Intervention de Brahim Ben Ali

Réunion du jeudi 9 février 2023 à 17h30
Commission d'enquête relative aux révélations des uber files : l'ubérisation, son lobbying et ses conséquences

Brahim Ben Ali, secrétaire général du syndicat national INV :

Je vous précise que j'ai le statut d'autoentrepreneur.

Le journal La Tribune a publié, le 10 février 2016, un article intitulé « Uber met la main au porte-monnaie pour inciter les chauffeurs à manifester ». Il faisait référence aux agissements d'Alternative mobilité transport (AMT), une association présidée par Joseph François et montée de toutes pièces par Uber pour défendre ses intérêts alors que le député Laurent Grandguillaume planchait sur une régulation du secteur – depuis lors, la loi Grandguillaume a été promulguée mais on ne dispose toujours pas des données nécessaires à la régulation, comme celle du nombre de chauffeurs exerçant au sein des plateformes numériques. Ainsi, Uber n'a pas hésité à payer des personnes pour manifester contre la loi Grandguillaume. Les adhérents de notre syndicat n'ont pas été directement sollicités à cette fin, mais ils ont subi des pressions et des menaces de déconnexion. La plupart d'entre eux ont d'ailleurs été déconnectés à la suite du mouvement social de 2019 : un agent de sécurité nous a informés qu'Uber avait récupéré des enregistrements vidéo afin d'identifier les manifestants. La plateforme aurait agi différemment avec d'autres associations et syndicats, proposant à leurs membres des courses d'un meilleur niveau ou leur faisant des offres à caractère financier, selon des bruits de couloir qui m'ont été relayés par des collègues ayant démissionné de ces organisations. Du reste, de telles pratiques ont cours dans d'autres pays. James Farrar et Yaseen Aslam, du syndicat App drivers and courriers Union (ADCU), sont confrontés aux mêmes difficultés au Royaume-Uni, où des associations et syndicats montés de toutes pièces et financés par Uber font office d'opposition contrôlée ou d'organisations de défense du modèle actuel.

J'en viens à votre question sur l'Arpe. Pendant six mois, nous avons participé à la mission Frouin, qui visait notamment à déterminer s'il fallait considérer les travailleurs des plateformes comme des indépendants ou comme des salariés. Les auditions devaient permettre de répondre à la question suivante : faut-il sauver ou réguler le modèle Uber ? De la seconde option découle le principe de présomption de salariat : la relation de subordination des chauffeurs avec Uber ne saurait en effet être considérée comme équivalente à celle des médecins avec la plateforme Doctolib.

Mme Borne ayant rejeté cette idée, nous avons donc publié une tribune intitulée « Travailleurs des plateformes : Faut-il sauver le soldat Frouin ? » et plaidant pour la présomption de salariat. J'entends, certes, l'argument selon lequel les chauffeurs veulent rester indépendants, mais ils ne le sont pas dans les faits. Trop de conditions leur sont posées, qui s'apparentent à de l'esclavage ; ils sont endettés et ne peuvent vivre de leur profession. En outre, les contrats mentionnent clairement la possibilité d'une déconnexion sans justification ni préavis, ce qui n'est pas compatible avec le statut d'indépendant.

Bruno Mettling, ancien directeur des ressources humaines du groupe Orange, a ensuite proposé de rechercher des solutions avec les syndicats historiques. La mission Mettling, composée de trois personnes – Bruno Mettling, Mathias Dufour et Pauline Trequesser –, visait à créer un rapport de force permettant aux chauffeurs de conserver leur indépendance. Très vite, les discussions se sont orientées dans un sens favorable aux plateformes, au détriment des chauffeurs. Les syndicats se sont opposés à l'instauration d'un système de protection sociale, craignant de se voir imposer un tiers statut, à l'instar de ce qui s'est produit en Angleterre et ailleurs.

C'est alors qu'ont été prises les ordonnances du 21 avril 2021 et du 6 avril 2022. La première déterminait un corps électoral, avec des conditions d'ancienneté ; or la plupart des chauffeurs avaient été déconnectés suite à leur refus d'accepter un lien de subordination ou avaient cessé de travailler avec les plateformes numériques, dans l'attente d'une régulation. Dès lors qu'un chauffeur détenait une carte professionnelle et que sa société était active, pourquoi ne pouvait-il pas être électeur ? En réalité, Uber a choisi ses électeurs. Du reste, nous avons mené une campagne pour inciter les chauffeurs à ne pas voter, dans la mesure où cela aurait nui à leurs intérêts. Bien que toutes les plateformes aient envoyé aux électeurs des notifications intempestives afin de les encourager à prendre part au scrutin, le taux de participation a été très faible.

Plusieurs éléments donnaient l'impression qu'Uber cherchait à créer une autorité qui se positionnerait en sa faveur. M. Bruno Mettling m'a contacté, notamment par SMS, pour me proposer une rencontre et essayer de nous dissuader de poursuivre notre campagne contre le vote. Après mon refus, il m'a proposé d'échanger avec lui autour d'un café : mettant en avant mon statut de poids lourd du VTC, il voulait me proposer de prendre part à une sorte de « table des acteurs ». Je lui ai expliqué qu'au vu de l'ordonnance du 21 avril 2021, nos adhérents ne souhaitaient pas participer, en dépit de son insistance. J'ai alors été contacté, en numéro masqué, par une personne qui m'a appris que Bruno Mettling avait défendu les intérêts d'Uber par l'intermédiaire de son cabinet de conseil Topics. Choqué, j'en ai parlé au président du Collectif des livreurs autonomes de Paris (Clap), Jérôme Pimot, qui m'a expliqué avoir déjà été informé de cette situation par l'un des participants à la mission Frouin – je ne citerai pas son nom, vous pourrez cependant demander à mon collègue de vous le donner s'il le souhaite. Tout le monde était donc au courant, sauf moi – on avait apparemment demandé aux uns et aux autres de ne pas m'informer de cette situation. J'ai alors dénoncé tout cela à L'Humanité. M. Mettling s'est défendu en arguant qu'il n'avait pas été salarié d'Uber – or ce n'était pas ce dont nous l'accusions, puisque nous dénoncions le fait qu'il ait effectué une prestation pour Uber par l'intermédiaire de son cabinet de conseil.

Alors que l'on évoquait un taux minimal de 5 %, les élections ont été validées en dépit d'une participation de 2 %, ce qui témoigne de la forte volonté de mettre en place cette autorité. Celle-ci est aujourd'hui présidée par un individu qui n'est autre que, disons-le clairement, un lobbyiste d'Uber. M. Mettling met en avant sa volonté de dialogue mais il s'est empressé d'instaurer un tarif minimum sans attendre le jugement du conseil de prud'hommes de Lyon, malgré l'opposition du président de l'Association des chauffeurs indépendants lyonnais (Acil), Mehdi Mejeri. On voit bien que tout est biaisé : le tarif minimum a été décidé sans concertation et quasiment imposé aux chauffeurs, qui y étaient majoritairement opposés, grâce à l'appui de structures pro-Uber qui ne représentent presque personne. Rendez-vous compte de la supercherie !

Le président de l'Arpe, qui décide, consulte et dialogue avec les partenaires sociaux, n'a pas déclaré à la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) son activité de lobbying pour le compte d'Uber, enfreignant ainsi la loi « Sapin 2 ». On a donc mis un agent à la solde d'Uber à la tête d'une autorité publique montée de toutes pièces pour éliminer le faisceau d'indices qui permettrait la requalification des chauffeurs par le conseil de prud'hommes – il est très difficile de prouver devant cette juridiction les liens de subordination, du fait des arguments avancés par Uber et repris par l'Arpe.

La directive européenne relative aux travailleurs des plateformes indique clairement que l'existence d'un lien de subordination est caractéristique du salariat et non d'une relation commerciale. La mission Frouin devait aussi aboutir à la présomption de salariat ; elle a néanmoins été mise à l'arrêt, parce que ses conclusions ne plaisaient pas à Mme Borne. Mes rapports expliquant toutes les incohérences trouvées dans les conditions générales d'utilisation d'Uber n'ont jamais fait l'objet de réponse.

Les conditions d'attribution d'une course dépendent intimement des données personnelles que récolte Uber auprès de ses chauffeurs et de ses utilisateurs. Dans un même secteur géographique, certains chauffeurs reçoivent une course par heure et d'autres cinq, en raison du matching opéré par l'application – un utilisateur tatillon sur la propreté est mis en relation avec un chauffeur qui correspond à ses attentes. Les besoins des clients s'en trouvent certes satisfaits, mais cela met en difficulté de nombreux travailleurs auxquels on avait fait croire qu'ils seraient indépendants et que la concurrence ne serait pas malsaine.

Les données sont aussi collectées à des fins de surveillance. Lorsque j'ai interrogé la plateforme Heetch, j'ai été effrayé d'apprendre qu'il y avait des possibilités d'espionnage, c'est-à-dire de savoir quel chauffeur est avec quel client ou quel groupe. Ce système aboutit à une classification des travailleurs, qui les intimide et les conduit à ne plus manifester. Uber utilise aussi ces données pour installer une répression à l'encontre des chauffeurs de sa plateforme. Dans les documents Uber Files, un échange entre des responsables de la société datant de 2015 évoque les bénéfices attendus d'une collecte des données – notamment des contacts des utilisateurs –, bien que cela soit contraire au Règlement général sur la protection des données (RGPD).

Le 25 octobre 2022, la directrice de la politique Europe d'Uber, Mme Zuzana Púčiková, a menti devant la commission de l'emploi et des affaires sociales du Parlement européen, déclarant que son entreprise ne récupérait plus aucune donnée. Le lendemain, j'ai voulu vérifier ses dires sur la plateforme Exodus Privacy et j'ai appris qu'Uber continuait sa collecte. Il suffit d'ailleurs de comprendre le modèle de cette entreprise pour être assuré de la nécessité qu'il y a d'exploiter les données des utilisateurs, ne serait-ce que pour géolocaliser les chauffeurs et fixer un prix pour la course. Quel culot ! Comment croire cette plateforme qui ment pour se dédouaner de ses obligations, notamment celle de protéger notre vie privée ?

Nous avons adressé cinq plaintes à la Commission nationale de l'informatique et des libertés (Cnil). La première porte sur l'impossibilité de récupérer nos données, puisqu'Uber nous a d'abord répondu qu'elles n'existaient pas – elles sont apparues ensuite, et nous sommes difficilement parvenus à en récupérer certaines, mais pas toutes. La deuxième plainte concerne les conditions générales, et plus particulièrement celles qui prévoient la déconnexion sans justification ni préavis ; elles précisent qu'en ce cas l'accès aux données deviendra impossible, ce qui est totalement illégal. Nous sommes de plus obligés – car sans cela nous ne pouvons pas accéder à la plateforme – de signer électroniquement un consentement au transfert ou à la revente de nos données par Uber à des sociétés partenaires. La troisième plainte concerne le transfert de nos données sur les serveurs américains dans le cadre du privacy shield. La quatrième vise, sur le fondement de l'article 22 du RGPD, l'utilisation d'un système entièrement automatisé de déconnexion des comptes, ce qui est illégal puisque seule la déconnexion semi-automatisée est autorisée dans le cas où une main humaine intervient avant la déconnexion effective – ce qu'Uber ne fait pas. La cinquième plainte concerne les données transférées à l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) et à Ipsos sans notre consentement.

Uber viole, de manière générale, toutes les règles du RGPD, et n'est plus aujourd'hui une société de transport mais d'espionnage, qui collecte les données de ses utilisateurs, lesquels pourraient alors faire l'objet d'intimidations si la plateforme récoltait des messages et des courriels compromettants. Je cherche à protéger notre vie privée, celle des utilisateurs et des travailleurs, car tout le monde a le droit à la protection de ses données personnelles. L'absence de régulation laisse à Uber les mains libres pour collecter illégalement des données et exercer un chantage en la matière, ce qui pose un problème majeur.

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