Mercredi 29 mars 2023
La séance est ouverte à seize heures.
(Présidence de M. Jean-Félix Acquaviva, président de la commission)
Madame Taubira, je vous souhaite la bienvenue au nom de la commission, et vous remercie de vous être rendue disponible, en dépit des difficultés que connaît le transport aérien.
Il nous a semblé indispensable de vous entendre compte tenu de votre riche expérience en tant que responsable politique de premier plan. Vous avez été ministre de la Justice entre 2012 et 2016. À ce titre, vous avez une connaissance approfondie des problématiques relevant de ce ministère et, singulièrement, des sujets relatifs à l'administration pénitentiaire. Nous souhaitons connaître votre sentiment et vos analyses à la lumière des faits qui se sont produits le 2 mars 2022 à la maison centrale d'Arles et des travaux qui ont déjà été menés, notamment le rapport établi par l'Inspection générale de la justice (IGJ).
Nous voudrions également vous entendre sur la politique de lutte contre la radicalisation en prison. Certains acteurs de l'administration pénitentiaire auditionnés par notre commission d'enquête nous ont indiqué que vous n'étiez pas particulièrement favorable, à l'époque, à la mise en place de structures spécifiques pour gérer les détenus terroristes ou radicalisés. Vous aurez sans doute à cœur de nuancer cette appréciation et d'apporter des compléments d'information.
Le drame qui s'est joué à Arles concerne deux détenus particulièrement signalés (DPS), statut qui a été appliqué aux trois membres du commando dit Érignac. Nous souhaiterions savoir comment vous avez eu à gérer leur situation et à évaluer les demandes des intéressés, de leurs familles et de la société insulaire, tendant à lever ce statut pour permettre le rapprochement familial. À quel niveau et selon quelles modalités ces dossiers étaient-ils traités ? Sans rien enlever à la gravité des faits pour lesquels ces trois hommes ont été condamnés, pensez-vous que leur maintien sous le statut de DPS a répondu à des considérations uniquement juridiques ? Auraient-elles pu également être d'ordre symbolique ou politique ?
Plus globalement, estimez-vous nécessaire de faire évoluer le régime encadrant ce statut, afin d'objectiver les décisions prises dans ce cadre ? Selon le directeur de l'administration pénitentiaire, trois critères seulement sur les six en vigueur relèvent de l'appréciation de cette même administration, les trois autres étant « larges », de nature judiciaire, notamment, et davantage sujets à interprétation – de quoi nourrir un soupçon d'arbitraire selon les détenus concernés. Certains acteurs ont pris position pour que cet office soit confié à l'autorité judiciaire plutôt qu'au pouvoir réglementaire du ministère de la Justice.
Notre rapporteur vous a adressé un questionnaire pour vous permettre de préparer cette audition. Je vous remercie de bien vouloir transmettre ultérieurement à la commission les éléments de réponse écrits ainsi que tout autre élément d'information que vous jugeriez pertinent.
Vous avez été garde des Sceaux durant presque quatre ans et avez eu à connaître de la détention d'Yvan Colonna en tant que DPS. Rétrospectivement, quel regard portez-vous sur le fonctionnement de notre système carcéral, notamment eu égard aux DPS ? Votre analyse nous sera particulièrement utile dans la perspective de la rédaction prochaine du rapport.
Madame la ministre, en application de l'article 6 de l'ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vous demande de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous prie de lever la main droite et de dire : « Je le jure ».
(Mme Christiane Taubira prête serment.)
Dans son questionnaire, M. le rapporteur m'interroge sur ma réaction lors de l'annonce de la mort – de l'assassinat, semble-t-il – de M. Yvan Colonna. La décence commande que seuls les sentiments, la subjectivité et les émotions des familles Colonna et Érignac méritent considération. Je parlerai seulement de ce que cette annonce a fait remonter en moi : le double choc, ressenti en 1998, d'abord de l'assassinat du préfet Claude Érignac puis de la manifestation massive de protestation qui a suivi. Je me souviens d'avoir été surprise par cette manifestation : j'ai réalisé que l'on pouvait avoir des préjugés, des idées préconçues, par méconnaissance. À cette époque, ce que je savais de la Corse était essentiellement lié à l'histoire – Pascal Paoli, Bonaparte, les exploits des Corses lors de la deuxième guerre mondiale – et, de façon plus contemporaine, au sujet foncier et au volet particulier de l'aménagement du littoral. Tout le reste se rapportait aux feuilletons au fil de l'actualité, aux faits divers plus ou moins graves, d'où ma surprise à la vue des images de cette immense manifestation de protestation.
Je me trouvais en Corse en 2003, au moment du référendum sur la réforme du statut du territoire et de l'annonce, avec ses mots particuliers, par le ministre de l'Intérieur de l'époque, de l'arrestation d'Yvan Colonna. Je me souviens parfaitement de l'ambiance devenue brusquement pesante et du résultat de ce référendum. Je sais à quel point tous ces événements sont liés. Après l'assassinat du préfet Érignac et la manifestation, le feuilleton de faits divers a repris assez vite, notamment avec l'affaire des paillotes, et les clichés ont continué d'être alimentés. Je fais ce rappel pour signifier que je sais, par mes engagements politiques, combien ces événements sont imbriqués et pèsent sur le climat politique en Corse. Lors de la dernière cérémonie en hommage au préfet Claude Érignac, des déclarations ont été faites : j'ai lu dans la presse, y compris la presse corse, qu'il y avait eu un esprit de concorde et de responsabilité.
En tant qu'ancienne garde des Sceaux, je dirai que le décès d'un détenu placé sous l'autorité et la surveillance de l'État est un fait extrêmement grave et lourd, notamment lorsqu'il résulte d'une pareille violence. Objectivement, il s'agit d'une faillite – le mot est lourd, j'en ai conscience –, à tout le moins d'un échec. Il ne m'appartient pas de porter un jugement sur ces faits, et je ne mets personne en cause – le meurtrier, ou l'assassin, répondra seul de son acte. J'exprime une position de principe, selon l'éthique de responsabilité attachée à l'exercice de la puissance publique.
Depuis que vous m'avez fait parvenir le questionnaire, vous avez procédé à des auditions. Celles-ci ayant pu vous conduire à modifier l'angle selon lequel vous souhaitez aborder certains sujets et la manière dont vous souhaiter formuler ces questions aujourd'hui, il vaut sans doute mieux que je vous laisse les poser selon la formulation que vous aurez choisie avant d'y répondre.
Vous avez porté un regard historique sur cette période longue de vingt-cinq ans, puisque vingt-quatre ans se sont écoulés entre le traumatisme initial de l'assassinat du préfet Érignac et celui d'Yvan Colonna. La société insulaire veut maintenant se projeter dans l'avenir et nos travaux, même si leur objet premier est de faire la lumière sur ce qui s'est passé le 2 mars 2022 et sur les mécanismes qui y ont conduit, peuvent humblement y contribuer ainsi qu'à rendre leur dignité à ceux qui ont souffert, trop souffert, au cours de cette longue histoire.
Nous avons souhaité vous entendre pour solder, si je puis dire, la gestion administrative et politique du statut de DPS en général et des détenus qui nous occupent, en particulier. Beaucoup de contradictions sont ressorties de nos auditions sur la façon dont ont été gérées les demandes de levée du statut de DPS et celles de transfert aux fins de rapprochement familial d'Yvan Colonna, de Pierre Alessandri et d'Alain Ferrandi, ainsi que des aménagements du centre de détention de Borgo qui auraient pu être faits, même dans l'hypothèse du maintien de leur statut.
À notre collègue Mohamed Laqhila, qui l'interrogeait sur les modalités de préparation de la décision du ministre de la Justice s'agissant des DPS et sur l'existence d'un suivi particulier pour ces 225 détenus à l'époque, Nicole Belloubet a répondu : « Je ne suis pas en mesure de répondre à cette question. J'ai été informée de la question du maintien de M. Colonna sous le statut DPS. L'administration pénitentiaire faisait l'analyse me permettant de décider et m'indiquait que telle commission avait rendu un avis. Mais je ne suis pas capable de vous dire s'il s'agissait d'une commission nationale ou locale, je n'en ai pas le souvenir. Je ne statuais pas sur le cas de l'ensemble des DPS, mais s'agissant de M. Colonna ou des détenus basques par exemple, je prenais la décision ».
Par ailleurs, elle a considéré qu'il n'y avait pas de prisonnier politique en France, mais souligné néanmoins que certaines demandes concernant le statut de DPS faisaient l'objet d'une attention particulière, avec des critères larges, comprenant une dimension politique et sociologique, et incluant le traumatisme de l'acte. Elle a souvent fait mention des détenus basques et corses.
Cette ligne a-t-elle été la vôtre lorsque vous étiez en fonction ? Le traumatisme de l'assassinat du préfet Érignac pesait-il beaucoup, au point d'appliquer à ces détenus une gestion particulière de leur statut DPS ou de leur transfert éventuel en Corse ? À la lumière de votre expérience, pensez-vous qu'il faille changer la procédure pour les demandes, notamment relatives au statut DPS, par exemple en la judiciarisant ?
Ce sont là des sujets lourds, qui appellent à la fois éventuellement des modifications législatives, des consolidations réglementaires et des indications de doctrines.
À ma connaissance, la source du statut de DPS est réglementaire – d'abord inscrit dans le code de procédure pénale, il est maintenant régi par le code pénitentiaire. À ce titre, le ministre de la Justice dispose d'une autorité qui s'exprime à travers une instruction. Il va de soi que le ministre n'étudie pas, n'instruit pas, n'examine pas, ne se prononce pas sur chacun des détenus ou prévenus sous statut de DPS.
Sous réserve de vérification, la commission est interrégionale et doit se tenir au moins une fois par an. Lorsque je suis arrivée, j'ai pris une circulaire abrogeant la précédente, qui datait de 2007, par laquelle j'ai notamment introduit la procédure contradictoire : la composition de la commission est connue et figure dans l'instruction ; la personne concernée peut présenter des observations écrites ou orales, et être assistée de son conseil. Ma préoccupation était que, compte tenu de sa base juridique, ce statut fait grief, puisqu'il peut conduire à une limitation de liberté excédant celle décidée par le jugement de condamnation. Je me suis donc appuyée sur la jurisprudence du Conseil d'État et celle de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) pour rédiger cette circulaire – ce sont plutôt les services et le cabinet qui l'ont rédigée sous mon autorité.
S'agissant de M. Colonna, j'ai été informée une seule fois, en juillet 2013, de son maintien dans le répertoire DPS, en raison d'une suspicion de préparation d'évasion, confirmée par plusieurs sources différentes – cette audition étant publique, je ne préciserai pas lesquelles, étant entendu que les membres de la commission d'enquête pourront avoir accès à ces informations. J'ai, en même temps, été informée de son prochain transfert du centre pénitentiaire d'Arles vers celui de Réau, choix motivé par le fait qu'il y avait déjà séjourné pendant sa détention préventive et par la facilité qu'offrait l'Île-de-France pour les visites familiales. C'est la seule fois où m'est remontée une décision administrative concernant M. Colonna.
La question que soulève le statut de DPS est de savoir si l'inscription au répertoire, ou la radiation, sur laquelle la commission statue chaque année, doit relever d'une autorité administrative ou d'une autorité judiciaire. Pour ma part, je considère que, dans un État de droit, toute restriction de liberté doit relever d'une autorité judiciaire. Mais il s'agit objectivement aussi de la gestion de la détention, de son encadrement au quotidien par les surveillants et la direction de la détention. C'est aussi à eux d'apprécier les difficultés éventuelles que présente un détenu ou d'un prévenu.
Existe-t-il un critère politique ? Ce terme ne me semble pas le plus adéquat, car il ne serait pas concevable, dans un État de droit, que l'on gère les libertés sur un fondement politique. Ce qui s'en approcherait le plus serait l'impact plus ou moins fort que pourrait avoir l'évasion d'un détenu, en fonction des actes qui ont fait l'objet de la condamnation ou du profil de la personne. La prise en considération de l'émoi qui serait suscité pourrait s'apparenter à un critère politique au sens noble du terme, c'est-à-dire à la façon dont nous qui vivons en société percevons des actes, des comportements, des personnalités, des situations. C'est ainsi que je pourrais comprendre votre question concernant une éventuelle gestion politique.
S'agissant des revendications de rapprochement, elles me paraissent tout à fait légitimes, car je pense que les liens familiaux doivent être maintenus lorsqu'une personne est détenue. Ces revendications sont exprimées aussi bien par les détenus corses que par les détenus basques – même si je sais qu'ils ne souhaitent pas être assimilés, leurs situations étant d'ailleurs objectivement différentes.
Longtemps, les détenus basques ont eu des comportements « collectifs », au sens où les revendications et les demandes étaient portées ensemble. J'ai fait savoir que nous étions dans un État de droit ayant supprimé les procédures d'exception, notamment la Cour de sûreté de l'État et les procédures afférentes, en conséquence de quoi les dossiers étaient traités individuellement. Dès qu'ils ont introduit des demandes individuelles, j'ai rappelé, par écrit, qu'elles relevaient du droit commun.
Quant aux détenus corses, j'ai été saisie de la question par des élus corses dès mon arrivée à la Chancellerie. Il y a plusieurs catégories de détenus. Quelque 200 personnes originaires de Corse sont dans des établissements pénitentiaires, et la moitié au moins se retrouve à Bastia, à Ajaccio ou à Casabianda-Aléria. La question du droit commun a été abordée, et je l'ai confirmée ; celle du rapprochement pour maintenir les liens familiaux, également. Je me souviens d'avoir régulièrement informé les élus, qui ont toute légitimité à avoir connaissance de ce type de décision, des transferts qui avaient eu lieu entre le continent et la Corse – ma dernière démarche en ce sens concernait une soixantaine de transfèrements.
Pour ce qui concerne M. Colonna, durant la période où j'étais à la Chancellerie, il réunissait trois critères empêchant le rapprochement : par ordre de gravité, la réclusion criminelle à perpétuité (RCP), la période de sûreté valant encore pour plusieurs années, son statut de DPS. J'ai lu que le statut de DPS était considéré comme le critère d'empêchement et que des travaux avaient été entrepris à la prison de Borgo pour y permettre le transfert de prisonniers sous ce statut. En tout cas, la période de sûreté est un obstacle rédhibitoire, plus important peut-être que celui du statut de DPS.
Puisque vous avez évoqué le transfert à Réau, je précise qu'il a bien eu lieu mais qu'Yvan Colonna a tout de suite été rapatrié à Arles, l'administration pénitentiaire ayant reconnu devant cette commission que la tentative d'évasion était une fausse rumeur. C'est la raison pour laquelle elle n'évoque pas cette période. Or cet épisode a contribué à construire un argumentaire sur la possibilité d'une évasion, alors même que son parcours carcéral n'indiquait pas de risque particulièrement fort.
Avant que vous n'accédiez au poste de garde des Sceaux, une demande de levée du statut de DPS avait donné lieu à l'engagement d'un contentieux devant le tribunal administratif de Toulon, sur la base de l'instruction de 2007. Le tribunal a reconnu l'excès de pouvoir, et notamment, parmi les moyens, la réunion d'une fausse commission DPS locale de Toulon en 2011, avec de faux documents justifiant un avis négatif à la demande de levée du statut de DPS. Finalement, le Conseil d'État a indiqué que la Chancellerie n'était pas liée par les commissions locales, qui ne se prononcent que pour avis, et que le pouvoir réglementaire est détenu par le ministère de la Justice. Je tenais à rappeler ce parcours chaotique.
Je confirme que Mme la ministre répondait aux élus. Lorsque j'étais député, entre 2012 et 2017, vous avais interrogée, dans l'hémicycle, sur la construction d'un nouveau centre de détention dans la région d'Ajaccio ainsi que sur le rapprochement de l'ensemble des détenus, y compris de ceux contre lesquels avait été prononcée une condamnation liée à l'assassinat du préfet Érignac –, et j'avais obtenu des réponses.
Notre commission d'enquête a également pour objet des questions plus générales que les seuls faits qui se sont déroulés dans la maison centrale d'Arles. Hélas, trois fois hélas, M. Colonna n'est pas le seul détenu à avoir été assassiné par l'un de ses codétenus. Le service public dont on parle n'est pas le plus sympathique de tous ; il est néanmoins nécessaire et indispensable. Après avoir auditionné plusieurs professionnels du secteur, nous en avons maintenant une bonne connaissance. D'une façon générale, le monde carcéral est violent et le phénomène de la radicalisation s'y est accentué. En tant que garde des Sceaux, quelles démarches avez-vous entreprises pour limiter la survenue de violences et pour améliorer la prise en charge et la surveillance des détenus radicalisés ? On sait aussi que le nombre de détenus atteints de troubles psychiatriques a augmenté – l'évaluation n'a pas été faite de manière scientifique, mais il semble qu'environ un détenu sur trois souffre de troubles psychiatriques plus ou moins forts.
Enfin, en tant que garde des Sceaux au moment du drame de novembre 2015, vous avez eu à connaître le débat, qui s'est posé avec beaucoup plus d'acuité, sur le renforcement du renseignement pénitentiaire pour répondre au phénomène de radicalisation en milieu carcéral.
Lorsque j'ai pris mes fonctions, des attentats avaient eu lieu en début d'année et le réseau dit de Sarcelles et Cannes-Torcy était en train d'être démantelé. En tant que garde des Sceaux, j'ai choisi d'articuler des politiques publiques entre le domaine judiciaire, celui de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) et celui de l'administration pénitentiaire, plutôt que de cibler seulement cette dernière.
D'aucuns ont pu dire que je favorisais la radicalisation qui avait cours dans les prisons – je venais seulement d'arriver, mais je devais assumer la responsabilité d'un siècle d'administration pénitentiaire ! En tout cas, je voulais savoir ce qu'il en était. Au moment du démantèlement du réseau de Sarcelles et Cannes-Torcy, je fais remonter les fiches pénales de la douzaine de personnes impliquées : un seul individu a un casier judiciaire, avec inscription de délits routiers uniquement ; un autre a fait l'objet d'un contrôle judiciaire pour soupçon de lien avec une filière syrienne. C'est tout.
Je suis donc perplexe : à l'évidence, ces personnes n'ont pas été radicalisées en prison et la plupart d'entre elles n'ont pas d'antécédent judiciaire. Je fais donc immédiatement mettre en place un indicateur mensuel d'observation de la situation et du parcours des personnes faisant l'objet de condamnations pour terrorisme – association de malfaiteurs, complices ou autres. Il fait apparaître qu'entre 12 % et 14 % des personnes condamnées pour terrorisme sont déjà passées en prison. Autrement dit, environ 85 % des personnes ont été radicalisées en dehors de la prison. Ce n'est pas un motif de satisfaction, c'est une alerte. Ce n'est pas non plus rassurant, car, en prison, la population est captive et l'on peut prendre des décisions la concernant. À ma demande, le ministère de l'Intérieur m'indique que seulement 3 % de la radicalisation se fait dans les mosquées. Conclusion : 14 % de la radicalisation se faisant en milieu carcéral et 3 % dans les mosquées, elle se développe donc pour au moins 80 % dans la société. Cela ne me rassure pas du tout. Et sur trois ans, l'indicateur mensuel précité variera entre 13 % et 15 %, pas davantage.
Pour répondre à ce constat, j'ai donc choisi d'articuler des politiques publiques. Dans le domaine judiciaire, j'ai organisé un réseau de magistrats antiterroristes référents. À l'époque, nous ne disposions d'aucun outil, d'aucun programme de formation, ni de formateurs. J'ai donc mobilisé l'École nationale de la magistrature (ENM) pour qu'elle conçoive des programmes de formation, ainsi que d'autres sachants, à travers des conventions avec l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS) et avec l'Institut national des hautes études de la sécurité et de la justice (INHESJ), dont j'assurais la coprésidence en tant que garde des Sceaux. J'ai également sollicité des personnes travaillant sur ces questions depuis de nombreuses années et susceptibles d'alimenter la réflexion des formateurs, comme Gilles Kepel, Olivier Roy, Rachid Benzine, Patrick Weil ou encore Jean-Pierre Filiu. Dès la première année, l'ENM forme 200 magistrats, dont les magistrats référents.
Le lien entre criminalité organisée et terrorisme ayant été établi, j'ai recruté et affecté des assistants spécialisés dans les juridictions interrégionales spécialisées (JIRS). Pendant un an et demi, j'ai travaillé avec le ministère de l'Économie et des finances, dans la perspective de la loi Sapin 2, qui sera adoptée en 2016, sur des mesures concernant le financement du terrorisme. Des assistants spécialisés ont également été affectés dans les huit ressorts où ont été localisées le plus de personnes suspectées ou condamnées pour des incriminations terroristes.
Dans le domaine de la protection judiciaire de la jeunesse, les conseillers pénitentiaires d'insertion et de probation (CPIP) – un corps que j'augmenterai de 25 % dans l'année – et les directions interrégionales des services pénitentiaires (DISP) nous ont fait remonter, via le secteur associatif habilité (SAH) avec lequel la justice contractualise, des alertes concernant des jeunes en cours de radicalisation, réceptifs aux discours de radicalisation, ou en danger en raison du processus de radicalisation dans lequel se trouve leur famille. Là encore, nous avons mis en place une formation à destination des personnels : 8 000 personnes ont ainsi été formées dans les deux premières années pour la PJJ, et 3 000 personnes pour le SAH.
Plus tard, en avril 2015, j'ai organisé ce que je pensais être les premières – qui seront, en fait, les seules – rencontres internationales des magistrats antiterroristes : pendant trois jours, 170 magistrats de trente-quatre pays ont travaillé, à huis clos, à l'INHESJ. Il s'agissait d'améliorer la coopération pénale en connaissant mieux les méthodes de chaque pays. Les résultats ont été rapides : les hauts magistrats se connaissant déjà, l'enclenchement des procédures pénales antiterroristes – commissions rogatoires par exemple – en a été facilité.
J'ai également renforcé Eurojust, la coopération étant rendue essentielle par la découverte, au début de l'année 2012, que les terroristes proviennent d'une centaine de pays, en particulier de France et de Belgique pour ce qui concerne l'Europe. J'y fais également intégrer le Radicalisation awarness network (RAN), qui est le réseau européen qui protège les victimes du terrorisme. Et, sur le plan législatif, la loi de novembre 2012 relative aux entrées et sorties du territoire soumet la sortie du territoire d'un mineur à l'autorisation préalable des parents.
Dans le domaine pénitentiaire, pour répondre à votre question sur la lutte antiterroriste et la lutte contre les violences en prison, dès le mois de juin 2013, je mobilise 33 millions d'euros pour sécuriser les établissements.
J'ai dit que, parmi les membres du réseau de Sarcelles et Cannes-Torcy, aucun n'était passé par la prison et un seul avait été repéré pour ses relations avec la filière syrienne. De la même manière, sur les neuf terroristes responsables des attentats du 13 novembre 2015, aucun n'avait connu la prison ; aucun n'avait été radicalisé en prison. Inquiète, j'ai mobilisé l'Inspection générale de la justice dans le cadre d'une inspection conjointe rassemblant l'Inspection générale de l'administration, celle des affaires sociales et celle de l'éducation nationale. Nous avons pris conscience du besoin d'agir au sein des prisons mais aussi dans l'ensemble de la société. Dans ce cadre, j'ai travaillé avec la secrétaire d'État chargée de la politique de la ville Myriam El Khomri et le ministre du Travail François Rebsamen.
Les 33 millions d'euros ont été investis dans la sécurisation des vingt-sept établissements considérés comme sensibles ; le nombre de portiques à ondes millimétriques installés dans les prisons a été multiplié par vingt. J'ai fait accélérer les travaux en priorité dans les établissements vétustes et ceux affectés par une surpopulation carcérale, afin de favoriser l'encellulement individuel qui facilite le contrôle des détenus. De même, j'ai procédé à la fermeture des bâtiments où la sécurité n'était plus assurée.
Dans le même souci de sécurisation, y compris des personnels, j'ai lancé, dès 2013, le recrutement d'informaticiens, l'acquisition d'un logiciel de haute technologie pour le contrôle des ordinateurs – les détenus ont le droit à un ordinateur, mais pas à internet –, ainsi que le recrutement d'aumôniers et d'interprètes arabophones pour traduire les écoutes légales. Des équipes légères d'intervention ont été constituées : 140 agents sont venus renforcer les équipes régionales d'intervention et de sécurité (Eris) de l'administration pénitentiaire, qui interviennent avec célérité et efficacité dans les établissements lorsque des incidents se produisent. Ces agents peuvent prendre part aux fouilles, à la surveillance ou intervenir pour répondre à un besoin immédiat.
Lorsque je prends mes fonctions, le renseignement pénitentiaire est composé de treize agents en administration centrale et de quatorze dans les directions interrégionales. Je le renforce immédiatement en recrutant huit officiers. À la fin de l'année 2012, le renseignement pénitentiaire comptait 72 agents et 159 à la fin de 2015. Je vais quitter le Gouvernement à la fin janvier 2016, mais j'ai fait porter les effectifs à 186 dans le budget pour 2016. Par ailleurs, au Congrès de Versailles, le Président de la République a annoncé 2 500 postes supplémentaires pour les services judiciaires, dont une partie pour l'administration et les renseignements pénitentiaires – je les avais obtenus lors des discussions interministérielles qui avaient suivi les attentats. Le service monte donc en puissance.
Mais le renseignement pénitentiaire a aussi connu une amélioration qualitative. En 2012, je prends contact avec la direction générale de la police nationale (DGPN), qui accepte d'intégrer un directeur des services pénitentiaires au sein de l'unité de coordination de la lutte antiterroriste (Uclat). J'obtiens également que l'administration pénitentiaire participe aux réunions hebdomadaires et qu'elle soit associée aux réunions des cellules départementales. Avec le ministère de l'Intérieur, nous prenons encore des circulaires conjointes et consolidons la plateforme d'harmonisation, d'analyse, de recoupement et d'orientation des signalements (Pharos), qui sera d'ailleurs submergée de signalements de personnes en danger ou suspectées de radicalisation.
Dans le cadre des débats sur la loi relative à l'individualisation des peines et renforçant l'efficacité des sanctions pénales, la création d'un renseignement pénitentiaire autonome a été évoquée. Le renseignement pénitentiaire nécessite à la fois des effectifs, de la formation et une culture du renseignement, des moyens logistiques et des capacités d'exploitation des informations collectées, un accès aux archives et des capacités d'archivage, dans le respect des obligations qu'implique un État de droit. Pour ma part, je considérais, et je considère encore, qu'avec les effectifs dont je l'avais doté, qui permettaient d'avoir des agents dédiés au renseignement pénitentiaire, et la façon dont j'avais structuré et stabilisé ses relations avec les services de renseignement dépendant des ministères de l'Intérieur et de la Défense, le renseignement pénitentiaire serait plus efficace qu'en reposant sur une réalité artificielle. Le renseignement est utile s'il peut surveiller les réseaux, à l'intérieur et à l'extérieur des prisons. À l'intérieur, la population carcérale est observable dans une situation artificielle ; si une personne se sait surveillée, il est probable qu'elle va dissimuler. Ce sont donc les relations avec les réseaux qui sont utiles, et croire que l'univers carcéral réunirait à lui seul toutes les possibilités de surveillance des personnes dangereuses me paraît une erreur potentiellement lourde de conséquences.
Vous étiez ministre lorsque Mme Puglierini a pris ses fonctions de directrice à la maison centrale d'Arles. Je ne m'attarderai pas sur sa gestion laxiste, car je ne sais pas ce que ce terme pourrait signifier pour vous qui êtes la figure de proue de la suppression des peines planchers, et qui aviez l'obsession de vider les prisons pour en faire des lieux de villégiature.
Je le dis d'autant plus sereinement que vous étiez également ma ministre de tutelle et que j'ai pu observer de l'intérieur le changement de doctrine que vous avez introduit. Votre nomination a inquiété le personnel de l'administration pénitentiaire, à juste titre, car votre message était bien plus axé sur la réinsertion que sur la sécurité – inquiétude amplifiée après votre première sortie ministérielle pour assister à un match de basket entre des détenus ayant bénéficié d'une permission de sortie, dont l'un d'entre eux a profité pour s'évader.
J'ai failli tomber de ma chaise lorsque vous avez parlé de votre parfaite action en matière de renseignement pénitentiaire : vous vous êtes opposée à l'extension de certaines de ses prérogatives et avez fortement ralenti la création d'un service ayant vocation à assurer la sécurité à l'intérieur comme à l'extérieur des murs de nos prisons.
Durant l'exercice de vos fonctions, vous avez défendu des positions contradictoires concernant la radicalisation des détenus. Après vous être déclarée très réservée sur l'initiative d'un directeur d'établissement de regrouper et d'isoler les détenus identifiés comme islamistes radicaux, vous avez étendu cette expérimentation à d'autres établissements pénitentiaires dans un plan de lutte contre la radicalisation que vous avez annoncé en 2015.
Ne pensez-vous pas que votre réticence à l'égard du renseignement pénitentiaire et de l'instauration de quartiers pour détenus radicalisés ainsi que votre rejet de la création d'établissements spécialisés aient pu favoriser la prolifération de l'endoctrinement islamiste au sein des établissements pénitentiaires ?
Par ailleurs, vous aviez autorité pour lever le statut de DPS d'Yvan Colonna – vous ne l'avez jamais fait – et pour vous opposer à son transfèrement vers Réau pour suspicion d'évasion. Quels éléments pouvez-vous fournir pour attester du bien-fondé de cette décision ? Ce transfert n'a-t-il pas joué un rôle dans le maintien de son statut de DPS ?
Merci de nous éclairer sur l'ensemble de ces points.
Vous éclairer sur un plaidoyer aussi contradictoire constituerait un exploit qui excèderait mes capacités intellectuelles. Soit je suis pour la libération des détenus, notamment des plus dangereux, soit je suis pour le maintien du statut de M. Colonna ; vous ne pouvez pas plaider les deux simultanément. Mais vous n'en êtes pas à une contradiction près.
Vous me donnez néanmoins une excellente occasion d'expliquer ma politique en matière de quartiers dédiés, dans laquelle il n'y a aucune contradiction. À vous entendre, dès mon arrivée en 2012, je suis responsable de l'état des prisons, de la surpopulation, de la criminalité, des récidives et de tous les maux de la société. Vous m'imputez même l'évasion d'un détenu à l'occasion d'un événement qui a lieu depuis près d'une dizaine d'années.
À mon arrivée, donc, je l'ai dit, nous n'avions pas d'outil, pas de programme de formation ni de formateur. Lorsqu'en septembre 2012, le directeur de la prison de Fresnes décide de regrouper les détenus qui ont fait l'objet d'une condamnation pour association de malfaiteurs en vue de la commission d'actes de terrorisme, c'est pour des raisons de gestion de population carcérale. Au même moment, je mobilisais des sachants, des institutions et les établissements de formation, comme l'École nationale d'administration pénitentiaire (Enap) – excellente école qui a formé 1 500 surveillants la première année – et l'École nationale de protection judiciaire de la jeunesse (ENPJJ).
À peu près au même moment aussi, à la fin de l'année 2012, je lance un appel à candidatures pour une recherche-action visant à déterminer la meilleure solution concernant ces détenus – personne ne sait alors ce qu'il convient de faire. Elle est remportée par l'Association française des victimes du terrorisme (AFVT), alors présidée par Guillaume Denoix de Saint Marc. Cette mission, qui commence concrètement en janvier 2015, débouche sur la création de quatre quartiers dédiés en milieu fermé, d'un autre en milieu ouvert et d'une opération judiciaire pour la protection judiciaire de la jeunesse.
Ces quartiers se situent à Fresnes, Lille-Annœullin, Osny et Fleury-Mérogis. La prise en charge est organisée avec l'AFVT et avec l'appui des spécialistes dont je parlais tout à l'heure, de manière à repérer les signaux faibles, à étudier les comportements et à émettre des propositions pour adopter la meilleure gestion. Tant mieux pour celles et ceux qui savaient exactement ce qu'il fallait faire au moment où nous découvrons ces phénomènes d'endoctrinement !
Pour ma part, je mets en place une série d'actions pour lutter contre l'endoctrinement. Accompagnée d'agents de l'administration pénitentiaire, je vais au Royaume-Uni, qui a des antécédents en matière de gestion d'une population carcérale à caractère terroriste. Nous allons aussi voir en Allemagne et en Belgique les réponses que ces pays apportent à la question : faut-il isoler ou disperser les individus ? Compte tenu de leur faible nombre en France en 2012 et des observations que nous avions pu faire à l'étranger, la dispersion était plutôt recommandée, y compris par l'administration pénitentiaire, de façon à éviter toute possibilité d'endoctrinement des autres détenus. En Angleterre, nous étudions en particulier le programme « Pathfinder » dont l'objet est de mutualiser et coordonner les actions en la matière, ainsi que le dispositif « Ibaanah », qui dispense un enseignement théologique aux détenus, mais que nous n'avons pas retenu.
Ces déplacements prouvent que ce qui est mis en place dans nos établissements pénitentiaires est ce qui se fait de mieux dans la situation d'après les attentats de 2015. Mais, par la suite, il y a eu aussi les instructions, circulaires et dépêches que j'ai publiées, portant des mesures précises concernant les prévenus et détenus liés à des infractions terroristes.
Les différentes auditions de cette commission révèlent que les dysfonctionnements de la maison centrale d'Arles résultent à la fois du laxisme de la directrice Mme Puglierini, qui a été nommée sous votre autorité, et d'un aveuglement idéologique au plus haut niveau de l'État. Cette vision judiciaire, promouvant la sortie de prison à marche forcée, met en danger nos concitoyens, à l'intérieur des prisons comme à l'extérieur.
Cette vision politique, c'est la vôtre, et vous devez assumer votre échec, qui a eu pour conséquence la mort d'un homme. Quelle part de responsabilité reconnaissez-vous avoir dans la mort d'Yvan Colonna ?
Ma réponse sera extrêmement sommaire. Vous êtes venus prononcer des plaidoyers idéologiques pour me mettre en cause, comme d'autres fantaisistes l'ont fait avec acharnement depuis le jour de mon arrivée. Je vous laisse à vos obsessions. Si votre sens des responsabilités est de me tenir responsable des actes d'un criminel, cela en dit long sur votre éthique, votre philosophie de vie, vos valeurs et vos convictions – mais ce n'est pas une découverte.
Vous êtes venu vous faire entendre ; vous avez été entedus. Pour ma part, je ne réponds pas à ce qui est excessif car ce qui l'est est insignifiant, c'est connu depuis plusieurs siècles.
Notre commission cherche à comprendre les raisons ayant mené à la mort d'Yvan Colonna, mais aussi à savoir comment un détenu fiché S pour terrorisme et un détenu comme M. Colonna ont pu se rencontrer sans surveillance.
En dehors des circonstances, il y a sans doute des éléments structurels pour expliquer cela. Ainsi, les chiffres relatifs au renseignement pénitentiaire que vous avez cités, certes en hausse, paraissent assez faibles au regard de l'enjeu. Surtout, le ministère n'a-t-il pas mis au point une organisation pour faire en sorte que les détenus comme Yvan Colonna et ceux emprisonnés pour terrorisme ne se rencontrent pas dans les établissements pénitentiaires ?
Aucun garde des Sceaux ne saurait vous répondre avec précision sur la gestion quotidienne de la détention. La responsabilité en incombe aux directeurs d'établissement, et les surveillants ont chaque jour à gérer des situations très variées.
Les détenus inscrits au répertoire des DPS font normalement l'objet d'une surveillance quasi-permanente, y compris durant la nuit, et d'un rapport quotidien sur le logiciel Genesis. Il est donc énigmatique que deux DPS se soient trouvés sans surveillance au même endroit et au même moment. Pour répondre à votre question, théoriquement, les choses sont organisées pour que cela ne se produise pas.
Pour ce qui est du renseignement pénitentiaire, il est passé, pendant mes quatre années au ministère de la Justice, de moins de 30 agents à 189, ce qui indique bien une montée en puissance – je ne sous-estime donc pas ce service. Mais je l'envisage selon ma propre conviction de ce que peut être son efficacité. Si un autre garde des Sceaux pense différemment, il fait différemment. D'ailleurs, les lois de 2016 et de 2019 ont organisé différemment le renseignement pénitentiaire. À mon sens, croire que l'on peut surveiller un détenu efficacement depuis le seul intérieur de la prison est une illusion. On peut penser le contraire. Pour ma part, je suis convaincue que ce qui renseigne, ce sont les réseaux, ce sont les relations, c'est la surveillance de la correspondance et des personnes à l'extérieur. Par conséquent, je continue de penser que le renseignement pénitentiaire doit avoir tous les moyens, en effectifs et en logistique, mais que son efficacité sera mieux garantie si ses relations avec nos grands services nationaux de renseignement sont organisées de façon structurée.
La question n'est pas tant celle du volume de personnels que de leur efficacité. Peu importe ce que M. Colonna a pu faire ou non – je sais que, jusqu'au bout, il clamait son innocence –, peu importe sa condamnation, peu importent les péripéties judiciaires : il est mort. Par respect pour lui, je ne souhaite donc pas tenir de propos désinvoltes et irresponsables, et renvoyer au service du renseignement pénitentiaire. Puisqu'hélas il n'y a pas de remontée dans le temps possible, je ne peux qu'interroger la possibilité de tirer les enseignements de ce qui s'est passé. Je rejoins votre préoccupation : comment expliquer que deux DPS aussi différents aient pu se retrouver ensemble sans surveillance ?
Nos travaux ont ceci de difficile qu'ils portent à la fois sur des faits particuliers impliquant deux détenus à la trajectoire particulière, et sur la gestion administrative et politique de celle-ci, au moment de l'acte et avant celui-ci. Nous devons répondre, de la façon la plus transparente possible, à la forte demande de justice et de vérité et aux hypothèses et questionnements qu'elle suscite.
Nous savons déjà, par nos précédentes auditions, qu'il y a eu des fautes systémiques. S'agissant du renseignement, on nous a dit que, depuis 2017, il y a une doctrine, une communauté nationale du renseignement au sein de laquelle les échanges sont plus fluides, le parcours de l'individu est individualisé et suivi depuis son entrée jusqu'à sa sortie du milieu carcéral, selon des procédures très précises – par l'échange d'informations entre le renseignement extérieur, le renseignement intérieur, le parquet national antiterroriste (PNAT) et le service national du renseignement pénitentiaire (SNRP) ; par des fiches, à la sortie, en cas de mesures individuelles de contrôle administratif et de surveillance (Micas). À cela s'ajoutent les groupes d'évaluation départementaux (GED), qui repassent les fiches individualisées à la moulinette.
Celle de Franck Elong Abé, avait été examinée sept fois en deux ans et demi par le GED des Bouches-du-Rhône, en plus des renseignements transmis par la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) et la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) au parquet, qui devait les communiquer au service de renseignement pénitentiaire – c'est dire s'il s'agissait d'une préparation de sortie obsessionnelle. De surcroît, avec seulement 127 détenus, dont quatre terroristes islamistes, la centrale était un village.
Tous ces éléments, qui auraient dû permettre de gérer un individu classé haut du spectre, explosent en vol à la lumière de cet acte commis avec préméditation, cet assassinat, qui n'aurait jamais dû se produire – encore moins dans cet établissement qu'ailleurs, eu regard de la loi des petits nombres, de la proximité – compte tenu de ces différents process. Nous nous interrogeons donc déjà beaucoup sur les structures.
Mais, du point de vue systémique, quand le délégué local au renseignement pénitentiaire (DLRP) d'Arles nous explique que le dossier de Franck Elong Abé ne lui a pas été transmis par la DGSI mais par le parquet national antiterroriste, nous ne pouvons que constater le manque de fluidité dans la communication entre les renseignements, qui contredit tout ce qui nous a été dit auparavant. De la même manière, comment comprendre l'écart entre des propos qui établissent la dangerosité de ce détenu – aguerri aux armes, ayant attaqué plusieurs fois les forces de la coalition et figurant parmi les individus les plus violents de la liste des 500 terroristes islamistes français –, et ceux du chef de la mission d'inspection de l'IGJ qui ne comprend pas comment cet individu pouvait être employé comme auxiliaire ? Sans parler du fait qu'il s'agissait de deux DPS, ce qui commandait à tout le moins une surveillance accrue et l'observation d'instructions très précises via le logiciel Genesis. Ce sont là des éléments que nous devons traiter comme des fautes systémiques, auxquelles viennent s'ajouter des éléments troublants.
Durant votre passage à la Chancellerie, quelles étaient les relations structurelles entre la direction de l'administration pénitentiaire et le parquet national antiterroriste ? Les jugiez-vous fluides ? Concouraient-elles à une gestion efficace de la montée en puissance du terrorisme islamiste, ainsi qu'à celle du cas spécifique des prisonniers basques et corses ?
J'ai décidé de demander l'intégration d'un directeur pénitentiaire au sein de l'Uclat après avoir appris, en interrogeant le service du renseignement pénitentiaire, que des signalements auprès de la direction centrale du renseignement intérieur (DCRI) n'avaient fait l'objet d'aucun retour – le plus sûr moyen d'avoir l'information, c'est d'être au cœur de l'information. Je ne pense pas que ces omissions soient liées à de la malveillance ou de la négligence ; simplement, ces deux services ont des cultures professionnelles très différentes. Une fois intégré un directeur de l'administration pénitentiaire aux réunions, les cultures ont pu se croiser, se rencontrer, s'entremêler et se diffuser.
Ce que vous dites me rappelle malheureusement la situation qui prévalait avant que j'entreprenne cette démarche. Il manque certainement un circuit automatique, et sans doute faudrait-il instaurer une procédure par laquelle les informations utiles sont systématiquement diffusées auprès des destinataires pertinents – ce que j'appelle l'immersion et la culture du renseignement. Puisqu'il y a mort d'homme, il est incontestablement nécessaire d'améliorer les doctrines et les mécanismes à ce sujet.
J'ai été visée par tellement d'accusations infondées et contradictoires que je suis mithridatisée. J'aimerais cependant revenir sur celle selon laquelle j'aurais été opposée aux quartiers dédiés. C'est faux : j'ai financé une recherche-action sur le sujet, mis le dispositif en œuvre, réparti ces quartiers sur le territoire. Dans le cas de l'agresseur – l'assassin, si l'on suit l'Inspection générale de la justice, mais ce sera à la justice de le dire – d'Yvan Colonna, ce qui s'est passé est effectivement surprenant, compte tenu de ce qu'induit le statut de DPS et de l'existence de quartiers d'évaluation et de prise en charge des radicalisés. Voilà pourquoi certains dispositifs, voire certaines doctrines, sont à revoir.
Je ne le dis pas parce que je concevrais la politique comme la facilité jouissive de critiquer les autres, d'inventer des culpabilités, de pointer quiconque du doigt. Mais on peut s'interroger intelligemment, sérieusement et de façon responsable sur les dispositifs existants. Tant mieux pour ceux qui savent parfaitement comment ne jamais faire de faute : ils n'ont plus rien à découvrir de la vie, et c'est leur affaire.
En 2012, et même en 2015, c'était le début. Il ne s'agissait pas à ce stade de radicalisation en prison. Que faire alors ? Mais, ensuite, on a constaté le phénomène. J'ai renforcé le corps des aumôniers : tous les ans, il y a eu des créations de postes – trente la première année, soixante l'année suivante, etc. Par opposition à ce que racontent aux détenus ceux qui les radicalisent, les aumôniers peuvent leur apporter des réponses à caractère spirituel susceptibles de les apaiser et de les aider à se socialiser. Le programme britannique consiste à organiser des espèces de joutes entre leaders radicaux et aumôniers ; j'ai refusé de transposer ce modèle parce que je le trouve dangereux.
On a fait croire que les radicaux n'étaient que des jeunes de banlieue, des illettrés, des délinquants. Ce que montrent les statistiques que j'ai fait établir, c'est que 25 % à 30 % des radicalisés sont de nouveaux convertis. Ils ne sont pas animés par des convictions liées à une religion reçue depuis l'enfance et à l'intérieur de laquelle ils se seraient radicalisés. Il y a parmi eux des jeunes de familles musulmanes, évidemment, puisque c'est l'islam radical qui offre cette vision belliciste à ce moment-là – mais toutes les religions l'ont offerte à un moment ou à un autre, toutes les religions ont leur fondamentalisme. Mais il y a aussi des jeunes de familles protestantes, catholiques, athées, juives. Il y en a dans les banlieues populaires, dans les grandes villes, dans des quartiers résidentiels, dans les villages.
Voilà ce que disent les chiffres. Et plutôt que faire des procès imbéciles et de suspecter de malveillance des personnes qui ont peut-être manqué parfois de vigilance ou de clairvoyance, je préfère regarder la réalité de manière objective et y répondre² par des politiques publiques, des doctrines, des budgets, des actes.
Mon propos répondait à votre introduction, qui faisait état d'une vision que je ne partage absolument pas, et je le confirme. L'endoctrinement en prison n'est pas apparu à partir de votre nomination : le prosélytisme s'organisait déjà bien avant vous. Mais vous nous avez dit être contre les nouveaux outils de renseignement à cause du manque de formation ; or vous avez été ministre à partir de 2012, et la loi relative au renseignement, pendant la discussion de laquelle vous vous êtes opposée à ces nouveaux outils, date de 2015 : vous auriez pu anticiper la formation nécessaire pour renforcer le renseignement pénitentiaire.
Vous ne voulez pas répondre à propos de la possibilité que ce positionnement ait permis à l'endoctrinement islamiste de proliférer au sein des établissements pénitentiaires ; dont acte, mais c'est dommage.
J'attends toujours votre réponse – sans exposer la source, bien sûr – sur les éléments dont vous disposiez au moment du transfert d'Yvan Colonna de la maison centrale d'Arles à l'établissement pénitentiaire de Réau en raison de la prétendue suspicion d'évasion.
Les éléments que vous demandez ont déjà été apportés, mais, pour vous épargner la lecture ultérieure du compte rendu de mon audition, les voici : j'ai dit que la seule fois où des informations m'ont été transmises concernant M. Yvan Colonna, ces informations étaient que diverses sources indiquaient la préparation d'une évasion et que l'administration pénitentiaire proposait donc de le transférer à Réau, expliquant ce choix par le fait qu'il y avait déjà séjourné et que, pour recevoir les visites de sa famille, il lui serait plus simple d'être dans cet établissement francilien que dans d'autres parties du territoire.
En ce qui concerne le projet supposé d'évasion, M. le président Acquaviva a complété en indiquant qu'une enquête avait révélé l'absence d'éléments matériels malgré ces témoignages émanant de sources différentes, qui n'avaient pas de contact entre elles.
Merci beaucoup, madame la ministre, de vos mots sur l'assassinat du préfet Érignac et d'avoir ainsi remis en perspective les événements qui nous occupent : l'assassinat ou le meurtre d'Yvan Colonna est un drame, mais on oublie souvent le drame précédent sans lequel nous ne serions pas là à en parler.
Parmi les critères d'attribution du statut de DPS, vous avez évoqué l'émoi de la société en cas d'évasion. L'émotion que son meurtre a inspirée au pays – pour moi, Yvan Colonna était le détenu le plus connu de France – en donne une idée. Pensez-vous que ce critère soit judicieux ? Concerne-t-il beaucoup de détenus ? Qu'en était-il à l'époque où vous étiez à la Chancellerie ?
Les homicides en prison ne sont malheureusement pas rares, mais chacun d'eux ne fait pas l'objet d'une commission d'enquête à l'Assemblée nationale. Il y a d'autres faillites – je me permets de vous reprendre ce mot – de notre système. La surpopulation est le plus grand fléau dans nos prisons : on n'a jamais assez de surveillants, de cellules, de moyens, de médecins, bref de tout ce dont les détenus auraient besoin pour se réinsérer. Nous avons beau voter des budgets très ambitieux et historiquement élevés, on a beau ouvrir des places, on court toujours après les moyens, car le surnombre perdure. Il est le fruit – je taquine mon collègue Baubry – de la sévérité de la justice : les peines sont de plus en plus longues, lourdes et de plus en plus souvent exécutées. Avec le recul, quel est votre point de vue à ce sujet et sur les alternatives à la détention que l'on pourrait mettre en œuvre, dans la suite de ce que vous aviez décidé à l'époque ? Elles peuvent être bien plus favorables à la réinsertion – ce n'est pas un gros mot.
Monsieur le président, vous avez dit que des fonctionnaires auditionnés avaient affirmé que j'étais opposée aux quartiers dédiés.
Je souhaite qu'il soit indiqué au compte rendu qu'il s'agit d'une accusation grave et que la moindre des honnêtetés serait de l'étayer, soit avec des écrits, soit par une déclaration publique que j'aurais faite à ce sujet.
Madame la députée, en ce qui concerne les critères DPS, il y a eu en 2022 une nouvelle instruction ministérielle. Je connais mieux la mienne. Mais il me semble que les nouveautés sont la possibilité que la commission se réunisse en visioconférence et l'ajout du critère de participation à un mouvement à l'intérieur de l'établissement pénitentiaire, ainsi que l'ajout d'autorités au sein de la commission. Je trouve normal et rassurant que l'autorité judiciaire participe à l'examen de la situation des personnes qui seront inscrites ou désinscrites du répertoire, même quand elle n'y est pas obligée.
Pour le reste, il y a de la violence dans les établissements, entre les détenus et contre les personnels, et la surpopulation en est incontestablement l'une des causes. Les premiers crédits que j'ai débloqués étaient destinés à accélérer des travaux ; j'ai fermé des ailes d'établissements vétustes et l'accélération des travaux a contribué à l'encellulement individuel. Il faut créer les conditions pour que la détention soit un temps qui précède la sortie : on peut faire tous les discours qu'on veut, la justice prononce des peines qui ont une durée, et même les condamnés à la réclusion criminelle à perpétuité sortent, en général, bien que certains meurent de vieillesse en prison. Après la période de sûreté, on peut avoir accès à la libération conditionnelle, comme cela a été le cas de MM. Ferrandi et Alessandri.
À la suite des événements, hélas, et non au terme d'un parcours judiciaire rectiligne, comme le montrent les appels du PNAT et l'argument du trouble à l'ordre public invoqué pour empêcher que le jugement en première instance, favorable, soit suivi d'effet. Fort heureusement, un arrêt de la Cour de cassation a récemment cassé la décision qui s'appuyait sur cet argumentaire ; il était difficile au PNAT de refaire appel après un jugement favorable, ce qui a enfin ouvert la voie à une logique de droit serein. Mais tout cela était postérieur aux événements, comme la levée de leur statut de DPS par le Premier ministre de l'époque après le déport du garde des Sceaux, ancien avocat de l'un des protagonistes.
Cela vient corroborer l'analyse quant à la dimension politique des décisions relatives au statut de DPS. Pour certains, les critères justifiaient le maintien de ce statut quel que soit le parcours carcéral – celui d'Yvan Colonna, d'après nos auditions, était exceptionnel, sans problème ni incident. Les décisions de maintien étaient liées au procès, à la situation judiciaire, ou à l'émoi qu'aurait suscité une éventuelle évasion – alors même que l'administration pénitentiaire jugeait ce risque faible en pratique. Le statut de DPS pour les trois intéressés ne posait de problème que dans la mesure où il empêchait leur transfèrement au centre pénitentiaire de Borgo – et encore : l'instruction dit de privilégier la détention des DPS dans les centrales, non de la systématiser, contrairement à ce que nous ont affirmé certains ; simplement, il aurait fallu un aménagement de sécurité à Borgo pour y permettre la gestion des DPS dans le quartier dédié. Il y a les critères – larges – et il y a eu la gestion des événements.
Il y a bien eu un problème de gestion politique. Comme je l'ai indiqué, Mme Belloubet nous a dit clairement que, pour elle, il n'y avait pas de prisonniers politiques en France, mais que les détenus basques et corses faisaient l'objet d'une considération particulière : elle ne s'occupait pas des 225 DPS, mais ces détenus-là faisaient l'objet d'un traitement particulier, compte tenu des enjeux plus larges qui y étaient liés.
Il faut tirer de cette affaire des conclusions pour l'avenir concernant le statut de DPS – qui concerne un peu plus de 200 détenus sur 70 000 en France : c'est infime. Vous avez connu le problème du non-rapprochement familial : Yvan Colonna n'avait plus vu sa mère depuis quinze ans, il ne voyait pas son fils ; la Corse est une île, à 550 kilomètres d'Arles, il faut plusieurs centaines d'euros pour venir au parloir ; les avocats ont même indiqué qu'il fallait montrer patte blanche deux jours à l'avance. Ne devrait-on pas revoir ce statut ? On parle de sa judiciarisation – ce n'est pas nous qui l'avons évoquée, mais les syndicats de la magistrature devant nous, ainsi que l'ancien Premier ministre Jean Castex, qui a estimé avoir dû prendre une décision lourde dont il aurait mieux valu qu'elle relève d'une instance judiciaire.
Pour ce qui est du passé, un transfèrement aurait empêché le drame. Cela n'emporte pas de responsabilité judiciaire à ce stade, mais justifie que l'on reconnaisse une trajectoire et un ensemble de problèmes.
Vous avez parfaitement raison, monsieur le président. Voilà pourquoi je rappelais que la seule fois où j'ai eu à connaître de la situation de M. Colonna, il y avait d'autres critères rédhibitoires : il était certes DPS, mais aussi sous période de sûreté pour six ou sept ans encore.
Oui, le moment dont je parle était en 2013.
Je suis surprise que des avocats aient du mal à voir leurs clients.
C'était un élément de contexte. C'est une information qui a été donnée à la commission d'enquête.
Cela ne me paraît tout simplement pas légal.
Même les détenus condamnés à la perpétuité sortent un jour, et j'estime qu'il est normal que l'on sorte un jour de prison. On peut me faire tous les procès de la terre ; j'ai la conviction qu'une société doit être capable de réhabiliter et de préparer à revenir en milieu ouvert. Il y a dans ce domaine des échecs, comme dans toutes les affaires humaines : la perfection n'est pas de ce monde.
Oui, il existe des alternatives à la prison. Un député le regrette, mais je suis heureuse de dire ma fierté d'avoir fait adopter la loi du 15 août 2014 qui supprime les peines planchers. Dans une société qui connaît la civilisation et la civilité, on peut considérer les gens non pas de manière automatique, mais en tenant compte de leurs actes, des circonstances dans lesquelles ils les ont commis, de leur personnalité, de leur parcours, de leur état d'esprit. Là aussi, il peut y avoir des échecs. Cela fait partie de notre vie sociale. On n'aura plus besoin de magistrats le jour où on condamnera automatiquement, comme dans tant d'autres domaines – il y a des machines à tous les coins de rue, que l'on actionne sans plus voir personne ni parler à personne.
La surpopulation carcérale est incontestablement un facteur de violence entre détenus et envers les personnels. Il faut combattre la surpopulation en construisant des établissements pénitentiaires si nécessaire, mais aussi, en effet, par des alternatives à l'incarcération. Dans certains contentieux, pour certaines infractions, il est plus utile et efficace pour la société de contraindre une personne à des activités d'intérêt général, à travailler afin d'indemniser la victime pour les dégâts matériels causés, à d'autres choses en tenant compte de sa vie, de son activité professionnelle, de la réalité sociale, que de l'enfermer dans un établissement où il n'y a pas de travail ou d'autres activités. J'avais signé des conventions avec des mairies, des bibliothèques municipales, j'avais noué des partenariats avec des entreprises et des musées pour développer les activités dans les établissements pénitentiaires et y réduire la tension et l'agressivité liées à l'inaction et à la promiscuité : sans excuser personne, quand on sort d'une cellule de 9 mètres carrés où on est enfermé les deux tiers ou les trois quarts du temps avec deux autres détenus, on peut être un peu enragé.
On a parlé récemment de la justice restaurative, à propos de laquelle j'ai reçu toutes sortes d'insultes et d'accusations – qui me revigorent, d'ailleurs !
Madame la ministre, vous avez déjà répondu aux questions que je voulais vous poser. Je m'autorise donc, comme membre assidue de la commission d'enquête, à saisir l'occasion de vous dire que tous les députés présents n'étaient pas là pour faire de votre audition une tribune ou un tribunal.
Nous avons entendu énormément de personnes qui ont chacune, de près ou de loin, une part de responsabilité dans l'état de nos prisons et de nos institutions, et qui sont ainsi un rouage dans le processus qui, ce jour-là, a conduit à la mort d'Yvan Colonna. Cependant, ce que j'ai entendu lors de ces auditions, notamment celle du chef de la mission de lutte contre la radicalisation violente, c'est qu'en France comme un peu partout dans le monde, on en est encore aux balbutiements de la gestion de la radicalisation violente, que beaucoup de pays ne savent pas encore comment aborder le sujet et que la France est regardée avec une grande attention par les États-Unis, par exemple – nous pourrions en être fiers. Les personnels apprennent en chemin, se forment à gérer les personnes radicalisées. Pour que nous en arrivions là, il a déjà fallu poser des premières pierres et c'est à vous que nous le devons : je le salue.
Vous n'êtes pas seule à penser qu'il y a et qu'il doit y avoir une vie après la prison – il aurait dû y avoir une vie après la prison pour M. Colonna. Pourquoi la justice restaurative ne serait-elle pas, en effet, l'une des pistes à explorer ? Elle l'est déjà au sein de nos établissements scolaires, où elle devient petit à petit une norme, notamment dans le traitement des questions de harcèlement ; peut-être est-ce donc par nos enfants que cela passera.
Je remercie Mme la députée de sa confiance et de cette évocation de la justice restaurative, que j'ai introduite dans la loi malgré beaucoup d'hostilité. Je sais quels résultats elle a donnés au Canada, au Danemark, en Norvège. Elle a permis de soutenir les victimes et d'accélérer leur processus de résilience, et beaucoup pesé dans la prise de conscience des auteurs. Je sais que c'est bon pour nous ; il faut donc le faire, même si ça hurle dans bien des endroits.
Pour le reste, en effet, on n'est sûr de rien et on fait au mieux, même si la bonne foi n'est pas une excuse. Début 2015, je me suis exprimée devant le comité antiterroriste de l'Organisation des Nations unies ; les pays étaient très curieux de savoir ce que nous allions faire, car il n'existe pas de livre de recettes. Tous les pays sont plus ou moins désarçonnés. Nous pouvons donc mettre sur la table nos interrogations, nos doutes, nos hésitations afin de construire ensemble la meilleure réponse possible. Les précédentes n'ont pas fonctionné : aux États-Unis, le Patriot Act a donné les résultats que l'on sait, sans rien empêcher.
Je ne prends pas sur moi ce qui a été fait : j'ai eu à mes côtés des directeurs de cabinet, des conseillères et conseillers, des directeurs et directrices d'administrations de très grande qualité, extrêmement impliqués, à tous les niveaux – pénitentiaire, politique pénale, politiques publiques, protection judiciaire de la jeunesse –, tant physiquement que psychologiquement. Il y a eu des moments où c'est moi qui leur demandais de rentrer chez eux, notamment les jeunes pères et mères, entre dix-sept et dix-neuf heures : « dégagez de la Chancellerie, je ne veux pas vous voir ; allez chercher vos enfants, vous reviendrez après si vous voulez ». Lors des attentats, nous campions tous – le cabinet, les directrices et directeurs d'administration – à la Chancellerie. Chacun y a mis de l'ardeur : nous portions ensemble une tragédie pour le pays, les interrogations, la souffrance et notre impuissance face à elle.
Après les attentats de janvier 2015 contre Charlie Hebdo, j'étais en contact avec des veuves ; je les ai appelées et j'ai constaté des hiatus dans le suivi. J'ai donc décidé de revoir la circulaire de prise en charge des victimes. J'ai instauré un dispositif de travail en commun de plusieurs ministères – l'Intérieur, la Santé, les Finances, les Affaires étrangères. J'ai signé le décret – là où il n'existait auparavant qu'une circulaire – le 12 novembre 2015. La nuit du 13, il a été mis en application. J'ai fait ouvrir un centre aux Invalides ; pour les attentats de janvier, il s'agissait d'une cellule de crise, mais on était passé d'une vingtaine de personnes assassinées à 130. Je ne ferai de reproche à personne, mais je salue mes équipes, très mobilisées, très soucieuses d'efficacité et désireuses de tirer profit de l'expérience des uns comme de transmettre la leur aux autres.
La coopération entre nos magistrats a contribué à permettre qu'en quarante-huit heures je signe l'autorisation d'une équipe commune d'enquête. J'ai fait des bilatérales avec tous les ministres de la Justice – j'étais très assidue au Conseil des ministres de l'Union européenne et les magistrats se connaissaient du fait de ces rencontres internationales. En quarante-huit heures, nous avons pu avoir accès aux différents fichiers Ecris (European Criminal Records Information System), donc aux antécédents judiciaires de ceux qui étaient passés par la Belgique, l'Espagne, l'Italie, etc. Toutes ces relations ont amélioré notre efficacité face à cette tragédie.
Pardon si j'ai voulu donner trop de détails.
C'était un moment important pour notre commission. Il y aurait encore tant à dire. Merci, madame la ministre, de vous être rendue disponible pour cet échange qui nourrira nos travaux.
La séance s'achève à dix-huit heures.
Membres présents ou excusés
Présents. – Mme Caroline Abadie, M. Jean-Félix Acquaviva, Mme Ségolène Amiot, M. Romain Baubry, M. Jocelyn Dessigny, M. Laurent Marcangeli, M. Karl Olive, Mme Sandrine Rousseau
Excusé. – M. Sacha Houlié