L'objectif de votre mission d'information, qui porte sur les rapports entre le parlementaire et son territoire, est très large. Si vous le permettez, je me limiterai à la question que je connais particulièrement : celle du cumul des mandats.
La soi-disant disparition du député de terrain – car je ne suis pas certain que ce soit le cas – ne me paraît pas résulter de la réduction du cumul « vertical » opérée par la loi sur le cumul des mandats de 2014, inédite dans l'histoire de la République, qui a séparé les parlementaires des fonctions exécutives locales. Entrée en vigueur en 2017, elle ne met en réalité pas fin au cumul vertical des mandats des parlementaires élus locaux – il en reste –, mais elle le limite en interdisant le cumul, problématique pour la séparation des pouvoirs, entre mandat législatif et fonction exécutive locale, entre la fabrique de la loi et sa mise en œuvre. Elle met fin à une confusion des rôles et réduit cette anomalie politique française au sein des démocraties pluralistes – le cumul reste une spécificité nationale, du moins jusqu'en 2014 – consistant en l'exercice simultané de deux mandats représentatifs différents par une même personne.
Les effets de cette loi restent difficilement lisibles sept ans après car cette rupture politique dans les règles du jeu électoral a été suivie de la victoire d'Emmanuel Macron en 2017 qui a conduit à un renouvellement inédit de l'Assemblée nationale avec des records de rotation de 72 % en 2017, puis 52 % en 2022. À la fin 2023, 55 % des députés et 61 % des sénateurs restent néanmoins des élus locaux, exerçant un mandat de conseiller municipal, départemental ou régional. Un tiers des parlementaires exercent même deux mandats locaux. Il n'existe donc pas de rupture entre l'espace parlementaire et la vie politique locale, même si cette relation est probablement moins intense qu'auparavant.
Cet effacement du député de terrain tient moins, selon moi, à la loi de 2014 qu'au recrutement social et politique des élus au sein de la majorité et des groupes parlementaires depuis 2017, qui constitue une vraie rupture historique s'agissant du renouvellement du personnel politique parlementaire et notamment des députés.
Par ailleurs on constate une légère augmentation du cumul des mandats locaux. Alors que les parlementaires ne peuvent plus exercer de mandat exécutif local, les élus locaux peuvent quant à eux cumuler plusieurs fonctions exécutives locales, et le cumul des mandats locaux augmente dans le même temps : 92 % des maires, 30 % des présidents de communautés, 58 % des présidents de département et 42 % des présidents de région cumulent ainsi leur mandat avec d'autres mandats locaux.
Il serait très long de décrire le rôle du cumul des mandats depuis la monarchie de Juillet jusqu'à nos jours, mais sa fonction permanente a été de réduire l'incertitude de la compétition électorale et donc le risque d'une fin de carrière politique pour des professionnels de la politique qui continuent aujourd'hui à suivre un cursus honorum, lequel s'est transformé, mais n'a pas disparu. Le cumul constitue donc principalement un instrument d'appropriation personnelle du pouvoir et de gestion notabiliaire des carrières politiques, au profit de petites entreprises personnalisées. C'est pourquoi l'utilité du cumul des mandats pour le collectif a longtemps été débattue au sein des partis politiques. Selon un grand nombre de travaux, il accentue la démocratie de délégation, fragilise le Parlement et freine la démocratisation du pouvoir local. L'élection des fonctions intercommunales au suffrage universel direct notamment permettrait de les faire rentrer dans le cadre de la loi de limitation du cumul, en l'étendant ainsi au cumul des fonctions exécutives locales.
De mon point de vue, il ne faut donc pas revenir sur la loi de 2014, notamment par des « demi-mesures » comme celle qui a été proposée par le rapporteur M. Henri Alfandari, consistant à limiter le cumul des mandats parlementaires avec les fonctions exécutives locales aux fonctions d'adjoint au maire ou de vice-président de conseil départemental ou régional. Cela introduirait selon moi des rapports de pouvoir trop complexes entre les présidents et leurs adjoints. Le législateur me paraîtrait plutôt bien inspiré de poursuivre le travail de séparation et de spécialisation des fonctions et mandats politiques en s'attaquant au sujet du cumul des fonctions exécutives locales et en rétablissant un certain équilibre au regard du sort réservé aux parlementaires qui ne peuvent plus exercer de telles fonctions, sur lesquelles se sont repliés un certain nombre de professionnels de la politique qui ont déserté l'espace parlementaire au profit de l'administration des territoires.