Commission d'enquête sur la libéralisation du fret ferroviaire et ses conséquences pour l'avenir

Réunion du jeudi 14 septembre 2023 à 10h00

Résumé de la réunion

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La réunion

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La séance est ouverte à dix heures.

La commission procède à l'audition de M. Frédéric Cuvillier, ancien ministre.

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Nous poursuivons nos travaux avec l'audition de M. Frédéric Cuvillier, maire de Boulogne-sur-Mer depuis de longues années et ancien ministre délégué chargé des transports et de l'économie maritime dans le premier gouvernement du quinquennat de François Hollande, entre 2012 et 2014.

Cette période est évidemment importante.

Tout d'abord parce qu'elle a été marquée par une nouvelle réforme de l'organisation du groupe public ferroviaire, avec la fin de la séparation entre la SNCF et Réseau ferré de France (RFF) qui avait été décidée par la loi du 13 février 1997 – il s'agissait à l'époque de reprendre une partie de la dette du groupe public ferroviaire. Vous êtes en effet à l'origine de la loi portant réforme ferroviaire, qui a réorganisé les chemins de fer publics autour de trois établissements publics industriels et commerciaux. Ce statut est resté en vigueur jusqu'à la loi pour un nouveau pacte ferroviaire de 2018.

Ensuite, parce que la SNCF a été sanctionnée, alors, à hauteur de plus de 60 millions d'euros par l'Autorité de la concurrence pour l'abus de position dominante de Fret SNCF. C'était deux ans avant les premières plaintes auprès de la Commission européenne visant Fret SNCF, qui sont intervenues en 2016. Cela montre que la question de la libre concurrence et la position de Fret SNCF sur le marché appelaient déjà l'attention de certaines autorités.

Dans le cadre de vos fonctions au gouvernement, vous vous êtes naturellement exprimé à de nombreuses reprises sur Fret SNCF et plus globalement sur la politique ferroviaire. Vous avez notamment regretté l'efficacité insuffisante des politiques commerciales de Fret SNCF pour conquérir de nouveaux marchés.

Le pouvoir avait été exercé pendant dix ans par une même sensibilité politique et votre arrivée au ministère marquait une forme d'alternance. Pourrez-vous nous faire part des effets de cette dernière, mais aussi des éléments de continuité – car les politiques en matière de transports sont nécessairement de long terme.

Nous sommes également intéressés par votre perception actuelle, en tant qu'élu local, de la question du fret ferroviaire et du rôle joué par le groupe public ferroviaire français. Le port de Boulogne est le premier port de pêche français et il bénéficie sans doute de la meilleure connexion avec le rail parmi nos ports de commerce. Vous connaissez bien également le port voisin de Dunkerque.

Je rappelle que l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Frédéric Cuvillier prête serment.)

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Frédéric Cuvillier, ancien ministre délégué chargé des transports et de l'économie maritime

Comme vous l'avez relevé, la situation d'un ministre est différente selon qu'il s'agit d'une alternance ou de poursuivre une politique déjà engagée par les gouvernements précédents. Il est donc important de se replacer autant que possible dans le contexte de 2012, quand j'ai été nommé ministre.

Si j'insiste sur ce titre, ce n'est pas par coquetterie. Le fait d'être ministre délégué chargé des transports et de l'économie maritime me donnait en effet compétence, grâce à un département ministériel judicieusement pensé, sur le secteur maritime – l'interface terre-mer et la construction d'une politique maritime intégrée – et donc aussi sur la question qui nous intéresse, c'est-à-dire le lien entre la stratégie portuaire et le développement des transports, et particulièrement du fret. Cette situation tout à fait privilégiée était enviée : j'étais certes ministre délégué, mais je jouissais d'une grande autonomie – reconnaissance du Premier ministre de l'époque.

Je précise cela parce que l'une des raisons essentielles pour lesquelles j'ai quitté le Gouvernement deux ans et demi plus tard a été le manque de considération politique accordée au secteur des transports. Or son caractère stratégique pour l'aménagement du territoire et le rayonnement économique implique de disposer d'une maîtrise politique. Bien souvent, l'architecture d'un gouvernement reflète le degré d'importance accordé à un domaine donné. Je considérais qu'un secrétariat d'État chargé aux transports reléguait ce secteur à une place qu'il ne méritait pas. Cela ne me permettait pas de poursuivre le chantier passionnant d'une politique des transports intégrée. Voilà pour l'enjeu politique.

En 2012, la France avait besoin de retrouver une forme de crédibilité, tant par ses propos que par le respect de ses engagements. Nous savions que cela aurait une incidence dans les rapports que nous souhaitions avoir avec les institutions européennes, et en premier lieu avec la Commission. Je le rappelle, notre déficit budgétaire était de l'ordre de 5,8 % du PIB, nous étions en pleine crise économique et celle de la Grèce battait son plein – la France s'illustrant par son soutien à ce pays. Lors des négociations, il fallait affirmer de manière inlassable l'attachement que nous portions au respect de nos engagements européens.

En 2012, je suis donc devenu ministre à l'occasion de l'alternance. En quelques semaines, j'ai pris la mesure de la situation. La politique précédemment menée plaçait beaucoup d'espoirs dans l'écotaxe, dont la collecte avait été confiée par contrat à la société Écomouv'. Ce contrat avait été signé le 6 mai 2012, c'est-à-dire le jour du second tour de l'élection présidentielle. Pris par une forme de frénésie administrative, les responsables politiques étaient obnubilés par la signature de ce contrat qui liait l'État à la société Écomouv'– d'autres commissions ont eu pour mission d'analyser le rôle d'Autostrade per l'Italia et de Vivendi dans ce montage.

J'insiste sur ce point car le schéma national des infrastructures de transport venait d'être adopté. Il promettait 250 milliards d'euros, dont 90 à la charge de l'État par l'intermédiaire de l'Agence de financement des infrastructures de transport de France (AFITF) – qui elle-même disposait de moins de 2 milliards d'euros par an pour cela. Autant dire qu'il aurait fallu que je sois ministre pendant plus d'un siècle pour arriver au bout de ce chantier… Le principe de réalité nous est apparu très vite, d'autant que le sort funeste réservé à l'écotaxe a conduit à devoir trouver des solutions de substitution.

Les surprises ne concernaient pas seulement le secteur routier et l'architecture budgétaire et financière. Comme cadeau d'accueil, quinze jours après mon arrivée, le président d'Air France annonce la suppression de 5 000 postes. Sans doute ne l'avait-il pas prévu auparavant – l'alternance offre aussi ce genre d'opportunité… Je remercie encore M. de Juniac de la sollicitude dont il a fait preuve, tout comme M. Gabriel, président-directeur général de Bouygues Construction. Alors que le Président de la République avait précisé que le canal Seine-Nord Europe entrerait en service en 2017, le responsable de cette entreprise a annoncé qu'elle suspendait sa participation de 4,5 milliards d'euros au projet, ce qui revenait tout simplement à faire s'effondrer le partenariat public-privé (PPP).

Le secteur ferroviaire, qui fait partie de l'ensemble de la politique intégrée des transports que j'évoque, connaissait alors une crise profonde. L'ouverture à la concurrence était désormais un peu lointaine, mais ses conséquences se faisaient sentir. Le déficit cumulé du secteur ferroviaire public représentait 40 milliards d'euros et la facture augmentait mécaniquement de 1,5 à 2 milliards par an. Fret SNCF perdait plus de 300 millions d'euros chaque année et les presque 3 milliards d'euros de dotations dont cette entreprise avait bénéficié entre 2008 et 2012 n'avaient pas suffi.

On avait arbitré en faveur du transport des voyageurs, mais pas de tous. Eux-mêmes avaient été victimes, en effet, d'arbitrages profitant aux lignes à grande vitesse (LGV) au détriment des trains du quotidien. À la suite du drame de Brétigny-sur-Orge, nous nous sommes penchés sur l'état des infrastructures ferroviaires. En effet, si l'on veut augmenter la part modale du fret ferroviaire et améliorer les trains du quotidien, encore faut-il que le réseau soit à la hauteur pour assurer la qualité de service et la sécurité – laquelle était au cœur de nos préoccupations.

Nous devions hiérarchiser les programmes de rénovation des voies et des infrastructures, ce qui a bien entendu aussi des conséquences sur les trains du quotidien et sur le fret ferroviaire. Les travaux se déroulant la nuit et les sillons étant déjà difficilement accessibles au fret, les contrecoups de la modernisation du réseau se sont donc fait sentir très rapidement pour cette activité. L'une des explications de la crise du fret ferroviaire réside aussi dans le fait que, comme le secteur routier, il a été un parent pauvre de la politique des transports. Pour un certain nombre de responsables du secteur ferroviaire, la priorité – et ce n'est pas une critique – était, face à la dette abyssale, d'assurer le fonctionnement du système ferroviaire et de procéder à une optimisation financière.

Il fallait également intégrer une dimension stratégique à la politique générale des transports et cesser d'opposer les modes de transport les uns aux autres. En effet, le développement du fret ferroviaire passe aussi par celui de la route, en développant des terminaux et en assurant le transport dans les derniers kilomètres. Il fallait encore essayer d'éviter qu'au sein même du secteur ferroviaire, les LGV bénéficient d'une forme de préemption des crédits. Or quatre nouvelles lignes avaient été lancées en même temps, ce qui était difficilement soutenable d'un point de vue budgétaire. La preuve en est que le financement d'une partie des investissements était assumé par les acteurs ferroviaires eux-mêmes.

Il a fallu rebâtir tout cela.

Ce fut tout d'abord l'objet de la loi portant réforme ferroviaire, à laquelle vous avez eu l'amabilité de faire référence. Elle a tiré les conclusions des impasses invraisemblables auxquelles a conduit la séparation entre le réseau et l'exploitation. Sur le papier, un certain nombre de partisans de l'ultralibéralisme étaient peut-être satisfaits que la réforme de 1997 soit allée même au-delà de ce que demandait la Commission européenne. Mais, dans les faits, les frontières entre RFF et la SNCF étaient tellement étanches que les personnels ne se croisaient ni ne se parlaient plus – y compris dans les gares – alors même qu'ils faisaient partie de la même famille des acteurs du ferroviaire. C'était tout de même très embêtant.

J'avais demandé – sans jamais obtenir de réponse – pourquoi RFF faisait diffuser de très belles publicités à la télévision aux heures de grande écoute, alors qu'il n'avait aucun client dans la population. Il s'agissait d'une volonté de légitimation.

Par ailleurs, RFF avait besoin des savoirs techniques de la SNCF, et cette dernière ne pouvait pas – et peut-être ne voulait pas – lui apporter un soutien. Cela a conduit à des situations rocambolesques, mais souvent aussi dramatiques et absurdes du point de vue financier, qui ont conduit à l'impasse que nous avons constatée en 2012.

Il a donc fallu rebâtir un groupe public unifié, composé par un établissement public chapeautant deux filiales principales sous la forme d'établissements publics, l'un chargé de la gestion des infrastructures et l'autre de l'exploitation ferroviaire. Je simplifie bien entendu, car lorsque j'étais ministre la SNCF avait 600 filiales. Une instance de régulation permettait bien sûr de répondre aux exigences d'impartialité en matière d'accès au réseau des différents opérateurs, conformément aux textes fondateurs européens.

Lorsque je dis qu'il fallait mettre l'accent sur le réseau et identifier les blocages sur celui-ci, cela vaut autant pour les trains du quotidien que pour le fret. Le matériel roulant posait également un problème, car il vieillissait et n'était plus adapté. Il fallait donc aussi sauver l'industrie de la construction ferroviaire – je pense notamment à Lohr.

Il fallait faire avec des budgets limités – l'écotaxe ne venait plus financer l'ensemble du schéma national d'infrastructures de transport – et rebâtir une stratégie de transport ferroviaire en faisant en sorte qu'aucun secteur ne soit délaissé. Au-delà du fret, il y avait aussi les trains de nuit et les trains auto-couchettes, qui avaient été purement et simplement abandonnés à l'époque.

Encore une fois, la réalité du déficit s'imposait à ceux qui avaient la responsabilité de gérer le groupe public ferroviaire. Encore fallait-il que l'État stratège joue son rôle et qu'il dote les structures de manière cohérente.

Cependant, nous ne pouvions pas nous limiter à la réforme ferroviaire, qui m'a pris plus de deux ans. Il fallait dans le même temps bâtir, pour les territoires et le développement économique. Le fret ferroviaire, on l'oublie trop souvent, c'est avant tout une question d'aménagement du territoire. On trouve partout des entreprises qui ont besoin du rail et n'ont souvent pas d'autre solution pour poursuivre leur croissance. Avec le ministère du redressement productif, nous menions à cet égard un travail extrêmement important sur la stratégie à mener, les modes de transport et la sensibilisation des différents acteurs économiques.

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Une remarque préalable sur la séparation entre RFF et la SNCF. Il y a été mis fin en 2014 et le retour à un groupe public unifié a ensuite été confirmé par la réforme de 2018. La loi de février 1997 a été appliquée sans être remise en cause lorsqu'est intervenu le changement de gouvernement quelques mois plus tard.

Plusieurs des personnes auditionnées par cette commission d'enquête ont insisté sur le fait que la dégradation des infrastructures spécifiquement dédiées au fret – comme les installations terminales embranchées, les gares de triage ou les lignes capillaires destinées au fret – était une des causes de l'effondrement de la part modale du fret ferroviaire, même si ce n'était pas la principale.

Le lancement de la commission « Mobilité 21 » lorsque vous étiez ministre délégué a constitué une étape importante s'agissant des infrastructures de transport. Elle avait notamment pour objectif de revenir sur les prévisions de crédits publics très optimistes sur lesquelles reposait le schéma national des infrastructures de transport de 2011. Présidée par Philippe Duron, elle a formulé des préconisations plus réalistes tout en rappelant la nécessité d'investir dans les infrastructures – notamment dans le fret ferroviaire. Ces recommandations n'ont pas été suivies par une loi de programmation. C'est un point qu'il convient de rappeler, à l'heure où certains sur différents bancs de l'Assemblée réclament une loi de programmation pour les infrastructures de transport – à juste titre selon moi.

Vous aviez adressé à cette commission « Mobilité 21 » une lettre de mission. Quelle part y était accordée à la nécessité d'investir dans les infrastructures spécifiquement pour le fret ferroviaire ? Quelles étaient ses préconisations ?

Vous avez été ministre à une époque où le déficit chronique de Fret SNCF – que vous avez évalué à 300 millions par an – était déjà couvert par l'ensemble du groupe. Cela pouvait être considéré comme une aide publique, au mépris de l'interprétation un peu stricte du droit de la concurrence par la Commission européenne. La période durant laquelle vous avez été au Gouvernement est également visée par l'enquête approfondie sur ces aides ouvertes par la Commission au début de cette année. Cette enquête ne porte pas seulement sur l'année 2019 et sur la transformation du groupe ferroviaire. Après tout, la première procédure de la Commission a été lancée en 2016, c'est-à-dire deux ans après votre départ du gouvernement, et l'Autorité de la concurrence avait sanctionné Fret SNCF pour abus de position dominante au moment où vous étiez ministre. Comment anticipiez-vous les risques liés au regard potentiellement sévère de la Commission sur les aides publiques destinées à compenser le déficit chronique de Fret SNCF ?

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Frédéric Cuvillier, ancien ministre délégué chargé des transports et de l'économie maritime

Nous aurions pu lancer un énième plan de plusieurs milliards pour la rénovation des infrastructures, mais comme nous étions responsables nous ne l'avons pas fait. Au contraire, nous avons souhaité que la hiérarchisation des investissements – et donc leur efficacité – intervienne par le biais de l'objectivation des travaux de modernisation. D'où la commission présidée par Philippe Duron.

Dans la lettre de mission qui avait été adressée à cette commission, la priorité en matière ferroviaire était donnée à la modernisation du réseau. Le développement du fret devait avoir, selon nous, une portée économique, écologique et industrielle. Nous pensions aussi qu'il fallait mettre en place des itinéraires bis pour le fret afin de pouvoir s'attaquer à la modernisation des lignes les plus dégradées. Bref, la commission avait pour objectif de permettre à notre pays de se doter d'infrastructures robustes et efficaces, pour mettre fin aux témoignages récurrents sur la lenteur du fret ferroviaire – voire sur la perte de trains ou de wagons.

Parallèlement aux travaux de la commission « Mobilité 21 », nous avions déterminé une stratégie de relance portuaire qui comprenait un volet consacré au fret portuaire. Les questions relatives à ce dernier étaient également abordées lors des conférences périodiques sur le fret. Ces différents dispositifs se complétaient, afin d'assurer la cohérence de la politique de rénovation.

Il faut ajouter qu'après l'accident de Brétigny-sur-Orge, la priorité accordée à la sécurité nous a permis d'aller encore plus vite s'agissant de certains travaux de rénovation.

J'en viens à la question des aides publiques et à la position de la Commission européenne.

Les discussions que nous avions avec cette dernière portaient non pas sur le fret mais sur la réforme ferroviaire en général. J'ai rencontré à de très nombreuses reprises le commissaire européen aux transports, Siim Kallas, dont le parcours était particulier puisqu'il avait été membre du Soviet suprême de l'Union soviétique. Néanmoins, il était certainement le personnage le plus converti à l'ultralibéralisme dans les transports. Nous avions donc beaucoup à faire pour convaincre que notre réforme était compatible avec le droit européen. J'entretenais des relations amicales mais exigeantes avec Siim Kallas, mais la Commission était alimentée par une petite musique. En matière ferroviaire, les positions sont souvent dogmatiques, avec par exemple ceux qui préconisaient la séparation à outrance entre le réseau et l'exploitation. Certains étaient favorables au démantèlement du groupe public intégré, alors que d'autres voulaient un opérateur unique. Tout cela reposait aussi sur des présupposés idéologiques. D'où la nécessité de ne pas pratiquer la politique de la chaise vide – ce qui fut trop souvent le cas – et d'avoir un dialogue exigeant au sujet de la compatibilité de la réforme avec les textes européens.

De mémoire, le fret ferroviaire n'était pas au cœur de nos discussions. Il y avait aussi toutes celles qui portaient sur la Société nationale maritime Corse-Méditerranée (SNCM). La Commission ne manquait pas de revenir sur le passé – voire sur le passif. Nous devions déterminer, affirmer et revendiquer les obligations de service public, afin qu'elles ne soient pas limitées par une lecture restrictive de leur objet. Les missions de service public existent ; à nous d'en démontrer la réalité et l'utilité.

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Aucun mode de transport n'est en lui-même un service public ; ce sont les missions qu'il assume qui en font un service public.

Le fret ferroviaire est absent des contrats de plan État-région signés en 2015 et qui s'appliquent encore aujourd'hui, tandis que l'État promet d'y consacrer 930 millions d'euros dans les futurs contrats. À l'époque, les régions s'y intéressaient sans doute moins, à l'exception du Centre-Val de Loire et de Champagne-Ardenne. Quel était le degré d'implication des élus locaux dans le développement du fret ferroviaire lorsque vous étiez aux responsabilités ?

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Frédéric Cuvillier, ancien ministre délégué chargé des transports et de l'économie maritime

J'ai le souvenir que les revendications quotidiennes des collectivités portaient sur les lignes à grande vitesse – il fallait résister aux pressions et à l'emballement en faveur de la grande vitesse afin de ne pas tout miser sur elle – ainsi que sur les trains du quotidien – l'infrastructure mais aussi la qualité du matériel roulant, dont j'ai découvert les difficultés de renouvellement. L'industrie ferroviaire n'avait plus les capacités pour produire des locomotives ou des wagons tant pour le fret que pour les voyageurs. Il a fallu remettre l'innovation au premier plan de la politique ferroviaire. L'intérêt des collectivités pour le fret était plus relatif. Les demandes émanaient soit de régions enclavées disposant d'une industrie traditionnelle dont la pérennité dépendait du fret, soit de régions industrielles.

Dans cette génération de contrats de plan, le fret était peut-être secondaire, mais il n'était pas absent des débats : lors de la deuxième conférence périodique pour la relance du fret, avait été mise en avant la nécessité d'une nouvelle gouvernance du fret de proximité permettant d'associer les collectivités, sur le modèle de la coordination dans le domaine portuaire.

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Selon vous, la scission de RFF et de la SNCF a été au-delà des exigences européennes et a abouti à des situations rocambolesques. Considérez-vous qu'elle a entravé le fonctionnement des deux entités mais aussi ouvert la voie à plusieurs plans de restructuration qui ont affaibli l'outil public entre 2003 et 2010 ? Quel regard portez-vous sur les opérateurs – que l'on qualifie aujourd'hui encore de « non coopératifs », qualificatif assez curieux – qui se sont emparés de 30 % environ du marché du fret ? Dans vos fonctions de ministre, avez-vous constaté voire initié un renversement des priorités entre le fret ferroviaire et Geodis ? Votre prise de fonctions semble avoir coïncidé avec un changement d'orientation pour les filiales.

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Frédéric Cuvillier, ancien ministre délégué chargé des transports et de l'économie maritime

Il est toujours délicat de faire une analyse rétrospective de décisions qui ont été prises par d'autres pour donner des leçons. On peut toutefois faire le constat qu'en 1997, l'ouverture à la concurrence est actée et n'est pas remise en cause. Peut-être parce que c'était un moyen de laisser vivre la libéralisation ou une occasion de faire du fret un mode de transport privilégié. Les chiffres nous apportent la réponse : certes, de nouveaux opérateurs sont arrivés mais ils représentent 30 % d'un marché dont la part modale s'est effondrée. Nous avons réussi à stabiliser le fret bon an mal an et surtout à ne pas le sacrifier. Je rappelle que la petite musique de fond d'alors consistait à s'interroger sur la pertinence pour l'opérateur ferroviaire de conserver ces activités traditionnelles.

L'ouverture à la concurrence n'a pas permis d'accroître le report modal au profit du ferroviaire. J'en ai tiré les leçons dans la réforme ferroviaire : avant de libéraliser le transport de voyageurs, nous devions disposer d'un groupe public suffisamment robuste pour affronter la concurrence, sans quoi les écarts tant dans les normes techniques que dans le statut social conduiraient immanquablement l'opérateur historique à être malmené. Parallèlement, la SNCF a dû digérer la boulimie de lignes à grande vitesse sur l'autel desquelles d'autres investissements ont été sacrifiés. L'ouverture à la concurrence sans préparation produit des effets inverses de ceux recherchés.

Je ne sais pas si les opérateurs étaient non coopératifs. Toutefois, la deuxième conférence périodique avec les opérateurs ferroviaires de proximité (OFP) l'a montré, il existe des acteurs économiques qui ont envie et besoin de voir le fret ferroviaire marcher. J'avais lancé une réflexion avec le président des chambres de commerce et d'industrie notamment pour identifier les segments industriels dans lesquels le fret est pertinent ainsi que les moyens de développer le fret de proximité – je ne reviens pas sur les grands ports maritimes. La simplification des normes applicables au fret, qui l'empêchaient d'être compétitif par rapport aux autres modes de transport, était un autre chantier passionnant, de même que l'innovation. Mon action pour développer et réorganiser le fret ferroviaire a été saluée par le président de l'association Objectif OFP, Jacques Chauvineau.

À l'époque, la politique commerciale de Fret SNCF était insuffisante, voire inadaptée. Les chefs d'entreprise se plaignaient des difficultés à trouver un interlocuteur et à obtenir des garanties de régularité. À l'instar de nos voisins, des représentants de la branche fret auraient dû être présents dans tous les terminaux, au plus près des acteurs économiques.

Quant à un éventuel changement de pied, lorsque deux filiales d'un même groupe se font concurrence, on marche sur la tête. Ce fut le fil rouge de mon action que d'éviter de mettre en concurrence les modes de transport et de favoriser la complémentarité et la lisibilité. Dans le domaine du transport de voyageurs, domaine anormalement réglementé au détriment des territoires, le choc de simplification voulu par le président Hollande fut l'occasion de créer des lignes de transport par car – différents de ce qu'on a appelé les « cars Macron » – là où le train ne venait pas ou pour des lignes transversales très mal desservies par le train. Il s'agissait d'offrir aux voyageurs une solution de transport complémentaire – je rétablis ici la vérité.

Notre politique des transports était guidée par la recherche de l'efficacité, de la complémentarité et du rayonnement économique des territoires.

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Dans la concurrence entre la route et le fer, qui s'est soldée par un effondrement de la part modale du fret ferroviaire dès la fin des années 1970 – bien avant la libéralisation –, l'abandon de l'écoredevance, telle qu'elle existe chez nos voisins allemands et suisses, a-t-il eu pour effet de maintenir un avantage concurrentiel en faveur de la route ?

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Frédéric Cuvillier, ancien ministre délégué chargé des transports et de l'économie maritime

Il faudrait une autre commission d'enquête sur l'écotaxe et les raisons d'un fiasco environnemental et financier. Comment une idée de bon sens est-elle apparue, dès le début, comme la solution miraculeuse pour remplir les caisses de l'État ? Je ne reviens pas sur les conditions dans lesquelles l'écotaxe a été mise en place. J'ai hérité d'un dossier mal ficelé et d'un dispositif fondé sur un non-sens économique. En effet, à mes yeux, c'est celui qui commande le transport qui doit payer. Il ne fallait pas mettre à la charge des petites entreprises de transport routier une taxe qui faisait partie du prix de la marchandise, donc ne leur incombait pas. C'est à partir de là que les problèmes avec les chargeurs et les « bonnets rouges » ont commencé et que des régions pourtant peu concernées se sont placées à la pointe du combat contre l'écotaxe.

L'écotaxe était vertueuse à condition qu'elle soit compréhensible et qu'elle pèse sur les bonnes personnes – le donneur d'ordre et non l'intermédiaire. La pérennité du transport routier était alors menacée par un cadre social incontrôlé – j'avais organisé une conférence européenne sur le droit du travail dans le transport routier qui avait rassemblé une quinzaine de ministres européens, y compris ceux venant de pays de l'Est, soucieux de voir écartée toute perspective d'harmonisation.

L'écotaxe a, bien sûr, été une erreur. J'ai tout essayé, et en premier lieu de remettre du sens. L'écotaxe n'avait pas vocation à financer des pistes cyclables mais à moderniser le réseau ferroviaire, à soutenir le fret, à développer des plateformes multimodales, à entretenir les routes – le réseau secondaire est très dégradé mais l'opposition à la route est telle que même les travaux de sécurisation sont mis de côté – ou encore à promouvoir le fluvial. C'était le rôle de l'État stratège que de définir les priorités d'investissement. L'écotaxe devait profiter aux utilisateurs, aux acteurs économiques – ainsi qu'à l'environnement, bien sûr.

Je ne faisais pas partie du gouvernement qui l'a abandonnée. Je regrette la caricature qui a été faite, considérant qu'il vaut mieux éviter les petites phrases et connaître le dossier pour s'exprimer.

L'écotaxe, qui visait à rééquilibrer nos modes de transport, a été conçue à la hâte, sans précaution – j'ai dû la repousser à plusieurs reprises faute d'une robustesse suffisante du dispositif. J'avais demandé qu'une part de l'écotaxe revienne aux collectivités, qui pâtissent souvent du trafic routier, afin de les aider à financer des projets de transport ; je défendais aussi l'idée d'une régionalisation et, de manière visionnaire, d'un droit à l'expérimentation – on a bien inventé les référendums départementaux – pour ne pas en respecter ensuite le résultat : voir Notre-Dame-des-Landes ! Les portiques, dont nombre sont toujours installés, me rappellent régulièrement que le choix politique peut parfois faire frémir.

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La différenciation est possible depuis la loi « 3DS », loi relative à la différenciation, la décentralisation, la déconcentration et portant diverses mesures de simplification de l'action publique locale. Certaines régions, essentiellement celles de grand transit international, sont en train d'y travailler.

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La loi de 2014 portant réforme ferroviaire est la réponse du gouvernement français à l'exigence de scission définitive entre le gestionnaire de réseau et l'exploitant ferroviaire. Cette décision d'un État stratège a-t-elle pu laisser des traces dans la relation entre la France et la Commission européenne ?

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Frédéric Cuvillier, ancien ministre délégué chargé des transports et de l'économie maritime

Nullement. J'ai assisté à toutes les réunions des conseils européens qui relevaient de mon portefeuille ministériel. Nous avons la chance d'avoir avec Clément Beaune, dont j'ai écouté l'audition hier, un ministre qui inscrit son action dans la logique européenne et qui est présent à ce niveau.

Comme vous le savez, la règle de la majorité s'applique en matière de politique ferroviaire. Si les grands pays ferroviaires défendent une certaine vision, respectueuse de chacun, ils sont écoutés. Le commissaire européen aux transports, Siim Kallas, écoutait la France. Parallèlement, nous lui avions assuré que nous ferions le canal Seine-Nord Europe auquel il était très attaché mais pour lequel aucun financement européen n'était prévu. Nous avons aussi lancé l'autoroute ferroviaire du fret pour l'axe Atlantique, qui a été abandonnée par la suite pour des raisons financières – c'est une profonde erreur car les retombées écologiques et économiques justifiaient largement l'investissement de 400 millions d'euros.

La France, comme l'Europe, existe lorsqu'elle occupe son rang. La France doit maintenir un dialogue exigeant, constructif et ouvert avec la Commission européenne et choisir ensuite la voie qui lui paraît la plus opportune, Clément Beaune l'a très bien expliqué hier. Le chemin qu'il a décidé d'assumer est sans doute le bon pour maintenir la confiance dans les échanges. Pour autant, il ne faut pas se plier en toutes circonstances à la vision européenne. Nous avons réussi à convaincre Siim Kallas qu'un établissement public de tête avec deux établissements publics « filles » pouvait garantir l'accès des tiers au réseau ferré ; que la réforme ferroviaire était compatible avec les exigences de la Commission européenne – je n'ai cessé de l'expliquer à l'administration française et aux grands acteurs français du ferroviaire –, laquelle ne saurait décider à la place des États membres d'un mode d'organisation, sous réserve du respect des règles de la concurrence.

La commission procède à l'audition de M. Jean-Baptiste Djebbari, ancien ministre.

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Nous avons le plaisir de recevoir M. Jean-Baptiste Djebbari, secrétaire d'État puis ministre délégué chargé des transports entre septembre 2019 et mai 2022, c'est-à-dire très récemment et peu de temps avant le lancement par la Commission européenne, en janvier de cette année, d'une enquête approfondie au sujet de Fret SNCF.

Vous avez également siégé dans cette maison, Monsieur le ministre, à l'époque où deux des textes qui ont dessiné le paysage actuel des transports étaient en débat : celui qui est devenu, en 2018, la loi pour un nouveau pacte ferroviaire, et celui qui est désormais la loi d'orientation des mobilités (LOM). Vous êtes d'ailleurs entré au Gouvernement immédiatement après l'adoption de cette seconde loi. La première, dont vous étiez le rapporteur, est revenue sur la réforme de 2014, qui avait créé trois établissements publics industriels et commerciaux (EPIC) : le choix qui a ensuite été fait était de leur donner le statut de société anonyme tout en maintenant un groupe public ferroviaire intégré. La décision de recapitaliser Fret SNCF, confortée en 2019 et qui nous intéresse plus particulièrement, a également été prise à ce moment-là.

Vous avez ensuite lancé en 2021, en tant que membre du Gouvernement, la stratégie nationale pour le développement du fret ferroviaire, qui a prévu un soutien accru en ce qui concerne les aides aux péages – nous souhaitons d'ailleurs que vous reveniez sur le mécanisme instauré en la matière –, les aides à la pince, les aides au wagon isolé et plus globalement les aides pour le transport combiné. Cette stratégie nationale a parfois été accueillie avec scepticisme, étant considérée par certains comme un énième plan de relance du fret, mais elle a commencé à produire des effets, lesquels se manifestent d'abord par une prise de conscience environnementale des entreprises et par un redressement de la part modale du fret ferroviaire en 2021 et 2022, pour la première fois depuis des décennies, la régression ayant commencé à la fin des années 1970.

Nous souhaitons également revenir sur les raisons qui ont amené, selon vous, la Commission européenne à engager une procédure contre la France, sur le diagnostic qui vous a conduit à lancer la stratégie pour le développement du fret ferroviaire, laquelle fait écho aux demandes des acteurs du secteur, pour une fois fédérés au sein de l'alliance 4F – fret ferroviaire français du futur –, et plus globalement sur les actions que vous avez engagées en faveur de la redynamisation du fret ferroviaire et de la décarbonation, c'est-à-dire pour soutenir les modes de transport alternatifs à la route.

Avant de vous donner la parole pour une intervention liminaire, je rappelle qu'en application de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, les personnes auditionnées par une commission d'enquête doivent prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Jean-Baptiste Djebbari prête serment.)

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Jean-Baptiste Djebbari, ancien ministre

C'est un plaisir de revenir dans cette maison, un peu plus d'un an après mon départ du Gouvernement, et de retravailler sur ces questions. J'ai ainsi eu l'occasion, au cours des derniers jours, de suivre certaines interventions devant votre commission d'enquête.

Je serai synthétique au sujet du constat, car beaucoup a déjà été dit. Je m'attacherai surtout à présenter ce que nous avons fait, en tant que députés, lors de l'examen des projets de loi d'orientation des mobilités et de loi pour un nouveau pacte ferroviaire, et je vous dirai aussi un mot du plan de discontinuité et du travail que j'ai réalisé, en tant que ministre, avec les acteurs du fret et la Commission européenne, avant de tracer quelques perspectives d'avenir.

Le constat est maintenant assez clair. Sur une période assez longue, qui couvre plusieurs décennies, on observe un déclin de la part modale du fret, parallèle, d'une part, au développement du réseau routier et autoroutier puis à l'afflux d'une main-d'œuvre étrangère qui a conduit à une forme de concurrence intraeuropéenne par la route, et, d'autre part, à la désindustrialisation du pays, laquelle a conduit à un moindre recours au fret ferroviaire, puisque celui-ci concerne essentiellement le transport lourd et long, notamment celui des matériaux pondéreux. Il existe ainsi, comme l'a relevé M. Patrick Jeantet, une corrélation assez nette entre la part de l'industrie dans le PIB français et le recours au fret ferroviaire : leur déclin a été relativement concomitant.

S'y est ajouté un sous-investissement chronique dans le système ferroviaire. Au moment de l'accident de Brétigny-sur-Orge, les investissements dans la régénération s'élevaient à environ un milliard d'euros par an, contre quasiment 3 milliards à l'heure actuelle. Même s'il faudrait aller encore plus loin selon certaines études, un saut quantitatif a été réalisé en une dizaine d'années.

Par ailleurs, l'écosystème français a connu des avancées relativement peu rapides, notamment en ce qui concerne les infrastructures dans les grands ports maritimes et le transport fluvial. Nous avons agi dans ces domaines, mais notre écosystème n'est pas encore suffisamment efficace, en comparaison de ce qu'on observe chez nos voisins allemands, belges ou néerlandais, où la part modale du fret dans le transport de marchandises est bien supérieure.

Dans ce contexte, notamment concurrentiel, se sont produits une baisse de la part des marchandises transportées par le rail et une diminution de la part de marché de Fret SNCF. Au-delà des facteurs exogènes, beaucoup pointent aussi, et vos précédentes auditions en ont témoigné, une forme d'impréparation du côté de Fret SNCF en matière de politique commerciale et en matière d'organisation, peut-être, comme Mme Anne-Marie Idrac vous l'a dit assez justement hier, parce que la concurrence n'arrivant jamais, on pensait qu'il n'était pas vraiment nécessaire de s'y préparer.

Tous ces éléments ont conduit à la situation que nous connaissions il y a cinq ou six ans, c'est-à-dire à un petit marché du fret, en proie à une lutte stérile entre de petits opérateurs peu ou pas rentables et n'ayant pas, ou guère, une taille critique. Le principal opérateur de ce marché assez dysfonctionnel, Fret SNCF, était fragilisé par ses déficits cumulés, tandis que le groupe SNCF auquel il appartenait était lui-même très fortement endetté.

Nous avons engagé, à compter de 2017, plusieurs réformes : une évolution du mode de gouvernance et de la structure du groupe SNCF, en lien avec l'effort d'assainissement financier qui était mené, un relèvement des niveaux d'investissement dans le réseau structurant, dont j'ai rapidement parlé, ainsi que des politiques, sur lesquelles je pourrai revenir si vous le souhaitez, de relance des petites lignes, des trains de nuit, chers à beaucoup dans cette commission, et du fret ferroviaire.

À mon arrivée au ministère, j'ai essayé de bien comprendre ce qui fonctionnait ou non. On parle bien souvent des opérateurs, mais il faut aussi essayer de comprendre le marché lui-même, qui est très complexe, très intriqué et très différent selon les pays. Le wagon isolé, par exemple, est un segment du marché structurellement déficitaire, qu'il faut donc accompagner grâce à des subventions. Tel est l'objet des aides que nous avons instaurées de façon très spécifique. Il est possible, en revanche, que le transport combiné et les trains massifs soient plutôt des marchés immatures. Nous nous sommes efforcés d'apporter les bonnes réponses en fonction des failles ou des formes d'immaturité du marché. Vous avez ainsi évoqué, monsieur le président, l'aide à la pince et les aides aux péages, qui visent à compenser le différentiel de compétitivité entre le rail et la route.

Lorsque nous nous sommes intéressés au train des primeurs entre Perpignan et Rungis, le différentiel de prix pour un chargeur était de l'ordre de 30 %. Même s'il existe maintenant beaucoup d'incitations en faveur du rail, notamment sur le plan environnemental dans le cadre du reporting extra-financier, une vraie question continue donc à se poser, qui plus est quand l'offre se caractérise aussi par une certaine non-robustesse – vous n'êtes pas sûr que vos marchandises arriveront exactement à la bonne heure le bon jour, or c'est très important pour des matières périssables. Nous avons essayé d'être très pragmatiques, pour apporter les bonnes aides aux bons endroits dans le strict respect des règles européennes actuelles.

Nous avons également agi dans le domaine de l'innovation. En effet, le secteur avait assez peu innové. Je sais que nous partageons l'idée, monsieur le président, qu'il faudra poursuivre les travaux engagés en matière de régénération, de modernisation et d'innovation. Je pense notamment à la commande centralisée du réseau et à l'ERTMS, le système européen de gestion de trafic des trains. Nous sommes en retard pour ce qui est de la signalisation, alors qu'on prépare déjà les prochaines générations de systèmes, notamment leurs composantes satellitaires.

Nous avons traité la question en créant une agence de l'innovation pour les transports et en désilotant, c'est-à-dire en faisant dialoguer tout le monde, les exploitants, les industriels et les chargeurs. Cela paraît une mesure de bon sens, mais ce n'est pas ce qu'on faisait jusque-là. Les entreprises ferroviaires se sont fédérées au sein de 4F alors qu'auparavant, faut-il le rappeler, le dialogue n'existait quasiment qu'entre l'État et SNCF Réseau.

L'action, simple, que nous avons menée pour faire davantage dialoguer les acteurs et les fédérer a été un moyen de coconstruire la stratégie nationale du fret ferroviaire, qui est en train de se déployer. Certains éléments sont en cours de pérennisation, ou de cristallisation, ce qui est évidemment très utile pour donner de la visibilité à l'horizon 2030. Par ailleurs, les bons résultats de Fret SNCF en 2021 et 2022 constituent une sorte de frémissement qui incite à l'optimisme pour la poursuite du développement du fret ferroviaire, même si, en matière d'exécution, le diable se niche dans les détails.

J'en viens à la discontinuité. J'y ai toujours été, en tant que ministre, très opposé, pour au moins trois raisons.

La première est que les plaintes déposées avaient, à mon avis, un caractère un peu opportuniste. Certaines d'entre elles visaient à exercer une pression sur le groupe SNCF, en particulier Fret SNCF. J'ai donc demandé au président de la SNCF, Jean-Pierre Farandou, d'entrer en contact avec certains des plaignants, avec qui on pouvait éventuellement trouver un accord amiable, et je me suis engagé dans un exercice de pédagogie à l'égard des acteurs du fret ferroviaire, afin de leur expliquer le fonctionnement du système français et les réformes engagées depuis 2017 pour renforcer sa dynamique, sa transparence et sa vertu, au sein de l'ensemble européen. J'ai tenu le même discours de vérité et de rapport de force avec la Commission, c'est-à-dire Mme Vestager, la commissaire européenne, et les différents services, notamment la direction générale de la concurrence. Nous n'étions pas d'accord, et j'estimais à ce moment-là qu'il était souhaitable de maintenir un rapport de force pour faire valoir nos arguments.

Le principal d'entre eux était que si la Commission respectait le droit européen tel qu'il avait été construit, son interprétation économique paraissait erronée. C'est le marché du fret ferroviaire qui est dysfonctionnel. Adopter des remèdes ne portant que sur un opérateur, fût-il public et éminent comme Fret SNCF, ne va pas améliorer le fonctionnement du système ferroviaire européen, mais va seulement affaiblir cet opérateur. Quand on compare notre situation à celle des marchés allemand, belge, suisse ou néerlandais, on voit que le marché français est économiquement assez peu mûr. Je suis favorable à une économie sociale de marché régulée mais, lorsqu'un marché est immature, un remède touchant seulement un opérateur n'améliore pas le fonctionnement de ce marché. C'est pourquoi j'étais en désaccord avec la Commission européenne.

Sur un plan un peu plus politique, nous avons tous appris, durant la période récente, que les marchés pouvaient dysfonctionner. Je pense notamment au marché européen de l'énergie, dont les dysfonctionnements ont nui aux intérêts français. Notre propre production d'électricité d'origine électronucléaire nous aurait permis d'avoir une énergie à un prix plus compétitif. Quand un marché est dysfonctionnel, il faut changer les règles. C'était d'ailleurs le seul point d'accord avec Mme Vestager : elle me disait qu'elle appliquait les règles qu'on lui donnait, et qu'il fallait donc changer ces dernières. C'est aux États membres et au Parlement européen de le faire, notamment en ce qui concerne la discontinuité. L'appliquer de façon stricte dans un marché où la concurrence n'est pas, en quelque sorte, digérée, conduit à affaiblir des entreprises et le marché lui-même. Telles sont les positions que je défendais à l'époque, et je dois dire que je n'ai pas beaucoup changé d'avis en la matière.

Pour ce qui est de la suite, des investissements supplémentaires en matière de régénération, pour maintenir le réseau en l'état et, à terme, le rajeunir, sont une nécessité. Par ailleurs, j'ai déjà évoqué la question des innovations qui permettront d'améliorer la cadence, notamment la commande centralisée du réseau, dans un système qui ne souffre pas d'une saturation du trafic. Je pense aussi à l'évolution du système de signalisation, pour rapprocher les trains et gagner, à réseau constant, la capacité de faire passer des trains de fret.

Il faut également, et c'est le sens de l'action que j'ai engagée avec la création de l'Agence de l'innovation pour les transports, bien comprendre les flux de marchandises, lesquels changent beaucoup. On parle ainsi de plus en plus de la démassification et de l'émergence de l'e-commerce. Les centres logistiques tendent à s'implanter au plus près des zones de consommation pour pouvoir fournir les clients à J+1 et parfois le jour même, ce qui a un impact sur le réseau ferroviaire et la livraison du dernier kilomètre. Nous avons fait des efforts pour rendre publiques les données relatives aux transports et pour essayer de bien comprendre les flux de marchandises, afin de développer des stratégies d'investissement de long terme et de favoriser le transport ferroviaire là où il est pertinent, c'est-à-dire plutôt pour le transport lourd et long. Il me semble que ce travail doit être poursuivi.

En ce qui concerne la décarbonation, qui est désormais la grande question, il faut raisonner en intégrant la complémentarité entre les différents modes de transport, cela a été dit à plusieurs reprises lors des auditions. Votre précédent interlocuteur, M. Cuvillier, y a notamment fait référence. Le développement du biogaz ou de l'hydrogène intéresse évidemment le secteur maritime, le transport ferroviaire et l'aviation. Il est parfaitement inutile de taper sur des secteurs particuliers, comme l'aviation. Les destins sont liés dans l'ensemble des transports, en particulier sur le plan énergétique.

Enfin, je l'ai dit, certaines règles peuvent être inadaptées, dans le marché de l'énergie comme dans celui des transports, notamment en ce qui concerne les aides d'État. Il y aura un débat public lors des élections européennes qui approchent et ce n'est pas faire preuve d'un état d'esprit antieuropéen, bien au contraire, que de souhaiter, par une modulation des règles actuelles, améliorer le fonctionnement d'un grand marché tel que celui des transports.

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Vous avez affirmé à plusieurs reprises que le marché du fret ferroviaire était immature en France. Vous avez notamment parlé de sa taille. Les gouvernements successifs, et les ministres des transports en particulier, se sont cognés, si je puis dire, à cette question. Que faudrait-il donc faire ? Pensez-vous que la prise de conscience, du côté des entreprises, de la nécessité de limiter l'impact carbone, des règles européennes s'appliquant désormais aux entreprises d'une certaine taille, est de nature à faire avancer le marché français ? Des collègues siégeant sur des bancs très différents ont souligné hier encore que le regard porté sur le fret ferroviaire par beaucoup d'entreprises qui n'y ont pas forcément recours, ou alors marginalement, était en train de changer. On observe une évolution, en tout cas, dans les échanges qu'on peut avoir avec ces entreprises.

Pouvez-vous revenir sur vos discussions avec la Commission européenne au sujet des procédures ouvertes en 2016 à l'encontre de Fret SNCF ? Clément Beaune, qui était chargé des affaires européennes dans le Gouvernement auquel vous apparteniez, nous a indiqué que vous avez eu plusieurs échanges avec lui et la Commission européenne sur le risque que courait déjà Fret SNCF à l'époque. Pouvez-vous nous en dire plus sur la manière dont vous évaluiez le risque ? C'est un élément essentiel pour nous permettre d'apprécier l'urgence d'une solution visant à éviter l'épée de Damoclès suspendue au-dessus de Fret SNCF.

Je note aussi que votre successeur au ministère des transports a beaucoup insisté sur le fait qu'il était question d'une discontinuité très partielle par rapport aux mesures qui ont été prises dans l'urgence, de l'autre côté des Alpes, à l'encontre d'une compagnie aérienne.

Des aides ont été décidées dans le cadre de la stratégie nationale pour le développement du fret ferroviaire, notamment des aides aux péages, versées aux entreprises afin d'assurer une compensation par rapport au recours au transport routier. S'agissant de SNCF Réseau, existe-t-il aussi une compensation du déficit lié à la circulation des trains de fret ? Le niveau des péages pour le fret est, en effet, un des plus faibles d'Europe. En l'absence de compensation du déficit à 100 %, il y a une sorte d'intérêt économique objectif pour SNCF Réseau à privilégier la circulation des voyageurs à celle du fret.

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Jean-Baptiste Djebbari, ancien ministre

Si on n'accompagne pas les entreprises ferroviaires grâce à des aides directes aux péages, la solution alternative est de renchérir le coût du transport par la route. Vous en avez parlé avec M. Cuvillier : on connaît le destin funeste de l'écotaxe et de l'augmentation de la taxe carbone que nous avions tenté d'appliquer lors du quinquennat précédent. Il peut être politiquement difficile de modifier le signal-prix pour le secteur routier afin de corriger les déséquilibres entre les différents modes de transport. Nous avons donc abordé la question de façon pragmatique : il nous a semblé plus efficace de pallier les dysfonctionnements du marché en soutenant les entreprises ferroviaires, pendant une durée qui ne sera pas infinie, notamment par des aides aux péages qui donnent un peu de compétitivité à leur offre.

Du point de vue du chargeur, la question est double. Elle porte sur le différentiel de prix, par rapport à la route, et sur la qualité de service – la capacité à être ponctuel. Il s'agit d'un continuum, puisque c'est à peu près le même sujet, qui implique de mener des actions différenciées, dont certaines peuvent être menées d'une manière très centralisée. Il y a notamment les aides destinées, de façon non discriminatoire, au secteur ferroviaire, mais aussi les incitations fiscales ou sociales, par le reporting extra-financier, qui conduisent effectivement à un intérêt nouveau des entreprises pour la décarbonation. Quoi qu'il en soit, il faut rendre le bon service, du point de vue de la qualité et du prix, au client qui choisit le transport ferroviaire plutôt que la route.

Soyons lucides et clairs : le fret ferroviaire est très pertinent pour les trajets longs et lourds, mais il continuera longtemps à s'articuler avec le transport routier pour les derniers kilomètres, grâce à des camions ou camionnettes propres ou grâce à des vélos-cargos, et cela doit être fait en bonne intelligence. Il n'existe pas de schéma dans lequel le fret ferroviaire permettrait de couvrir tous les trajets de toutes les marchandises, en tout temps et jusqu'au dernier kilomètre, même si le wagon isolé est un facteur de robustesse tout à fait souhaitable pour certaines activités, notamment liées à la souveraineté, comme la sidérurgie, le nucléaire et l'industrie chimique très spécialisée.

Les raisons pour lesquelles le fret ferroviaire est plus ou moins performant selon les pays sont multiples. Il y a d'abord la question des grandes infrastructures, notamment dans les grands ports maritimes. Bien souvent, à Singapour, au Canada, dans les ports de la Baltique et même plus près de chez nous, le fret ferroviaire a été intégré d'emblée et de façon substantielle, c'est-à-dire en visant des parts de marché allant de 30 à 50 %, dans le fonctionnement du port, parfois selon des modes contestables du point de vue de la décarbonation. Au Canada, par exemple, des trains de fret sont tirés par des locomotives diesel. En tout cas, beaucoup de ports ont construit leur avantage compétitif en intégrant la dimension ferroviaire, le transport maritime massifié et l'interconnexion avec le mode fluvial. C'est moins vrai en France : on a beaucoup travaillé sur le système ferroviaire dans son ensemble, mais on ne l'a que très peu connecté.

Nous avons récemment entrepris un travail de structuration des axes portuaires et fluviaux. Je pense à Haropa, qui réunit Le Havre, Rouen et Paris, et à l'axe Marseille-Lyon. Un effort pour assurer une massification des flux et une meilleure interconnexion entre le mode fluvial, le mode maritime et le mode ferroviaire est en cours, et il faudra du temps pour que cela débouche sur un service efficace. Il y a peut-être eu moins de consensus en France dans la conception des politiques publiques et dans le dialogue entre l'État et les différents acteurs industriels et économiques, et les efforts en matière de modernisation ou d'intrication des modes de transport se sont peut-être heurtés à davantage de difficultés sociales, notamment dans les ports, dans un pays qui se désindustrialisait et dont les opérateurs étaient en difficulté. Nous avons essayé de briser le cercle vicieux, mais il faudra du temps pour y parvenir.

J'ai eu l'occasion de voir Mme Vestager à plusieurs reprises, en octobre 2020, en mars 2021, en juillet 2021 et, de manière collective, à plusieurs moments de la présidence française de l'Union européenne. Nous avons eu des débats assez nourris, par exemple lorsqu'il a fallu, durant la crise du covid, trouver rapidement des modes de relance et de mobilisation de fonds publics qui étaient exorbitants du droit commun. Nous avons également évoqué des sujets très concrets tels que le fret ferroviaire et la recapitalisation d'Air France-KLM. Il pouvait y avoir des frottements entre l'Allemagne, ou la France, et la Commission, chacun voulant faire en sorte que sa compagnie nationale, Lufthansa ou Air France-KLM, puisse retrouver le plus rapidement possible, au-delà des remèdes imposés, un mode de fonctionnement normal.

Nous avons souvent eu, sur toutes ces questions, le même débat, qui portait sur les aides d'État, leur pertinence, l'ampleur des remèdes et le calendrier. S'agissant d'Air France-KLM, une question se posait à l'époque parce que nous avions recapitalisé l'entreprise, ou en tout cas parce que nous lui avions consenti des prêts importants. Pour le fret, c'était en raison des plaintes qui avaient été déposées et de l'appréciation qui était celle de la Commission européenne.

J'ai effectivement eu des échanges avec Clément Beaune quand il est arrivé au ministère des affaires européennes. À cette époque, c'était moi qui menais, avec le soutien d'Édouard Philippe, puis de Jean Castex, et du Président de la République, les discussions avec la commissaire européenne au sujet du fret ferroviaire, notamment pour ce qui était de Fret SNCF.

J'ai expliqué tout à l'heure ma position. Elle n'était pas de principe : elle partait d'une analyse du fonctionnement économique du système ferroviaire, et je crois qu'elle est toujours valide. Mon successeur, Clément Beaune, vous a exposé hier d'une façon très sincère et honnête, me semble-t-il, les différentes options qui s'offraient à lui, à savoir aller vers un accord équilibré, raisonné et raisonnable avec la Commission sur la question de la discontinuité ou prendre le risque d'un contentieux plus long, susceptible de durer de dix-huit à trente-six mois, et s'accompagnant d'un risque financier important. Il a déclaré de façon très claire qu'il pensait, au regard des éléments dont il disposait, que la meilleure solution pour donner de la visibilité au secteur était désormais une discontinuité raisonnée et équilibrée. Les circonstances ont peut-être évolué depuis quatorze mois. Je me suis borné à vous dire quelle action j'estimais nécessaire de mener, à l'époque, à l'égard de la Commission européenne. Je pense qu'il est souvent essentiel d'entrer dans un rapport de force en politique, notamment dans les périodes de crise, où l'on voit bien que des normes ou des règles adoptées il y a vingt ou trente ans peuvent fonctionner de façon contrastée.

Dans le même esprit, la question de l'amélioration des règles fait partie des bons débats politiques à mener en vue des prochaines élections. Quand la concurrence n'est pas digérée dans un secteur, l'approche suivie est trop univoque. On considère la France et l'Allemagne de la même façon alors que les marchés y fonctionnent d'une manière très différente, les tailles critiques et le degré de maturité n'étant pas les mêmes. La Commission européenne devrait adapter ses règles pour pouvoir moduler davantage son approche en matière d'aides d'État et de remèdes, comme la discontinuité. C'est un chantier qu'il est important de lancer.

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Vous n'avez pas évoqué un élément que votre successeur au ministère des transports a, au contraire, mis en avant à plusieurs reprises : c'est la nécessité de donner de la visibilité aux clients actuels de Fret SNCF. Pour fréquenter des acteurs du ferroviaire depuis un certain temps, je peux témoigner du fait que l'inquiétude concernant l'avenir de Fret SNCF a pris une ampleur très particulière depuis le début de l'année, à la suite de l'enquête ouverte par la Commission. Quand on discutait avec des chargeurs clients de Fret SNCF il y a encore deux ans, ils ne parlaient quasiment jamais de cette question. Les plaintes qui avaient été déposées n'avaient visiblement pas le même écho.

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Jean-Baptiste Djebbari, ancien ministre

Lorsqu'elles ont eu vent de la discontinuité envisagée, des entreprises ferroviaires ont elles-mêmes dit qu'elles avaient des doutes sur leur capacité à reprendre le trafic abandonné par Fret SNCF, qui irait alors à d'autres opérateurs européens ou serait repris par la route.

C'est un sujet très complexe, qui peut faire l'objet d'approches différentes en matière de risque. Je vous ai livré mon interprétation, mon analyse. Différents choix, politiques et stratégiques, sont possibles. Mon successeur les a expliqués devant vous d'une façon extrêmement transparente et, je crois, avec beaucoup d'honnêteté.

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Je dois d'abord vous dire que c'est en me fondant sur les écrits du ministère des transports que j'ai élaboré le projet de cette commission d'enquête. En effet, on vous avait confié pour mission de bâtir la stratégie nationale pour le développement du fret ferroviaire. Or l'appréciation qui est portée dans ce document sur l'ouverture du secteur à la concurrence est particulièrement claire : il y est question d'« une déstabilisation de l'opérateur historique ». La libéralisation a été mal préparée et s'est faite, est-il écrit, « au détriment du développement global de la part modale du fret ferroviaire ». Il en est de même à propos de la politique européenne en la matière : la réglementation est « essentiellement liée à des considérations concurrentielles », « exacerbant les tensions sans soutenir […] les segments de marché structurellement déficitaires ». Comme le temps passe vite, je vous propose de me faire parvenir un commentaire écrit sur le diagnostic que vous livriez alors, ou tout du moins que votre ministère livrait en guise de présentation de la stratégie nationale. Votre appréciation fine et détaillée permettra d'éclairer ce document.

Ne considérez-vous pas qu'avec la loi de 2018, qui a modifié le statut juridique du groupe, vous avez « lâché les chiens » sur Fret SNCF ? Comme vous l'avez dit, les plaintes remontaient à 2015. Bon an mal an, tout continuait comme avant : la Commission demandait des informations, mais il y avait face à elle la volonté politique d'un ministre, et aucune procédure n'avait été enclenchée. Un établissement public industriel et commercial (EPIC), c'est solide : la structure est adossée à l'État. Or, à partir du moment où la SNCF est devenue une société anonyme (SA), elle a été moins épaulée. On a le sentiment qu'une brèche s'est ouverte à ce moment-là, ce qui a conduit au lancement de l'enquête début 2023. J'ai l'impression que, peut-être à votre corps défendant, les conditions se sont alors trouvées réunies : c'était la chronique d'une mort annoncée. En 2005, l'échéance pour la transformation en SA de Fret SNCF était mentionnée dans l'accord intervenu entre la France et la Commission européenne sur l'aide d'État de 1,5 milliard.

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Jean-Baptiste Djebbari, ancien ministre

Il est bon, en politique, d'avoir les idées claires et de faire preuve de constance et de cohérence. En l'occurrence, je n'ai pas du tout changé d'avis à propos des écrits que vous citiez. Je peux tout à fait les commenter si vous le souhaitez, à l'oral ou à l'écrit.

Nous avons désormais beaucoup de recul en ce qui concerne l'ouverture à la concurrence dans les transports : cela fait quasiment trente ans que nous pouvons voir la concurrence s'exercer de façon plus ou moins heureuse sur des marchés très différents dans les domaines du fret – international et domestique – et du transport de passagers. Cela nous permet de porter un regard critique sur le processus. Je le dis tout en ayant à l'esprit le fait que nous avons organisé, à travers la loi d'orientation des mobilités (LOM), un nouveau calendrier pour l'ouverture à la concurrence d'autres services – l'horizon est assez lointain : 2033 ou 2039, par exemple, pour certains services dans la région Île-de-France. Il est possible d'observer ce qu'ont fait nos voisins et amis européens, notamment les Allemands et les Britanniques, dont les systèmes de transport sont d'ailleurs très différents.

Ce recul permet d'avoir une vision du fonctionnement des différents marchés qui ne soit pas unidimensionnelle. On peut ainsi considérer que, sur certains marchés, par exemple la grande vitesse et le réseau TER, la concurrence peut s'exprimer dans de bonnes conditions, de façon régulée. L'allocation des premiers lots de la région Provence-Alpes-Côte d'Azur (PACA) a montré que l'ouverture à la concurrence pouvait permettre une augmentation du nombre de trains – je pense, notamment, à l'étoile de Marseille, ou au trafic entre Marseille et Nice. Or l'objectif est bien de faire en sorte que davantage de passagers empruntent le mode ferroviaire, qui est par nature écologiquement vertueux. Dans un cadre comme celui-là, une concurrence ordonnée et régulée est plutôt une bonne chose pour le système ferroviaire. À l'inverse, certains dysfonctionnements méritent d'être pointés. C'est le cas pour le fret ferroviaire français. En l'espèce, le dysfonctionnement n'est pas lié uniquement au contexte concurrentiel : il tient pour une large part à des facteurs exogènes, tels que la désindustrialisation du pays et la politique globale qui a été menée en matière d'infrastructures de transport. Cela n'est pas lié stricto sensu au cadre normatif dans lequel sont opérés les services ferroviaires.

Il faudra continuer à se demander s'il est souhaitable, à moyen et long termes, d'ouvrir certains segments à la concurrence. La question mérite d'être posée s'agissant des RER A et B, où le trafic est hyperdense. Je le dis tout en sachant que nous en avons fait adopter le principe par le Parlement. Il faut savoir faire preuve d'autocritique.

Au bout de trente ans, on est en mesure de faire la part des choses : il y a les segments où la concurrence dans le secteur des transports fonctionne bien et ceux où c'est moins le cas, que ce soit lié aux normes ou aux caractéristiques de marchés locaux. Il ne me semble pas infondé d'adopter une approche marché par marché, voire sous-marché par sous-marché. Vous parliez d'apporter des réponses à des « segments de marché structurellement déficitaires ». C'est exactement ce que nous avons cherché à faire : nous avons instauré des aides pour le wagon isolé – vecteur parfaitement déficitaire, même quand il n'est pas public – sur certains segments de marché, de manière à restaurer la compétitivité de ce mode de transport, car nous pensions qu'il y allait de l'intérêt général, pour des raisons de souveraineté et de résilience.

En ce qui concerne la nature juridique de la SNCF, je ne souscris pas à votre analyse. Le passage du statut d'EPIC à celui de société anonyme – à capitaux 100 % publics – a donné davantage d'autonomie à la SNCF, et Jean-Pierre Farandou, son président, incarne très bien cette nouvelle gouvernance. Par ailleurs, je suis convaincu que le changement de nature juridique n'a pas eu le moindre impact sur la façon dont Mme Vestager a instruit les plaintes et sur sa décision d'ouvrir une procédure d'infraction contre Fret SNCF. Elle voulait comprendre comment s'était opérée la péréquation, quels prêts le groupe SNCF avait accordés à sa filiale fret, et dans quelle mesure les réformes de 2007, 2019 et 2020 apportaient une réponse structurelle au fonctionnement de la maison, amélioraient le service en matière de fret ferroviaire et permettaient ainsi de concourir aux objectifs de décarbonation du secteur des transports. La transformation de l'EPIC en société anonyme n'a donc pas été le fait générateur de l'ouverture de la procédure d'infraction à l'égard de Fret SNCF.

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Puisque M. le rapporteur a mentionné la stratégie nationale pour le développement du fret ferroviaire, je ferai preuve d'immodestie : j'invite tout le monde à lire l'avis que le Conseil d'orientation des infrastructures – instance transpartisane, qui compte des élus de gauche et de droite – a rendu sur ce document. Plusieurs de ses recommandations ont d'ailleurs été suivies, notamment en ce qui concerne la prolongation des aides et leur niveau.

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Vous avez parlé de dysfonctionnements du marché du fret européen. Pourriez-vous préciser votre pensée, le cas échéant en citant des exemples dans différents pays ?

Ma seconde question prolonge celle que j'ai posée hier à M. Clément Beaune. Je garde de mes expériences professionnelles passées l'idée qu'un chargeur ne choisit le transport ferroviaire que s'il s'y retrouve en matière de prix et surtout de qualité de service. Quels sont les investissements ou les aides compatibles avec les règles européennes qui permettraient à Fret SNCF de se mettre au niveau du marché dans ces domaines ?

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Jean-Baptiste Djebbari, ancien ministre

Je suis parfaitement d'accord avec l'idée selon laquelle, du point de vue du chargeur, le prix et la qualité de service – c'est-à-dire la robustesse de l'offre, la capacité à faire en sorte que le train soit à l'heure tous les jours – sont des critères décisifs pour la signature d'un contrat avec une entreprise ferroviaire.

L'exemple du Perpignan-Rungis est symptomatique. Tout le monde souhaitait le voir rouler à nouveau. Quand nous l'avons relancé, à la suite de la crise du covid, nous avons eu des discussions sur ces enjeux avec les chargeurs, les entreprises ferroviaires et les marchés d'intérêt national (MIN) de Rungis et de Perpignan. Au-delà du fait qu'il fallait faire repartir le train et, pour cela, consentir quelques aides à l'exploitation, la discussion a rapidement tourné autour de la manière dont cette ligne pourrait être compétitive par rapport à la route à moyen terme. En effet, le différentiel de prix pour le client était de l'ordre de 30 %. Le projet a donc entraîné la concentration de moyens importants au niveau du MIN de Rungis pour construire un terminal combiné. Celui-ci sera mis en service dans les prochains mois et permettra d'améliorer le transbordement des marchandises et donc d'accroître la compétitivité de la ligne.

De la même manière, des investissements importants doivent être consentis en faveur des autoroutes ferroviaires. Nous avons par exemple relancé la ligne entre Calais et Sète, avec un arrêt à Valenton qui permet d'irriguer assez largement, ensuite, l'est de l'Europe via Bettembourg, Lausanne, etc. La liaison fonctionne bien. Il est souhaitable de poursuivre dans ce sens. Cela suppose de progresser en matière de mise au gabarit – je pense aux fameux gabarits P400. L'enjeu est important. Les investissements sont structurels, ils se chiffrent en centaines de millions d'euros, mais ils sont indispensables pour que les autoroutes ferroviaires soient opérationnelles : par nature, elles ont vocation à transporter sur des distances longues des produits soit lourds soit périssables, en tout cas pour lesquels le mode ferroviaire massif est souhaitable.

Ce sont des investissements de temps long, qui permettront de garantir durablement la compétitivité du rail par rapport à la route. À cet égard, je distingue, d'une part, les dispositifs ponctuels d'aide, que l'on peut consentir pour satisfaire le client sur le moment, relancer la machine et surtout faire en sorte que ce mode de transport soit immédiatement compétitif, et, d'autre part, les actions qui doivent être entreprises sur le temps long pour stabiliser la compétitivité.

Le choix qui a été fait, à ce stade, est d'aider les chargeurs, les clients et les entreprises ferroviaires, au gré d'aides ciblées, en fonction des marchés, pour les rendre compétitifs, plutôt que de renchérir le coût de la route. Toutefois, je l'indique au passage, celui-ci augmentera. Les règles qui ont été prises compte tenu de l'impératif de la transition écologique poseront certainement des difficultés aux entreprises opérant le transport routier de marchandises, même si l'on équipe les camions de batteries électriques ou de piles à hydrogène : il y aura un signal prix. En tout état de cause, la décarbonation de la route permettra de renforcer la compétitivité du fret ferroviaire, car elle induira des coûts.

Je ne parlais pas tant des dysfonctionnements du marché européen que de l'immaturité du marché français. En effet, contrairement à ce qui se passe dans d'autres pays, le système du rail n'est pas bien interconnecté aux ports et au mode fluvial. De ce fait, le transport de fret ferroviaire fonctionne de manière sous-optimale. Qui plus est, à l'exception de Fret SNCF, les acteurs du secteur sont plutôt petits, peu ou pas rentables. Ainsi, non seulement le système fonctionne mal, mais en plus ses acteurs sont fragiles. Voilà pourquoi je qualifiais notre système de dysfonctionnel. On observe moins ce genre de problèmes dans les autres pays européens – je pense, par exemple, à la Suisse et à l'Autriche, même si la situation de ces pays est différente de la nôtre, soit parce que le système de transport de marchandises y a été construit de façon totalement imbriquée, soit parce que l'ordre des priorités entre le fret et les voyageurs est un peu différent. Dans certains pays, le fret est systématiquement prioritaire par rapport au transport des voyageurs. Historiquement, ce n'est pas le choix qu'a fait la France. Les difficultés du fret tiennent aussi au fait que nous avons privilégié pendant de nombreuses années le développement du trafic de passagers, notamment au moyen des lignes à grande vitesse. Le réseau s'est dégradé et l'on se retrouve à faire beaucoup de travaux la nuit, ce qui, par nature, obère la possibilité de faire circuler des trains de fret. Nous finirons par voir le bout de ces difficultés, car les travaux s'achèveront. Quoi qu'il en soit, pour toutes ces raisons, le marché français dysfonctionne assez singulièrement par rapport aux autres marchés européens.

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M. Francis Rol-Tanguy nous a expliqué que, selon lui, Fret SNCF avait par ailleurs manqué d'une stratégie européenne pour aller chercher des marchés.

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Monsieur le ministre, je vous remercie pour la pour la franchise de vos propos, car, y compris sur certains aspects de l'ouverture à la concurrence, vous avez posé des questions que vous ne posiez pas quand vous étiez au Gouvernement.

Vous avez exposé quelle était votre position lorsque vous étiez aux responsabilités. Il était important, avez-vous dit, d'instaurer un rapport de force pour gagner certaines batailles. Si vous aviez été encore ministre des transports au moment où la Commission a déclenché une enquête, auriez-vous choisi de mener la bataille comme vous dites l'avoir fait par le passé ? Aviez-vous anticipé le risque de l'ouverture d'une procédure, et y voyiez-vous une attaque contre l'opérateur public ? La conséquence en sera un report modal inversé : le transport de certaines marchandises sera assuré par camion plutôt que par le train. Vingt-trois segments sont menacés.

Vous avez évoqué le fait que Fret SNCF n'était pas assez préparée à l'ouverture à la concurrence. Pourtant, elle n'a pas été épargnée par les plans successifs – 2003, 2007, 2009, 2011 et 2016. À chaque fois, on nous a vendu ces plans en expliquant qu'ils rendraient le fret plus opérationnel. En définitive, on voit ce qu'il en a été : l'opérateur public est devenu de plus en plus faible, avec moins de salariés et de machines. J'ai une question précise à ce propos. En 2021, Ermewa, société spécialisée dans les wagons, a été vendue. La SNCF détenait 100 % du capital. Si l'on voulait que l'opérateur public du fret soit en mesure de gagner des parts de marché, n'aurait-il pas fallu investir dans le matériel, notamment dans des locomotives, plutôt que de se séparer de certaines activités ?

Peut-être vous ai-je mal compris, mais il me semble que vous avez dit que le réseau n'était pas saturé. Les personnes que nous avons auditionnées ne nous ont pas tenu ce discours ; certaines ont même dit qu'il l'était parfois. Pouvez-vous me confirmer que, selon vous, ce n'est pas le cas ?

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Patrick Jeantet, ancien PDG de SNCF Réseau, a indiqué que notre réseau était saturé à proximité des grandes agglomérations mais que, pour l'essentiel, il était proportionnellement moins circulé que dans les autres pays européens, ce qui est factuellement exact.

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Jean-Baptiste Djebbari, ancien ministre

C'était tout à fait le sens de ma réflexion. D'une manière générale, le système européen de gestion de trafic des trains, dit ERTMS 2 – bientôt ERTMS 3 –, permet de rapprocher les trains et donc de les cadencer un peu différemment, ce qui a pour conséquence de désaturer les nœuds ferroviaires. C'est dans ce sens que je disais que le cadencement des trains serait certainement supérieur si l'on modernisait le réseau. Le fait que le réseau ne soit pas saturé est en soi une bonne nouvelle.

En ce qui concerne l'ouverture à la concurrence, j'ai toujours eu une approche nuancée, y compris quand j'étais au Gouvernement, et mes propos dans l'hémicycle allaient dans ce sens. L'exemple des Britanniques est frappant. Ils ont tout essayé : privatiser le réseau, franchiser les lignes, puis ils sont revenus à des modes plus centralisés – colbertistes, dirions-nous. Transport for London, pour des segments hyperdenses s'apparentant à la ligne 1 du métro parisien ou au RER A, a de nouveau opté pour des systèmes plus intégrés. Nous ne sommes pas à la fin de l'histoire. Je ne suis pas en mesure de vous dire de quoi sera fait le monde des transports en 2040, mais mon sentiment est que, sur certains segments, une concurrence régulée peut très bien s'exercer. Je rappelle à cet égard que le mode ferroviaire est très régulé : pour exercer en tant qu'opérateur ou entreprise ferroviaire, il faut être certifié. Des règles précises s'imposent concernant la maintenance, ou encore les mécaniciens. Il ne faudrait pas laisser croire que n'importe quelle structure peut s'improviser entreprise ferroviaire. Des autorités étudient les choses de manière très précise.

Il n'en reste pas moins qu'il y a certainement des segments pour lesquels la concurrence est pertinente, et d'autres où elle l'est moins ; l'avenir le dira. Le rôle des responsables politiques est d'étudier la situation lucidement et de voir comment les choses évoluent : parfois cela se passe bien ; parfois moins, mais cela s'améliore ; d'autre fois encore, cela ne s'améliore pas, donc il convient de faire autrement. C'est le sens des propos que je tenais déjà quand j'étais ministre, et je les maintiens.

Je ne me livrerai pas à l'exercice de politique-fiction que vous me proposez. J'ai quitté le ministère des transports il y a quatorze mois ; depuis que Clément Beaune exerce ses fonctions, la situation a évolué. Comme il vous l'a dit, il a opté pour la solution qui lui paraissait la plus pertinente, compte tenu des risques afférents aux deux options qui s'offraient à lui, à savoir la discontinuité d'une part, le maintien d'une forme de rapport de force avec la Commission d'autre part. La seconde option supposait de s'engager dans un contentieux et de faire valoir de façon plus rude la position française. Il a fait le choix de la discontinuité et vous en a expliqué les raisons. La critique est aisée, mais l'art est difficile. Je connais trop bien la difficulté de la fonction pour porter un jugement. Qui plus est, celui-ci ne serait pas pertinent. J'essaie de vous expliquer de façon honnête et sincère ce que j'ai fait et quelle était, pour conduire cette action, l'analyse politique et économique que je faisais du système ferroviaire. Je vous ai dit pourquoi, avec le soutien des Premiers ministres Édouard Philippe et Jean Castex, et en parfaite coordination avec Jean-Pierre Farandou, président de la SNCF, nous défendions notre position de façon un peu rude.

En ce qui concerne la préparation du groupe SNCF et l'évolution engagée en 2018, j'ai beaucoup appris des auditions que j'avais menées à l'époque en tant que rapporteur. J'avais constaté alors, aussi bien de la part des cheminots et des syndicats que des dirigeants, l'absence d'une approche proactive de l'ouverture à la concurrence dans le fret. C'est ce qui explique que d'autres opérateurs ferroviaires sont venus disputer ses marchés à Fret SNCF de manière un peu agressive. L'opérateur n'était pas préparé pour répondre aux appels d'offres et il en a perdu plusieurs. Sa part de marché a diminué, et le marché lui-même a rétréci.

Je fais un constat assez objectif, me semble-t-il, sur le choix qui a consisté à désendetter le groupe et sur les mesures que celui-ci a prises pour rétablir sa situation économique. Il s'agissait de trouver un équilibre. L'État a consenti des moyens considérables : la dette du groupe s'élevait à 35 milliards. Un tel niveau d'endettement était insoutenable. Cela aurait empêché toute forme de développement de la maison SNCF sur les divers segments que nous avons évoqués. Dans le même temps, il a été demandé à la SNCF d'organiser un plan de productivité, y compris en envisageant certaines cessions d'actifs au sein du groupe. Vous savez bien, pour être vous-même cheminot, qu'en dehors de l'entreprise ferroviaire, qui est son cœur de métier, le groupe est positionné dans de nombreuses activités à travers des prises de participation. Il est par exemple engagé dans un autre segment de la mobilité avec Geodis. La cession d'Ermewa pour 1 milliard d'euros a été jugée souhaitable par l'État et par le groupe. Elle devait contribuer au désendettement de la SNCF et permettre à celle-ci de se concentrer sur son cœur de son métier, à savoir le développement du trafic ferroviaire fret et passagers.

Il y a bien d'autres belles pages à écrire dans le domaine du ferroviaire. Je pense, notamment, aux nouveaux wagons intermodaux et aux terminaux combinés. Le groupe SNCF, comme actionnaire ou comme opérateur, pourra tout à fait prendre de nouvelles participations : l'histoire n'est pas du tout finie. Le secteur change beaucoup. Des gares de triage comme celles de Woippy ou de Miramas, dont il a été question lors d'autres auditions, sont très belles sur le plan de la technicité, de l'ingénierie que suppose le système par gravité, mais force est de constater qu'elles ne correspondent à ce qu'elles devraient être, surtout quand on les compare avec ce qui existe à l'étranger, notamment en Allemagne ou au Luxembourg. La différence de modernité par rapport à la gare intermodale de Bettembourg, par exemple, est flagrante. Or la performance s'en ressent également, sur le plan opérationnel comme sur le plan économique. Il convient d'adopter une vision de l'avenir enthousiaste et optimiste. L'évolution engagée en 2018 n'est que le début de l'histoire : elle a permis à la SNCF de repartir sur des bases saines, y compris sur le plan financier, et de se repositionner sur les marchés où elle est en concurrence avec d'autres opérateurs.

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Saviez-vous qu'un contentieux était possible ? Qu'est-ce qui permettait à la France, à l'époque où vous étiez ministre, d'engager un rapport de force avec la Commission européenne pour l'éviter, et pourquoi n'est-il plus possible de le faire ?

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Jean-Baptiste Djebbari, ancien ministre

En politique, le rapport de force ne fait pas tout, mais il compte beaucoup. Certes, si je raisonne de cette façon, c'est peut-être parce que je suis rugbyman – et donc, par définition, viriliste –, mais il me semble quand même nécessaire, à certains moments, d'établir un rapport de force.

En tant que ministre français, on est bien souvent amené à constater, dans l'exercice de ses fonctions, qu'il existe au sein de l'Union européenne des positions divergentes. Y compris dans le couple franco-allemand, et alors qu'il s'agit d'un engagement consenti par la France, on observe des divergences stratégiques, pour le dire en termes pudiques, en matière de construction automobile, dans le domaine spatial – avec une concurrence au sein d'Ariane – ou encore dans celui de la défense, avec le système de combat aérien du futur (SCAF) : les discussions avec les Allemands sont souvent compliquées. C'est aussi le cas, du reste, entre les États et la Commission européenne. Celle-ci applique des règles votées par les États et le Parlement européen. Or les États constatent parfois qu'elles s'exercent au détriment de leur intérêt. C'est le cas, par exemple, du marché de l'énergie, qui présente des dysfonctionnements : la classe politique française dans son ensemble convient désormais que les règles pénalisent le système électrique français et demande qu'elles soient modifiées.

J'essaie d'évaluer les situations de façon lucide. Parfois, en effet, il faut instaurer un rapport de force. Quand la Commission européenne vous dit que, parce que vous avez consenti 7 milliards d'euros de prêts à Air France-KLM, vous devrez céder plusieurs créneaux à Orly, vous avez le droit de dire que c'est trop, ou encore d'essayer de substituer Roissy à Orly. Bref, vous trouvez des arguments, sous réserve que vous y croyez vraiment, pour minimiser ce que demande la Commission. C'était mon cas : j'avais des convictions et de bons arguments à faire valoir. Chaque fois que c'était possible, lorsque j'estimais qu'il y allait de la défense des intérêts français, je montais au front pour faire valoir mes arguments, qui étaient pertinents et même de bon sens. Le général de Gaulle disait souvent qu'en politique, c'est le rapport de force qui l'emporte et non l'argumentation. Quand vous avez la chance d'être encore un grand pays, que vous êtes la France en Europe, vous pouvez jouer du rapport de force. Pour ma part, en tout cas, je considère que cela fait partie pleinement de la fonction de ministre. Qui plus est, j'avais un goût certain pour le faire…

La séance s'achève à midi dix.

Membres présents ou excusés

Présents. – M. Sylvain Carrière, Mme Mireille Clapot, Mme Sylvie Ferrer, M. Matthieu Marchio, M. Thomas Portes, M. David Valence, M. Hubert Wulfranc

Excusé. – M. Jocelyn Dessigny