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Intervention de Jean-Baptiste Djebbari

Réunion du jeudi 14 septembre 2023 à 10h00
Commission d'enquête sur la libéralisation du fret ferroviaire et ses conséquences pour l'avenir

Jean-Baptiste Djebbari, ancien ministre :

Si on n'accompagne pas les entreprises ferroviaires grâce à des aides directes aux péages, la solution alternative est de renchérir le coût du transport par la route. Vous en avez parlé avec M. Cuvillier : on connaît le destin funeste de l'écotaxe et de l'augmentation de la taxe carbone que nous avions tenté d'appliquer lors du quinquennat précédent. Il peut être politiquement difficile de modifier le signal-prix pour le secteur routier afin de corriger les déséquilibres entre les différents modes de transport. Nous avons donc abordé la question de façon pragmatique : il nous a semblé plus efficace de pallier les dysfonctionnements du marché en soutenant les entreprises ferroviaires, pendant une durée qui ne sera pas infinie, notamment par des aides aux péages qui donnent un peu de compétitivité à leur offre.

Du point de vue du chargeur, la question est double. Elle porte sur le différentiel de prix, par rapport à la route, et sur la qualité de service – la capacité à être ponctuel. Il s'agit d'un continuum, puisque c'est à peu près le même sujet, qui implique de mener des actions différenciées, dont certaines peuvent être menées d'une manière très centralisée. Il y a notamment les aides destinées, de façon non discriminatoire, au secteur ferroviaire, mais aussi les incitations fiscales ou sociales, par le reporting extra-financier, qui conduisent effectivement à un intérêt nouveau des entreprises pour la décarbonation. Quoi qu'il en soit, il faut rendre le bon service, du point de vue de la qualité et du prix, au client qui choisit le transport ferroviaire plutôt que la route.

Soyons lucides et clairs : le fret ferroviaire est très pertinent pour les trajets longs et lourds, mais il continuera longtemps à s'articuler avec le transport routier pour les derniers kilomètres, grâce à des camions ou camionnettes propres ou grâce à des vélos-cargos, et cela doit être fait en bonne intelligence. Il n'existe pas de schéma dans lequel le fret ferroviaire permettrait de couvrir tous les trajets de toutes les marchandises, en tout temps et jusqu'au dernier kilomètre, même si le wagon isolé est un facteur de robustesse tout à fait souhaitable pour certaines activités, notamment liées à la souveraineté, comme la sidérurgie, le nucléaire et l'industrie chimique très spécialisée.

Les raisons pour lesquelles le fret ferroviaire est plus ou moins performant selon les pays sont multiples. Il y a d'abord la question des grandes infrastructures, notamment dans les grands ports maritimes. Bien souvent, à Singapour, au Canada, dans les ports de la Baltique et même plus près de chez nous, le fret ferroviaire a été intégré d'emblée et de façon substantielle, c'est-à-dire en visant des parts de marché allant de 30 à 50 %, dans le fonctionnement du port, parfois selon des modes contestables du point de vue de la décarbonation. Au Canada, par exemple, des trains de fret sont tirés par des locomotives diesel. En tout cas, beaucoup de ports ont construit leur avantage compétitif en intégrant la dimension ferroviaire, le transport maritime massifié et l'interconnexion avec le mode fluvial. C'est moins vrai en France : on a beaucoup travaillé sur le système ferroviaire dans son ensemble, mais on ne l'a que très peu connecté.

Nous avons récemment entrepris un travail de structuration des axes portuaires et fluviaux. Je pense à Haropa, qui réunit Le Havre, Rouen et Paris, et à l'axe Marseille-Lyon. Un effort pour assurer une massification des flux et une meilleure interconnexion entre le mode fluvial, le mode maritime et le mode ferroviaire est en cours, et il faudra du temps pour que cela débouche sur un service efficace. Il y a peut-être eu moins de consensus en France dans la conception des politiques publiques et dans le dialogue entre l'État et les différents acteurs industriels et économiques, et les efforts en matière de modernisation ou d'intrication des modes de transport se sont peut-être heurtés à davantage de difficultés sociales, notamment dans les ports, dans un pays qui se désindustrialisait et dont les opérateurs étaient en difficulté. Nous avons essayé de briser le cercle vicieux, mais il faudra du temps pour y parvenir.

J'ai eu l'occasion de voir Mme Vestager à plusieurs reprises, en octobre 2020, en mars 2021, en juillet 2021 et, de manière collective, à plusieurs moments de la présidence française de l'Union européenne. Nous avons eu des débats assez nourris, par exemple lorsqu'il a fallu, durant la crise du covid, trouver rapidement des modes de relance et de mobilisation de fonds publics qui étaient exorbitants du droit commun. Nous avons également évoqué des sujets très concrets tels que le fret ferroviaire et la recapitalisation d'Air France-KLM. Il pouvait y avoir des frottements entre l'Allemagne, ou la France, et la Commission, chacun voulant faire en sorte que sa compagnie nationale, Lufthansa ou Air France-KLM, puisse retrouver le plus rapidement possible, au-delà des remèdes imposés, un mode de fonctionnement normal.

Nous avons souvent eu, sur toutes ces questions, le même débat, qui portait sur les aides d'État, leur pertinence, l'ampleur des remèdes et le calendrier. S'agissant d'Air France-KLM, une question se posait à l'époque parce que nous avions recapitalisé l'entreprise, ou en tout cas parce que nous lui avions consenti des prêts importants. Pour le fret, c'était en raison des plaintes qui avaient été déposées et de l'appréciation qui était celle de la Commission européenne.

J'ai effectivement eu des échanges avec Clément Beaune quand il est arrivé au ministère des affaires européennes. À cette époque, c'était moi qui menais, avec le soutien d'Édouard Philippe, puis de Jean Castex, et du Président de la République, les discussions avec la commissaire européenne au sujet du fret ferroviaire, notamment pour ce qui était de Fret SNCF.

J'ai expliqué tout à l'heure ma position. Elle n'était pas de principe : elle partait d'une analyse du fonctionnement économique du système ferroviaire, et je crois qu'elle est toujours valide. Mon successeur, Clément Beaune, vous a exposé hier d'une façon très sincère et honnête, me semble-t-il, les différentes options qui s'offraient à lui, à savoir aller vers un accord équilibré, raisonné et raisonnable avec la Commission sur la question de la discontinuité ou prendre le risque d'un contentieux plus long, susceptible de durer de dix-huit à trente-six mois, et s'accompagnant d'un risque financier important. Il a déclaré de façon très claire qu'il pensait, au regard des éléments dont il disposait, que la meilleure solution pour donner de la visibilité au secteur était désormais une discontinuité raisonnée et équilibrée. Les circonstances ont peut-être évolué depuis quatorze mois. Je me suis borné à vous dire quelle action j'estimais nécessaire de mener, à l'époque, à l'égard de la Commission européenne. Je pense qu'il est souvent essentiel d'entrer dans un rapport de force en politique, notamment dans les périodes de crise, où l'on voit bien que des normes ou des règles adoptées il y a vingt ou trente ans peuvent fonctionner de façon contrastée.

Dans le même esprit, la question de l'amélioration des règles fait partie des bons débats politiques à mener en vue des prochaines élections. Quand la concurrence n'est pas digérée dans un secteur, l'approche suivie est trop univoque. On considère la France et l'Allemagne de la même façon alors que les marchés y fonctionnent d'une manière très différente, les tailles critiques et le degré de maturité n'étant pas les mêmes. La Commission européenne devrait adapter ses règles pour pouvoir moduler davantage son approche en matière d'aides d'État et de remèdes, comme la discontinuité. C'est un chantier qu'il est important de lancer.

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