Intervention de Frédéric Cuvillier

Réunion du jeudi 14 septembre 2023 à 10h00
Commission d'enquête sur la libéralisation du fret ferroviaire et ses conséquences pour l'avenir

Frédéric Cuvillier, ancien ministre délégué chargé des transports et de l'économie maritime :

Comme vous l'avez relevé, la situation d'un ministre est différente selon qu'il s'agit d'une alternance ou de poursuivre une politique déjà engagée par les gouvernements précédents. Il est donc important de se replacer autant que possible dans le contexte de 2012, quand j'ai été nommé ministre.

Si j'insiste sur ce titre, ce n'est pas par coquetterie. Le fait d'être ministre délégué chargé des transports et de l'économie maritime me donnait en effet compétence, grâce à un département ministériel judicieusement pensé, sur le secteur maritime – l'interface terre-mer et la construction d'une politique maritime intégrée – et donc aussi sur la question qui nous intéresse, c'est-à-dire le lien entre la stratégie portuaire et le développement des transports, et particulièrement du fret. Cette situation tout à fait privilégiée était enviée : j'étais certes ministre délégué, mais je jouissais d'une grande autonomie – reconnaissance du Premier ministre de l'époque.

Je précise cela parce que l'une des raisons essentielles pour lesquelles j'ai quitté le Gouvernement deux ans et demi plus tard a été le manque de considération politique accordée au secteur des transports. Or son caractère stratégique pour l'aménagement du territoire et le rayonnement économique implique de disposer d'une maîtrise politique. Bien souvent, l'architecture d'un gouvernement reflète le degré d'importance accordé à un domaine donné. Je considérais qu'un secrétariat d'État chargé aux transports reléguait ce secteur à une place qu'il ne méritait pas. Cela ne me permettait pas de poursuivre le chantier passionnant d'une politique des transports intégrée. Voilà pour l'enjeu politique.

En 2012, la France avait besoin de retrouver une forme de crédibilité, tant par ses propos que par le respect de ses engagements. Nous savions que cela aurait une incidence dans les rapports que nous souhaitions avoir avec les institutions européennes, et en premier lieu avec la Commission. Je le rappelle, notre déficit budgétaire était de l'ordre de 5,8 % du PIB, nous étions en pleine crise économique et celle de la Grèce battait son plein – la France s'illustrant par son soutien à ce pays. Lors des négociations, il fallait affirmer de manière inlassable l'attachement que nous portions au respect de nos engagements européens.

En 2012, je suis donc devenu ministre à l'occasion de l'alternance. En quelques semaines, j'ai pris la mesure de la situation. La politique précédemment menée plaçait beaucoup d'espoirs dans l'écotaxe, dont la collecte avait été confiée par contrat à la société Écomouv'. Ce contrat avait été signé le 6 mai 2012, c'est-à-dire le jour du second tour de l'élection présidentielle. Pris par une forme de frénésie administrative, les responsables politiques étaient obnubilés par la signature de ce contrat qui liait l'État à la société Écomouv'– d'autres commissions ont eu pour mission d'analyser le rôle d'Autostrade per l'Italia et de Vivendi dans ce montage.

J'insiste sur ce point car le schéma national des infrastructures de transport venait d'être adopté. Il promettait 250 milliards d'euros, dont 90 à la charge de l'État par l'intermédiaire de l'Agence de financement des infrastructures de transport de France (AFITF) – qui elle-même disposait de moins de 2 milliards d'euros par an pour cela. Autant dire qu'il aurait fallu que je sois ministre pendant plus d'un siècle pour arriver au bout de ce chantier… Le principe de réalité nous est apparu très vite, d'autant que le sort funeste réservé à l'écotaxe a conduit à devoir trouver des solutions de substitution.

Les surprises ne concernaient pas seulement le secteur routier et l'architecture budgétaire et financière. Comme cadeau d'accueil, quinze jours après mon arrivée, le président d'Air France annonce la suppression de 5 000 postes. Sans doute ne l'avait-il pas prévu auparavant – l'alternance offre aussi ce genre d'opportunité… Je remercie encore M. de Juniac de la sollicitude dont il a fait preuve, tout comme M. Gabriel, président-directeur général de Bouygues Construction. Alors que le Président de la République avait précisé que le canal Seine-Nord Europe entrerait en service en 2017, le responsable de cette entreprise a annoncé qu'elle suspendait sa participation de 4,5 milliards d'euros au projet, ce qui revenait tout simplement à faire s'effondrer le partenariat public-privé (PPP).

Le secteur ferroviaire, qui fait partie de l'ensemble de la politique intégrée des transports que j'évoque, connaissait alors une crise profonde. L'ouverture à la concurrence était désormais un peu lointaine, mais ses conséquences se faisaient sentir. Le déficit cumulé du secteur ferroviaire public représentait 40 milliards d'euros et la facture augmentait mécaniquement de 1,5 à 2 milliards par an. Fret SNCF perdait plus de 300 millions d'euros chaque année et les presque 3 milliards d'euros de dotations dont cette entreprise avait bénéficié entre 2008 et 2012 n'avaient pas suffi.

On avait arbitré en faveur du transport des voyageurs, mais pas de tous. Eux-mêmes avaient été victimes, en effet, d'arbitrages profitant aux lignes à grande vitesse (LGV) au détriment des trains du quotidien. À la suite du drame de Brétigny-sur-Orge, nous nous sommes penchés sur l'état des infrastructures ferroviaires. En effet, si l'on veut augmenter la part modale du fret ferroviaire et améliorer les trains du quotidien, encore faut-il que le réseau soit à la hauteur pour assurer la qualité de service et la sécurité – laquelle était au cœur de nos préoccupations.

Nous devions hiérarchiser les programmes de rénovation des voies et des infrastructures, ce qui a bien entendu aussi des conséquences sur les trains du quotidien et sur le fret ferroviaire. Les travaux se déroulant la nuit et les sillons étant déjà difficilement accessibles au fret, les contrecoups de la modernisation du réseau se sont donc fait sentir très rapidement pour cette activité. L'une des explications de la crise du fret ferroviaire réside aussi dans le fait que, comme le secteur routier, il a été un parent pauvre de la politique des transports. Pour un certain nombre de responsables du secteur ferroviaire, la priorité – et ce n'est pas une critique – était, face à la dette abyssale, d'assurer le fonctionnement du système ferroviaire et de procéder à une optimisation financière.

Il fallait également intégrer une dimension stratégique à la politique générale des transports et cesser d'opposer les modes de transport les uns aux autres. En effet, le développement du fret ferroviaire passe aussi par celui de la route, en développant des terminaux et en assurant le transport dans les derniers kilomètres. Il fallait encore essayer d'éviter qu'au sein même du secteur ferroviaire, les LGV bénéficient d'une forme de préemption des crédits. Or quatre nouvelles lignes avaient été lancées en même temps, ce qui était difficilement soutenable d'un point de vue budgétaire. La preuve en est que le financement d'une partie des investissements était assumé par les acteurs ferroviaires eux-mêmes.

Il a fallu rebâtir tout cela.

Ce fut tout d'abord l'objet de la loi portant réforme ferroviaire, à laquelle vous avez eu l'amabilité de faire référence. Elle a tiré les conclusions des impasses invraisemblables auxquelles a conduit la séparation entre le réseau et l'exploitation. Sur le papier, un certain nombre de partisans de l'ultralibéralisme étaient peut-être satisfaits que la réforme de 1997 soit allée même au-delà de ce que demandait la Commission européenne. Mais, dans les faits, les frontières entre RFF et la SNCF étaient tellement étanches que les personnels ne se croisaient ni ne se parlaient plus – y compris dans les gares – alors même qu'ils faisaient partie de la même famille des acteurs du ferroviaire. C'était tout de même très embêtant.

J'avais demandé – sans jamais obtenir de réponse – pourquoi RFF faisait diffuser de très belles publicités à la télévision aux heures de grande écoute, alors qu'il n'avait aucun client dans la population. Il s'agissait d'une volonté de légitimation.

Par ailleurs, RFF avait besoin des savoirs techniques de la SNCF, et cette dernière ne pouvait pas – et peut-être ne voulait pas – lui apporter un soutien. Cela a conduit à des situations rocambolesques, mais souvent aussi dramatiques et absurdes du point de vue financier, qui ont conduit à l'impasse que nous avons constatée en 2012.

Il a donc fallu rebâtir un groupe public unifié, composé par un établissement public chapeautant deux filiales principales sous la forme d'établissements publics, l'un chargé de la gestion des infrastructures et l'autre de l'exploitation ferroviaire. Je simplifie bien entendu, car lorsque j'étais ministre la SNCF avait 600 filiales. Une instance de régulation permettait bien sûr de répondre aux exigences d'impartialité en matière d'accès au réseau des différents opérateurs, conformément aux textes fondateurs européens.

Lorsque je dis qu'il fallait mettre l'accent sur le réseau et identifier les blocages sur celui-ci, cela vaut autant pour les trains du quotidien que pour le fret. Le matériel roulant posait également un problème, car il vieillissait et n'était plus adapté. Il fallait donc aussi sauver l'industrie de la construction ferroviaire – je pense notamment à Lohr.

Il fallait faire avec des budgets limités – l'écotaxe ne venait plus financer l'ensemble du schéma national d'infrastructures de transport – et rebâtir une stratégie de transport ferroviaire en faisant en sorte qu'aucun secteur ne soit délaissé. Au-delà du fret, il y avait aussi les trains de nuit et les trains auto-couchettes, qui avaient été purement et simplement abandonnés à l'époque.

Encore une fois, la réalité du déficit s'imposait à ceux qui avaient la responsabilité de gérer le groupe public ferroviaire. Encore fallait-il que l'État stratège joue son rôle et qu'il dote les structures de manière cohérente.

Cependant, nous ne pouvions pas nous limiter à la réforme ferroviaire, qui m'a pris plus de deux ans. Il fallait dans le même temps bâtir, pour les territoires et le développement économique. Le fret ferroviaire, on l'oublie trop souvent, c'est avant tout une question d'aménagement du territoire. On trouve partout des entreprises qui ont besoin du rail et n'ont souvent pas d'autre solution pour poursuivre leur croissance. Avec le ministère du redressement productif, nous menions à cet égard un travail extrêmement important sur la stratégie à mener, les modes de transport et la sensibilisation des différents acteurs économiques.

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