Intervention de Nicolas Roussellier

Réunion du mardi 21 mai 2024 à 13h30
Mission d'information de la conférence des présidents sur le rôle local et l'ancrage territorial des parlementaires

Nicolas Roussellier, historien, professeur des universités à Sciences Po et à l'École Polytechnique :

En tant qu'historien, je n'ai évidemment pas d'expérience de terrain du travail de député, et je connais moins bien que vous la relation actuelle des niveaux nationaux et locaux de représentation.

La relation du parlementaire avec son ancrage territorial me paraît néanmoins pouvoir être découpée en quatre périodes.

Durant la première, qu'on a appelée « la France des grands notables », l'élection revient souvent à transposer l'autorité sociale en gain politique : la majorité des électeurs votent pour un grand notable, un grand propriétaire terrien, qui est connu dans son territoire. Ce « vote hiérarchique de déférence », comme je l'ai appelé, constitue un héritage du suffrage censitaire, qui perdure en régime de suffrage universel, comme le montrent les déboires de la Deuxième République. Tocqueville, déjà député sous la monarchie de Juillet, décrit très bien un tel vote collectif en sa faveur lors des élections à la députation de 1848. Par ailleurs, jusque sous le Second Empire, bon nombre de candidats sont encore membres de la noblesse. Dans ce cadre, l'ancrage territorial est acquis : faire campagne électorale, aux yeux d'un grand nombre de notables conservateurs, serait « déchoir ». Les réunions publiques sont donc rares, voire inexistantes. Il en va de même pour le cumul des mandats : les grands notables se voient bien siéger à la Chambre des députés à Paris, mais très peu condescendent à être maires de petites villes.

La deuxième période – de 1880 à 1920-1930, et jusqu'au milieu du XXe siècle –, constitue au contraire « l'âge d'or » des comités, des congrès républicains locaux, et généralement des réunions publiques. C'est ce moment de révolution électorale républicaine qui a ma préférence. Dans ce monde dominé par les avocats, de nombreux candidats se font « par eux-mêmes ». Une classe politique se crée par la politique, indépendamment des classes sociales. J'ai eu l'occasion de consulter plusieurs comptes rendus de réunions publiques, établis alors par des commissaires de police, dans différents départements. Loin de constituer des meetings à la gloire du candidat, il s'agit de réunions contradictoires, organisées comme des « mini-parlements ». Des femmes se trouvent souvent au premier rang : ces réunions constituent donc un premier mode de participation, indirect et insuffisant, des femmes à la politique. Les circonscriptions sont réduites. Parfois de moins de 5 000 électeurs, elles en comprennent en moyenne 10 000 à 15 000. En les parcourant jusque dans le moindre village, un candidat peut donc presque toucher l'ensemble des électeurs. Les réunions publiques ont un très grand succès ; 80 des 300 habitants d'un village de Lozère peuvent par exemple y assister. Les députés sont ainsi très ancrés dans un « écosystème » incluant la préfecture et surtout une multiplicité d'associations – Ligue de l'enseignement, associations sportives, etc. C'est aussi un « âge d'or » des petites cérémonies publiques locales, où le député occupe une place de choix. J'en profite pour rendre hommage à Rosemonde Sanson, historienne récemment décédée, qui avait fait l'histoire du 14 juillet « au village » – en référence au titre de l'ouvrage La République au village, de Maurice Agulhon. Les partis politiques au sens moderne, organisés, n'existent pas, ou très peu, ce qui impose aux députés – hormis quelques « ténors » de la politique nationale, facilement réélus – de « labourer » en permanence leurs circonscriptions, par la participation à des réunions intermédiaires entre les élections, par le biais la presse, et surtout par l'apostille qui consiste, pour les députés, à faire suivre des courriers en les soutenant, selon le système dit – parfois pour le décrier – « des faveurs ».

La troisième période voit l'émergence des partis politiques, avec la SFIO en 1905 et le PCF en 1920. Il faut attendre la période postérieure à 1945 pour constater l'extension du phénomène au centre – avec le MRP – ou à la droite, avec les partis gaullistes. Des années 1960 aux années 2000 l'écosystème électoral est dominé par la discipline de parti. Le député est lié à son parti pour le financement et pour la discipline de vote, à l'Assemblée, mais aussi au niveau local. Alors que, dans la première période républicaine, le député construisait ses ressources politiques par lui-même, localement, il lui est désormais tout aussi nécessaire d'être bien vu au sein de son groupe parlementaire, et à l'échelle de son parti politique, pour ne pas être victime d'une « épuration » interne entre deux élections. Un parti politique a souvent été comparé à une entreprise, qui doit assurer la continuité du mandat, de la carrière. Les réunions publiques se poursuivent, mais sont de plus en plus intégrées à la vie des partis politiques, qui inclut une dimension militante – coller des affiches, tracter sur les marchés, etc. –, dont l'âge d'or peut être situé dans les années 1970.

La période actuelle, depuis le début du XXIe siècle, pourrait être caractérisée par une dématérialisation, au moins partielle, de la vie politique. Dans de nombreuses circonscriptions, la campagne législative se transforme en troisième tour de l'élection présidentielle. Les partis politiques entrent en crise et sont remplacés par des mouvements personnels, tandis que les candidatures à la députation s'anonymisent, sous l'effet aggravant de la lutte contre le cumul des mandats. Dans les circonscriptions périurbaines comme la mienne, les noms des députés sont souvent inconnus de leurs électeurs. Plus la couverture numérique d'un territoire s'étend, plus la couverture politique concrète, « en présentiel », recule.

À l'issue de cette description historique, je souhaite proposer deux réflexions.

En premier lieu, je ne sais pas de quand date l'expression « cumul des mandats » mais, durant une grande partie de notre histoire républicaine, elle ne me semble pas avoir été utilisée, et surtout il n'a pas été envisagé de légiférer à ce sujet. Jusque sous la Quatrième République, le cumul des mandats n'a pas revêtu d'aspect péjoratif, mais au contraire mélioratif : on y voyait un cursus honorum, dotant le parlementaire de ressources locales, départementales et nationales, essentielles pour lui permettre d'exercer un contre-pouvoir face à l'exécutif, d'une part – selon la philosophie politique d'Alain par exemple – mais aussi face à la discipline de groupe ou de parti, d'autre part. La « liberté de conscience » a ainsi longtemps fait partie de l'honneur et de l'éthique, de l'ethos du député. Le cumul des mandats présentait toutefois une tendance négative évidente, qui a longtemps été appelée « oligarchique ». À l'inverse, la durée des carrières politiques n'est aujourd'hui plus assurée.

En second lieu, la décentralisation ne consiste pas seulement en un transfert de pouvoir ; c'est également un phénomène qui emporte la création de pouvoirs – de type exécutif – davantage qu'un phénomène favorisant la décentralisation de la délibération politique.

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