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Intervention de Jean-Baptiste Djebbari

Réunion du jeudi 14 septembre 2023 à 10h00
Commission d'enquête sur la libéralisation du fret ferroviaire et ses conséquences pour l'avenir

Jean-Baptiste Djebbari, ancien ministre :

C'est un plaisir de revenir dans cette maison, un peu plus d'un an après mon départ du Gouvernement, et de retravailler sur ces questions. J'ai ainsi eu l'occasion, au cours des derniers jours, de suivre certaines interventions devant votre commission d'enquête.

Je serai synthétique au sujet du constat, car beaucoup a déjà été dit. Je m'attacherai surtout à présenter ce que nous avons fait, en tant que députés, lors de l'examen des projets de loi d'orientation des mobilités et de loi pour un nouveau pacte ferroviaire, et je vous dirai aussi un mot du plan de discontinuité et du travail que j'ai réalisé, en tant que ministre, avec les acteurs du fret et la Commission européenne, avant de tracer quelques perspectives d'avenir.

Le constat est maintenant assez clair. Sur une période assez longue, qui couvre plusieurs décennies, on observe un déclin de la part modale du fret, parallèle, d'une part, au développement du réseau routier et autoroutier puis à l'afflux d'une main-d'œuvre étrangère qui a conduit à une forme de concurrence intraeuropéenne par la route, et, d'autre part, à la désindustrialisation du pays, laquelle a conduit à un moindre recours au fret ferroviaire, puisque celui-ci concerne essentiellement le transport lourd et long, notamment celui des matériaux pondéreux. Il existe ainsi, comme l'a relevé M. Patrick Jeantet, une corrélation assez nette entre la part de l'industrie dans le PIB français et le recours au fret ferroviaire : leur déclin a été relativement concomitant.

S'y est ajouté un sous-investissement chronique dans le système ferroviaire. Au moment de l'accident de Brétigny-sur-Orge, les investissements dans la régénération s'élevaient à environ un milliard d'euros par an, contre quasiment 3 milliards à l'heure actuelle. Même s'il faudrait aller encore plus loin selon certaines études, un saut quantitatif a été réalisé en une dizaine d'années.

Par ailleurs, l'écosystème français a connu des avancées relativement peu rapides, notamment en ce qui concerne les infrastructures dans les grands ports maritimes et le transport fluvial. Nous avons agi dans ces domaines, mais notre écosystème n'est pas encore suffisamment efficace, en comparaison de ce qu'on observe chez nos voisins allemands, belges ou néerlandais, où la part modale du fret dans le transport de marchandises est bien supérieure.

Dans ce contexte, notamment concurrentiel, se sont produits une baisse de la part des marchandises transportées par le rail et une diminution de la part de marché de Fret SNCF. Au-delà des facteurs exogènes, beaucoup pointent aussi, et vos précédentes auditions en ont témoigné, une forme d'impréparation du côté de Fret SNCF en matière de politique commerciale et en matière d'organisation, peut-être, comme Mme Anne-Marie Idrac vous l'a dit assez justement hier, parce que la concurrence n'arrivant jamais, on pensait qu'il n'était pas vraiment nécessaire de s'y préparer.

Tous ces éléments ont conduit à la situation que nous connaissions il y a cinq ou six ans, c'est-à-dire à un petit marché du fret, en proie à une lutte stérile entre de petits opérateurs peu ou pas rentables et n'ayant pas, ou guère, une taille critique. Le principal opérateur de ce marché assez dysfonctionnel, Fret SNCF, était fragilisé par ses déficits cumulés, tandis que le groupe SNCF auquel il appartenait était lui-même très fortement endetté.

Nous avons engagé, à compter de 2017, plusieurs réformes : une évolution du mode de gouvernance et de la structure du groupe SNCF, en lien avec l'effort d'assainissement financier qui était mené, un relèvement des niveaux d'investissement dans le réseau structurant, dont j'ai rapidement parlé, ainsi que des politiques, sur lesquelles je pourrai revenir si vous le souhaitez, de relance des petites lignes, des trains de nuit, chers à beaucoup dans cette commission, et du fret ferroviaire.

À mon arrivée au ministère, j'ai essayé de bien comprendre ce qui fonctionnait ou non. On parle bien souvent des opérateurs, mais il faut aussi essayer de comprendre le marché lui-même, qui est très complexe, très intriqué et très différent selon les pays. Le wagon isolé, par exemple, est un segment du marché structurellement déficitaire, qu'il faut donc accompagner grâce à des subventions. Tel est l'objet des aides que nous avons instaurées de façon très spécifique. Il est possible, en revanche, que le transport combiné et les trains massifs soient plutôt des marchés immatures. Nous nous sommes efforcés d'apporter les bonnes réponses en fonction des failles ou des formes d'immaturité du marché. Vous avez ainsi évoqué, monsieur le président, l'aide à la pince et les aides aux péages, qui visent à compenser le différentiel de compétitivité entre le rail et la route.

Lorsque nous nous sommes intéressés au train des primeurs entre Perpignan et Rungis, le différentiel de prix pour un chargeur était de l'ordre de 30 %. Même s'il existe maintenant beaucoup d'incitations en faveur du rail, notamment sur le plan environnemental dans le cadre du reporting extra-financier, une vraie question continue donc à se poser, qui plus est quand l'offre se caractérise aussi par une certaine non-robustesse – vous n'êtes pas sûr que vos marchandises arriveront exactement à la bonne heure le bon jour, or c'est très important pour des matières périssables. Nous avons essayé d'être très pragmatiques, pour apporter les bonnes aides aux bons endroits dans le strict respect des règles européennes actuelles.

Nous avons également agi dans le domaine de l'innovation. En effet, le secteur avait assez peu innové. Je sais que nous partageons l'idée, monsieur le président, qu'il faudra poursuivre les travaux engagés en matière de régénération, de modernisation et d'innovation. Je pense notamment à la commande centralisée du réseau et à l'ERTMS, le système européen de gestion de trafic des trains. Nous sommes en retard pour ce qui est de la signalisation, alors qu'on prépare déjà les prochaines générations de systèmes, notamment leurs composantes satellitaires.

Nous avons traité la question en créant une agence de l'innovation pour les transports et en désilotant, c'est-à-dire en faisant dialoguer tout le monde, les exploitants, les industriels et les chargeurs. Cela paraît une mesure de bon sens, mais ce n'est pas ce qu'on faisait jusque-là. Les entreprises ferroviaires se sont fédérées au sein de 4F alors qu'auparavant, faut-il le rappeler, le dialogue n'existait quasiment qu'entre l'État et SNCF Réseau.

L'action, simple, que nous avons menée pour faire davantage dialoguer les acteurs et les fédérer a été un moyen de coconstruire la stratégie nationale du fret ferroviaire, qui est en train de se déployer. Certains éléments sont en cours de pérennisation, ou de cristallisation, ce qui est évidemment très utile pour donner de la visibilité à l'horizon 2030. Par ailleurs, les bons résultats de Fret SNCF en 2021 et 2022 constituent une sorte de frémissement qui incite à l'optimisme pour la poursuite du développement du fret ferroviaire, même si, en matière d'exécution, le diable se niche dans les détails.

J'en viens à la discontinuité. J'y ai toujours été, en tant que ministre, très opposé, pour au moins trois raisons.

La première est que les plaintes déposées avaient, à mon avis, un caractère un peu opportuniste. Certaines d'entre elles visaient à exercer une pression sur le groupe SNCF, en particulier Fret SNCF. J'ai donc demandé au président de la SNCF, Jean-Pierre Farandou, d'entrer en contact avec certains des plaignants, avec qui on pouvait éventuellement trouver un accord amiable, et je me suis engagé dans un exercice de pédagogie à l'égard des acteurs du fret ferroviaire, afin de leur expliquer le fonctionnement du système français et les réformes engagées depuis 2017 pour renforcer sa dynamique, sa transparence et sa vertu, au sein de l'ensemble européen. J'ai tenu le même discours de vérité et de rapport de force avec la Commission, c'est-à-dire Mme Vestager, la commissaire européenne, et les différents services, notamment la direction générale de la concurrence. Nous n'étions pas d'accord, et j'estimais à ce moment-là qu'il était souhaitable de maintenir un rapport de force pour faire valoir nos arguments.

Le principal d'entre eux était que si la Commission respectait le droit européen tel qu'il avait été construit, son interprétation économique paraissait erronée. C'est le marché du fret ferroviaire qui est dysfonctionnel. Adopter des remèdes ne portant que sur un opérateur, fût-il public et éminent comme Fret SNCF, ne va pas améliorer le fonctionnement du système ferroviaire européen, mais va seulement affaiblir cet opérateur. Quand on compare notre situation à celle des marchés allemand, belge, suisse ou néerlandais, on voit que le marché français est économiquement assez peu mûr. Je suis favorable à une économie sociale de marché régulée mais, lorsqu'un marché est immature, un remède touchant seulement un opérateur n'améliore pas le fonctionnement de ce marché. C'est pourquoi j'étais en désaccord avec la Commission européenne.

Sur un plan un peu plus politique, nous avons tous appris, durant la période récente, que les marchés pouvaient dysfonctionner. Je pense notamment au marché européen de l'énergie, dont les dysfonctionnements ont nui aux intérêts français. Notre propre production d'électricité d'origine électronucléaire nous aurait permis d'avoir une énergie à un prix plus compétitif. Quand un marché est dysfonctionnel, il faut changer les règles. C'était d'ailleurs le seul point d'accord avec Mme Vestager : elle me disait qu'elle appliquait les règles qu'on lui donnait, et qu'il fallait donc changer ces dernières. C'est aux États membres et au Parlement européen de le faire, notamment en ce qui concerne la discontinuité. L'appliquer de façon stricte dans un marché où la concurrence n'est pas, en quelque sorte, digérée, conduit à affaiblir des entreprises et le marché lui-même. Telles sont les positions que je défendais à l'époque, et je dois dire que je n'ai pas beaucoup changé d'avis en la matière.

Pour ce qui est de la suite, des investissements supplémentaires en matière de régénération, pour maintenir le réseau en l'état et, à terme, le rajeunir, sont une nécessité. Par ailleurs, j'ai déjà évoqué la question des innovations qui permettront d'améliorer la cadence, notamment la commande centralisée du réseau, dans un système qui ne souffre pas d'une saturation du trafic. Je pense aussi à l'évolution du système de signalisation, pour rapprocher les trains et gagner, à réseau constant, la capacité de faire passer des trains de fret.

Il faut également, et c'est le sens de l'action que j'ai engagée avec la création de l'Agence de l'innovation pour les transports, bien comprendre les flux de marchandises, lesquels changent beaucoup. On parle ainsi de plus en plus de la démassification et de l'émergence de l'e-commerce. Les centres logistiques tendent à s'implanter au plus près des zones de consommation pour pouvoir fournir les clients à J+1 et parfois le jour même, ce qui a un impact sur le réseau ferroviaire et la livraison du dernier kilomètre. Nous avons fait des efforts pour rendre publiques les données relatives aux transports et pour essayer de bien comprendre les flux de marchandises, afin de développer des stratégies d'investissement de long terme et de favoriser le transport ferroviaire là où il est pertinent, c'est-à-dire plutôt pour le transport lourd et long. Il me semble que ce travail doit être poursuivi.

En ce qui concerne la décarbonation, qui est désormais la grande question, il faut raisonner en intégrant la complémentarité entre les différents modes de transport, cela a été dit à plusieurs reprises lors des auditions. Votre précédent interlocuteur, M. Cuvillier, y a notamment fait référence. Le développement du biogaz ou de l'hydrogène intéresse évidemment le secteur maritime, le transport ferroviaire et l'aviation. Il est parfaitement inutile de taper sur des secteurs particuliers, comme l'aviation. Les destins sont liés dans l'ensemble des transports, en particulier sur le plan énergétique.

Enfin, je l'ai dit, certaines règles peuvent être inadaptées, dans le marché de l'énergie comme dans celui des transports, notamment en ce qui concerne les aides d'État. Il y aura un débat public lors des élections européennes qui approchent et ce n'est pas faire preuve d'un état d'esprit antieuropéen, bien au contraire, que de souhaiter, par une modulation des règles actuelles, améliorer le fonctionnement d'un grand marché tel que celui des transports.

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