Commission des affaires culturelles et de l'éducation

Réunion du jeudi 28 mars 2024 à 9h30

Résumé de la réunion

Les mots clés de cette réunion

  • clémi
  • critique
  • désinformation
  • média

La réunion

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La séance est ouverte à neuf heures trente-cinq.

(Présidence de Mme Isabelle Rauch, présidente)

La commission organise une table ronde, en lien avec les États généraux de l'information, sur la formation et le développement de l'esprit critique, M. Grégoire Lemarchand, rédacteur en chef Investigation numérique au sein de l'Agence France-Presse (AFP), M. Bruno Maquart, président d'Universcience, et Mmes Nathalie Sonnac, présidente du conseil d'orientation et de perfectionnement (COP) du Centre pour l'éducation aux médias et à l'information (Clémi) et Virginie Sassoon, directrice adjointe.

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Cette table ronde s'inscrit dans le cadre de notre cycle d'auditions en lien avec les États généraux de l'information (EGI). M. Jonathan Parienté, chef du service des Décodeurs du journal Le Monde devait y participer mais il est souffrant. Il nous prie de bien vouloir l'excuser ; nous lui souhaitons un prompt rétablissement.

Cette table ronde est consacrée à la formation et au développement de l'esprit critique. Si l'information n'a jamais été aussi accessible en tout lieu et en tout temps, encore faut-il savoir la lire, la voir, l'entendre, la décrypter. Cette exigence est encore plus forte lorsque l'on est confronté à des informations biaisées, tronquées, voire à de la désinformation pure et simple.

Monsieur Maquart, votre analyse nous sera précieuse en ce qui concerne plus spécifiquement les informations à caractère scientifique. Comment développer une culture scientifique minimale au sein de la société afin de lutter contre les désinformations les plus flagrantes ? Je pense notamment aux thèses climato-sceptiques ou au complotisme anti-vaccinal qui prospèrent à la faveur d'une sorte de relativisme intégral. De quelle manière agir lorsque toutes les opinions bénéficient de la même exposition et suscitent parfois davantage l'intérêt que les faits scientifiquement établis ?

Madame Sonnac, le Centre pour l'éducation aux médias et à l'information (Clémi) a-t-il constaté des changements notables quant au public auquel il s'adresse à mesure que les nouveaux moyens de s'informer se développaient ? Les jeunes générations, plus connectées et friandes de canaux d'information, sont-elles plus perméables aux fausses informations ou sont-elles plus lucides face aux faits auxquels elles sont confrontées ? S'agissant des publics plus âgés, des actions spécifiques sont-elles nécessaires dès lors que les seniors sont parfois un vecteur important de diffusion de fausses informations ?

Enfin Monsieur Lemarchand, je souhaite vous interroger sur la manière dont vous exercez votre indispensable mission de vérification. Quelles évolutions avez-vous pu constater à cet égard au fil du temps et des transformations technologiques ? Quelles sont les limites objectives de votre action ? Avez-vous pu apprécier de manière qualitative les effets de celle-ci sur les publics consommateurs d'information ? Votre légitimité est-elle reconnue ou la confiance dans vos services s'érode-t-elle au motif que vous seriez à la solde d'un supposé système médiatique ?

Sans plus attendre, je vous laisse la parole.

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Bruno Maquart, président d'Universcience

Universcience est un établissement public qui regroupe deux sites physiques ‒ le Palais de la découverte et la Cité des sciences et de l'industrie ‒, un site numérique ‒ leblob.fr. ‒ et un programme d'éducation artistique et culturelle sur les territoires ‒ Fab Lab à l'école.

Universcience a accueilli 2,5 millions de visiteurs l'année dernière. L'esprit critique est une question qui nous occupe depuis quelques années et qui fait partie des trois piliers intellectuels de la maison, avec l'innovation et la durabilité.

Si je caricature, nous sortons d'un monde dans lequel nous avions accès à l'information par des livres disponibles dans des bibliothèques et accessibles par l'intermédiaire de nos maîtres.

Aujourd'hui, l'information est partout, accessible à tout moment et par tous. Elle est totalement dérégulée et la parole de chacun vaut celle de sa voisine ou de son voisin, sans hiérarchie.

Dans ce contexte, nos métiers ont changé. Il ne s'agit plus simplement de permettre à chacun de compléter ses connaissances, mais plutôt d'aider à trier et à qualifier l'information pour que chacun puisse avoir un avis propre et fondé. C'est par ailleurs la base d'une vie démocratique saine.

Comme nous promouvons la science, nous avons décidé de mesurer l'esprit critique. Ainsi pour la troisième année, nous avons réalisé un sondage national que nous appelons le « Baromètre de l'esprit critique ». Ce sondage réalisé par OpinionWay vise à interroger les Français sur leur rapport à la science, leurs moyens d'information, et leur rapport à l'esprit critique.

L'esprit critique nous intéresse parce que la méthode scientifique est une méthode du « doute organisé » qui indique la voie pour sortir de l'incertitude et parvenir à un degré de certitude plus élevé. Nous pensons que la culture scientifique est un moyen d'exercer son esprit critique pour mieux comprendre le monde qui nous entoure. Le but est de faire de chacune et de chacun des citoyennes et des citoyens éclairés. Nous sommes là pour aider à penser, pas pour dire ce qu'il faut penser.

C'est pourquoi nous avons lancé le « Printemps de l'esprit critique », du 21 mars au 3 avril, avec l'organisation d'événements qui visent à intéresser le grand public à l'esprit critique tels que des ateliers sur la distinction entre un fait et une croyance ou des ateliers sur les biais cognitifs. Il y a aussi des activités qui permettent de promouvoir l'éducation aux médias, pour laquelle nous sommes d'ailleurs partenaires actifs du Clémi.

Pour la première fois cette année, le Printemps de l'esprit critique est devenu national. Cette initiative a été couronnée de succès puisque nous avons réuni une soixantaine de partenaires de toutes tailles et sur toute la France, au-delà du seul champ de la culture scientifique. De nombreuses bibliothèques, des médiathèques mais aussi des institutions de recherche, des écoles de journalisme, et même les bibliothèques municipales de Barcelone ont manifesté leur intérêt pour notre démarche.

Par ailleurs, le Baromètre pose chaque année des questions sur un sujet nouveau. La première année, il s'agissait des vaccins ; l'an dernier le sujet du changement climatique avait été retenu. Cette année, nous avons choisi l'intelligence artificielle (IA).

Que nous apprend le dernier Baromètre de l'esprit critique ?

Tout d'abord, 75 % des répondants se définissent comme ayant l'esprit critique. Celui-ci se caractérise par un raisonnement logique et rationnel ‒ pour 44 % des répondants ‒, par le fait de s'informer avant de prendre position, ou encore par la capacité à échanger avec des personnes aux opinions divergentes ‒ 41 % des répondants. Nous constatons en revanche que la connaissance des biais cognitifs est très faible et qu'il faut absolument travailler sur ce sujet.

Ensuite, une nette majorité de répondants ‒ 82 % ‒ considère pouvoir changer d'opinion sur la base de raisons convaincantes ; 78 % des répondants affirment comparer différents points de vue avant de se faire une opinion ; 77 % considèrent qu'il est important de remettre en question les croyances traditionnelles avec des preuves logiques et rationnelles. Il semblerait que la population française soit plus experte sur ces questions que nous ne le pensions.

Nous avons également demandé aux répondants s'ils préféraient échanger avec des personnes qui pensent comme eux ou avec des personnes ayant des opinions contraires : 46 % affirment préférer échanger avec des personnes qui partagent leur opinion et 45 % le contraire.

Il est intéressant de noter que les débats ont lieu au cours d'échanges entre amis ‒ 63 % ‒, lors de repas de famille ‒ 59 % ‒, ou dans le monde du travail ‒ 41 %.

Les réseaux sociaux, qui participent d'une nouvelle ère informationnelle, ne sont utilisés pour débattre que par 22 % des répondants. Cette proportion augmente néanmoins significativement chez les jeunes puisque 35 % des 18-24 ans et 44 % des 25-34 ans indiquent un usage régulier ou épisodique des réseaux sociaux pour débattre.

Nous avons également demandé aux sondés quels étaient les enseignements scolaires qui leur avaient permis de développer leur esprit critique. Il faut reconnaître que nous avons été surpris de constater qu'ils évoquaient majoritairement le français et la littérature ‒ deux fois plus que les mathématiques.

S'agissant des personnes qui leur ont permis de développer leur esprit critique, ils répondent très majoritairement : les parents, les enseignants, les amis et, dans une moindre mesure, les auteurs lus.

Concernant l'IA, les Français ont une perception nuancée. Ils discernent des avantages comme des inconvénients, avec un fort gradient d'âge. Quels que soient les items, les jeunes ont une confiance plus grande envers les nouvelles technologies et envers la science que le reste de la population.

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Nathalie Sonnac, présidente du conseil d'orientation et de perfectionnement (COP) du Centre pour l'éducation aux médias et à l'information (Clémi)

Présidente du COP du Clémi, je suis également professeure en sciences de l'information et de la communication à l'Institut français de presse et spécialisée dans le monde de l'économie des médias. Je rappellerai quelques éléments de contexte général avant d'aborder les thèmes que vous avez évoqués.

Depuis vingt ans, les plateformes et les médias sociaux ont envahi l'espace informationnel. Or ‒ et c'est un point essentiel ‒ on constate que la concurrence est totalement asymétrique entre les réseaux sociaux et les médias traditionnels en matière de régulation.

Nous observons également une perte de repères informationnels, notamment de la part des plus jeunes qui accèdent majoritairement à l'information via ces plateformes et ces réseaux sociaux.

Nous remarquons par ailleurs un nouveau rapport à l'information, qui n'a jamais été aussi dense ; dans le même temps, tous les points de vue se valent et sont en concurrence sans aucune hiérarchie.

Le dernier constat porte sur le modèle économique des médias. Celui-ci vacille en raison d'une perte massive d'audience et d'une chute des recettes publicitaires. Ainsi, la presse écrite a perdu 70 % de ses revenus publicitaires en l'espace de quinze ans.

Les acteurs traditionnels sont supplantés par des plateformes dont le modèle économique vise à capter l'attention par le biais de n'importe quel contenu, pourvu qu'il provoque un clash, alimente la polarisation des opinions, voire suscite de la haine. Toutes nos consommations en ligne, nos usages, nos pratiques, laissent des milliers de traces. Elles permettent à ces plateformes de dégager des superprofits et rendent notre travail très complexe.

Il faut quand même rappeler que les médias tels que nous les connaissons jouent un rôle indispensable. Ce sont des vecteurs de démocratie parce que ce sont des médiateurs, des intermédiaires, des filtres. Ils sont également tiers de confiance et producteurs d'une information de qualité, fiable, vérifiée et sourcée.

Ces médias sont essentiels à notre démocratie parce qu'ils participent à la fabrique de l'opinion, voire du jugement et de la citoyenneté. Or ils sont peu à peu remplacés par des médias sociaux qui possèdent les mêmes caractéristiques ‒ eux aussi produisent, diffusent et distribuent l'information ‒ mais sans en assumer aucune des responsabilités. Ce sont les algorithmes et les intelligences artificielles qui alimentent leurs modèles depuis vingt ans, qui contrôlent et organisent l'accès à l'information et laissent circuler massivement de la désinformation, des fausses informations, de la manipulation d'informations. Ce sont eux les véritables maux de notre démocratie.

Dans un contexte de déconsolidation qui se traduit par de l'infobésité, de la fatigue informationnelle ‒ particulièrement forte chez les plus jeunes générations ‒, de la défiance à l'égard des journalistes et des institutions, l'IA générative occupe une place grandissante dans les salles de rédaction et, bientôt, dans les salles de classe, sans aucun balisage d'usage.

Face à ces bouleversements, un renforcement de la régulation paraît nécessaire. Cependant, la loi seule ne réussira pas à endiguer ces flux de propagation de fausses informations et de théories du complot. Un large consensus se dégage pour souligner l'importance d'une éducation aux médias et à l'information (EMI) dès le plus jeune âge et tout au long de la vie pour former des citoyens libres et éclairés dans un univers qui se transforme totalement.

Depuis quarante-et-un ans, le Clémi a démontré sa capacité à promouvoir cette éducation aux médias et à l'information à l'école pour former les enseignants, et à élargir son audience auprès des familles. Le Clémi connaît une expansion soutenue, grâce notamment à une collaboration avec des associations ou le ministère du travail, de la santé et des solidarités.

Le Clémi doit aussi répondre à de nouveaux besoins, tels que la fourniture de ressources directement exploitables en classe par les enseignants. Il faut également parvenir à entraîner les familles. Il nous faut disposer de nouvelles modalités d'action, qui existent mais qu'il faut considérablement renforcer.

Des enseignants, des professeurs documentalistes et des élèves formulent de nouvelles demandes ; ils souhaitent notamment apprendre à s'informer grâce aux réseaux sociaux ‒c'est essentiel.

En raison de l'impact des algorithmes ou des bulles informationnelles, il faut apprendre à s'informer en ligne, à développer les usages pédagogiques qui peuvent être élaborés à partir des réseaux sociaux, à décrypter les phénomènes de désinformation, ou encore à intégrer l'IA générative comme nouvelle source dans les pratiques informationnelles des élèves comme dans les pratiques professionnelles des journalistes.

J'ajouterai que si les jeunes sont plus perméables aux fausses informations comparativement à leurs aînés, ces derniers propagent plus facilement des fake news en ligne. Les nouvelles générations ont clairement un rapport différent à l'information mais il ne faut pas se concentrer uniquement sur les plus jeunes. Il faut agir maintenant et considérer toutes les générations. C'est pourquoi la création d'une éducation aux médias et à l'information qui favoriserait une collaboration intergénérationnelle nous semble véritablement importante.

Pour conclure, je rappellerai que le Clémi est une instance collégiale, composée de trois collèges différents avec des représentants des pouvoirs publics, des professionnels de l'information et du système éducatif. Tous ces acteurs qui viennent d'univers différents participent à cette volonté de changement et d'adaptation et, avec toutes les équipes, nous avons rédigé une nouvelle feuille de route sur la période 2024-2030, avec cinq axes indépendants mais complémentaires.

La volonté de renforcer les partenariats du Clémi constitue le premier axe. Nous devons entraîner de façon systématique les acteurs des plateformes numériques et ceux des réseaux sociaux.

Le deuxième axe vise à renforcer les actions de formation du Clémi. Si 30 000 professeurs sont formés chaque année, cela reste insuffisant face à l'urgence à laquelle nous faisons face.

Les trois autres axes sont le renforcement des missions du Clémi dans le champ de la parentalité numérique, la poursuite de l'effort d'ouverture du Clémi en direction de l'enseignement supérieur, et le renforcement avec la coopération européenne et internationale de l'EMI.

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Grégoire Lemarchand, rédacteur en chef Investigation numérique au sein de l'Agence France-Presse (AFP)

Je vais vous présenter plus en détail le travail de l'AFP en matière de lutte contre la désinformation.

La lutte contre la désinformation est au cœur de l'activité de l'AFP. C'est une priorité éditoriale évidente eu égard au chaos informationnel que l'on constate en France et, plus généralement, dans le monde. Elle fait partie intégrante de notre mission d'intérêt général inscrite dans la loi.

L'AFP repose sur un réseau de près de 150 journalistes spécialisés dans l'investigation numérique et la lutte contre les infox, répartis dans plus de trente bureaux. Nous travaillons en vingt-six langues et tout ce que nous produisons est accessible à tous les citoyens sans abonnement.

Ce réseau profite de surcroît de l'expertise de l'ensemble de la rédaction de l'AFP, composée de 1 700 journalistes représentant plus de 200 nationalités et répartis dans 150 pays. En retour, ce réseau de journalistes spécialisés renforce notre rédaction. C'est d'autant plus indispensable qu'il n'y a plus désormais un seul événement majeur qui ne soit tordu, lessivé, essoré par une désinformation qui tire habilement profit de l'extraordinaire puissance du numérique et des réseaux sociaux. Le récent effondrement du pont à Baltimore aux États-Unis est un exemple parfait.

Notre réseau démystifie autant que possible les manipulations et les falsifications tout autour du monde et œuvre à ce qui demeure notre mission première à l'AFP : rapporter les faits et rien que les faits.

Nous varions nos formats et ciblons des publics divers pour toucher une audience aussi large que possible. Cela se traduit par des fact-checks méthodiques et transparents quant à leurs sources, des vidéos de décryptage et de sensibilisation où nous essayons de toucher les plus jeunes publics, des enquêtes numériques en source ouverte, des formations en ligne, mais aussi des collaborations avec d'autres médias spécialisés et des institutions comme le Clémi.

Il faut noter que le développement de notre réseau a été permis par certaines des plateformes et des réseaux sociaux les plus populaires. Je parle de Meta, de Google ou de TikTok, qui font appel à notre expertise pour les aider à lutter contre la désinformation.

Nous avons avec ces plateformes des contrats qui nous permettent de financer notre activité et d'agir directement là où les informations sont le plus virales. Ces contrats respectent notre indépendance et nos choix éditoriaux.

Tout porte à croire que notre investissement contre les infox sera encore plus essentiel dans les prochaines années. L'incroyable accélération des technologies numériques offre de nouvelles armes à tous ceux qui ont intérêt à attiser la polarisation et leurs peurs, à remettre en cause les politiques de santé publique ou de changement climatique, à saper la légitimité des institutions publiques, à nier le résultat d'élections démocratiques ou à s'en prendre à certaines communautés ou minorités.

Pendant longtemps nous avons considéré que la mission première de l'AFP était de rapporter des faits avérés, jamais des rumeurs. À partir de 2016-2017, l'évocation au plus haut niveau de « faits alternatifs » a achevé de nous convaincre de nous lancer dans la bataille. Nous avons vu depuis à quel point la désinformation pollue, pourrit et brise le désir de faire société.

Lutter contre les infox est un combat très inégal. Désinformer prend quelques secondes, ne coûte presque rien et peut avoir un effet maximum. Répondre avec des faits, de la nuance et du contexte prend nettement plus de temps. La désinformation est généralement peu sophistiquée. C'est un bruit de fond permanent qui sape peu à peu les fondements de notre société démocratique.

Nos équipes sont donc mobilisées de manière durable et nous croyons fermement à notre mission malgré le cyber harcèlement qui vise de plus nos journalistes. Les conséquences peuvent en effet être violentes quand les menteurs et les manipulateurs sont démasqués. La source de motivation de ceux qui s'adonnent à la désinformation est souvent l'argent que celle-ci peut rapporter. Malgré tout cela, nos journalistes font face.

Vérifier et remettre en contexte est l'essence même du journalisme. Il est donc essentiel pour nous de respecter des standards éditoriaux irréprochables et une vraie politique de transparence et d'éthique dans notre production d'informations.

J'insiste néanmoins sur un point. Si la vérification et la démystification sont indispensables, elles ne sont pas suffisantes. Elles sont une riposte face à la désinformation, mais ce n'est certainement pas la seule.

Les fact-checkers de l'AFP n'ont nullement la prétention d'être en mesure de régler le problème, pas plus qu'ils ne sont des gardiens de la vérité ou des censeurs au service des puissants, comme nous le reprochent souvent nos plus ardents critiques. Nous tentons humblement de remettre des faits là où les manipulations et les biais obscurcissent la perception de la réalité.

L'essentiel de notre travail n'est pas d'arbitrer ce qui est vrai ou ce qui est faux, mais de donner des clés de compréhension aux citoyens pour sortir d'une vision binaire et mieux appréhender le monde éminemment complexe dans lequel nous vivons.

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Merci à tous les trois d'avoir dressé ce portrait de l'esprit critique dont il convient de faire preuve tant vis-à-vis des médias classiques que des nouveaux médias. Je laisse à présent la parole à mes collègues.

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Madame Sonnac, vous expliquiez que la mise en place d'une éducation aux médias nécessitait aussi d'entraîner les familles par le biais de l'école. Comment s'adresser aux familles et les intéresser à ce sujet ?

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Je voulais poser la même question car il me paraît a priori très compliqué d'entraîner les familles.

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Virginie Sassoon, directrice adjointe du Clémi

Avant de répondre, je voudrais rappeler les quatre grandes missions du Clémi : la formation des enseignants, qui reste le cœur du métier du Clémi puisque nous formons 30 000 enseignants par an ; la production de ressources pédagogiques sur les nouvelles thématiques ; l'accompagnement à la création de médias dans les établissements scolaires ; l'établissement du lien entre le monde des médias et de l'école.

La question du rôle de parents m'a paru cruciale lorsque j'ai rejoint le Clémi il y a huit ans, car la socialisation informationnelle des enfants se forme dans la famille, auprès des parents. Les enfants imitent souvent les pratiques informationnelles des adultes.

Pour toucher ces parents et ces familles depuis l'école et en dehors de l'école, nous nous sommes appuyés sur le Conseil d'orientation et de perfectionnement.

Nous avons notamment publié « Le guide de la famille tout écran » qui vise à mettre les principes de l'éducation aux médias et à l'information au service du plus grand nombre : Comment apprendre à s'informer ? Comment accompagner son ado sur les réseaux sociaux ? Comment le protéger des contenus inappropriés ? Comment s'impliquer en tant que parent ? Ce guide a été réalisé avec le ministère de la culture, la caisse nationale des allocations familiales (Cnaf), les associations d'éducation populaire et les fédérations de parents d'élèves. Nous avons monté un consortium d'acteurs qui sont au contact des familles.

Nous avons aussi fait le pari de la fiction. Nous avons créé une famille fictive, « La famille tout écran », avec des parents qui se posent des questions et qui rencontrent des difficultés. Ils ont trois enfants de 4, 8 et 16 ans, qui sont des âges critiques dans le rapport au numérique au quotidien.

Nous avons mis en scène cette famille dans « Le guide de la famille tout écran » puis dans une série télévisée financée par la Cnaf et diffusée pendant quatre saisons sur toutes les antennes de France Télévisions. Nous avons aussi créé une bande dessinée intitulée Dans la tête de Juliette pour permettre aux adolescents et aux parents de mettre des mots sur la surcharge cognitive ou la nomophobie, et de s'interroger sur l'identité numérique ou le fonctionnement des algorithmes et des bulles informationnelles.

Enfin, nous avons lancé dernièrement une grande campagne de sensibilisation financée par JCDecaux. Cette campagne a été conçue avec des parents par la constitution de focus groups au sein des cités éducatives dans le cadre d'un dispositif développé avec l'Agence nationale de la cohésion des territoires et intitulé : « Les écrans : apprendre à s'en servir pour ne pas les subir ». À la faveur de cette campagne de sensibilisation, nous avons produit un kit, diffusé à 1,6 million d'exemplaires cet été, à destination des professionnels qui sont au contact des familles pour animer des cafés parents et des ateliers sur les différents sujets.

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Bruno Maquart, président d'Universcience

De manière complémentaire aux actions du Clémi, nous avons décidé de nous appuyer sur le réseau des bibliothèques qui sont fréquentées non seulement par les enfants mais aussi par leurs parents, en particulier les mères. En effet, nous avons identifié que les populations les plus éloignées de nos sujets sont celles qui vivent dans les territoires périphériques ou ruraux, avec par ailleurs un biais de genre plutôt en défaveur des femmes. En outre, les bibliothèques constituent sans doute, avec l'école, l'un des réseaux les plus denses dans les territoires. Ce sont sur ces réseaux, celui des bibliothèques et celui des écoles, que nous nous appuyons pour élargir notre audience.

Je dis souvent que les bibliothèques sont au domaine culturel ce que les pharmacies sont au domaine de la santé : elles sont ouvertes le samedi, elles sont gratuites, et vous pouvez demander des renseignements. Les bibliothèques sont une espèce de première porte d'entrée vers la culture, animées par des personnes dont le métier est de transmettre.

Nous préparons ainsi un dispositif sur l'esprit critique afin de fournir au réseau des bibliothèques volontaires des ressources constituant autant d'outils pour s'adresser aux populations ‒ aux mères, aux pères, aux grandes sœurs, aux grands frères, aux familles.

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Alors que le Président de la République appelle à reprendre le contrôle des écrans, avez-vous des propositions à lui soumettre ? Avez-vous eu l'occasion d'échanger avec lui ?

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Virginie Sassoon, directrice adjointe du Clémi

Avec Nathalie Sonnac, nous souhaitons que les ressources et les messages adressés aux parents ‒parfois divergents et facteurs de confusion ‒ soient plus lisibles. Il faut donc instaurer un guichet, qui pourrait être unique, pour que les familles, mais aussi pour les professionnels, aient accès à ces messages et ressources en matière de parentalité numérique.

La semaine de la parentalité numérique, organisée par la Mairie de Paris, a été l'occasion d'associer les écoles, les associations, et les acteurs de la santé et de créer des alliances vertueuses qui permettront d'être à la hauteur de cet enjeu.

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Que pouvez-vous nous dire de la situation à l'étranger ?

Madame Sonnac, vous avez évoqué le lien indispensable avec la recherche. Qu'en est-il dans les autres pays ?

Par ailleurs, comment serait-il possible d'intégrer les journalistes à cette éducation aux médias et à l'esprit critique ?

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Grégoire Lemarchand, rédacteur en chef Investigation numérique au sein de l'Agence France-Presse (AFP)

Comme je l'expliquais dans mes propos liminaires, l'AFP est une agence globale. Nous sommes présents partout dans le monde et nous entretenons parfois des relations étroites et coordonnées avec des acteurs locaux.

Ces dernières années, nous avons participé à des opérations collaboratives dans des pays comme le Brésil ou le Mexique où il existe des coalitions d'organisations de fact-checking de médias qui mettent en commun leur travail. Un tel travail s'opère souvent en amont d'élections car ce sont des moments particulièrement touchés par la désinformation.

L'AFP est également très impliquée au sein du réseau IFCN ‒ International Fact-Checking Network ‒ qui réunit quatre-vingt ou quatre-vingt-dix organisations de fact-checking dans le monde entier.

L'AFP s'implique aussi en Europe. Nous avons co-créé l'année dernière l'EFCSN ‒ European Fact-Checking Standard Network ‒ avec d'autres organisations d'Italie, d'Espagne, d'Allemagne et de Pologne. Nous y mettons en commun nos connaissances et avons établi une charte parce qu'un média qui fait de la vérification doit se conformer à des standards, une éthique, suivre une méthode.

Par ailleurs, nous nous impliquons autant que possible à Bruxelles dans les discussions autour du Digital Services Act et du European Media Freedom Act. Nous participons aussi aux groupes de travail du Code of Practices on Disinformation.

Sur l'éducation aux médias, le travail de journalisme et le travail d'éducation aux médias sont complémentaires mais ne font pas appel aux mêmes ressorts et ne nécessitent pas les mêmes connaissances. Je ne fais pas d'éducation aux médias et ceux qui font de l'éducation aux médias ne font pas du journalisme. En revanche, les connexions sont très fortes et le seront de plus en plus. Il y a ainsi des projets au niveau européen dans le cadre desquels nous travaillons avec le Clémi.

Par ailleurs, l'AFP réalise de plus en plus de vidéos courtes qui, si elles ne sont pas des vidéos d'éducation aux médias, participent néanmoins à cet effort d'éducation. Nous visons évidemment des plateformes où se trouvent les publics les plus jeunes, telles que TikTok.

Enfin, de nombreux journalistes de l'AFP s'investissent à titre personnel, pendant leur temps libre, dans des associations ou se forment pour éduquer aux médias dans les écoles, collège et lycées.

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Nathalie Sonnac, présidente du conseil d'orientation et de perfectionnement (COP) du Centre pour l'éducation aux médias et à l'information (Clémi)

Il me semble que le renforcement du lien entre les médias et l'école est un axe majeur. Ce lien existe et se traduit par de nombreuses actions d'éducation aux médias et à l'information conduites par France Télévisions, Radio France, TF1, M6, qui sont efficaces mais manquent de coordination.

France Télévisions organise régulièrement un tour de France en matière d'éducation aux médias et à l'information. Il réunit des journalistes et des professeurs des écoles et permet des échanges d'une grande richesse. Des ateliers sont également organisés, qui participent à la formation de l'esprit critique et des outils qui peuvent être mobilisés.

Un vrai lien s'est développé depuis de nombreuses années, qui s'est renforcé à la faveur d'un investissement de la part des journalistes pour participer à la formation des professeurs afin de les confronter aux nouveaux outils.

Ces actions sont importantes mais une coordination beaucoup plus importante entre les médias et l'école me paraît indispensable pour changer d'échelle.

Je souhaite par ailleurs évoquer le projet européen De Facto qui comprend des représentants des médias, du monde de la recherche et de la société civile ‒ le Clémi représentant cette dernière. Cette année, le projet De Facto cherchera à identifier comment l'intelligence artificielle participe à l'industrie du doute. Il s'intéressera également à l'articulation entre la circulation et la croyance ainsi qu'à la stimulation de l'esprit critique d'un jeune public face aux risques de manipulations générés par l'IA et les infox en général.

Le point central à retenir, c'est que le travail en commun et l'interdisciplinarité sont indispensables. Il n'est pas possible de fonctionner seul dans son silo. Je pense aussi que pour pouvoir changer d'échelle, il faut que le Clémi, instance reconnue, dispose des moyens nécessaires. Il faut que la société civile, le monde des médias élargi aux plateformes, et le monde de la recherche puissent travailler ensemble.

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Bruno Maquart, président d'Universcience

Concernant la dimension européenne et internationale, je signalerai que l'établissement que je préside est à la tête de l'Association européenne des sciences et musées de sciences. Nous avons une vision globale de la scène européenne et il apparaît que la question de l'esprit critique est un sujet d'intérêt commun. Même nos collègues nord-américains s'y intéressent. À la mondialisation des réseaux sociaux répond une mondialisation des préoccupations des uns et des autres. Il y a une effervescence sur ces questions et je ne doute pas que nous trouverons les moyens de traiter ces nouvelles problématiques, surtout si les chercheurs nous éclairent avec des travaux.

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Savez-vous s'il existe en Europe ou dans le monde des outils similaires au Baromètre de l'esprit critique ? Par ailleurs, comment l'esprit critique a-t-il évolué ?

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Bruno Maquart, président d'Universcience

L'année dernière lors de la deuxième édition du Baromètre, nous avions décidé de soumettre les questions à un panel britannique. Nous avons obtenu les mêmes résultats ; les Britanniques et les Français donnent les mêmes réponses aux mêmes questions. Nous avons donc décidé de revenir à un périmètre français, d'autant plus qu'un tel élargissement a entrainé des coûts supplémentaires.

Concernant l'évolution de l'esprit critique, nous posons les mêmes questions chaque année afin d'avoir des séries chronologiques et une profondeur de temps. Sur les trois premières années, nous notons déjà des permanences et des changements. Par exemple ‒ et c'est un constat très intéressant ‒ la confiance des jeunes envers internet et les réseaux sociaux a très fortement chuté entre l'édition 2023 et l'édition 2024. Le média envers lequel la confiance est la plus grande est la radio.

Je précise que le Baromètre de l'esprit critique bénéficie des conseils d'un groupe de scientifiques qui nous aident à formuler les questions et à analyser les réponses.

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Virginie Sassoon, directrice adjointe du Clémi

Le Clémi forme les enseignants des réseaux de l'Agence pour l'enseignement français à l'étranger (AEFE) et de la Mission laïque, les demandes étant de plus en plus importantes en la matière. Nous recevons également des sollicitations de l'étranger de la part d'associations dont les membres souhaitent se former.

Concernant la manière dont l'esprit critique est envisagé dans les actions d'éducation aux médias et à l'information, il me semble intéressant de souligner l'articulation entre connaissance et compétence, entre état d'esprit et pratique. L'esprit critique n'est en effet pas un acquis, c'est une exigence.

C'est dans cette articulation entre apprendre ‒ à s'informer, à évaluer la fiabilité d'une information, etc. ‒ et pratiquer ‒ devenir producteur de médias ‒ qu'il y a une mécanique extrêmement vertueuse. C'est cet apprentissage par le faire qu'il faut valoriser et qui constitue l'une des spécificités de l'éducation aux médias. Il permet aussi d'activer une forme de citoyenneté par l'apprentissage et la production de contenus médiatiques.

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Nous avons évoqué les fausses informations en France ; disposez-vous des comparaisons avec des pays étrangers ?

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Grégoire Lemarchand, rédacteur en chef Investigation numérique au sein de l'Agence France-Presse (AFP)

Nous constatons qu'aucun pays n'est immunisé contre la désinformation. Les différences que nous observons entre pays dépendent beaucoup de la façon dont sont utilisés les réseaux sociaux.

En Amérique latine ou en Afrique subsaharienne, la désinformation circule beaucoup sur les messageries cryptées ‒ WhatsApp, Telegram ‒ parce que tout le monde n'a pas accès à internet. Cette désinformation est plus difficile à contrer car nous n'avons pas accès à ces conversations privées.

Nous avons donc ouvert une ligne spécifique dans six pays où ces messageries sont extrêmement populaires. Nous y recueillons des informations potentiellement fausses et trompeuses et nous apportons des réponses à celles-ci. Cela reste néanmoins à une très petite échelle.

Les méthodes et les armes pour désinformer sont toujours les mêmes dans tous les pays et sur tous les sujets. Hormis la Chine et la Russie, les réseaux sociaux ou populaires sont à peu près les mêmes partout dans le monde ; il n'y a pas de différence majeure.

Permalien
Virginie Sassoon, directrice adjointe du Clémi

Pour compléter ces propos, je signalerai que l'enquête Ipsos récemment parue sur l'impact de la désinformation en vue des élections européennes montre que 29 % des moins de 35 ans s'informent via les messageries. C'est un élément à prendre en compte.

Par ailleurs, que ce soit en Europe, aux États-Unis ou en Amérique latine, nous observons que les jeunes ne sont pas ceux qui diffusent le plus de fausses informations, mais que ce sont plutôt les individus les plus politisés. Cela avait notamment été démontré au moment de l'élection de Donald Trump en 2016.

Il faut aussi noter que les jeunes sont beaucoup plus exposés à la désinformation puisqu'ils s'informent via les réseaux sociaux. Il semble donc pertinent de les aider à devenir plus critiques.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Merci beaucoup de nous avoir éclairés sur les mécanismes de l'esprit critique et ce que nous devons faire pour que le promouvoir. J'ai bien retenu que la formation était essentielle pour y parvenir, ainsi qu'une meilleure coordination entre les différents acteurs qui y travaillent afin que chacun puisse se forger son opinion en toute connaissance de cause.

La séance est levée à dix heures quarante-cinq.

Présences en réunion

Présents. – Mme Béatrice Bellamy, Mme Véronique de Montchalin, Mme Francesca Pasquini, Mme Isabelle Rauch

Excusés. – M. Philippe Ballard, Mme Soumya Bourouaha, M. Laurent Croizier, Mme Nathalie Da Conceicao Carvalho, M. Raphaël Gérard, M. Frantz Gumbs, M. Stéphane Lenormand, M. Frédéric Maillot, M. Maxime Minot, Mme Claudia Rouaux, M. Boris Vallaud, M. Christopher Weissberg