La séance est ouverte à 13 heures 35.
Présidence de Mme Cécile Untermaier, présidente.
Notre mission d'information sur le rôle local et l'ancrage territorial des parlementaires débute aujourd'hui ses travaux. Nous avons le plaisir d'accueillir M. Jean Garrigues, professeur émérite à l'université d'Orléans, président du Comité d'histoire parlementaire et politique, qui participera à nos travaux en visioconférence en raison du mouvement social qui touche les transports ferroviaires ; M. Guillaume Marrel, professeur de science politique à Avignon Université, présent également en visioconférence ; et M. Nicolas Roussellier, historien, professeur des universités à Sciences Po et à l'École Polytechnique.
Monsieur Garrigues, vous êtes l'auteur d'une trentaine d'ouvrages, dont nombre sont consacrés au Parlement. Le dernier s'intitule Les Grands discours qui ont marqué la France. Vous avez dirigé une Histoire du Parlement de 1789 à nos jours, qui constitue une référence incontestable pour quiconque s'intéresse à cette institution à laquelle nous sommes tous attachés.
Monsieur Marrel, votre thèse intitulée L'élu et son double portait notamment sur le cumul des mandats, et vous avez récemment participé à l'ouvrage collectif Nouvelle sociologie politique de la France et à ses développements consacrés à cette question.
M. Roussellier, votre thèse s'intitulait Le Parlement de l'éloquence – nous tâcherons modestement de mettre nos pas dans ceux de nos prédécesseurs. Vous êtes également l'auteur de La force de gouverner : Le pouvoir exécutif en France, XIXᵉ-XXIᵉ siècles.
Messieurs les professeurs, vous ne me contredirez sans doute pas si j'affirme qu'il est toujours bon de savoir d'où l'on vient pour savoir où l'on va. À cet égard, votre audition sera pour nous l'occasion d'entrer dans le sujet par son versant historique. Elle nous permettra de remettre en perspective des thèmes qui – et c'est peut-être un oxymore – ont été d'une actualité immuable depuis la constitution d'assemblées délibérantes dans le cadre du régime républicain.
Quel lien l'élu national – et singulièrement le député – peut-il et doit-il entretenir avec le territoire – avec son territoire ? Quel rôle peut-il valablement y jouer, lui qui représente la nation toute entière et personnifie l'intérêt général ? En détournant un peu le concept, peut-on considérer qu'il y aurait « deux corps du député » – un corps « national » et un corps « territorial » – comme il y avait, en d'autres temps et sous d'autres régimes, deux corps du roi ?
Le sujet que nous abordons ici, à l'initiative de Mme Braun-Pivet, présidente de l'Assemblée nationale, est aussi ancien que le Parlement de la Cinquième République. Toutefois, l'altération actuelle de l'identification des citoyens à leur institution le rend particulièrement prégnant. Bridé en 1958, le Parlement a engagé, avec la révision constitutionnelle de 2008, une évolution qui doit se poursuivre, et dans laquelle les députés ont toute leur place.
Alors que des propositions de loi sont déposées pour rétablir le cumul des mandats et la réserve parlementaire, il s'agit en effet de comprendre pourquoi ces questions continuent de se poser. Des solutions nouvelles peuvent-elles leur être trouvées par la réflexion collective ? Un lien entre les parlementaires et les citoyens doit être renoué. Votre regard d'historiens sera particulièrement important pour situer dans l'espace et dans le temps la singularité de nos questionnements. La France a notamment un rapport singulier au cumul des mandats.
En tant qu'historien, je n'ai évidemment pas d'expérience de terrain du travail de député, et je connais moins bien que vous la relation actuelle des niveaux nationaux et locaux de représentation.
La relation du parlementaire avec son ancrage territorial me paraît néanmoins pouvoir être découpée en quatre périodes.
Durant la première, qu'on a appelée « la France des grands notables », l'élection revient souvent à transposer l'autorité sociale en gain politique : la majorité des électeurs votent pour un grand notable, un grand propriétaire terrien, qui est connu dans son territoire. Ce « vote hiérarchique de déférence », comme je l'ai appelé, constitue un héritage du suffrage censitaire, qui perdure en régime de suffrage universel, comme le montrent les déboires de la Deuxième République. Tocqueville, déjà député sous la monarchie de Juillet, décrit très bien un tel vote collectif en sa faveur lors des élections à la députation de 1848. Par ailleurs, jusque sous le Second Empire, bon nombre de candidats sont encore membres de la noblesse. Dans ce cadre, l'ancrage territorial est acquis : faire campagne électorale, aux yeux d'un grand nombre de notables conservateurs, serait « déchoir ». Les réunions publiques sont donc rares, voire inexistantes. Il en va de même pour le cumul des mandats : les grands notables se voient bien siéger à la Chambre des députés à Paris, mais très peu condescendent à être maires de petites villes.
La deuxième période – de 1880 à 1920-1930, et jusqu'au milieu du XXe siècle –, constitue au contraire « l'âge d'or » des comités, des congrès républicains locaux, et généralement des réunions publiques. C'est ce moment de révolution électorale républicaine qui a ma préférence. Dans ce monde dominé par les avocats, de nombreux candidats se font « par eux-mêmes ». Une classe politique se crée par la politique, indépendamment des classes sociales. J'ai eu l'occasion de consulter plusieurs comptes rendus de réunions publiques, établis alors par des commissaires de police, dans différents départements. Loin de constituer des meetings à la gloire du candidat, il s'agit de réunions contradictoires, organisées comme des « mini-parlements ». Des femmes se trouvent souvent au premier rang : ces réunions constituent donc un premier mode de participation, indirect et insuffisant, des femmes à la politique. Les circonscriptions sont réduites. Parfois de moins de 5 000 électeurs, elles en comprennent en moyenne 10 000 à 15 000. En les parcourant jusque dans le moindre village, un candidat peut donc presque toucher l'ensemble des électeurs. Les réunions publiques ont un très grand succès ; 80 des 300 habitants d'un village de Lozère peuvent par exemple y assister. Les députés sont ainsi très ancrés dans un « écosystème » incluant la préfecture et surtout une multiplicité d'associations – Ligue de l'enseignement, associations sportives, etc. C'est aussi un « âge d'or » des petites cérémonies publiques locales, où le député occupe une place de choix. J'en profite pour rendre hommage à Rosemonde Sanson, historienne récemment décédée, qui avait fait l'histoire du 14 juillet « au village » – en référence au titre de l'ouvrage La République au village, de Maurice Agulhon. Les partis politiques au sens moderne, organisés, n'existent pas, ou très peu, ce qui impose aux députés – hormis quelques « ténors » de la politique nationale, facilement réélus – de « labourer » en permanence leurs circonscriptions, par la participation à des réunions intermédiaires entre les élections, par le biais la presse, et surtout par l'apostille qui consiste, pour les députés, à faire suivre des courriers en les soutenant, selon le système dit – parfois pour le décrier – « des faveurs ».
La troisième période voit l'émergence des partis politiques, avec la SFIO en 1905 et le PCF en 1920. Il faut attendre la période postérieure à 1945 pour constater l'extension du phénomène au centre – avec le MRP – ou à la droite, avec les partis gaullistes. Des années 1960 aux années 2000 l'écosystème électoral est dominé par la discipline de parti. Le député est lié à son parti pour le financement et pour la discipline de vote, à l'Assemblée, mais aussi au niveau local. Alors que, dans la première période républicaine, le député construisait ses ressources politiques par lui-même, localement, il lui est désormais tout aussi nécessaire d'être bien vu au sein de son groupe parlementaire, et à l'échelle de son parti politique, pour ne pas être victime d'une « épuration » interne entre deux élections. Un parti politique a souvent été comparé à une entreprise, qui doit assurer la continuité du mandat, de la carrière. Les réunions publiques se poursuivent, mais sont de plus en plus intégrées à la vie des partis politiques, qui inclut une dimension militante – coller des affiches, tracter sur les marchés, etc. –, dont l'âge d'or peut être situé dans les années 1970.
La période actuelle, depuis le début du XXIe siècle, pourrait être caractérisée par une dématérialisation, au moins partielle, de la vie politique. Dans de nombreuses circonscriptions, la campagne législative se transforme en troisième tour de l'élection présidentielle. Les partis politiques entrent en crise et sont remplacés par des mouvements personnels, tandis que les candidatures à la députation s'anonymisent, sous l'effet aggravant de la lutte contre le cumul des mandats. Dans les circonscriptions périurbaines comme la mienne, les noms des députés sont souvent inconnus de leurs électeurs. Plus la couverture numérique d'un territoire s'étend, plus la couverture politique concrète, « en présentiel », recule.
À l'issue de cette description historique, je souhaite proposer deux réflexions.
En premier lieu, je ne sais pas de quand date l'expression « cumul des mandats » mais, durant une grande partie de notre histoire républicaine, elle ne me semble pas avoir été utilisée, et surtout il n'a pas été envisagé de légiférer à ce sujet. Jusque sous la Quatrième République, le cumul des mandats n'a pas revêtu d'aspect péjoratif, mais au contraire mélioratif : on y voyait un cursus honorum, dotant le parlementaire de ressources locales, départementales et nationales, essentielles pour lui permettre d'exercer un contre-pouvoir face à l'exécutif, d'une part – selon la philosophie politique d'Alain par exemple – mais aussi face à la discipline de groupe ou de parti, d'autre part. La « liberté de conscience » a ainsi longtemps fait partie de l'honneur et de l'éthique, de l'ethos du député. Le cumul des mandats présentait toutefois une tendance négative évidente, qui a longtemps été appelée « oligarchique ». À l'inverse, la durée des carrières politiques n'est aujourd'hui plus assurée.
En second lieu, la décentralisation ne consiste pas seulement en un transfert de pouvoir ; c'est également un phénomène qui emporte la création de pouvoirs – de type exécutif – davantage qu'un phénomène favorisant la décentralisation de la délibération politique.
Depuis les deux quinquennats d'Emmanuel Macron, et déjà avant, une déconnexion croissante des élus nationaux avec les territoires s'observe, selon les sondages réalisés auprès des citoyens. Elle me paraît résulter de plusieurs phénomènes.
Le premier tient à l'évolution des cursus politiques, avec la disparition du cursus traditionnel consistant à passer progressivement d'élections locales aux élections départementales ou régionales, puis à l'élection nationale. Ce phénomène a été spectaculaire lors de l'élection de 2017, où très peu d'élus au sein de la majorité En marche disposaient d'expérience.
Le deuxième tient aux limitations imposées au cumul des mandats depuis les années 1980, qui déconnectent de fait les élus nationaux des réalités locales.
Le troisième est lié à la discipline croissante qui pèse sur les élus depuis les années 1920, évoquée par M. Roussel, avec la « République des partis », qui fait que l'élu perd son autonomie politique.
Au regard des problèmes de connexion que nous rencontrons, je propose de passer la parole à M. Guillaume Marrel.
L'objectif de votre mission d'information, qui porte sur les rapports entre le parlementaire et son territoire, est très large. Si vous le permettez, je me limiterai à la question que je connais particulièrement : celle du cumul des mandats.
La soi-disant disparition du député de terrain – car je ne suis pas certain que ce soit le cas – ne me paraît pas résulter de la réduction du cumul « vertical » opérée par la loi sur le cumul des mandats de 2014, inédite dans l'histoire de la République, qui a séparé les parlementaires des fonctions exécutives locales. Entrée en vigueur en 2017, elle ne met en réalité pas fin au cumul vertical des mandats des parlementaires élus locaux – il en reste –, mais elle le limite en interdisant le cumul, problématique pour la séparation des pouvoirs, entre mandat législatif et fonction exécutive locale, entre la fabrique de la loi et sa mise en œuvre. Elle met fin à une confusion des rôles et réduit cette anomalie politique française au sein des démocraties pluralistes – le cumul reste une spécificité nationale, du moins jusqu'en 2014 – consistant en l'exercice simultané de deux mandats représentatifs différents par une même personne.
Les effets de cette loi restent difficilement lisibles sept ans après car cette rupture politique dans les règles du jeu électoral a été suivie de la victoire d'Emmanuel Macron en 2017 qui a conduit à un renouvellement inédit de l'Assemblée nationale avec des records de rotation de 72 % en 2017, puis 52 % en 2022. À la fin 2023, 55 % des députés et 61 % des sénateurs restent néanmoins des élus locaux, exerçant un mandat de conseiller municipal, départemental ou régional. Un tiers des parlementaires exercent même deux mandats locaux. Il n'existe donc pas de rupture entre l'espace parlementaire et la vie politique locale, même si cette relation est probablement moins intense qu'auparavant.
Cet effacement du député de terrain tient moins, selon moi, à la loi de 2014 qu'au recrutement social et politique des élus au sein de la majorité et des groupes parlementaires depuis 2017, qui constitue une vraie rupture historique s'agissant du renouvellement du personnel politique parlementaire et notamment des députés.
Par ailleurs on constate une légère augmentation du cumul des mandats locaux. Alors que les parlementaires ne peuvent plus exercer de mandat exécutif local, les élus locaux peuvent quant à eux cumuler plusieurs fonctions exécutives locales, et le cumul des mandats locaux augmente dans le même temps : 92 % des maires, 30 % des présidents de communautés, 58 % des présidents de département et 42 % des présidents de région cumulent ainsi leur mandat avec d'autres mandats locaux.
Il serait très long de décrire le rôle du cumul des mandats depuis la monarchie de Juillet jusqu'à nos jours, mais sa fonction permanente a été de réduire l'incertitude de la compétition électorale et donc le risque d'une fin de carrière politique pour des professionnels de la politique qui continuent aujourd'hui à suivre un cursus honorum, lequel s'est transformé, mais n'a pas disparu. Le cumul constitue donc principalement un instrument d'appropriation personnelle du pouvoir et de gestion notabiliaire des carrières politiques, au profit de petites entreprises personnalisées. C'est pourquoi l'utilité du cumul des mandats pour le collectif a longtemps été débattue au sein des partis politiques. Selon un grand nombre de travaux, il accentue la démocratie de délégation, fragilise le Parlement et freine la démocratisation du pouvoir local. L'élection des fonctions intercommunales au suffrage universel direct notamment permettrait de les faire rentrer dans le cadre de la loi de limitation du cumul, en l'étendant ainsi au cumul des fonctions exécutives locales.
De mon point de vue, il ne faut donc pas revenir sur la loi de 2014, notamment par des « demi-mesures » comme celle qui a été proposée par le rapporteur M. Henri Alfandari, consistant à limiter le cumul des mandats parlementaires avec les fonctions exécutives locales aux fonctions d'adjoint au maire ou de vice-président de conseil départemental ou régional. Cela introduirait selon moi des rapports de pouvoir trop complexes entre les présidents et leurs adjoints. Le législateur me paraîtrait plutôt bien inspiré de poursuivre le travail de séparation et de spécialisation des fonctions et mandats politiques en s'attaquant au sujet du cumul des fonctions exécutives locales et en rétablissant un certain équilibre au regard du sort réservé aux parlementaires qui ne peuvent plus exercer de telles fonctions, sur lesquelles se sont repliés un certain nombre de professionnels de la politique qui ont déserté l'espace parlementaire au profit de l'administration des territoires.
Je confirme ce qui a été dit. De nombreuses enquêtes ont montré qu'au cours de la Troisième République, qui a en effet constitué une sorte d'âge d'or de la République parlementaire, on entrait dans une carrière nationale après avoir exercé des fonctions politiques locales, selon un cursus honorum ; 80 % des parlementaires de l'époque avaient ainsi déjà exercé des fonctions politiques locales. Cette proportion était très différente au sein de la nouvelle Assemblée de 2017 dont parlait Guillaume Marrel.
(En raison de problèmes de connexion, les propos suivants de M. Garrigues sont inaudibles).
Le nouveau recrutement socioprofessionnel de la majorité En marche de l'époque ne suffit toutefois pas à expliquer la perte de l'ancrage local des parlementaires que par. Les restrictions apportées au cumul des mandats doivent quand même être prises en compte. Le Sénat notamment a renforcé son image autour de cette notion de représentation des territoires. La médiatisation de la crise des Gilets jaunes a souligné la difficulté des élus nationaux à percevoir la réalité de cette crise. Au-delà des transformations institutionnelles des assemblées, il faut également envisager la transformation de leur image au sein des représentations collectives. La vie politique ne se résume pas au fonctionnement effectif des institutions.
La transformation du cursus honorum et la disciplinarisation excessive des parlementaires, induisant leur perte d'autonomie, doivent ainsi être prises en compte au même titre que la transformation de la sociologie de leur recrutement. Il faut néanmoins souligner que cette sociologie n'est pas fondamentalement différente de celle observée à certaines époques de la Troisième République.
(En raison de problèmes de connexion, les propos suivants de M. Garrigues sont inaudibles).
Merci pour vos interventions, qui sont restées très concentrées sur le cumul des mandats. Plusieurs questions plus larges me paraissent toutefois se poser à l'issue de vos réflexions.
Être parlementaire, est-ce un métier, qui nécessiterait alors un cursus et une formation spécifiques ? Les seules conditions à remplir pour se présenter à une élection est d'avoir plus de 18 ans et d'être de nationalité française. Faudrait-il en prévoir d'autres ?
La question de la représentativité des parlementaires se pose également. Vous avez expliqué que l'évolution de leur sociologie lors de l'élection de 2017 restait finalement relative, et en avait probablement suivi d'autres. Néanmoins, elle a certainement permis d'ouvrir la fonction parlementaire à de nouveaux profils sociologiques. Des études ont-elles été menées à ce sujet ?
Le professeur Jean Garrigues a enfin souligné la nécessité de prendre en compte la perception du cumul des mandats par les concitoyens. À cet égard, je me refuse à parler de « déconnexion » des élus nationaux vis-à-vis de leurs territoires : il existe plusieurs manières d'être connecté à son territoire, qui peuvent notamment passer par la vie professionnelle ou associative. La Troisième République a malheureusement fait long feu et il est possible d'en tirer certaines leçons.
La question du cumul des mandats dans la durée se pose également. La demande d'une limitation à cet égard ne révèle-t-elle pas, plutôt qu'un souci d'efficacité, un sentiment antiparlementaire, et finalement une défiance vis-à-vis de la démocratie représentative ?
Plutôt qu'une déconnexion, une reconnexion des parlementaires avec leurs territoires n'a-t-elle pas eu lieu en 2017 ? Les nouveaux profils qui ont intégré l'Assemblée nationale ont pu, par leurs activités économiques, associatives et intellectuelles, apporter une nouvelle approche des enjeux. Dès lors, ce procès en déconnexion ne vient-il pas exclusivement d'anciens professionnels de la politique, qui ont vu des experts d'autres domaines arriver sur leur terrain ?
Le renouvellement récent de l'Assemblée nationale ne vient pas seulement de La République en marche et de Renaissance mais aussi, par exemple, de La France insoumise. Combien de députés en 2017 avaient été élus précédemment maires ou adjoints ? J'avais eu l'impression qu'ils restaient fort nombreux.
Comment expliquez-vous le maintien de cette idée de déconnexion des députés avec le terrain alors que plusieurs, dont moi-même, restent élus locaux – sans être maires, en raison de la limitation du cumul des mandats ? Des questions se posent et nous sommes confrontés à des difficultés quant à la place des députés en circonscription, leur participation à un certain nombre de cérémonies, ou encore le respect du protocole, qui font que nous pouvons paraître moins visibles sur le terrain alors que nous sommes toujours en même temps élus locaux et nationaux.
La politique est un métier, mais est-ce une profession, qui nécessiterait une formation, supposerait de passer une sorte de concours, de présenter un certain niveau de diplôme, etc. ? Évidemment non. Le suffrage universel, la liberté de candidature, plaident contre ces formes de représentation. Pour autant, la « routinisation » de la vie parlementaire, le jeu des élections et l'institutionnalisation des partis politiques ont conduit à des effets de professionnalisation et de spécialisation très importants, pour des personnes qui consacrent leur vie entière à faire de la politique, à vivre de la politique. La distinction de Max Weber entre « vivre pour » la politique et « vivre de » la politique n'existe plus aujourd'hui en pratique. Actuellement, ceux qui vivent pour la politique vivent de la politique, parfois longtemps. Certains – c'est ce qu'on appelle « la deuxième professionnalisation » – ne font rien d'autre dans leur vie professionnelle à la suite de leurs études : ils entrent en politique à l'université ou dans les grandes écoles et ne quittent jamais cet espace, ce qui contrevient – comme le cumul dans le temps – au principe de la rotation démocratique.
La politique est un métier qui nécessite néanmoins des compétences et une expérience, et l'une des grandes questions à poser concernant la connexion des élus avec le terrain et sa reconnaissance est la suivante : quelle expérience souhaite-t-on pour les acteurs de la vie politique française, au niveau local comme national ? Quel tempo politique faut-il adopter ? Quel délai de renouvellement de la classe politique faut-il instaurer ? Faut-il stabiliser un certain nombre de fonctions, pour que la représentation nationale soit suffisamment expérimentée pour jouer son rôle face au pouvoir exécutif ou face à l'administration ?
J'ai très récemment fait soutenir une thèse sur les expériences de non-rééligibilité menées dans plusieurs États des États-Unis – les term limits. Le projet consistant à limiter le nombre de mandats dans le temps – pour les parlementaires, mais aussi au niveau municipal –est porté par un certain nombre de groupes politiques depuis les années 1990. Il faisait partie des grandes réformes institutionnelles annoncées par le président Macron, avant d'être abandonné. Il faut faire attention à ce sujet ; empêcher un certain nombre d'acteurs d'exercer durablement la représentation nationale, au-delà de deux, trois ou quatre mandats successifs, c'est aussi la fragiliser, en limitant l'expérience parlementaire face aux autres pouvoirs, aux pressions d'autres institutions, aux lobbies. La question de la reconnexion est liée à celle de l'expérience.
J'espère que vous avez prévu d'auditionner Étienne Ollion, qui fait partie des chercheurs importants concernant le renouvellement de la classe politique. Il a notamment montré qu'en 2017, les vrais « novices », qui n'avaient jamais fait de politique et n'avaient jamais été élus, étaient en réalité très minoritaires. Ils ont été totalement marginalisés et, pour la plupart, ne se sont pas représentés en 2022. Les nouveaux parlementaires élus en 2017 étaient généralement plutôt des élus locaux, qui ont ainsi bel et bien suivi un cursus honorum. Il est bon selon moi que le renouvellement de la vie parlementaire s'incarne dans des élus locaux, déjà expérimentés. La question du cumul des mandats revient à se demander s'il faut que cette expérience locale perdure durant le mandat national : faut-il rester élu local pour exercer correctement son mandat parlementaire, alors qu'on dispose déjà d'une expérience parfois longue de plusieurs mandats locaux, dans plusieurs institutions – municipales, départementales, régionales ? De mon point de vue, seule importe l'expérience ; le cumul des mandats constitue un autre débat.
Imaginer que l'expérience ne peut résulter que d'un mandat local précédent me paraît extrêmement réducteur. L'expérience professionnelle, hors de tout mandat, me paraît tout aussi essentielle. La richesse des parlementaires actuels vient du fait qu'ils disposent souvent aussi d'une expérience professionnelle. À l'occasion de nos campagnes électorales, nous avons entendu que la professionnalisation politique n'était pas du tout recherchée par les citoyens. Or, nous sommes élus au suffrage universel, et nous nous devons d'être sensibles aux attentes des citoyens. À cet égard, réduire la durée des mandats et exiger l'expérience préalable d'un mandat local réduirait considérablement le champ des possibles électoraux offert aux citoyens.
Votre réflexion s'inscrit donc peut-être davantage dans l'histoire que dans la réalité politique que nous connaissons.
Une tension existe entre l'exercice d'un mandat national et le besoin de travailler sa circonscription pour ne pas donner l'impression de trahir ses électeurs. Comme cela a été indiqué, si la perception du cumul des mandats a changé, sa réalité n'a pas tant évolué. Plusieurs élus en sont à leur cinquième ou sixième mandat local. Ils disposent sans doute d'une expérience considérable, mais il ne sera jamais possible de savoir ce que d'autres auraient fait à leur place ; auraient-ils fait mieux, ou moins bien, nous ne le saurons jamais Ces cumuls interrogent quant à la possibilité d'exercer efficacement chacun d'entre eux au regard du temps qui peut leur être consacré.
S'opposer au cumul des mandats ne me paraît revenir à s'opposer aux élus, mais plutôt à une forme de confiscation ou de professionnalisation du pouvoir. De multiples mandats existent. On peut exercer plusieurs mandats en tant que maire, puis en tant que parlementaire – ou inversement ; les opportunités politiques sont telles que les élus qui quittent ou perdent un mandat ne se retirent pas pour autant définitivement de la vie politique.
S'agissant de l'idée d'une déconnexion des élus, le préfixe « dé- » est peut-être de trop : certains élus n'ont peut-être jamais été connectés, n'ayant jamais eu envie de l'être. En effet cette connexion n'est pas si difficile à établir ; elle demande seulement un peu de courage.
Il convient aussi de savoir de quelle proximité on parle. S'agit-il d'une proximité au territoire, qui nécessiterait d'y assurer une présence géographique régulière sur l'ensemble de celui-ci ? S'agit-il d'une proximité directe avec les citoyens, ou d'une proximité avec les élus, de confort, relevant d'une forme d'entre-soi, dans des conditions favorables et qui dispenserait par exemple d'assurer le « service après-vente » de la réforme des retraites ?
Le discours péjoratif concernant le cumul des mandats est souvent associé à l'idée d'une professionnalisation de la classe politique, ou d'une gestion notabiliaire, évoquée par Guillaume Marrel. Dans un pamphlet écrit à la fin de la Troisième République, André Tardieu avait déjà parlé de « profession parlementaire ». Une tendance des citoyens à rejeter spontanément la confiscation du pouvoir – le caractère oligarchique de celui-ci que j'évoquais – a donc toujours existé, à toute époque.
Toutefois, l'élite parlementaire doit être pensée en relation avec une autre élite : celle de l'État et de la haute fonction publique, parfois qualifiée, de manière galvaudée, de « technostructure ». Ses membres, que vous côtoyez presque quotidiennement, disposent bien quant à eux d'une longue expérience, même s'ils changent régulièrement de poste au cours de leur carrière administrative et exécutive. Leurs compétences et moyens d'expertise sont nettement supérieurs à ceux du Parlement français, ce qui n'est pas le cas par exemple au Congrès américain.
Faut-il donc que l'élite parlementaire assume de devenir elle aussi une forme de technostructure pour faire face à cette technostructure existante ?
Au regard des études historiques, mon souci n'est donc pas tant celui de la déconnexion des élus à l'égard du terrain. Il serait plutôt de doter le Parlement de ressources, qui peuvent en effet être professionnelles, et qui peuvent manquer par exemple lorsqu'on passe directement des bancs de l'amphithéâtre à la vie politique. Mais la politique est aussi une éducation. Max Weber a en effet introduit cette distinction entre « vivre pour » et « vivre de » la politique, mais le grand modèle qui lui servait de référence était l'élite parlementaire anglaise, par opposition à la situation du Reichstag absorbé par la technostructure du Reich allemand avant la Première Guerre mondiale. Pour Max Weber, la formation élitiste des parlementaires anglais au sein des public schools comme Cambridge et Oxford – au recrutement sociologique encore très peu démocratique – lui permettait de jouer un rôle réel de contre-pouvoir.
La question de la technostructure et de la faiblesse du parlementaire face à la haute administration me paraît constituer une autre question que celle de l'ancrage territorial des élus, bien que connexe. La connaissance du terrain et la capacité des parlementaires à faire remonter les enjeux portés par les citoyens assurent en effet leur légitimité et un équilibre avec une technostructure qui, elle, est déconnectée du territoire. Trouver cet équilibre pourrait constituer un des objets de notre présente mission.
Tout à fait.
J'ai eu l'occasion de siéger trois ans au Parlement européen, dont on dit souvent, probablement à juste titre, qu'il est dominé par les Allemands. Or, les eurodéputés allemands ont précisément pris l'habitude de structurer leur carrière au sein du Parlement européen en trois mandats : un pour voir, un pour faire, un pour transmettre. Les parlementaires prennent ainsi le temps de gagner en compétences et d'acquérir une expertise de plus en plus exigeante, face à une technostructure administrative également importante au sein de cette assemblée.
La question de savoir si un mandat local est nécessaire à un élu national pour être ancré territorialement est en effet connexe, mais différente. Il me semble possible de le rester sans mandat local, mais il demeure indéniable qu'un mandat local facilite cet ancrage. Le cumul dans le temps permet de gagner en expertise et en professionnalisme. Il faut également faire en sorte que les parlementaires disposent de moyens adéquats pour exercer leur fonction.
Le rôle du parlementaire s'est peut-être réduit s'agissant de la fabrication de la loi, mais une réflexion doit sans doute être menée quant à la mise en œuvre de celle-ci, son contrôle et son suivi, et quant aux moyens qui y sont consacrés.
Les questions que nous nous posons reviennent finalement à se demander : qu'est-ce qu'un bon député ? Qu'attend-on de son député ? M. le député Jean-Claude Raux a noté cette tension entre l'exercice d'un mandat national qui s'incarne avec le vote des lois et le contrôle de l'action du Gouvernement, et l'évaluation des politiques publiques. Ce sont nos trois missions constitutionnelles. Au-delà de la relation du député à la technostructure et du rôle de « service après-vente » qu'il peut jouer auprès des administrations, sa présence physique dans sa permanence lui permet de prendre conscience des difficultés de terrain et de les faire remonter aux administrations et au niveau national. La question est alors celle des moyens et de la formation dont il a besoin pour assurer au mieux ces allers-retours constants entre le local et le national.
Il est difficile de répondre à la question : « Qu'est-ce qu'un bon député ? » Les citoyens disposent aujourd'hui de possibilités de contrôle sur les députés incomparables par rapport aux périodes antérieures. Le citoyen a les moyens d'exercer sa vigilance. C'est peut-être ce qui explique cette idée reçue s'agissant de la déconnexion des députés, qui me paraît avoir été déconstruite aujourd'hui. C'est une vue de l'esprit, issue notamment de la crise des Gilets jaunes et de l'exploitation politique qu'on a pu en faire, y compris à l'encontre des « novices », des nouveaux députés, alors qu'ils disposaient d'un ancrage politique déjà important, pas forcément en qualité d'élus mais en raison de leur expérience au sein d'associations par exemple.
Le problème me paraît surtout tenir à une question d'allocation de ressources. D'un point de vue matériel et financier, les ressources d'un député français me paraissent se situer dans la moyenne européenne. En revanche, un problème de perception du travail de député se pose.
(En raison de problèmes de connexion, les propos suivants de M. Garrigues sont inaudibles).
Nous vous avons envoyé un questionnaire, qui porte sur des points qui ne correspondent pas exactement à l'objet de vos recherches. Pourriez-vous néanmoins y répondre d'après votre connaissance des institutions ?
À la question : « Qu'est-ce qu'un bon député ? », je répondrais par une boutade. Fort de sa connaissance de la crise des Gilets jaunes, un bon député devrait d'abord être capable de faire remonter au niveau national un signal faible auprès d'un ministre et de son groupe parlementaire. Mais un bon député devrait également conserver une éducation politique généraliste, qui lui permette, en conscience, de dire « non » lors d'une crise majeure à l'occasion d'un grand débat politique à l'Assemblée.
Ces propos me paraissent constituer une excellente conclusion. Comment donner davantage de force à l'ancrage territorial, que nous devons au citoyen et à la France ? Nous serions très intéressés de lire vos préconisations de citoyens et de professeurs à cet égard.
La séance est levée à 14 heures 45.
Membres présents ou excusés
Présents. - M. Damien Abad, Mme Sophie Blanc, M. Frédéric Boccaletti, M. Xavier Breton, Mme Anne Brugnera, Mme Céline Calvez, Mme Élodie Jacquier-Laforge, Mme Marie-Agnès Poussier-Winsback, M. Jean-Claude Raux, Mme Cécile Untermaier
Excusé. - M. Stéphane Peu