Intervention de Brahim Ben Ali

Réunion du jeudi 9 février 2023 à 17h30
Commission d'enquête relative aux révélations des uber files : l'ubérisation, son lobbying et ses conséquences

Brahim Ben Ali, secrétaire général du syndicat national INV :

Monsieur le Président, Madame la rapporteure, je vous remercie de me donner l'opportunité de m'exprimer car les affabulations d'Uber n'ont que trop duré.

En 2018, pour faire valoir nos revendications auprès de la société Uber, nous avons créé la structure locale UVH (Union VTC Hauts-de-France), dont j'étais secrétaire général. Par la suite, notre organisation a acquis une dimension nationale, sous le nom de INV, regroupant plusieurs entités ; j'en ai également été nommé secrétaire général. Depuis le succès de nos mobilisations, qui nous ont permis de devenir un contre-pouvoir face à cette plateforme numérique, j'occupe les fonctions de coordinateur européen de plusieurs structures. Je suis également membre d'une organisation mondiale, l' International Alliance of App-based Transport Workers (IAATW), qui regroupe cinquante-six entités.

J'ai travaillé pour Uber comme chauffeur, m'étant laissé berner par l'indépendance promise. Or des liens de subordination sont très vite apparus : impossibilité de refuser des courses, notifications intempestives aux chauffeurs, menaces de déconnexion en cas de période prolongée d'inactivité, tarification imposée et ayant tendance à diminuer chaque année. Au fil du temps, j'ai vu mes camarades se faire déconnecter. Nous avons créé un collectif de chauffeurs à Lille, puis une structure indépendante, afin de faire valoir nos revendications.

À la suite de la création de notre mouvement, nous avons subi des pressions. On nous a laissé entendre que, si nous allions à contre-courant d'Uber, une multinationale puissante, nous risquerions des sanctions. Une personne qui s'est présentée sous le nom de Nadia Chalghoumi et prétendait travailler dans un service de renseignements généraux nous a indiqué avoir des contacts au sein de la police ; elle a essayé de nous intimider, sans succès. J'ai rapporté ces faits à d'autres chauffeurs et mes camarades, solidaires, ont décidé de mener des actions qui ont fait la une de la presse lilloise Dès lors, Uber a changé de stratégie et opéré une tentative de rapprochement. La plateforme sous-entendait que, si nous nous mettions de son côté, nous serions privilégiés et bénéficierions d'une bonne place bien confortable. J'ai demandé ce que cela signifiait mais je n'ai pas eu de réponse.

Les déconnexions subies et abusives – sans préavis ni justification – ont persisté, plaçant nos collègues endettés dans une situation délicate. Nous nous sommes dès lors mobilisés à l'échelon national. J'ai pris la tête d'un mouvement social qui a débuté en novembre 2019 : afin de manifester notre mécontentement, nous avons bloqué tous les bureaux partenaires d'Uber. Notre démarche a porté ses fruits et j'ai été contacté, de manière répétée, par une certaine Élodie Jones, qui souhaitait promouvoir le dialogue social. Mais la possibilité de défendre les 300 chauffeurs déconnectés m'a été refusée, au motif que leur politique américaine ne prévoyait pas de négocier avec les syndicats.

Devant mon refus persistant de leur accorder ma confiance, une certaine Maya Layat m'a donné rendez-vous à Aubervilliers et proposé la somme de 150 euros, sous forme de bonus défiscalisé, en contrepartie de ma participation à une commission gérant la déconnexion et la reconnexion des chauffeurs partenaires d'Uber. Mon adjoint a participé à une commission de ce genre, qui compte quatre personnes favorables à Uber et une seule défendant les intérêts des chauffeurs – c'est d'ailleurs ainsi que fonctionne l'Arpe, l'actuelle autorité des relations sociales des plateformes d'emploi. On m'a ensuite adressé des propositions un peu farfelues, comme celle de bénéficier de courses plus rentables et non référencées dans la plateforme, liées à des contrats avec de grands groupes. Finalement, on m'a clairement dit que j'avais tout intérêt à ne pas m'entêter, faute de quoi je rencontrerais quelques difficultés comme d'autres collègues en ont eues. Non seulement j'ai refusé leur dernière proposition, mais j'ai aussi filmé un échange avec Mme Layat – cette vidéo est disponible sur YouTube –, au cours duquel j'ai demandé à mon interlocutrice de répéter ce qu'elle m'avait dit précédemment. Elle s'est affolée et a quitté les lieux précipitamment.

J'ai continué à recevoir des appels et on m'a menacé de sanctions, alors que mon seul objectif était de défendre les droits des chauffeurs. En 2019, j'ai été déconnecté, au motif que j'aurais harcelé, menacé et pris en otage des salariés d'Uber – la plainte a été classée sans suite. Les forces de l'ordre et un huissier de justice étaient systématiquement appelés sur les lieux les jours de mobilisation. Nous n'avons jamais été violents et nous ne sommes pas responsables du comportement des autres organisations. Nous réclamions davantage de concertation. Suite à ma déconnexion et à celle de mon adjoint, Rachid Laddi, les autres chauffeurs se sont démobilisés, de peur de subir le même sort.

Nous avons continué de dénoncer la politique d'Uber, recevant le soutien de certaines personnes telles que Mark MacGann, qui nous a communiqué certains documents un an avant les révélations des Uber Files. Nous avons ainsi appris qu'Uber faisait systématiquement appel à des agences de communication spécialisées pour ternir notre image sur les réseaux sociaux, au moyen notamment de fake news.

Assez étrangement, il y a deux ans, la directrice générale d'Uber France, Laureline Serieys, a souhaité s'entretenir avec moi pour favoriser le dialogue social. Lors de cette rencontre, organisée à Lille, elle m'a proposé de fumer ensemble le « calumet de la paix » et de collaborer, alors que Bolt déployait une politique tarifaire agressive. J'ai été surpris qu'elle veuille travailler avec un syndicaliste réputé hostile à Uber. Elle m'a proposé d'intégrer l'entreprise en tant que responsable du syndicat le plus représentatif de France, selon l'exemple britannique. J'ai décliné son offre, considérant qu'il n'était pas acceptable de nous qualifier de chauffeurs indépendants alors que nous étions constamment subordonnés. De plus, les personnes décisionnaires se trouvant aux États-Unis, tout dialogue était impossible, ou du moins peu susceptible de conduire à une amélioration de nos conditions de travail. J'ai donc décidé de continuer mon combat devant la justice, d'autant que je soutenais alors le projet de directive européenne en faveur de la présomption de salariat pour les travailleurs des plateformes.

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