Commission d'enquête relative aux révélations des uber files : l'ubérisation, son lobbying et ses conséquences

Réunion du jeudi 9 février 2023 à 17h30

Résumé de la réunion

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La réunion

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Jeudi 9 février 2023

La séance est ouverte à 17 heures 40.

(Présidence de M. Frédéric Zgainski, vice-président de la commission)

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Monsieur Ben Ali, je vous souhaite la bienvenue et vous remercie de vous être rendu disponible pour répondre à nos questions.

Nous avons entamé ce matin les travaux de notre commission d'enquête sur les révélations des Uber Files, l'ubérisation, son lobbying et ses conséquences.

Vous le savez, à partir du 10 juillet 2022, plusieurs membres du Consortium international des journalistes d'investigation ont publié ce qu'il est désormais convenu d'appeler les Uber Files. S'appuyant sur 124 000 documents internes à l'entreprise américaine datés de 2013 à 2017, cette enquête a dénoncé un lobbying agressif de la société Uber pour implanter en France, comme dans de nombreux pays, des véhicules de transport avec chauffeur (VTC) venant concurrencer le secteur traditionnel du transport public particulier de personnes (T3P) réservé jusqu'alors aux taxis.

Dans ce contexte, notre commission d'enquête a pour objet, d'une part, d'identifier l'ensemble des actions de lobbying menées par Uber pour s'implanter en France, le rôle des décideurs publics de l'époque et d'émettre des recommandations concernant l'encadrement des relations entre décideurs publics et représentants d'intérêts. Elle a pour ambition, d'autre part, d'évaluer les conséquences économiques, sociales et environnementales du développement du modèle Uber en France, ainsi que les réponses apportées par les décideurs publics en la matière.

Dans la mesure où vous représentez le syndicat INV (Intersyndicale nationale VTC), nous souhaitons connaître votre point de vue sur l'implantation de la société Uber en France, ses méthodes de lobbying, ses conséquences quant à l'évolution du transport public particulier de personnes depuis 2014 et, plus largement, sur le développement du modèle Uber dans l'économie. Cela nous permettra de compléter les informations déjà transmises par le collectif de journalistes à l'origine des Uber Files, ainsi que celles émanant des représentants de la profession des taxis que nous avons déjà entendus.

Je rappelle que cette audition est ouverte à la presse et qu'elle est retransmise en direct sur le site de l'Assemblée nationale.

L'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d'enquête de prêter serment et de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

(M. Brahim Ben Ali prête serment.)

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Brahim Ben Ali, secrétaire général du syndicat national INV

Monsieur le Président, Madame la rapporteure, je vous remercie de me donner l'opportunité de m'exprimer car les affabulations d'Uber n'ont que trop duré.

En 2018, pour faire valoir nos revendications auprès de la société Uber, nous avons créé la structure locale UVH (Union VTC Hauts-de-France), dont j'étais secrétaire général. Par la suite, notre organisation a acquis une dimension nationale, sous le nom de INV, regroupant plusieurs entités ; j'en ai également été nommé secrétaire général. Depuis le succès de nos mobilisations, qui nous ont permis de devenir un contre-pouvoir face à cette plateforme numérique, j'occupe les fonctions de coordinateur européen de plusieurs structures. Je suis également membre d'une organisation mondiale, l' International Alliance of App-based Transport Workers (IAATW), qui regroupe cinquante-six entités.

J'ai travaillé pour Uber comme chauffeur, m'étant laissé berner par l'indépendance promise. Or des liens de subordination sont très vite apparus : impossibilité de refuser des courses, notifications intempestives aux chauffeurs, menaces de déconnexion en cas de période prolongée d'inactivité, tarification imposée et ayant tendance à diminuer chaque année. Au fil du temps, j'ai vu mes camarades se faire déconnecter. Nous avons créé un collectif de chauffeurs à Lille, puis une structure indépendante, afin de faire valoir nos revendications.

À la suite de la création de notre mouvement, nous avons subi des pressions. On nous a laissé entendre que, si nous allions à contre-courant d'Uber, une multinationale puissante, nous risquerions des sanctions. Une personne qui s'est présentée sous le nom de Nadia Chalghoumi et prétendait travailler dans un service de renseignements généraux nous a indiqué avoir des contacts au sein de la police ; elle a essayé de nous intimider, sans succès. J'ai rapporté ces faits à d'autres chauffeurs et mes camarades, solidaires, ont décidé de mener des actions qui ont fait la une de la presse lilloise Dès lors, Uber a changé de stratégie et opéré une tentative de rapprochement. La plateforme sous-entendait que, si nous nous mettions de son côté, nous serions privilégiés et bénéficierions d'une bonne place bien confortable. J'ai demandé ce que cela signifiait mais je n'ai pas eu de réponse.

Les déconnexions subies et abusives – sans préavis ni justification – ont persisté, plaçant nos collègues endettés dans une situation délicate. Nous nous sommes dès lors mobilisés à l'échelon national. J'ai pris la tête d'un mouvement social qui a débuté en novembre 2019 : afin de manifester notre mécontentement, nous avons bloqué tous les bureaux partenaires d'Uber. Notre démarche a porté ses fruits et j'ai été contacté, de manière répétée, par une certaine Élodie Jones, qui souhaitait promouvoir le dialogue social. Mais la possibilité de défendre les 300 chauffeurs déconnectés m'a été refusée, au motif que leur politique américaine ne prévoyait pas de négocier avec les syndicats.

Devant mon refus persistant de leur accorder ma confiance, une certaine Maya Layat m'a donné rendez-vous à Aubervilliers et proposé la somme de 150 euros, sous forme de bonus défiscalisé, en contrepartie de ma participation à une commission gérant la déconnexion et la reconnexion des chauffeurs partenaires d'Uber. Mon adjoint a participé à une commission de ce genre, qui compte quatre personnes favorables à Uber et une seule défendant les intérêts des chauffeurs – c'est d'ailleurs ainsi que fonctionne l'Arpe, l'actuelle autorité des relations sociales des plateformes d'emploi. On m'a ensuite adressé des propositions un peu farfelues, comme celle de bénéficier de courses plus rentables et non référencées dans la plateforme, liées à des contrats avec de grands groupes. Finalement, on m'a clairement dit que j'avais tout intérêt à ne pas m'entêter, faute de quoi je rencontrerais quelques difficultés comme d'autres collègues en ont eues. Non seulement j'ai refusé leur dernière proposition, mais j'ai aussi filmé un échange avec Mme Layat – cette vidéo est disponible sur YouTube –, au cours duquel j'ai demandé à mon interlocutrice de répéter ce qu'elle m'avait dit précédemment. Elle s'est affolée et a quitté les lieux précipitamment.

J'ai continué à recevoir des appels et on m'a menacé de sanctions, alors que mon seul objectif était de défendre les droits des chauffeurs. En 2019, j'ai été déconnecté, au motif que j'aurais harcelé, menacé et pris en otage des salariés d'Uber – la plainte a été classée sans suite. Les forces de l'ordre et un huissier de justice étaient systématiquement appelés sur les lieux les jours de mobilisation. Nous n'avons jamais été violents et nous ne sommes pas responsables du comportement des autres organisations. Nous réclamions davantage de concertation. Suite à ma déconnexion et à celle de mon adjoint, Rachid Laddi, les autres chauffeurs se sont démobilisés, de peur de subir le même sort.

Nous avons continué de dénoncer la politique d'Uber, recevant le soutien de certaines personnes telles que Mark MacGann, qui nous a communiqué certains documents un an avant les révélations des Uber Files. Nous avons ainsi appris qu'Uber faisait systématiquement appel à des agences de communication spécialisées pour ternir notre image sur les réseaux sociaux, au moyen notamment de fake news.

Assez étrangement, il y a deux ans, la directrice générale d'Uber France, Laureline Serieys, a souhaité s'entretenir avec moi pour favoriser le dialogue social. Lors de cette rencontre, organisée à Lille, elle m'a proposé de fumer ensemble le « calumet de la paix » et de collaborer, alors que Bolt déployait une politique tarifaire agressive. J'ai été surpris qu'elle veuille travailler avec un syndicaliste réputé hostile à Uber. Elle m'a proposé d'intégrer l'entreprise en tant que responsable du syndicat le plus représentatif de France, selon l'exemple britannique. J'ai décliné son offre, considérant qu'il n'était pas acceptable de nous qualifier de chauffeurs indépendants alors que nous étions constamment subordonnés. De plus, les personnes décisionnaires se trouvant aux États-Unis, tout dialogue était impossible, ou du moins peu susceptible de conduire à une amélioration de nos conditions de travail. J'ai donc décidé de continuer mon combat devant la justice, d'autant que je soutenais alors le projet de directive européenne en faveur de la présomption de salariat pour les travailleurs des plateformes.

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Sous quel statut juridique avez-vous commencé à travailler pour Uber ? Avez-vous signé un contrat vous liant à la plateforme ? La question des déconnexions y figurait-elle ?

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Brahim Ben Ali, secrétaire général du syndicat national INV

J'ai effectivement signé un contrat électronique avec la société Uber B.V. néerlandaise : les conditions générales d'utilisation de la plateforme ne mentionnaient pas la possibilité de déconnexions abusives et non justifiées. Depuis le 31 janvier 2020, suite à ma déconnexion, les nouvelles conditions générales mentionnent la faculté de mettre fin à une relation commerciale en déconnectant un compte sans justification ni préavis. Auparavant, il était seulement sous-entendu qu'il fallait éviter de dépasser un taux d'annulation de 20 %.

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Les faits que vous décrivez – pressions, intimidations, tentatives de corruption à votre encontre – sont extrêmement graves. Il ressort des Uber files qu'Uber aurait été à l'origine de certaines manifestations visant à faire contrepoids à la colère des chauffeurs et à manipuler l'opinion. Avez-vous d'autres éléments à porter à notre connaissance sur les méthodes utilisées par Uber pour défendre ses intérêts ?

Quel regard portez-vous sur l'Autorité des relations sociales des plateformes d'emploi (Arpe) et sur son président, Bruno Mettling, entendu dans le cadre de la mission Frouin ? Une lecture attentive du rapport remis par cette mission nous fait comprendre que la présomption de salariat et la requalification des chauffeurs de VTC en salariés seraient dans l'intérêt de ces derniers ; or il est bien précisé que cette solution ne correspondait pas à la commande passée par les décideurs publics. Comme par hasard, l'Arpe pousse à l'augmentation du prix des courses, dans un contexte où les revendications tendant à la requalification comme salariés des chauffeurs de VTC se font de plus en plus fortes. Vous avez d'ailleurs remporté un procès important à ce sujet à Lyon. En outre, le Parlement européen a adopté la semaine dernière la directive relative aux travailleurs des plateformes, ouvrant la voie à une présomption de salariat.

Enfin, quel usage Uber fait-il de vos données personnelles ? Avez-vous entrepris des démarches afin d'y accéder ?

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Brahim Ben Ali, secrétaire général du syndicat national INV

Je vous précise que j'ai le statut d'autoentrepreneur.

Le journal La Tribune a publié, le 10 février 2016, un article intitulé « Uber met la main au porte-monnaie pour inciter les chauffeurs à manifester ». Il faisait référence aux agissements d'Alternative mobilité transport (AMT), une association présidée par Joseph François et montée de toutes pièces par Uber pour défendre ses intérêts alors que le député Laurent Grandguillaume planchait sur une régulation du secteur – depuis lors, la loi Grandguillaume a été promulguée mais on ne dispose toujours pas des données nécessaires à la régulation, comme celle du nombre de chauffeurs exerçant au sein des plateformes numériques. Ainsi, Uber n'a pas hésité à payer des personnes pour manifester contre la loi Grandguillaume. Les adhérents de notre syndicat n'ont pas été directement sollicités à cette fin, mais ils ont subi des pressions et des menaces de déconnexion. La plupart d'entre eux ont d'ailleurs été déconnectés à la suite du mouvement social de 2019 : un agent de sécurité nous a informés qu'Uber avait récupéré des enregistrements vidéo afin d'identifier les manifestants. La plateforme aurait agi différemment avec d'autres associations et syndicats, proposant à leurs membres des courses d'un meilleur niveau ou leur faisant des offres à caractère financier, selon des bruits de couloir qui m'ont été relayés par des collègues ayant démissionné de ces organisations. Du reste, de telles pratiques ont cours dans d'autres pays. James Farrar et Yaseen Aslam, du syndicat App drivers and courriers Union (ADCU), sont confrontés aux mêmes difficultés au Royaume-Uni, où des associations et syndicats montés de toutes pièces et financés par Uber font office d'opposition contrôlée ou d'organisations de défense du modèle actuel.

J'en viens à votre question sur l'Arpe. Pendant six mois, nous avons participé à la mission Frouin, qui visait notamment à déterminer s'il fallait considérer les travailleurs des plateformes comme des indépendants ou comme des salariés. Les auditions devaient permettre de répondre à la question suivante : faut-il sauver ou réguler le modèle Uber ? De la seconde option découle le principe de présomption de salariat : la relation de subordination des chauffeurs avec Uber ne saurait en effet être considérée comme équivalente à celle des médecins avec la plateforme Doctolib.

Mme Borne ayant rejeté cette idée, nous avons donc publié une tribune intitulée « Travailleurs des plateformes : Faut-il sauver le soldat Frouin ? » et plaidant pour la présomption de salariat. J'entends, certes, l'argument selon lequel les chauffeurs veulent rester indépendants, mais ils ne le sont pas dans les faits. Trop de conditions leur sont posées, qui s'apparentent à de l'esclavage ; ils sont endettés et ne peuvent vivre de leur profession. En outre, les contrats mentionnent clairement la possibilité d'une déconnexion sans justification ni préavis, ce qui n'est pas compatible avec le statut d'indépendant.

Bruno Mettling, ancien directeur des ressources humaines du groupe Orange, a ensuite proposé de rechercher des solutions avec les syndicats historiques. La mission Mettling, composée de trois personnes – Bruno Mettling, Mathias Dufour et Pauline Trequesser –, visait à créer un rapport de force permettant aux chauffeurs de conserver leur indépendance. Très vite, les discussions se sont orientées dans un sens favorable aux plateformes, au détriment des chauffeurs. Les syndicats se sont opposés à l'instauration d'un système de protection sociale, craignant de se voir imposer un tiers statut, à l'instar de ce qui s'est produit en Angleterre et ailleurs.

C'est alors qu'ont été prises les ordonnances du 21 avril 2021 et du 6 avril 2022. La première déterminait un corps électoral, avec des conditions d'ancienneté ; or la plupart des chauffeurs avaient été déconnectés suite à leur refus d'accepter un lien de subordination ou avaient cessé de travailler avec les plateformes numériques, dans l'attente d'une régulation. Dès lors qu'un chauffeur détenait une carte professionnelle et que sa société était active, pourquoi ne pouvait-il pas être électeur ? En réalité, Uber a choisi ses électeurs. Du reste, nous avons mené une campagne pour inciter les chauffeurs à ne pas voter, dans la mesure où cela aurait nui à leurs intérêts. Bien que toutes les plateformes aient envoyé aux électeurs des notifications intempestives afin de les encourager à prendre part au scrutin, le taux de participation a été très faible.

Plusieurs éléments donnaient l'impression qu'Uber cherchait à créer une autorité qui se positionnerait en sa faveur. M. Bruno Mettling m'a contacté, notamment par SMS, pour me proposer une rencontre et essayer de nous dissuader de poursuivre notre campagne contre le vote. Après mon refus, il m'a proposé d'échanger avec lui autour d'un café : mettant en avant mon statut de poids lourd du VTC, il voulait me proposer de prendre part à une sorte de « table des acteurs ». Je lui ai expliqué qu'au vu de l'ordonnance du 21 avril 2021, nos adhérents ne souhaitaient pas participer, en dépit de son insistance. J'ai alors été contacté, en numéro masqué, par une personne qui m'a appris que Bruno Mettling avait défendu les intérêts d'Uber par l'intermédiaire de son cabinet de conseil Topics. Choqué, j'en ai parlé au président du Collectif des livreurs autonomes de Paris (Clap), Jérôme Pimot, qui m'a expliqué avoir déjà été informé de cette situation par l'un des participants à la mission Frouin – je ne citerai pas son nom, vous pourrez cependant demander à mon collègue de vous le donner s'il le souhaite. Tout le monde était donc au courant, sauf moi – on avait apparemment demandé aux uns et aux autres de ne pas m'informer de cette situation. J'ai alors dénoncé tout cela à L'Humanité. M. Mettling s'est défendu en arguant qu'il n'avait pas été salarié d'Uber – or ce n'était pas ce dont nous l'accusions, puisque nous dénoncions le fait qu'il ait effectué une prestation pour Uber par l'intermédiaire de son cabinet de conseil.

Alors que l'on évoquait un taux minimal de 5 %, les élections ont été validées en dépit d'une participation de 2 %, ce qui témoigne de la forte volonté de mettre en place cette autorité. Celle-ci est aujourd'hui présidée par un individu qui n'est autre que, disons-le clairement, un lobbyiste d'Uber. M. Mettling met en avant sa volonté de dialogue mais il s'est empressé d'instaurer un tarif minimum sans attendre le jugement du conseil de prud'hommes de Lyon, malgré l'opposition du président de l'Association des chauffeurs indépendants lyonnais (Acil), Mehdi Mejeri. On voit bien que tout est biaisé : le tarif minimum a été décidé sans concertation et quasiment imposé aux chauffeurs, qui y étaient majoritairement opposés, grâce à l'appui de structures pro-Uber qui ne représentent presque personne. Rendez-vous compte de la supercherie !

Le président de l'Arpe, qui décide, consulte et dialogue avec les partenaires sociaux, n'a pas déclaré à la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) son activité de lobbying pour le compte d'Uber, enfreignant ainsi la loi « Sapin 2 ». On a donc mis un agent à la solde d'Uber à la tête d'une autorité publique montée de toutes pièces pour éliminer le faisceau d'indices qui permettrait la requalification des chauffeurs par le conseil de prud'hommes – il est très difficile de prouver devant cette juridiction les liens de subordination, du fait des arguments avancés par Uber et repris par l'Arpe.

La directive européenne relative aux travailleurs des plateformes indique clairement que l'existence d'un lien de subordination est caractéristique du salariat et non d'une relation commerciale. La mission Frouin devait aussi aboutir à la présomption de salariat ; elle a néanmoins été mise à l'arrêt, parce que ses conclusions ne plaisaient pas à Mme Borne. Mes rapports expliquant toutes les incohérences trouvées dans les conditions générales d'utilisation d'Uber n'ont jamais fait l'objet de réponse.

Les conditions d'attribution d'une course dépendent intimement des données personnelles que récolte Uber auprès de ses chauffeurs et de ses utilisateurs. Dans un même secteur géographique, certains chauffeurs reçoivent une course par heure et d'autres cinq, en raison du matching opéré par l'application – un utilisateur tatillon sur la propreté est mis en relation avec un chauffeur qui correspond à ses attentes. Les besoins des clients s'en trouvent certes satisfaits, mais cela met en difficulté de nombreux travailleurs auxquels on avait fait croire qu'ils seraient indépendants et que la concurrence ne serait pas malsaine.

Les données sont aussi collectées à des fins de surveillance. Lorsque j'ai interrogé la plateforme Heetch, j'ai été effrayé d'apprendre qu'il y avait des possibilités d'espionnage, c'est-à-dire de savoir quel chauffeur est avec quel client ou quel groupe. Ce système aboutit à une classification des travailleurs, qui les intimide et les conduit à ne plus manifester. Uber utilise aussi ces données pour installer une répression à l'encontre des chauffeurs de sa plateforme. Dans les documents Uber Files, un échange entre des responsables de la société datant de 2015 évoque les bénéfices attendus d'une collecte des données – notamment des contacts des utilisateurs –, bien que cela soit contraire au Règlement général sur la protection des données (RGPD).

Le 25 octobre 2022, la directrice de la politique Europe d'Uber, Mme Zuzana Púčiková, a menti devant la commission de l'emploi et des affaires sociales du Parlement européen, déclarant que son entreprise ne récupérait plus aucune donnée. Le lendemain, j'ai voulu vérifier ses dires sur la plateforme Exodus Privacy et j'ai appris qu'Uber continuait sa collecte. Il suffit d'ailleurs de comprendre le modèle de cette entreprise pour être assuré de la nécessité qu'il y a d'exploiter les données des utilisateurs, ne serait-ce que pour géolocaliser les chauffeurs et fixer un prix pour la course. Quel culot ! Comment croire cette plateforme qui ment pour se dédouaner de ses obligations, notamment celle de protéger notre vie privée ?

Nous avons adressé cinq plaintes à la Commission nationale de l'informatique et des libertés (Cnil). La première porte sur l'impossibilité de récupérer nos données, puisqu'Uber nous a d'abord répondu qu'elles n'existaient pas – elles sont apparues ensuite, et nous sommes difficilement parvenus à en récupérer certaines, mais pas toutes. La deuxième plainte concerne les conditions générales, et plus particulièrement celles qui prévoient la déconnexion sans justification ni préavis ; elles précisent qu'en ce cas l'accès aux données deviendra impossible, ce qui est totalement illégal. Nous sommes de plus obligés – car sans cela nous ne pouvons pas accéder à la plateforme – de signer électroniquement un consentement au transfert ou à la revente de nos données par Uber à des sociétés partenaires. La troisième plainte concerne le transfert de nos données sur les serveurs américains dans le cadre du privacy shield. La quatrième vise, sur le fondement de l'article 22 du RGPD, l'utilisation d'un système entièrement automatisé de déconnexion des comptes, ce qui est illégal puisque seule la déconnexion semi-automatisée est autorisée dans le cas où une main humaine intervient avant la déconnexion effective – ce qu'Uber ne fait pas. La cinquième plainte concerne les données transférées à l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) et à Ipsos sans notre consentement.

Uber viole, de manière générale, toutes les règles du RGPD, et n'est plus aujourd'hui une société de transport mais d'espionnage, qui collecte les données de ses utilisateurs, lesquels pourraient alors faire l'objet d'intimidations si la plateforme récoltait des messages et des courriels compromettants. Je cherche à protéger notre vie privée, celle des utilisateurs et des travailleurs, car tout le monde a le droit à la protection de ses données personnelles. L'absence de régulation laisse à Uber les mains libres pour collecter illégalement des données et exercer un chantage en la matière, ce qui pose un problème majeur.

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Étiez-vous déjà conducteur de VTC avant l'arrivée d'Uber ?

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Brahim Ben Ali, secrétaire général du syndicat national INV

J'ai commencé mon activité en 2016.

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Brahim Ben Ali, secrétaire général du syndicat national INV

J'ai commencé à travailler avec un capacitaire, puis je me suis mis à mon compte, en tant qu'indépendant.

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Quel bilan tirez-vous de la concurrence entre VTC et taxis ?

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Brahim Ben Ali, secrétaire général du syndicat national INV

Cette concurrence est devenue malsaine depuis l'arrivée d'Uber et sa pratique du low cost, rendue possible par la substitution des VTC aux taxis de grande remise à l'initiative d'Hervé Novelli. Cette entreprise a utilisé des habitants des quartiers populaires, à qui elle a fait croire qu'ils seraient leur propre patron et posséderaient une grosse berline. Or la plupart d'entre eux se trouvent encore endettés aujourd'hui, puisqu'à l'époque Uber demandait la fourniture du véhicule par le chauffeur – qui était nécessairement une grosse berline, type Mercedes –, mais l'entreprise se voulait rassurante en indiquant que l'emprunt serait vite amorti. Quant aux taxis, ils se sont malheureusement retrouvés entre le marteau et l'enclume – entre un gouvernement qui ne voulait pas réguler et une plateforme qui revoyait sans cesse les prix à la baisse. On fait croire qu'on écoute les taxis en permettant leur introduction au sein des plateformes numériques : c'est faux.

Ce ne sont pas les VTC qui ternissent l'image d'Uber mais Uber qui ternit sa propre image en ne vérifiant pas le profil de ses chauffeurs. Si l'article 2 de la loi Grandguillaume était réellement appliqué, nous connaîtrions précisément le nombre de chauffeurs en exercice. J'ai récemment dénoncé, sur RMC, l'existence d'un réseau de 8 000 faux chauffeurs munis de cartes professionnelles travaillant chez Uber. Le responsable de ce trafic nous a envoyés bouler, les journalistes et moi, comme des pauvres clowns : il n'aura aucun mal à reconstruire son réseau démantelé. Comment est-ce possible ? On ne fait rien contre cette pratique alors que je risque ma vie tous les jours, en tant que syndicaliste ! On laisse une plateforme utiliser des pauvres malheureux, ces faux chauffeurs qui risquent d'être condamnés par la justice pour exercice illégal de la profession de taxi ! Dans le même temps, certains vrais chauffeurs ne veulent plus être VTC et souhaitent devenir taxis, pour bénéficier d'une réelle indépendance et d'une meilleure rentabilité ; d'autres aimeraient s'accrocher mais sont contraints d'arrêter, endettés jusqu'au cou.

Il faut dire clairement les choses : certains faux chauffeurs ont un casier judiciaire bien rempli, des usagers se font agresser verbalement et physiquement, des femmes se font violer. Uber a banalisé ces violences et traité les victimes de viol de menteuses, jusqu'à ce qu'arrive le mouvement #UberCestOver. Pendant ce temps, de pauvres chauffeurs VTC subissent des amalgames, pour la seule raison que le Gouvernement ne veut pas réguler. La concurrence entre taxis et VTC est donc bien malsaine.

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Vous avez créé une société coopérative d'intérêt collectif (Scic) qui représente, si mes informations sont exactes, 500 chauffeurs privés et qui vise à vous émanciper des plateformes. Votre initiative est soutenue par le département de la Seine-Saint-Denis. Quel est votre modèle économique ? Comment fonctionne votre société coopérative et comment se développe-t-elle ?

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Brahim Ben Ali, secrétaire général du syndicat national INV

Notre but était effectivement de nous émanciper d'Uber et des plateformes numériques, de reprendre le pouvoir. Il s'agissait de prolonger nos mobilisations en créant quelque chose de concret : c'est ainsi qu'est venue l'idée de la « coopérisation » contre l'ubérisation. « Coopériser », c'est mutualiser nos services, travailler ensemble, créer une société avec des valeurs éthiques.

Deux modèles étaient possibles : Jean-Yves Frouin proposait celui de la coopérative d'activité et d'emploi (CAE), tandis que je privilégiais plutôt celui de la Scic, qui permettait de travailler avec les collectivités. À ce propos, le président du département de la Seine-Saint-Denis nous a dit qu'il avait proposé à Uber, à l'époque où la plateforme commençait à se développer et à démarcher des jeunes des quartiers populaires, de se tourner vers le marché des personnes en situation de handicap et des seniors, mais que l'entreprise avait refusé. Ce n'est pas notre cas : nous ne faisons pas de distinction dans le transport des personnes. Dès le début, nous avons donc voulu travailler avec des collectivités, parce que ces dernières avaient des marchés et qu'elles pouvaient nous apporter un soutien financier.

Si nous avons opté pour la Scic, c'est aussi parce que chacun voulait rester indépendant, mais pas au sens des règles d'indépendance imposées par les plateformes numériques. Nous avons donc souhaité créer une démocratie, à rebours du fonctionnement antidémocratique d'Uber dont les décisions étaient toujours unilatérales – malgré nos sollicitations, on nous renvoyait toujours à l'entité Uber San Francisco. Des personnes deviendront sociétaires de la coopérative en achetant des parts sociales : cela leur donnera la possibilité de voter, de choisir l'orientation de la structure et de développer leur entreprise. Elles ne seront pas sous tutelle, comme elles le sont avec les plateformes numériques.

Notre initiative rencontre un réel succès : un nombre croissant de personnes souhaitent rejoindre la coopérative. Aujourd'hui, 5 000 chauffeurs se montrent intéressés mais comment voulez-vous accepter un tel nombre de sociétaires si vous n'avez pas les marchés suffisants ? C'est pourquoi nous essayons de trouver ces derniers et d'obtenir le soutien des collectivités, qui passent elles-mêmes des marchés publics – nous nous sommes d'ailleurs portés candidats à l'attribution du marché de prestations de transport privé dans le cadre des Jeux olympiques.

Tout cela est très difficile pour notre coopérative, principalement parce que la plupart des chauffeurs ne sont formés ni à la gestion d'entreprise, ni au transport de personnes. Je vous rappelle que certains ont obtenu leur carte professionnelle par équivalence ou, pour dire les choses clairement, par la fraude. Nous n'en voulons pas. Nos procédures de vérification durent un mois avant d'accepter un nouveau sociétaire, alors que vous pouvez devenir chauffeur Uber en moins de vingt-quatre heures. Il y a des règles à respecter, celles du code des transports : nous les respectons, Uber ne les respecte pas.

Au sein de notre coopérative, nous voulons aider les chauffeurs à se former et à revenir à l'essence de leur profession, qui est la grande remise. Le transport de personnes est un art : il ne s'agit pas simplement d'accepter une course sur son smartphone. Notre profession, représentée à la chambre de métiers et de l'artisanat (CMA), exige un savoir-faire. La France est très fière de sa baguette mais elle est aussi connue dans le monde pour cette prestation de prestige – un prestige qu'Uber a cassé.

J'ai récemment demandé à mes interlocuteurs au ministère des Transports s'ils utilisaient Uber. La plupart d'entre eux m'ont fait des grimaces, parce qu'ils savent très bien que c'est un service low cost, non sécurisé, et qu'il est rare de tomber sur des chauffeurs professionnels. Certains de ces chauffeurs en ont ras le bol et je les comprends ; ils se demandent pourquoi mettre une chemise, une cravate et un costume alors qu'ils sont si mal payés. Dans notre coopérative, nous voulons donner à nos chauffeurs l'espoir d'avoir un vrai tarif, négocié, et une réelle indépendance. Le but de notre coopérative est donc l'émancipation.

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Quelles seront les règles applicables dans votre coopérative ? En quoi diffèreront-elles de ce qui se fait chez Uber ? Où en est votre projet ? Avez-vous déjà une plateforme de réservation ?

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Brahim Ben Ali, secrétaire général du syndicat national INV

Nous n'avons pas encore notre plateforme de mise en relation mais nous espérons qu'elle pourra voir le jour en septembre 2023. Une plateforme numérique est coûteuse ; or, pour l'instant, nous nous autofinançons. Nous ne percevons aucune subvention. À part une entrée au capital du département de la Seine-Saint-Denis, nous n'avons obtenu aucun soutien.

Nous ne pratiquerons pas les déconnexions abusives d'Uber. Nous avons décidé, par la voie démocratique, la mise en place d'une commission et d'un permis à points. Quand nos chauffeurs auront perdu leurs points, à la suite de manquements ou de remontées négatives de la part des clients, nous les remettrons en formation pour qu'ils voient ce qui ne va pas, comblent leurs lacunes et améliorent leurs prestations. Notre but ne sera pas d'arrêter une activité, sauf en cas d'incidents très graves tels que des agressions verbales ou sexuelles – il faudra alors déconnecter le chauffeur en question. Encore une fois, cependant, je vous rappelle le principe de la présomption d'innocence. Nous ne serons pas là pour mener une enquête ou rendre la justice : nous attendrons qu'une plainte soit déposée et qu'une décision soit rendue par un juge.

Ces principes ont été décidés par les sociétaires, par un vote, selon une procédure démocratique. Je ne suis pas propriétaire de l'entreprise – en réalité, tous les sociétaires le sont. Je suis PDG, mais ma mission peut prendre fin à tout moment. D'ailleurs, je n'occupe ce poste que parce qu'on m'a un peu forcé la main, au motif qu'il n'y avait personne pour monter une telle coopérative, que la démarche était très difficile et que les soutiens manquaient. En tant que PDG, je ne suis pas obligé de solliciter le vote des sociétaires à chaque fois que je mets quelque chose en place mais nous avons choisi de prendre les décisions ensemble, parce que cela permet aux chauffeurs de contribuer au fonctionnement de la coopérative.

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Votre modèle de coopérative permet aux sociétaires de codéfinir la politique tarifaire. Néanmoins, le secteur des T3P est réglementé et, selon la législation en vigueur – qui n'est malheureusement pas respectée –, la maraude électronique est réservée aux taxis. Exercerez-vous donc sur la base de réservations préalables ?

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Brahim Ben Ali, secrétaire général du syndicat national INV

Comme l'indique notre site internet, nous fonctionnerons selon un modèle de réservation et de mise à disposition. Nous revenons donc à l'essence de notre profession. Ce modèle, qui ne s'apparente pas du tout à celui de la plateforme Uber, est tout à fait viable : c'est d'ailleurs ainsi que travaillent aujourd'hui des groupes de chauffeurs qui s'organisent sur les réseaux sociaux. Nous respectons scrupuleusement la loi. Je rappelle d'ailleurs que la loi Thévenoud impose un délai minimal de quinze minutes entre la réservation du véhicule et la prise en charge du client et qu'elle réserve aux taxis le droit de marauder. Or les plateformes numériques encouragent encore la maraude numérique. Certains chauffeurs ne savent pas de quoi il s'agit et se font sanctionner – je le vois à la commission disciplinaire des T3P de Lille, dont je suis membre. D'autres m'expliquent qu'ils reçoivent une notification d'Uber leur demandant de se rendre à telle heure à tel endroit, à l'occasion de la Fashion week, d'une panne de métro ou de tout autre événement. Il s'agit là d'une incitation à la maraude électronique, une pratique condamnable que je ne cesse de dénoncer auprès du ministère des Transports.

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Je vous remercie de votre réponse précise. Il est important de rappeler que les pratiques illégales d'Uber vont au-delà de la seule application UberPop.

Je reviens sur la question de l'Arpe. Dans quelles conditions a-t-elle été créée ? Mme Élisabeth Borne, alors ministre du travail entre 2020 et 2022, a-t-elle attendu les conclusions de la mission Frouin ? Je vois en effet un certain paradoxe : la mise en place d'une autorité de régulation a été présentée comme une conséquence de la mission Frouin mais j'ai l'impression que cette dernière s'orientait plutôt vers des conclusions différentes. Certaines personnalités sont-elles intervenues ?

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Brahim Ben Ali, secrétaire général du syndicat national INV

Selon certains bruits de couloirs, la mission Frouin n'allait pas dans le sens des attentes de Mme Borne ; c'est pourquoi nous avons publié une tribune intitulée « Travailleurs des plateformes : Faut-il sauver le soldat Frouin ? ». Ses conclusions ont d'ailleurs été très vite balayées par la ministre, qui ne voulait pas du tout d'une présomption de salariat et qui voyait même le modèle des CAE comme un danger. Des forces se sont alors organisées et un nom a émergé, celui de Bruno Mettling, que je ne connaissais pas jusque-là. Tout a été balayé en moins de quinze jours !

Effectivement, les autorités n'ont pas attendu le rapport de la mission Frouin pour se mobiliser et évoquer une autre direction à prendre. À la remise du rapport, les choses ont empiré, et le fameux Bruno Mettling est apparu en moins d'un mois. J'ai appris par la suite que ce monsieur défendait les intérêts de la plateforme Uber dans le cadre de la mission Frouin. Comment un tel personnage a-t-il pu se trouver à la tête d'une autorité sociale alors qu'il appartenait au camp d'en face ? Comment celui qui a défendu les intérêts d'Uber a-t-il pu être nommé médiateur ?

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D'autres personnalités ont-elles joué un rôle ? Des think tanks ont-ils été sollicités ?

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Brahim Ben Ali, secrétaire général du syndicat national INV

Je n'ai malheureusement pas d'autre nom à vous donner. Je sais simplement qu'Odile Chagny était agacée que l'on cherche à aller dans une autre direction que celle tracée par les travaux de la mission Frouin, dont elle était membre. Elle a essayé de monter une solution de secours et s'est battue jusqu'au bout pour que les chauffeurs puissent rester de réels indépendants.

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Quelles sont les responsabilités respectives de la plateforme et du chauffeur en matière de règlement de la TVA ? De manière plus générale, comment le modèle fonctionne-t-il d'un point de vue fiscal ? Quelles sont les conséquences de l'ubérisation pour les caisses de l'État français ? Avez-vous quelque chose à dire au sujet de l'évasion fiscale, un problème que nous avons évoqué tout à l'heure lors de l'audition du consortium de journalistes ?

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Nous avons parlé tout à l'heure d'optimisation fiscale.

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Brahim Ben Ali, secrétaire général du syndicat national INV

En 2017, la Cour de justice de l'Union européenne a rendu l'arrêt Elite Taxi, dans lequel elle qualifie Uber de société de transport et non de plateforme d'intermédiation. Dès lors, les États membres ont tout loisir de faire de même. La France n'est pas allée dans ce sens, elle continue donc de considérer Uber comme une plateforme d'intermédiation. Beaucoup de chauffeurs ne comprennent pas cette position. Ils sont subordonnés à Uber et ne décident de rien : pourquoi doivent-ils payer une TVA sur la commission d'Uber ? Certes, ils ont donné à la plateforme l'autorisation de facturer au nom de leur société ; cependant, ils pensaient alors qu'Uber se comporterait comme Doctolib et limiterait son intervention à la mise en relation entre le client et le chauffeur, lequel resterait maître de son prix. En réalité, Uber impose les règles et prélève une commission de 25 % sur le prix des courses ; cela signifie que pour une course à 10 euros, je perçois 7,50 euros et Uber 2,50 euros – sauf que je dois acquitter moi-même la TVA, y compris sur ces 2,50 euros prélevés par Uber. Je rappelle qu'un autoentrepreneur est assujetti à la TVA au-delà d'un chiffre d'affaires de 36 800 euros et que toute société doit s'acquitter de la TVA sur le brut, et non sur le net perçu. Or la Cour de cassation a jugé, dans un arrêt du 4 mars 2020, que le chauffeur n'est pas un indépendant mais qu'il est présumé salarié. Si tel est vraiment le cas, il ne doit même pas payer de TVA, que ce soit sur les 25 % revenant à Uber ou sur la totalité du prix de la course ! Un arrêt de la Cour de cassation du 25 janvier 2023 est d'ailleurs venu confirmer cette jurisprudence, tandis qu'une directive européenne en cours de discussion va dans le même sens puisqu'elle instaure une présomption de salariat.

Uber B.V. Amsterdam répondra cependant que le siège social de la plateforme en France ne s'occupe pas de ces questions fiscales et que c'est aux chauffeurs d'autoliquider la TVA. Autrement dit, nous devrons payer la TVA sur l'intégralité du prix des courses et déclarer tout cela au centre des impôts. Certains agents du fisc, connaissant nos conditions de travail et nos relations avec Uber, nous demanderont de déclarer le net perçu, sans la commission d'Uber ; d'autres se référeront à la loi et exigeront que nous déclarions l'intégralité de la somme facturée au client. Il y a là un manque à gagner non seulement pour les chauffeurs, mais aussi pour l'État : si Uber ne paie pas cette TVA, qui la paiera ?

Pour sortir de ce dilemme, nous avons saisi un avocat fiscaliste afin d'obtenir le remboursement de l'intégralité de la TVA indûment collectée par les chauffeurs. Je félicite mes camarades lillois ainsi que mes collègues lyonnais, qui ont obtenu une décision historique : le conseil des prud'hommes de Lyon s'est réellement mouillé dans cette affaire. Vous me répondrez peut-être que la cour d'appel doit encore statuer, mais au vu de tous les éléments qui prouvent que les chauffeurs sont salariés et non indépendants, je ne suis pas très inquiet. En revanche, je suis scandalisé par la tournure des événements au conseil des prud'hommes de Paris, où les procédures sont interminables.

C'est donc à de l'optimisation fiscale que s'adonne Uber. Au vu du chiffre d'affaires réalisé par la plateforme, le montant de ses impôts – 1,6 million d'euros – est scandaleux. Avant le Brexit, Paris était le deuxième plus grand marché de l'Union européenne pour les transports publics particuliers de personnes : Uber réalisait en Île-de-France 2,6 millions de trajets par semaine. Ce chiffre, que nous ont communiqué des sources internes à Uber, doit être encore plus élevé aujourd'hui. Quant à Heetch, il réalise en région parisienne 450 000 à 750 000 trajets par semaine – Teddy Pellerin a fait preuve de transparence, on voit là toute la différence entre une plateforme française et une plateforme américaine. Je lance l'alerte : il y a de l'optimisation fiscale à gogo. J'ai l'impression que nous avons passé à la trappe les obligations fiscales d'Uber, au motif que cela ferait baisser la courbe du chômage.

Enfin, je tiens à témoigner sur le fait que certains de mes collègues sont morts très jeunes. Je veux rendre hommage à Samir, un camarade cher à mon cœur, décédé d'une crise cardiaque. Il s'était plaint à son médecin, à qui il avait décrit ses conditions de travail chez Uber. Il disait qu'il était fatigué, malade, et qu'il ne se reposait pas assez. Rentrant chez lui, il a ressenti une douleur à la poitrine et il est mort. Je veux aussi vous parler de Mohammed, qui se levait le matin après s'être reposé deux ou trois heures à peine. Il reprenait le boulot parce qu'il n'avait pas le choix, ses créanciers n'attendaient pas ! Il s'est fait écraser par un camion du côté de Disneyland, à Marne-la-Vallée. Je vous parlerai aussi de Serge, à Toulouse, qui est mort d'un AVC – il se trouvait malheureusement seul à bord de son véhicule et n'a pas pu appeler les secours. Il y a tant de personnes qui meurent en exerçant cette profession… Doit-on en vivre ou en mourir ? Telle est la question.

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Il est très difficile de reprendre la parole après ce témoignage. Les disparitions douloureuses que vous avez évoquées illustrent les terribles conditions de travail et la pénibilité induites par ce système de l'ubérisation.

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Après avoir travaillé pour Uber et d'autres plateformes, vous essayez maintenant de monter votre coopérative : c'est donc que vous croyez à la possibilité de développer une activité économique dans le domaine des transports. Comment bâtir un modèle plus équitable ?

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Brahim Ben Ali, secrétaire général du syndicat national INV

Notre coopérative n'a pas l'ambition de concurrencer Uber ni les autres plateformes. Cependant, si elle fait face à des sociétés qui n'assument pas leurs obligations fiscales, sociales et patronales, qui ne respectent pas les règles du code des transports, comment pourra-t-elle être un modèle viable ? Les plateformes doivent être régulées. Prenons l'exemple d'Uber et de ses chauffeurs VTC.

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En dehors d'Uber, existe-t-il un modèle plus équitable ?

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Brahim Ben Ali, secrétaire général du syndicat national INV

Parlons aussi de Bolt et des autres plateformes, qui copient le même modèle – je dis toujours qu'il faut discipliner le père et les fils. Le problème est toujours le même : ces plateformes ne sont pas soumises aux mêmes règles que nous. Elles exploitent des VTC mais, contrairement à nous, ne sont pas enregistrées au registre des VTC. Elles peuvent créer des prix low cost ; si je fais la même chose dans ma coopérative, on me répondra que c'est interdit. Je déplore un manque de soutien de la part du Gouvernement, qui est censé défendre les sociétés françaises avant de promouvoir des sociétés américaines. Y a-t-il une réelle volonté de voir émerger des coopératives françaises dont le but est de construire un modèle vertueux ? Je n'en ai pas l'impression. Nous nous trouvons seuls face à d'innombrables obstacles, mais nous ferons tout pour les franchir.

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Je vous remercie pour l'ensemble des informations que vous nous avez apportées, ainsi que pour votre témoignage très touchant.

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Brahim Ben Ali, secrétaire général du syndicat national INV

C'est moi qui vous remercie d'avoir écouté notre histoire. Elle ne se termine pas là. Nous espérons recevoir un réel soutien afin que les choses avancent.

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Il est possible que la commission d'enquête revienne vers vous pour vous poser quelques questions complémentaires. De la même manière, si vous souhaitez, à un moment donné, porter d'autres informations à notre connaissance, il ne faudra pas hésiter. Vous pouvez aussi suggérer à notre commission d'enquête d'entendre certaines personnes.

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Brahim Ben Ali, secrétaire général du syndicat national INV

Les Uber Files montrent que des sommes astronomiques ont été versées à des cabinets de conseil pour des prestations de lobbying. Il me paraît très important de savoir à quoi correspondent réellement ces montants, qui en a bénéficié et pour quel type de conseils. Certains noms ont été révélés récemment : j'espère que ces personnes vont devoir s'expliquer. Pour ma part, je me tiens à votre disposition pour compléter mes réponses ou vous suggérer des noms de personnes à convoquer.

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Brahim Ben Ali, secrétaire général du syndicat national INV

Tout à fait, madame la rapporteure.

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Y a-t-il des personnes sur lesquelles vous voudriez appeler notre attention ?

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Brahim Ben Ali, secrétaire général du syndicat national INV

Nous avons des montants mais malheureusement pas les noms correspondants – si nous les avions, cela ferait un moment que je vous les aurais donnés ! Nous savons que 2,8 millions d'euros ont été consacrés à des dépenses de lobbying en moins de huit mois, pendant une période bien définie qui correspond, comme par hasard, au moment où il s'agissait de réguler les plateformes numériques.

La séance s'achève à 19 heures.

Membres présents ou excusés

Présents. - Mme Danielle Simonnet, M. Frédéric Zgainski

Excusés. - Mme Aurore Bergé, M. Benjamin Haddad, M. Alexis Izard, Mme Amélia Lakrafi, M. Olivier Marleix, Mme Valérie Rabault, M. Charles Sitzenstuhl