
À titre d'exemple, lors de la manifestation du mardi 28 mars, deux de nos journalistes, un reporter et un JRI, se sont fait agresser par un groupe d'une dizaine d'individus vêtus de noir qui ont commencé à les frapper. Alors que leurs agents de sécurité les exfiltraient, notre JRI a été rattrapé et jeté à terre. Il a perdu sa caméra et il a continué à recevoir des coups une fois au sol. Il a réussi à quitter définitivement les lieux avec l'aide de sa sécurité et d'autres participants à la manifestation venus à son aide. À la suite de cette agression extrêmement violente et traumatisante, il s'est vu délivrer quatre jours d'interruption temporaire de travail et cinq semaines d'arrêt maladie.
À chaque fois, ces violences ont été documentées par nos équipes. Nous avons évidemment incité nos journalistes à porter plainte et nous avons, au niveau du groupe, systématiquement porté plainte à chaque épisode de violence. Ainsi, ce que nous observons sur le terrain est bien souvent une véritable chasse aux journalistes, peut-être plus particulièrement encore parce que nous sommes BFMTV. Ces violences sont évidemment une préoccupation de premier plan pour nous. Elles mettent en danger la sécurité de nos équipes. Elles visent à nous empêcher d'effectuer notre travail d'information. Même si votre commission d'enquête ne porte pas directement sur les émeutes survenues après la mort de Nahel le mardi 27 juin dernier, ces évènements témoignent aussi du contexte tendu dans lequel nous exerçons chaque jour notre métier de journalistes et des difficultés à assurer notre mission d'information en toute sécurité.
Je voudrais terminer en soulignant un fait qui nous semble important. Il s'agit des améliorations introduites par le nouveau schéma national du maintien de l'ordre en décembre 2021. Désormais, il existe un cadre clair pour nos journalistes sur le terrain : pas d'obligation de s'identifier par un brassard, droit de porter des protections individuelles, pas d'obligation de quitter les lieux quand les forces de l'ordre veulent disperser le cortège, droit de filmer ce que nous jugeons important. Il s'agit d'une amélioration, qui doit maintenant se traduire complètement sur le terrain.
À ce titre nous avons dû déplorer un incident avec les forces de l'ordre. Le 16 mars dernier, deux de nos journalistes qui couvraient la manifestation improvisée ont dû esquiver plusieurs coups de matraque que trois policiers tentaient de leur asséner pour les éloigner. Notre équipe s'était pourtant clairement identifiée comme journalistes. Nous pensons qu'un effort de sensibilisation doit être accompli afin que les forces de l'ordre déployées dans les manifestations connaissent parfaitement le cadre réglementaire qui encadre notre travail.
Je vous remercie de nous avoir conviés pour livrer nos réflexions aux membres de cette commission d'enquête. En tant que directeur général de Canal + en charge des antennes et des programmes, je m'exprimerai à titre liminaire avant de céder la parole à Régine Delfour, journaliste qui était notamment à Sainte-Soline. J'ai souhaité qu'elle m'accompagne afin de témoigner des changements en cours dans notre pays à propos des manifestations.
CNews est la deuxième chaîne d'information de France. Elle sert de boussole dans le débat public. Au gré des différentes actualités, force est de constater que les conditions d'exercice des journalistes de terrain se sont dégradées. À titre d'exemple, il y a six ans, nos binômes de terrain composés d'un journaliste et d'un cadreur pouvaient exercer seuls. Puis il a fallu prévoir un agent de sécurité par binôme, et désormais un par collaborateur. Les journalistes sont clairement devenus des cibles des violences en marge des manifestations. Nous sommes témoins de l'intensification de la violence et de la dégradation des conditions d'exercice du métier de journaliste. Je profite de cette occasion pour remercier la résilience et le travail des équipes de CNews, parmi lesquelles Régine Delfour.
Je couvre depuis plusieurs années des manifestations. J'ai notamment suivi celles des Gilets jaunes. Pour notre sécurité, CNews a adopté un dispositif renforcé : aucun rédacteur ni JRI n'est cité ni montré à l'antenne lors des évènements. Nous portons des protections : casque, lunettes, masque. Nous avons chacun un agent de protection. Cette mesure s'est imposée, de même que les bonnettes neutres sur les micros, afin de ne pas être reconnaissables face à la montée des violences à notre encontre. Certaines personnes nous reconnaissent néanmoins et nous prennent à partie. Au début des manifestations, ils nous prennent en photo et ils partagent les clichés sur les réseaux sociaux, ce qui leur permet de nous retrouver tout au long du cortège. Nous sommes insultés, bousculés et cibles de projectiles. Certains nous empêchent de faire notre travail.
Tout a basculé le 1er décembre 2018. Certains Gilets jaunes nous ont visés dès le départ et ils ont appelé d'autres manifestants à nous lyncher. Nous avons reçu des projectiles de différentes sortes, des bouteilles en verre voire des boules de pétanque. Ils étaient également nombreux à nous filmer tout en nous insultant.
En mars 2023, la violence est réellement montée d'un cran à Sainte-Soline. Nous disposions de plusieurs équipes, dont une avec les manifestants les moins virulents. Nous étions aussi avec les forces de l'ordre, où nous avons reçu des bombes artisanales qui ont explosé à nos pieds. Des véhicules ont été incendiés. Bien qu'ayant couvert de nombreux évènements, je n'avais jamais vu un tel déferlement de violence. La veille de la manifestation, une de nos équipes avait dû sortir du campement où elle était venue interroger les futurs manifestants : elle a subi des jets de pierres et sa voiture a reçu des projections de peinture. Cela signifie que ces violences sont désormais préméditées À Sainte-Soline, nous avons d'ailleurs dû appeler ensuite tous les organisateurs pour leur demander de passer dans le campement, afin que l'on puisse travailler sereinement.
En avril dernier, lors d'une manifestation contre la réforme des retraites, j'étais avec un JRI avenue Blanqui à Paris, quand une banque a été prise pour cible. À ce moment-là, un groupe d'individus radicaux s'est précipité sur nous. Ils ont ouvert leurs parapluies et ils ont bousculé nos agents de sécurité. En juin dernier, une de nos caméras a été cassée, comme c'est trop souvent le cas depuis plusieurs mois. Nous sommes aussi confrontés à des manifestants qui nous demandent d'effacer nos images de manière plus ou moins agressive selon les circonstances. Plus récemment, les émeutes à l'issue de la mort de Nahel ont donné lieu à de nombreuses intimidations et épisodes de violence à l'encontre des journalistes.
Je le redis : nous avons le sentiment que les journalistes sont clairement pris pour cibles. Le maintien de l'ordre a également changé de doctrine. À l'époque des Gilets jaunes, les forces de l'ordre étaient visibles sur les avenues, à l'avant et à l'arrière des cortèges. Désormais, elles sont placées dans les rues adjacentes pour intervenir rapidement. Cette nouvelle doctrine fait de nous les premières cibles sur le terrain.
À Sainte-Soline, nous étions en contact avec la préfecture. Mais dans certaines manifestations, nous avons été confrontés à des problèmes. Nous avons eu au beau montrer nos cartes de presse, les forces de l'ordre n'ont pas voulu nous laisser sortir des nasses.
Je vous remercie de nous inviter à partager notre expérience du suivi des manifestations. Nos expériences respectives nous permettent d'aborder l'évolution de ces évènements. Leur physionomie a clairement changé depuis les Gilets jaunes, ce qui nous a conduits à modifier la manière dont nous déployons nos équipes sur le terrain. Désormais, nous avons tous à peu près les mêmes mesures de sécurité. À partir de cette crise, nos équipes en binômes ont été accompagnées d'un agent, puis de deux agents de sécurité. Elles sont parfois à moto, ce qui leur permet d'être plus mobiles et d'être exfiltrées plus rapidement.
Les consignes fournies aux journalistes sont établies avant qu'ils ne partent sur le terrain, en commun avec la rédaction de TF1 avec laquelle nous entretenons des liens étroits au quotidien et plus encore dans les moments de crise. Dans ces circonstances, une cellule de suivi se met immédiatement en place pour décider de la manière de positionner les équipes sur le terrain, leur permettre de travailler sans trop s'exposer et de se protéger le mieux possible. Ce lien est absolument nécessaire : le suivi est quotidien, voire intervient plusieurs fois par jour quand des évènements s'inscrivent dans la durée. Notre service police-justice nous fournit parfois des remontées en amont quand les évènements sont prévisibles, ce qui permet d'ajuster au mieux le dispositif de terrain. En temps réel, ces liens se manifestent à travers les images qui arrivent en régie, les discussions et la création d'une boucle de discussion dédiée qui nous permet d'être très réactifs.
Pendant ces manifestations, un rédacteur en chef, voire un directeur ou directeur adjoint de la rédaction est présent en régie. Il accompagne le chef de news en lien avec les équipes, afin que nous puissions réagir le plus rapidement possible. Nous sommes également attachés au volontariat des équipes envoyées sur le terrain. Il n'est pas question qu'une équipe soit désignée si elle ne le souhaite pas. La protection des journalistes est de plus en plus systématique en fonction des informations que nous recevons. Nous essayons toujours de l'évaluer au mieux. Nos journalistes ont également des bonnettes neutres sur leurs micros et leur nom n'est pas diffusé à l'antenne. Ils interviennent avec un son « radio » : nous les entendons mais nous ne les voyons pas. Nous leur demandons également de ne pas se localiser, pour qu'ils ne soient pas repérables.
Nos journalistes sont en effet souvent la cible de menaces avant les manifestations. Lors des évènements récents, il est arrivé que des appels nominatifs aient été lancés contre certains de nos personnels, qui ne sont donc pas partis sur le terrain. Toute la difficulté consiste à sécuriser nos équipes, ce qui constitue notre priorité absolue. Un des moments les plus impressionnants pour l'une de nos équipes est intervenu en 2019 à Rouen. La scène a d'ailleurs été filmée par un journaliste de Paris-Normandie. Nos journalistes ont été insultés, ont reçu des projectiles et finalement, l'agent de sécurité qui les accompagnait a été roué de coups. Nos journalistes ont été exfiltrés mais ils ont été très choqués. Une plainte a naturellement été déposée et un procès s'est déroulé, aboutissant à la condamnation des agresseurs à six mois d'emprisonnement ferme.
Nous faisons également face à des vols ou tentatives de vols de matériel, le dernier en date ayant eu lieu à Nanterre récemment. Ces moments sont compliqués pour nous car nous devons les documenter. Mais nous savons que nos équipes se retrouvent dans des situations difficiles et qu'elles vivent des moments délicats. Si elles restent trop à distance, elles ne peuvent plus exercer leur travail correctement. Le schéma national du maintien de l'ordre est également un paramètre à prendre en compte : lors de certaines charges, des journalistes ont reçu indifféremment un coup de matraque dans la cuisse, un coup sur le bras.
Il y a trois ans, nous avions justement provoqué une réunion au ministère de l'intérieur lors de laquelle nous avions échangé avec les autorités. Elles expliquaient que, lorsque forces de l'ordre chargent, elles ne peuvent savoir que nos équipes appartiennent à la presse par manque de signe distinctif. Je pense que cela n'est pas tout à fait exact : les journalistes portent des casques et sont équipés de caméras ainsi que de micros, soit un équipement qui n'est pas celui des manifestants violents.
Nous sommes également attentifs aux retours d'expérience de nos journalistes. Certains ne peuvent plus couvrir de manifestations car leurs noms sont cités sur les réseaux sociaux en amont des évènements. Nous ne voulons courir aucun risque avec leur sécurité.
Je confirme dans les grandes lignes ce qui vient d'être dit. France Info Télé, la chaîne d'information en continu du groupe France Télévisions, partage la même expérience et les mêmes conclusions. Nous avons tous couvert des manifestations plus ou moins houleuses, mais il est indéniable qu'il existe un avant et un après Gilets jaunes.
Nos équipes bénéficient des mêmes procédures de protection et du même dispositif de sécurité évoqués à l'instant. Nos équipes ne sortent plus sans deux agents de sécurité, qu'elles aillent couvrir en direct l'évènement ou réaliser un reportage destiné aux journaux télévisés. Elles ont également du matériel de protection, qui peut s'apparenter à ce que reçoivent les équipes en zone de combat ou de guerre, avec des casques, des masques filtrants, des gants et des lunettes de protection. Toutes les manifestations sur l'ensemble de territoire sont couvertes par les équipes de France Télévisions. Leurs images ou productions en direct ont vocation à être diffusées sur France Info TV.
Depuis les Gilets jaunes, les journalistes sont bien devenus des cibles à double titre. Les Gilets jaunes avaient peut-être manifesté une hostilité sur le fond, c'est-à-dire le traitement du mouvement par les journalistes, en nous reprochant un manque d'objectivité, un côté partisan qu'ils contestaient vigoureusement, voire violemment. Les manifestations qui font l'objet de votre commission d'enquête font, quant à elle, apparaître des casseurs ou des manifestants qui veulent nous empêcher de filmer et de produire des images, surtout en direct.
Nous sommes perçus comme des agents plus ou moins liés aux forces de l'ordre, qui permettent grâce aux images que nous diffusons de cibler les casseurs qui feront ensuite l'objet d'interpellations. Par conséquent, les journalistes de terrain ont constaté que ces casseurs s'organisent pour repérer les caméras afin de les empêcher de tourner, de subtiliser leur matériel ou de le détruire pour ne pas être enregistrés et reconnus.
Les dommages subis par nos équipes ont été heureusement nuls lors des trois derniers mois, même si plusieurs d'entre elles ont dû battre en retraite à de nombreuses reprises devant les menaces et n'ont pu accomplir leur travail jusqu'au bout de ce fait. Ceci est devenu très courant et très pénalisant pour notre devoir d'informer.
Compte tenu de l'ensemble de ces éléments, nous demandons à nos équipes de se faire discrètes, ce qui est compliqué. Sans avoir envie de surexposer un fait ou un évènement, un journaliste doit être à bonne distance pour le comprendre et le restituer. Nous sommes parfois empêchés. Nous ordonnons toujours à nos équipes de se tenir à distance prudente de tout évènement qui pourrait mettre leur intégrité physique en péril. Dans ces conditions, l'accès à l'information est clairement remis en cause. Nous ne renonçons pas pour autant à couvrir les manifestations. Nous l'avons encore prouvé récemment à l'occasion des émeutes liées au drame de Nanterre. Cela dit, nous ne considérons plus qu'il existerait d'un côté des manifestations sensibles qui nécessiteraient de la prudence et d'un autre côté des manifestations moins dangereuses impliquant une moindre protection. Désormais, de notre point de vue, toute manifestation doit être considérée dangereuse, voire potentiellement très dangereuse.
Je vous remercie de ces éléments. Le droit de manifester est fondamental et il est garanti par la Constitution. Cependant, vos témoignages attestent de la difficulté de couvrir certains évènements alors que votre travail constitue une nécessité démocratique.
Vous avez été plusieurs à évoquer le nouveau schéma national du maintien de l'ordre, qui semble attribuer des places aux journalistes. Pouvez-vous nous fournir plus de détails ? Quel avis portez-vous aujourd'hui sur ce document ? Mme Delfour a indiqué que le nouveau positionnement des forces de l'ordre crée des difficultés pour les journalistes. Quelles sont-elles ?
Ensuite, vous avez observé l'arrivée des street journalistes, qui semblent vouloir exercer le métier d'une autre manière puisqu'ils possèdent également une carte de presse. Ne voyez aucune malice dans mes propos : quel regard pouvez-vous porter sur cette évolution, qui donnera lieu demain une audition de la part de notre commission ?
Lorsque j'ai évoqué le nouveau schéma national du maintien de l'ordre, je ne parlais pas de places spécifiques pour les journalistes. Désormais, ils ne sont pas obligés d'être identifiés sur le terrain par un brassard, ce qui leur permet un meilleur anonymat dans la foule. Par ailleurs, ils peuvent porter du matériel de protection sans que la police n'y trouve à redire. Ils ne sont pas obligés d'obéir aux forces de l'ordre lorsqu'elles souhaitent disperser une manifestation et ils peuvent rester sur les lieux jusqu'à la fin pour documenter ce qui se passe. Ces évolutions nous semblent importantes car elles lèvent officiellement des ambiguïtés qui demeuraient sur les conditions de notre travail. Désormais, la situation est claire.
Mme Delfour, vous semblez avoir indiqué précédemment que les journalistes sont désormais plus vulnérables. Est-ce simplement lié à une évolution du contexte global ? Le danger peut-il surgir n'importe quand, y compris dans des manifestations a priori moins dangereuses ?
Il n'existe plus de manifestations sur lesquelles nous pouvons nous rendre en considérant qu'elles se dérouleront tranquillement. Nous savons que, dans certaines manifestations, certains sont là pour s'en prendre aux journalistes. Par ailleurs, il est exact que la nouvelle doctrine du maintien de l'ordre nous permet d'être équipés pour nous protéger. Vous avez évoqué les street journalistes, mais ils portent exactement le même matériel que nous. Parfois, cela peut prêter à confusion pour les forces de l'ordre.
Lors de la crise des Gilets jaunes, un seuil a été franchi dans la violence. Mais à l'époque, en cas de besoin, nous pouvions nous réfugier auprès des forces de l'ordre, qui étaient visibles en tête et en queue de manifestation, ainsi que sur les côtés. Désormais, ce n'est plus le cas. Lors des manifestations des Gilets jaunes, les épisodes violents se déroulaient en queue de cortège. Désormais, ils interviennent en début de cortège, voire en précortège, où se trouve la nébuleuse des éléments radicaux.
Il est exact que nous sommes pris en photo et ciblés dès le départ. La situation est loin d'être facile à vivre.
Je souhaite apporter un léger bémol : toutes les remontées des équipes de France Télévisions m'indiquent que la nouvelle disposition des forces de l'ordre dans les rues adjacentes plutôt que le long des cortèges a tendance à apaiser la situation avec les éléments les plus raisonnables des manifestants. Cela n'empêche pas ceux qui sont venus pour cela d'en découdre quoi qu'il arrive. Cette nouvelle disposition des forces de l'ordre permettrait donc plutôt un apaisement, selon les témoignages de nos équipes.
Lors de la manifestation contre la réforme des retraites, un premier cortège défilait tranquillement tandis que le deuxième n'était plus un cortège mais un lieu de violences, de caillassages et d'affrontements avec les forces de l'ordre. Dans le premier cortège, le maintien de l'ordre s'effectuait sans difficulté avec des forces de l'ordre discrètes. Mais il est exact que les règles ont été abolies aujourd'hui : on ne sait pas si une manifestation va se dérouler paisiblement.
Ce nouveau schéma de maintien de l'ordre permet un espace apaisé. Mais lorsque les violences se déclarent, les affrontements sont inévitables. Nos journalistes disent par ailleurs que se réfugier derrière les forces de l'ordre les expose à des jets de projectiles. Par conséquent, il est aussi difficile de s'extraire des manifestations et de trouver des endroits où les équipes peuvent filmer pour documenter ce qui est en train de se dérouler.
Nous voulions vous rencontrer pour trois raisons. Tout d'abord, nous souhaitions connaître vos conditions de travail. Chacun mesure la gravité de la situation, compte tenu des atteintes à la liberté de la presse et au droit à une information pluraliste lors des manifestations que vous couvrez.
Ensuite, nous sommes attentifs aux observations que vous formulez à propos du déroulement des manifestations. Je retiens que les manifestations se déroulent avec deux cortèges : il y a un carré syndical ou intersyndical, qui est plutôt encadré, mais aussi des mouvements violents sporadiques organisés par des éléments plus radicaux. Pouvez-vous nous confirmer cette situation ?
Le troisième point que je souhaite aborder est relatif à l'effet médiatique recherché par les manifestants eux-mêmes, voire les éléments radicaux. Il existe de fait une recherche d'hypermédiatisation, quelles que soient les logiques politiques, idéologiques voire parfois nihilistes. Quelle est votre analyse dans ce domaine ?
Par ailleurs, quel est votre lien avec les organisateurs des manifestations, mais aussi avec les autorités administratives ? Comment fonctionne-t-il ? Vous avez évoqué les contacts recherchés avec les organisateurs sur le théâtre des opérations pour permettre un meilleur accueil. Mais disposez-vous de contacts plus ou moins formels avec eux en amont de ces manifestations ?
Par ailleurs, de la part de qui subissez-vous des violences ? S'agit-il des simples manifestants pris dans une spirale de phénomènes de solidarisation ? S'agit-il d'éléments radicaux organisés qui « chassent » des journalistes de manière préméditée ? Il nous faut comprendre qui sont les individus qui vous visent.
J'ai pris l'exemple des manifestations contre la réforme des retraites, mais ce n'est pas forcément la règle. Une fois encore, on ne sait pas comment une manifestation se déroulera. Un rassemblement urbain a en outre des caractéristiques que l'on ne retrouve pas ailleurs, par exemple à Sainte-Soline. Les manifestations syndicales organisées ne sont pas forcément plus faciles à appréhender. Mais on sait comment elles se structurent, autour des services d'ordre des syndicats et avec les représentants en tête de cortège. À l'époque des Gilets jaunes, le problème était différent car le mouvement ne voulait pas avoir de porte-parole ni d'organisateur identifié. Il était très difficile d'établir un lien pour savoir à quelle heure ils partaient et comment ils programmaient la manifestation.
De notre côté, nous nous appuyons sur le travail des services de sécurité et les journalistes des services police et justice. Leurs contacts peuvent leur transmettre des informations en amont sur le déroulement envisagé de la manifestation, par exemple le nombre d'éléments radicaux attendus.
Je rejoins les propos de ma collègue de LCI. Lors des manifestations organisées par les syndicats, nous prenons contact avec les organisateurs pour des questions formelles et logistiques. Mais nous nous organisons par nous-mêmes, en ayant pris des renseignements auprès de la préfecture par notre service police-justice, pour essayer de savoir à quoi nous devons nous attendre. Est-ce que les forces de l'ordre et les services de renseignement appréhendent la présence de nombreux éléments radicaux, ou sont-ils plutôt sereins ? À aucun moment, cela n'influe sur notre couverture de la manifestation. Simplement, nous prenons plus de précautions.
Il y a deux types de violence. Il y a la violence physique par laquelle les agresseurs cherchent à casser, y compris à casser des journalistes et leur matériel. Et il s'y ajoute la violence psychologique faite d'insultes, d'invectives et d'intimidations. Or, ce ne sont pas les mêmes individus qui déploient ces différents types de violence. Les black blocs et les casseurs sont redoutés pour leur agressivité physique. Les manifestants de type Gilets jaunes exercent plus une pression psychologique sur nos équipes.
Les violences physiques émanent essentiellement des éléments radicaux qui se forment en black blocs et qui n'ont pas envie d'être filmés lors de leurs actions. Ils arrivent en groupe, ouvrent les parapluies, bousculent nos agents de sécurité, essaient de prendre nos caméras et vont jusqu'à nous porter des coups.
L'autre violence est effectivement d'ordre verbal. Elle a été particulièrement perceptible lors de l'épisode des Gilets jaunes. Les profils sont plus âgés. Ils nous insultent et nous filment par la même occasion.
Je vous remercie de vos témoignages. Je souhaite vous interroger sur la relation avec vos sources, au-delà des autorités préfectorales et des organisateurs. Comment traitez-vous les éléments les plus difficiles et violents en amont des manifestations ? Vous avez indiqué qu'un nombre croissant d'agressions contre vous étaient préméditées. Comment, dans le cadre d'un travail d'investigation, parvenez-vous à vous renseigner sur ces éléments et la manière dont ils s'organisent ? Ce travail existe-t-il ? Si tel n'est pas le cas, envisagez-vous de le développer ?
Un de vos confrères, auteur du livre Dans la tête des black blocs, nous a déjà fourni des éléments. Mais je pense que la question mérite de vous être posée.
Nous travaillons en amont en lien avec notre service police-justice. Nous disposons de différentes sources et interlocuteurs, afin de préparer les manifestations de la meilleure manière possible. Ensuite, il nous est déjà arrivé d'interroger des black blocs. Mais il est souvent compliqué de trouver quelqu'un qui accepte de témoigner. S'il le fait, ce sera toujours visage caché et voix déformée.
Nous disposons effectivement de sources, mais que nous ne pouvons pas dévoiler.
Je me suis mal exprimé. Ma question porte sur les modes de fonctionnement des auteurs de ces violences et non sur la manière dont vous interagissez avec eux. D'après vous, comment s'organisent-ils ? Les boucles de discussion servent-elles à établir des stratégies et des modes d'action ou ne s'agit-il que d'épisodes spontanés ?
Tout n'est pas spontané. Les actions sont organisées en amont, notamment sur différentes plateformes. Dans la manifestation, il y a toujours un chef d'orchestre, qui donne le top départ des hostilités.
Lors des manifestations, on sait que des éléments radicaux sont présents. Mais on ignore à quel moment les violences vont se déclencher. Le préfet de police pourra sans doute vous répondre avec plus de détails. Les black blocs étaient là dès le départ dans les manifestations contre la réforme des retraites. Mais ils jouent sur des opportunités.
Lors de précédentes auditions, une forme de typologie a été dressée. Il existerait notamment une catégorie d'individus qui peuvent exercer quelque influence sur le déroulement de la manifestation sans être forcément présents sur place. Corroborez-vous ces éléments ?
Lors des épisodes de casse, nous voyons la constitution de black blocs, d'éléments radicaux pour attaquer un établissement bancaire ou un commerce. Lors de ces évènements, des personnes sont présentes sur les côtés. Elles n'attaquent pas mais elles incitent les autres à le faire. Elles sont généralement plus âgées que celles à qui elles adressent leurs encouragements à se battre et à tout casser.
Je pense notamment à ce cas de figure, qui a été mentionné hier lors de notre déplacement à Bordeaux.
Lors de précédentes auditions, les forces de l'ordre et les spécialistes du renseignement nous ont indiqué que l'intervention desdites forces de l'ordre ne se produit que lorsque les violences sont commises par les émeutiers. Pouvez-vous nous le confirmer ? En outre, pouvez-vous également évoquer en détail la manifestation de Sainte-Soline ? En effet, selon les personnes auditionnées, les versions diffèrent quelque peu.
Ensuite, quels sont les critères ou les signaux qui concourent à vous faire prévoir un dispositif spécifique sur site ? Comment sentez-vous qu'une manifestation va déraper ?
À Sainte-Soline, les organisateurs du rassemblement ont inondé les rédactions pour les prévenir de leur action à venir. Nous savions par ailleurs que de nombreux éléments radicaux viendraient de toute l'Europe pour participer. Les réseaux sociaux ont également apporté un certain nombre d'informations.
On nous indique que les forces de l'ordre n'interviennent qu'en réponse à des violences préalables. Le confirmez-vous à Sainte-Soline ?
La manifestation de Sainte-Soline était interdite. Comme je vous l'ai indiqué plus tôt, nous disposions de plusieurs équipes sur place : certains se trouvaient avec les manifestants les plus pacifiques. De mon côté, j'étais avec les forces de l'ordre autour de la bassine. Le dispositif de gendarmerie était assez important.
Sont arrivés trois rassemblements distincts qui se sont rejoints, formant une impression étrange, comme si nous assistions à la reconstitution d'une bataille ou d'une épopée historique. Ils sont arrivés de loin. Ils portaient des drapeaux, même une espèce de figure qui ressemblait à un dragon. Ça a commencé très vite. Nous en avons entendu certains pousser des espèces de cri, comme s'ils signifiaient le début d'une attaque. Je ne peux pas dire qui a commencé, mais il y a eu ces cris et il y a eu une réponse.
Je vous remercie de vos témoignages précis et très factuels. Vous avez expliqué que certains manifestants s'efforcent de vous empêcher de filmer ou de prendre des photos. Néanmoins, à plusieurs reprises, vous avez également évoqué l'attitude de policiers à votre égard, sans que ces récits ne soient contestés. Que se passe-t-il selon vous avec les policiers ou groupes de policiers sur les manifestations ? Le documentaire de David Dufresne, Un pays qui se tient sage, a mis en lumière ce phénomène de manière assez frappante. Durant les manifestations contre la réforme des retraites, nous avons déploré des blessures parfois très graves. Un journaliste espagnol a été gravement mutilé. Plusieurs personnes ont été attaquées, comme Reporters sans frontières l'a documenté.
Vous nous avez indiqué être clairement identifiés comme journaliste lors de ces manifestations, même si les logos des chaînes n'apparaissent pas. Et pourtant, malgré vos cartes de presse, on ne vous laisse pas sortir des nasses. Bien que visibles, on vous charge. Que se passe-t-il ? Comment interprétez-vous la motivation de policiers ou de groupes de policiers vis-à-vis des journalistes ?
Je peux évoquer le seul et unique exemple documenté, que j'ai déjà mentionné précédemment. Il s'agissait d'une manifestation spontanée, non organisée, ayant lieu le soir du recours à l'article 49, alinéa 3, de la Constitution. Deux de nos journalistes se sont retrouvés dans une zone de tension entre des forces de l'ordre et des manifestants. Ils ont effectué leur travail, c'est-à-dire filmer l'évènement. À ce moment-là, ils sont tombés sur trois policiers qui leur ont demandé de partir. Notre équipe a décliné son identité de journalistes et montré son matériel. Malgré tout, les trois policiers ont tenté de matraquer leurs jambes. Nos journalistes ont esquivé et ont dû s'éloigner tout en déclinant à nouveau leur identité professionnelle. Tels sont les faits de ce soir-là.
C'est la raison pour laquelle j'insistais lors mon propos liminaire, afin que le fameux schéma national du maintien de l'ordre soit pleinement appliqué et que toutes les forces de l'ordre n'aient aucun doute sur le cadre réglementaire du travail des journalistes sur le terrain. Cela nous semble fondamental.
Reporters sans frontières a relevé que depuis le début de l'année, 63 % des violences dont ont été victimes les journalistes émanaient des forces de l'ordre. Quels sont vos commentaires à ce sujet ?
Nous ne nions pas les chiffres fournis. Simplement, nous vous transmettons nos témoignages basés sur les faits dont nous avons connaissance. J'ai le souvenir d'une charge, avant la mise en place du nouveau schéma national du maintien de l'ordre, où nos journalistes ont reçu des coups de matraque parce que les forces de l'ordre fonçaient dans le tas. En revanche, je ne peux pas vous dire, parce que ce n'est pas vrai, que 63 % des journalistes de ma rédaction ont été victimes de violence de la part des forces de l'ordre lors des manifestations qu'ils couvraient.
La protection que nous offrons aux journalistes est peut-être une réponse que nous sommes parvenus à trouver. Je ne suis pas certaine que les street journalistes soient dotés des mêmes équipements et qu'ils soient accompagnés d'agents de sécurité qui peuvent leur prodiguer des conseils de prudence, voire des consignes de prudence.
Nos agents de sécurité regardent effectivement l'évolution de la situation autour de nous. Ils nous permettent de nous concentrer sur notre travail. Sous l'empire de la précédente doctrine du maintien de l'ordre, pendant la crise des Gilets jaunes, nos équipes ont été prises dans les jets de gaz lacrymogènes et quelques coups de matraque ont pu être donnés. Pour ma part, je n'ai jamais été blessée au cours d'une manifestation que j'ai couverte. À une occasion, une équipe de notre rédaction n'a pas pu sortir de la nasse malgré la présentation de sa carte de presse, mais elle n'a pas été victime de violences pour autant.
Je souhaite obtenir une précision. Savez-vous si les street journalistes détiennent tous une carte de presse ?
Il conviendra de leur poser la question. Je dirais que la plupart d'entre eux disposent d'une carte de presse, mais je n'ai pas d'information particulière à ce sujet.
Il me semble que certains ont cette carte, mais que ce n'est pas le cas de tous.
Je vous remercie pour ces témoignages impartiaux. Depuis plusieurs semaines, on nous parle de violences policières systémiques. Les témoignages de vos équipes de terrain montrent bien que la violence émane essentiellement des groupuscules radicaux. Je ne nie pas que certains dérapages puissent exister, mais les policiers passent parfois près de dix heures sur le terrain à subir des insultes et des agressions diverses. Dans ces conditions, il se peut que certains voient leur discernement s'affaiblir momentanément. Ceci n'excuse évidemment rien.
Vous avez évoqué le schéma national du maintien de l'ordre. Les journalistes peuvent intégrer les manifestations sans avoir à porter un signe distinctif. Mais il est certainement possible d'améliorer la situation. Demandez-vous à vos équipes d'aller se présenter au commandant de la force publique lors des manifestations ? Si elles sont davantage identifiées, cela pourrait sans doute faciliter la tâche de tous.
Notre service police-justice communique avec la préfecture de police et lui donne généralement le format de notre dispositif. En revanche, nos équipes sur le terrain ne se présentent pas aux autorités dans la mesure où cela n'a pas d'utilité opérationnelle. Elles n'ont pas d'intérêt à se faire connaître car elles sont très mobiles. Cela n'améliorerait rien en matière de sécurité.
Je souhaite faire part d'une observation. Au fond, dans l'exercice de votre métier et dans votre relation des évènements, vous faites assez peu état des violences que subissent vos équipes de terrain. Nous sommes plusieurs à considérer que le niveau d'intensité est plus élevé que celui que nous avions en tête, que la fréquence et la régularité des atteintes dépassent également ce que nous pensions. Il me semble que la communication de votre profession dans ce domaine ne soit pas aussi puissante que sur d'autres sujets.
Notre premier métier consiste à être des vecteurs d'informations et de faire part à nos concitoyens des messages des manifestants. Votre commission d'enquête nous permet aujourd'hui de parler de noter métier et des difficultés que nous éprouvons à l'exercer sur le terrain. Mais nous ne les mettons pas en avant parce que, coûte que coûte, nos rédactions couvrent les manifestations. Les black blocs et les radicaux ne nous empêcheront pas d'exercer notre métier. Nous ne sommes pas là pour nous plaindre des difficultés que nous pouvons rencontrer, mais simplement pour informer.
Les images qui sont diffusées viennent en complément d'un décryptage en plateau. Elles sont sélectionnées par un chef d'édition ou un directeur de rédaction. C'est une différence majeure avec l'activité des street journalistes.
Il nous est arrivé d'évoquer à l'antenne les difficultés auxquelles nous sommes confrontées et même de faire témoigner des reporters lorsque ceux-ci avaient subi de graves agressions. Nous le faisons aussi au moyen d'articles publiés sur notre site internet. Cela se produit assez rarement, mais nous ne nous interdisons pas d'en parler sans pour autant en faire un évènement éditorial de premier plan. Quoi qu'il en soit, nous ne cachons pas ce qui arrive sur le terrain.
Plus que les violences que nous subissons et que nous pourrions exposer à l'antenne, il me paraît surtout utile d'expliquer pourquoi nous n'avons pas pu couvrir, montrer ou expliquer tel ou tel évènement. Cela fait partie des réalités du travail et de notre mission, plus que les désagréments que nos équipes peuvent subir et qui ne concernent que nous lorsqu'elles ne sont pas trop graves.
Je pense que le rapporteur vous a posé sa dernière question à dessein. Les phénomènes de violence sont dans certains cas conceptualisés : des gens écrivent à ce sujet, en attribuant des rôles à chacun, y compris à la presse. Une des manières de légitimer les actions contre vous est de vous coller une étiquette. Dans certains textes que nous avons pu lire, vous êtes qualifiés de « télé préfecture ». Je ne pense rien vous apprendre ici. Certains acteurs de la manifestation se positionnent délibérément ainsi. Vous avez évoqué des violences verbales qui vous semblent spontanées. Mais avez-vous eu affaire à des individus vous faisant part de leur volonté de délégitimer votre travail ?
En début de manifestation, certains cherchent les principales chaînes d'information en nous disant que nous sommes incompétents et que nous ne réalisons pas un véritable travail de presse, à l'inverse des street journalistes. Cette remise en question de notre travail est fréquente. Depuis les Gilets jaunes, nous sommes habitués à cette lecture des médias : certains nous appellent « télé-poubelle » ou les « merdias ».
Vous avez évoqué la couverture médiatique. Nous devons veiller à ne pas servir de caisse de résonance aux opérations de casse préméditées, même s'il faut également les montrer. Nous devons indiquer quand cela se passe bien, mais aussi quand la situation dérape. Notre métier consiste à témoigner et à relater la réalité telle qu'elle nous parvient à travers nos équipes. Mais il est vrai que ce message a parfois de plus en plus de mal à passer. Nous surveillons les images que nous filmons. Toutes ne sont pas diffusées en direct, simplement parce qu'elles ne doivent pas l'être.
Je vous remercie pour votre présence. Je salue votre regard incontestablement impartial, qui illustre votre professionnalisme. J'ai été sensible à votre humilité. Mais ce que vous subissez est grave. J'ai également apprécié le courage qui consiste à dire que, malgré les violences, vous continuerez à couvrir les manifestations.
Vous avez également dit que les journalistes de terrain sont des volontaires. Compte tenu des violences, des pressions et des risques qui s'accumulent lors d'un déplacement, avez-vous constaté une baisse de motivation de la part de vos équipes ? Le droit à l'information et la liberté de la presse peuvent-ils être remis en question par le contexte que nous étudions actuellement ?
Certains journalistes peuvent refuser de couvrir un évènement. Cela demeure extrêmement rare. Les reporters, JRI et chefs de car qui se rendent sur ces manifestations sont engagés. Ils aiment leur métier et le terrain. Ils aiment informer et aller à la rencontre des gens. Cela n'entame en rien la détermination de tous les journalistes qui composent nos rédactions.
Je vous remercie pour ce message d'espoir, qui montre que vous tenez bon malgré les difficultés.
Les images que vous détenez peuvent s'avérer très utiles, notamment dans le cadre d'enquêtes judiciaires. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle des journalistes peuvent être attaqués par des groupuscules violents lors de manifestations.
Les journalistes de terrain connaissent-ils parfaitement les manœuvres des forces de l'ordre ? Connaissent-ils les sommations ? En effet, quand une charge a lieu, la plupart des manifestants ne sont pas forcément au courant de sa survenue. Les journalistes sont-ils informés de l'imminence de telles charges, ce qui leur permettrait de prendre du recul et de ne pas exposer leur intégrité physique ?
En réalité, il y a très peu de sommations pour l'ensemble des manifestants. Il faut rappeler que ces manifestations rassemblent un très grand nombre de personnes et que les éléments radicaux constituent une petite minorité. Si les sommations étaient plus nombreuses, la situation serait sans doute préférable. La fin des manifestations pose parfois problème. Lorsque celle-ci intervient sur une place, il nous est souvent difficile de nous en extraire. Certains manifestants peuvent d'ailleurs être un peu perdus alors que l'on sait bien que les dispersions peuvent dégénérer.
Je vous remercie vivement pour votre présence ce soir. Vous avez pu constater par le nombre de questions posées que le sujet intéresse grandement notre commission d'enquête. Vos témoignages précis nous seront extrêmement utiles.
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La réunion se termine à vingt heures.
Présences en réunion
Présents. – M. Mounir Belhamiti, M. Florent Boudié, Mme Edwige Diaz, M. Philippe Guillemard, M. Patrick Hetzel, Mme Patricia Lemoine, M. Emmanuel Mandon, Mme Sandra Marsaud, M. Frédéric Mathieu, Mme Laure Miller, M. Serge Muller, M. Michaël Taverne, M. Alexandre Vincendet
Excusés. – Mme Aurore Bergé, Mme Emeline K/Bidi