Commission des affaires européennes

Réunion du mercredi 22 mars 2023 à 13h40

Résumé de la réunion

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La réunion

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COMMISSION DES AFFAIRES EUROPÉENNES

Mercredi 22 mars 2023

Présidence de M. Pieyre-Alexandre Anglade, Président de la Commission,

La séance est ouverte à 13 heures 40.

I. Table ronde sur la réponse européenne à la loi américaine sur la réduction de l'inflation (Inflation Reduction Act – IRA) avec la participation de : M. Joan CANTON, Conseiller au cabinet de M. Thierry BRETON, Commissaire européen en charge du marché intérieur ; M. Pierre-André de CHALENDAR, Président de Saint-Gobain, Co-président du think-tank La Fabrique de l'industrie et Mme Sarah GUILLOU, Directrice du Département de Recherche Innovation et Concurrence (DRIC) de l'Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE)

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Cette table ronde est consacrée à la réponse européenne à l'Inflation Reduction Act américain (IRA). Cette loi américaine a été adoptée par le Congrès américain en août 2022 et prévoit d'allouer près de 370 milliards de dollars aux entreprises qui investissent dans les technologies verte sur le territoire américain, ainsi qu'aux consommateurs achetant des produits verts fabriqués aux États-Unis. Si l'on peut se réjouir qu'après les errements trumpiens, l'administration Biden se range au « Make Our Planet Great Again » défendue en 2017 par le Président de la République, comment ne pas voir les conséquences pour l'Europe de ce néoprotectionnisme américain ?

L'IRA réserve les aides nouvelles aux énergies renouvelables dont les équipements ont été produits aux États-Unis ou aux véhicules assemblés en Amérique du Nord. Ce plan de soutien américain crée un risque majeur de délocalisation des entreprises européennes vers le territoire américain, dans un contexte où ces dernières doivent notamment faire face à l'augmentation des coûts de l'énergie.

La crise de la Covid-19 et la guerre en Ukraine sont venues nous rappeler douloureusement qu'il n'y a pas de puissance souveraine sans industrie sur son sol. Il nous faut absolument gagner la bataille de l'industrie décarbonée. C'est un objectif que nous devons poursuivre en Européens.

Face à cela, il y a une prise de conscience de l'ensemble des acteurs européens, qui s'est concrétisée le 15 décembre 2022, lors du Conseil européen au cours duquel un mandat a été donné à la Commission européenne. Le 16 mars 2023, la Commission européenne a présenté sa stratégie et son déploiement concret. Quand l'Europe veut, elle peut. En l'espace de trois mois, il y a eu une réponse européenne importante, avec des mesures qui sont discutées et débattues et qui doivent permettre de répondre à l'IRA américain.

L'Europe est fortement engagée dans la transition écologique, comme l'a montré l'adoption du projet de loi de relance du nucléaire, qui est un atout pour la France et notre continent. L'Europe doit conserver sur son territoire ses acteurs industriels clés. C'est une question d'emploi et d'avenir pour assurer notre autonomie stratégique et avoir une industrie décarbonée.

Il faut se réjouir des priorités identifiées par la Commission européenne pour répondre à l'IRA. D'une part, avec l'approvisionnement en matières premières critiques, comme le lithium pour la production de batteries électriques. D'autre part, avec la facilitation du déploiement de sites industriels spécialisés, les « Cleantech », dans la production de technologies propres, comme le solaire ou l'hydrogène.

De nombreuses questions restent toutefois en suspens du fait de certaines hésitations parmi les États membres de l'Union. Je pense au Fonds de souveraineté européen, qu'il conviendra très sérieusement d'envisager sur la base de l'analyse d'impact de la Commission européenne. Je pense aussi au prix de l'énergie, qui explique largement l'écart de compétitivité entre les États-Unis et l'Europe. Nous devons avancer rapidement sur la réforme du marché de l'énergie. D'ici à la fin de l'année, le découplage entre le prix du gaz et de l'électricité permettra de lisser les prix.

Notre panel d'invités de ce jour nous aidera à comprendre quelles sont les questions à résoudre et les pistes de solution. Je propose que nous commencions dans l'ordre, avec vous M. de Chalendar. Vous présidez le conseil d'administration de Saint-Gobain, après avoir intégré le groupe en 1989. Vous co-présidez le think tank « La Fabrique de l'industrie ».

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Pierre-André de Chalendar, président de Saint-Gobain, Co-président du think-tank La Fabrique de l'industrie

Je partage tout ce qui a été dit, mais une des difficultés de ce sujet est, qu'en première analyse, l'IRA est une bonne nouvelle. Le climat est un sujet planétaire et il est souvent reproché aux États-Unis de ne pas en faire assez en la matière. L'Europe ne représente que 7 % des émissions de CO2 dans le monde, et si elle agit efficacement sur ce front alors que le reste du monde ne le fait pas, cela ne suffira pas. En ce sens, l'IRA est une bonne nouvelle. Les 370 milliards de dollars alloués aideront les États-Unis à progresser sur la voie de la décarbonation. Cela leur permettra de conserver leur énergie nucléaire, de réduire leurs émissions de CO2 et d'avoir une l'électricité entièrement décarbonée dès 2035.

Beaucoup d'entreprises en Europe sont aussi présentes sur le sol américain. De ce point de vue, on ne peut que s'en réjouir. Cela va nous permettre, si je prends l'exemple de Saint-Gobain, d'accélérer la décarbonation de nos opérations à l'échelle mondiale, notamment dans les domaines nécessitant des actions à long terme. Nous pourrons conclure beaucoup plus de Power purchase agreements (PPA) et disposer ainsi d'une électricité décarbonée. Il est crucial pour les industriels de la décarbonation d'avoir une électricité décarbonée moins coûteuse que celle issue des énergies fossiles.

L'essentiel de l'objectif est aussi de rapatrier des industries qui étaient parties en Chine et de les relocaliser aux États-Unis. Ce n'est pas dirigé contre l'Europe. C'est une initiative intelligente, qui est une réponse à ce qu'avait fait l'Europe. M. Thierry Breton a été le premier à attirer l'attention sur les conséquences de l'IRA, mais de nombreuses personnes en Europe n'ont pas réagi immédiatement car il y a des éléments très positifs dans ce plan.

En revanche, la philosophie de l'IRA est aux antipodes de l'approche européenne sur deux points. Le premier est protectionniste. Les exemptions prévues dans l'IRA ne fonctionnent qu'au travers des accords de libre-échange. Or, les États-Unis n'ont pas d'accord de libre-échange avec les Européens. Pour remédier à cette situation, Mme von der Leyen cherche à inclure l'Europe dans les exemptions, à l'instar du Mexique. L'Europe a été, et l'est encore trop je pense, dans une philosophie libre-échangiste. Dans le cadre du marché unique, les piliers de la gouvernance européenne reposent sur la compétence exclusive de la Commission européenne en matière de concurrence, visant à éviter les aides d'État qui pourraient fausser la concurrence tout en réduisant le budget au minimum, et sur le Pacte de stabilité pour maintenir un cadre libéral. Cette philosophie européenne est opposée à celle de l'IRA.

Le deuxième point, qui selon moi est encore plus complexe, concerne l'approche européenne. Elle est basée, selon l'avis de la majorité des économistes, sur le prix du carbone : l'Union préconise de taxer les énergies fossiles et de mettre en place une réglementation pour les limiter. Les Américains ont une approche opposée, en accordant des subventions – qui sont un prix du carbone inversé. Pour un industriel, c'est la différence de coûts entre les différentes sources d'énergie qui importe. Cette approche est efficace et intelligente car l'énergie décarbonée doit être moins chère que l'énergie fossile. Tandis que l'Europe taxe les énergies fossiles, les États-Unis les subventionnent.

Les Américains considèrent que, plutôt que taxer les énergies fossiles, il vaut mieux compter sur l'innovation, la technologie et les subventions dans la lutte contre le changement climatique. Cette approche est difficile à concilier avec la philosophie libre-échangiste européenne, qui tente de compenser les fuites de carbone avec le mécanisme d'ajustement carbone aux frontières (MACF) – qui ne fonctionnera probablement pas. Les Américains, quant à eux, adoptent une approche protectionniste. Le système européen doit être en accord avec les règles de l'Organisation mondiale du commerce (OMC), dont les moyens sont limités. Cela rend la situation compliquée pour les Européens.

Les conséquences de l'IRA varieront selon les industries. Dans le cas de Saint-Gobain, qui exerce principalement une activité locale, l'IRA représente une opportunité pour investir aux États-Unis, sans pour autant pénaliser les investissements en Europe. Les entreprises allemandes pourront également profiter de l'IRA pour renforcer leur présence aux États-Unis, s'y développer davantage, et augmenter leur recherche et développement. Dans l'ensemble, cela pourrait être bénéfique.

En résumé, la situation n'est pas entièrement mauvaise. Le problème se pose cependant si des investissements importants de décarbonation qui devaient être réalisés en Europe sont déplacés aux États-Unis. M. Larrouturou nous en a donné une liste par écrit. Cela pourrait arriver en raison de l'avantageux système américain de crédits d'impôt. La Commission européenne a une philosophie libérale et n'est pas encline à mener une politique industrielle. Lorsqu'elle aide les entreprises, il faut que cela soit extrêmement bien encadré : les entreprises de trois ou quatre pays doivent s'associer afin de pouvoir bénéficier d'aides et de projets importants d'intérêt européen commun (PIIEC).

La première analyse que je fais de la réponse européenne à l'IRA porte sur le paquet législatif proposé par la Commission européenne. Ce paquet comprend une proposition de règlement pour une industrie « zéro émission nette », dit Net Zero Industry Act, un projet de réforme des marchés de l'électricité et une proposition de règlement sur les matières premières critiques, dit European Critical Raw Materials Act. Des ressources financières ont été identifiées mais il est difficile de les utiliser efficacement. En effet, nous avons du mal à dépenser rapidement les fonds des plans précédents. Si l'objectif de la réponse européenne à l'IRA est de simplifier la situation à travers ces mesures, les conditions pour obtenir cette simplification sont extrêmement complexes.

Ma deuxième remarque concerne les tensions existant au sein de la Commission européenne, entre l'école de pensée « industrielle » représentée par M. Thierry Breton, l'école de la concurrence traditionnelle portée par Mme Margrethe Vestager, et le courant écologiste « über alles » défendu par M. Frans Timmermans. Bien que le nucléaire soit un élément clé de la décarbonation, il est à peine mentionné dans le texte – à l'exception des Small Modular Reactors (SMR).

Il est difficile de savoir si ces textes pourront empêcher la fuite des investissements hors d'Europe. Pour véritablement savoir si ces propositions vont changer la décision des industriels, il faudra attendre de voir les résultats concrets sur les projets en cours. Il s'agit de très gros projets, qui ont été listés dans les plans précédents et dans les annonces en matière de décarbonation. D'un côté, il y a la volonté de simplifier, mais de l'autre, il y a les complications pour répondre aux critères. J'ai relativement bon espoir s'agissant des très gros projets, car je pense qu'ils sont portés par des industriels qui vont donner de la voix. In fine, cela fonctionnera probablement, mais cela ne sera pas complètement satisfaisant.

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Sarah Guillou, Directrice du Département de Recherche Innovation et Concurrence (DRIC) de l'Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE)

Mon propos sera développé en trois étapes, qui peuvent être résumées de la manière suivante. Que se passait-il avant l'IRA ? Pourquoi répondre à l'IRA ? Comment répondre à l'IRA ?

Nous vivons aujourd'hui un changement de paradigme né de la pandémie et de la guerre russo-ukrainienne. Le commerce n'est plus un moyen d'influence, sinon de gouvernance des relations internationales, mais un objet d'instrumentalisation politique. Cette prise de conscience augmente la propension à intervenir dans l'économie.

Il existe toutefois de larges différences dans la genèse et le développement d'une industrie verte des deux côtés de l'Atlantique. L'attractivité européenne repose sur plusieurs facteurs, dont les engagements de long terme de la réglementation européenne afin de réduire les émissions, les préférences des consommateurs européens, qui sont sensibles à la cause environnementale, et les qualifications en matière de construction d'infrastructures et de production d'énergie.

Par ailleurs, la densité urbaine et les atouts géographiques de l'Europe sont propices aux économies d'énergie, d'autant que la politique des transports est incomparable avec celle des États-Unis. La rareté des ressources énergétiques est également favorable à l'émergence de préférences pour les industries basées sur les énergies renouvelables. Il existe un marché européen des quotas carbone, contrairement aux États-Unis, et un marché intégré de l'électricité qui a diminué le prix des énergies renouvelables.

Enfin, l'Europe bénéficie d'un marché vaste, le deuxième au monde après la Chine pour les véhicules électriques.

Ces éléments permettent l'absorption d'importantes subventions aux énergies renouvelables, qui génèrent des capacités de production durables et décarbonées. De manière récente, le prix de l'énergie fossile a fortement augmenté depuis la guerre – et même un peu auparavant – et a rendu plus rentable l'investissement dans les énergies renouvelables. Une usine de panneaux solaires sera plus rapidement rentable lorsque le prix du kilowattheure dépasse les 200 euros que lorsque le prix moyen atteint 50 euros, comme en 2020 et 2021. De fait, les investissements dans le solaire ont augmenté. Le coût du capital des énergies vertes est plus bas en Europe qu'aux États-Unis avant l'IRA. C'est le cas que l'on mesure le coût du capital en termes de coût d'opportunité, soit l'arbitrage entre investir dans les énergies brunes ou vertes, en termes de flux de revenus futurs ou en termes de rendement sur fonds propres. L'Europe disposait d'un avantage comparatif par rapport aux États-Unis sur les énergies vertes avant l'IRA. L'Europe s'appuie sur une vieille industrie, assez polluante et énergivore, telle que la chimie, l'acier, l'automobile et l'agriculture. C'est aussi le cas aux États-Unis, qui sont pourtant davantage spécialisés dans les services.

L' Inflation Reduction Act, voté à la fin du mois d'août 2022, intervient dans ce contexte-là. Ce plan devrait commencer à produire ses effets en 2023. Il s'agit d'un plan important, qui génère des subventions et des crédits d'impôt pour près de 400 milliards de dollars sur dix ans. Ces avantages sont conditionnés à des contraintes de production locale.

L'Europe, ses industriels et ses citoyens, ne peuvent que se réjouir de cette orientation des investissements aux États-Unis. Aurait-on préféré que les États-Unis mettent tous leurs moyens financiers dans les énergies fossiles ? Cette politique aurait encore davantage fait baisser le prix de l'énergie brune aux États-Unis et créé une situation d'attractivité défavorable à l'Europe. L'orientation de l' Inflation Reduction Act va diminuer les investissements relatifs dans les énergies fossiles et devrait ainsi contribuer à la baisse du prix mondial des énergies fossiles, dont l'Europe dépend encore en partie. Par ailleurs, les investissements dans les technologies vertes subventionnés par l'IRA présentent une double caractéristique en matière d'externalité. Ces investissements, non seulement réduisent les externalités négatives de la pollution, mais sont porteurs d'externalités positives en matière de maîtrise des technologies de décarbonation. Ces externalités sont mondiales : la science, comme la pollution, n'ont pas de frontières. Elles vont augmenter le surplus social de l'Europe et l'utilité sociale globale car nous profiterons tous gratuitement de ces externalités.

En revanche, n'est-ce pas une conclusion naïve ou valable uniquement pour les générations futures ? L'IRA peut avoir des effets négatifs sur l'industrie verte en Europe en raison de la baisse du coût de l'investissement aux États-Unis et de l'augmentation de la demande, qui sont les deux leviers du plan. La politique américaine présente toutefois deux limites relatives aux déterminants de l'investissement : le coût du capital et l'anticipation de la demande, c'est-à-dire les débouchés. Or la stabilité réglementaire et la concurrence entre les producteurs jouent sur le coût et les débouchés. Si le plan se déploie sur dix ans, l'enjeu de la décarbonation est politiquement et culturellement moins installé aux États-Unis qu'en Europe. Cela crée un risque d'instabilité réglementaire et politique. S'agissant de la concurrence, beaucoup d'acteurs étrangers sont présents aux États-Unis et vont augmenter leurs investissements. La concurrence entre les acteurs va augmenter si ces derniers se lancent dans une course à la subvention, diminuant la rentabilité des investissements. Cela pourrait même créer des surcapacités, qui feraient baisser les prix à l'avenir.

Il existe bien un risque à court ou moyen terme, à travers un effet d'engouement, que les investissements européens planifiés soient détournés vers les États-Unis. L'ampleur de ce détournement sera-t-elle suffisante pour entraver l'industrie verte européenne ? D'abord, je ne pense pas que cela aura un impact sur la dynamique de décarbonation des processus de production. La régulation en matière environnementale est très incitative en Europe. En revanche, on pourrait constater un ralentissement des investissements dans les technologies vertes, qui ferait manquer à l'Europe l'opportunité d'acquérir les avantages comparatifs du « first mover ». Il s'agit de l'acteur qui entre en premier sur un marché, qui maîtrise la technologie puis acquiert un avantage comparatif et compétitif. Ce risque doit être pris en compte sérieusement puisqu'il affecterait la trajectoire future en matière industrielle.

Finalement, comment répondre aux risques suscités par l'IRA ? Faut-il vraiment recourir au protectionnisme pour faire émerger une industrie verte en Europe ? Compte tenu des risques évoqués, il convient d'agir sur les deux déterminants de l'investissement, soit le coût du capital et les débouchés. D'une part, pour les débouchés, il faut réduire la possibilité d'écouler des biens produits à l'aide de subventions discriminantes, en recourant aux règles de l'OMC pour mettre en place des droits de douane à l'égard des États-Unis comme de la Chine. La difficulté habituelle pour mettre en place une politique commerciale défensive consiste à devoir identifier et démontrer l'existence d'une subvention. Or l'IRA présente l'avantage d'indiquer clairement que les produits sont subventionnés de manière discriminante. Se tourner vers l'OMC prend du temps, mais cela constitue un signal fort pour les produits qui seront écoulés dans quelques années. Je mets en garde contre le risque de financer la demande européenne de manière symétrique à la demande américaine, par exemple pour les véhicules électriques. En l'état des forces productives en Europe, ces subventions ne feraient qu'augmenter nos importations et notre dépendance aux produits chinois. D'autre part, il faut agir sur les déterminants du coût du capital en Europe, sans se contenter de subventions. Le marché de l'électricité européen doit être réformé pour modérer la hausse du coût de l'énergie par rapport au marché américain, tout en laissant l'avantage aux énergies renouvelables. Il s'agit, à travers un équilibre difficile, d'obtenir un prix incitatif pour les énergies renouvelables qui ne soit pas discriminant pour la production. Il convient également de modérer la taxation des profits des énergéticiens dans les énergies renouvelables. L'Europe taxe aujourd'hui les énergéticiens au-delà d'un certain prix, y compris ceux produisant des renouvelables, alors que les États-Unis subventionnent l'industrie des énergies renouvelables. Nous savons toutefois que ce dispositif sert à financer le « bouclier tarifaire », illustrant le difficile calibrage de l'arbitrage offre/demande et production/consommation.

Il convient également d'augmenter les investissements dans l'éducation de la maîtrise des technologies de décarbonation, ainsi que les moyens financiers alloués aux organismes publics de recherche en leur demandant de nouer des partenariats avec des industriels. Un fonds d'investissement européen octroyant des prêts participatifs plutôt que des subventions pourrait être créé afin d'augmenter les capacités de production et financer les instituts de formation d'ingénieurs dans les technologies de décarbonation. Il y aura une très forte tension sur le marché du travail, qui est déjà tendu aux États-Unis. Nous manquerons d'ingénieurs spécialisés dans les processus de production verte. Enfin, il convient de flécher vers les technologies de décarbonation les crédits d'impôt et les subventions à la recherche et développement (R&D), qui sont très généreux en Europe.

Faut-il surenchérir en matière de subventions ? La stratégie européenne semble aujourd'hui consister à ouvrir les vannes et à lever les contraintes à l'octroi de subventions pour les investissements. Cela n'est pas suffisant pour les industriels. Ces derniers laissent entendre qu'il existe des réglementations européennes extrêmement contraignantes et qu'il faut simplifier les procédures. Je mets en garde sur le fait que la surenchère des subventions va créer des surcapacités. Il y aura, dans un premier temps, de l'inflation par excès de liquidités, en l'absence d'incitations pour que les industriels baissent les prix de production. Dans un deuxième temps, les surcapacités conduisent à un effondrement du secteur de l'industrie verte ou du secteur des industries brunes en cas de substitution – faut-il encore que la substitution se produise – et, in fine, à la baisse des investissements futurs. Il existe un risque à moyen terme de création de surcapacités. Il ne revient toutefois pas nécessairement à l'Europe de prendre en charge ce risque.

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Joan Canton, Conseiller au cabinet de M. Thierry Breton, Commissaire européen en charge du marché intérieur

L'entrée en vigueur de la loi américaine sur la réduction de l'inflation ainsi que les politiques économiques menées en Chine depuis ces dernières années exigent une réponse européenne structurelle. Si l'accent était, jusqu'alors, peu mis sur la dimension industrielle, l'Union européenne ne pourra atteindre les objectifs du Green Deal sans une capacité productive à générer les technologies de demain. Cela nécessite la durabilité de la croissance des États membres et la création d'emplois en leur sein. L'Europe a intensifié ses efforts dans le cadre du Green Deal depuis la prise de fonctions de la commission von der Leyen, en termes de réduction des émissions de gaz à effet de serre, de promotion des énergies renouvelables et d'efficacité énergétique.

La loi américaine sur la réduction de l'inflation appelle un réveil au niveau européen, à la manière de l'interdiction du moteur thermique en Europe à l'horizon 2035 s'agissant du secteur automobile. D'une part, plusieurs grandes industries européennes, allemandes notamment, délocalisent en Chine la construction des véhicules électriques à destination du marché européen. D'autre part, de nombreux projets européens d'investissement dans la production de batteries s'adressent aux gigafactories américaines. Ces deux éléments posent un risque de désindustrialisation dont on peut espérer des bénéfices à court terme, mais qui ne sera pas soutenable à moyen-long terme. Cela implique, de fait, de prendre en compte les chaînes de valeur stratégiques et la dimension géopolitique de ces dernières dans l'objectif d'œuvrer pour la transition verte et la transition numérique.

L'IRA n'est pas tant une politique en faveur du climat qu'une politique de réindustrialisation du Midwest des États-Unis. Cela explique notamment le soutien bipartisan à la politique industrielle de l'administration Biden. L'Union européenne entend poursuivre les discussions avec les autorités américaines afin de régler les contentieux commerciaux et de lutter contre les discriminations contraires aux valeurs fondamentales de l'Organisation mondiale du commerce.

M. Thierry Breton a été l'un des premiers à poser un diagnostic sur les conséquences d'une telle législation pour l'Union européenne, à l'automne 2022. En premier lieu, la coopération entre les États membres et les alliances industrielles a été renforcée par la création conjointe de la plateforme Clean Tech Europe à l'initiative des ministres français et allemand de l'Économie et des Finances. En outre, l'initiative Route 35, lancée par la Commission européenne, vise à promouvoir l'éco-mobilité automobile pour être en mesure d'atteindre l'objectif « zéro émission nette ».

Dans un deuxième temps, la Commission a présenté une nouvelle réforme du cadre des aides d'État. L'objectif est de flexibiliser le cadre temporaire qui avait été mis en place à la suite de la crise énergétique, afin de le transformer en un cadre de transition. La question du coût de l'énergie reste la mère des batailles et doit être appréhendée de manière davantage structurelle si l'on souhaite parvenir à décarboner notre industrie et à bénéficier, à terme, de coûts réduits liés aux énergies renouvelables. En ce sens, la Commission a formulé une première réponse avec la réforme du marché de l'électricité.

En outre, les aides d'État présentent des limites pour tous les États membres qui ne disposent pas de marges budgétaires suffisantes, de même qu'elles engendrent des risques de concurrence au sein du marché intérieur. Une analyse effectuée les services de la Commission révèle que l'Union européenne est performante dans la subvention de la recherche et de l'innovation ainsi que dans le déploiement final des énergies décarbonées. Toutefois, des efforts doivent être fournis en matière de financement des outils industriels de production de ces technologies. Sur ce dernier point, le budget européen consacré à cet effet reste faible et ne peut contribuer à satisfaire les besoins. Une réflexion doit être engagée à la fois sur le Fonds de souveraineté et sur le développement de financements privés.

Enfin, la promulgation de la loi américaine sur la réduction de l'inflation a nécessité une réponse réglementaire ayant vocation à produire un choc d'accélération et un choc de coordination, à travers un choc de simplification. Il s'agit de la réforme du marché de l'électricité et de la proposition de règlement sur les matières premières critiques. En effet, l'approvisionnement en matières premières critiques permet notamment le bon fonctionnement de l'industrie des semi-conducteurs et de l'industrie de l'éolien. S'agissant du volet vert, le Net Zero Indsutry Act (NZIA), dévoilé par la Commission le 16 mars dernier, vise à identifier les matières premières critiques présentant un intérêt stratégique pour l'industrie européenne, mais également les technologies pour lesquelles nos capacités manufacturières doivent être renforcées.

La proposition de règlement pour une industrie « zéro émission nette » peut être comparée à un édifice à deux étages. Le premier étage regroupe un échantillon très large de technologies de décarbonation, y compris les énergies renouvelables mais aussi un certain nombre de technologies nucléaires. Cet étage offre des bénéfices immédiats en simplifiant et en priorisant l'octroi de permis, en renforçant les compétences des filières, ou encore en créant des « bacs à sable réglementaires » favorisant l'innovation. Le deuxième étage de l'édifice est centré sur un nombre plus limité de technologies, n'incluant pas le nucléaire mais couvrant le solaire, l'éolien, les batteries, les électrolyseurs pour l'hydrogène, les technologies de stockage du carbone ainsi que les technologies de réseau électrique. Pour ces technologies du deuxième étage, les États membres pourront identifier des projets stratégiques qui bénéficieront d'avantages additionnels et de procédures encore plus simplifiées.

Le texte est certes complexe, mais son objectif est clair. Il s'agit de simplifier et de systématiser les bénéfices attendus des projets de production manufacturière reposant sur ces technologies décarbonées. Le dernier aspect est relatif à la gouvernance : il convient de dépasser la seule logique des aides d'État, qui pénaliserait en effet la coordination européenne. Les actes législatifs pour « zéro émission nette » et sur les matières premières critiques offrent des outils de gouvernance pour faire émerger des chaînes de valeur européennes.

Concernant les matières premières critique, la prévention et l'anticipation des risques sont cruciales, afin de prévenir toute situation de crise et de dépendance énergétiques.

Ainsi, la réponse à l'IRA est complexe – comme de coutume au niveau européen – mais a vocation à être coordonnée, structurelle et à s'inscrire dans le long terme.

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Je vous remercie pour ces exposés liminaires très détaillés. Je cède à présent la parole aux orateurs des groupes.

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Promulguée le 16 août 2022, la loi américaine sur la réduction de l'inflation prévoit un budget de 369 milliards de dollars sur 10 ans en faveur de la transition énergétique. Si nous pouvons nous réjouir de la volonté américaine d'intensifier la lutte contre le changement climatique, ces mesures protectionnistes de soutien à la politique industrielle verte américaine ne sauraient se faire au détriment des partenaires commerciaux des États-Unis, notamment européens.

Le dialogue a été rapidement amorcé par la France et l'Union européenne pour s'assurer du maintien d'une compétition économique juste, loyale et transparente. À ce titre, la réponse européenne visant à maintenir une bonne entente avec les États-Unis, tout en répondant aux défis posés par l'IRA, nous semble être l'approche la plus adéquate. Nous devons nous donner les moyens de préserver notre attractivité, notre compétitivité européenne et éviter les délocalisations outre-Atlantique qui pénaliseraient les économies européenne et française.

La volonté de la France est d'envoyer un signal avec un fonds d'urgence européen ambitieux, reposant sur des financements existants. Cette solution à court terme doit s'accompagner d'une réforme du marché de l'énergie, et viser in fine l'atteinte de notre souveraineté énergétique. Il s'agit là de l'ambition portée par la majorité présidentielle et par la France. Le Président de la République a soutenu le plan industriel vert européen, qui repose sur le besoin d'une simplification du cadre réglementaire, sur la facilitation de l'accès aux financements européens, sur un développement transnational des compétences industrielles et sur le renforcement de la politique commerciale.

Le groupe Renaissance soutient la réponse française et européenne ainsi que le plan industriel du pacte vert pour l'ère du zéro émission nette et le règlement sur les matières premières critiques, qui visent à renforcer l'autonomie européenne d'ici à 2030. Ces leviers permettront de continuer de renforcer notre politique industrielle et notre souveraineté énergétique européennes.

Quels sont les leviers supplémentaires envisagés pour atteindre rapidement les ambitions énergétiques européennes ? Plus globalement, la réforme de l'OMC souhaitée par l'Europe et la France constitue-t-elle un objectif atteignable au regard des blocages américains ?

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Depuis le milieu du XXe siècle, les États-Unis sont les meneurs incontestés de l'économie mondiale. Longtemps vus comme les défenseurs du libre-échange, les États-Unis n'ont pourtant jamais hésité à appliquer des mesures protectionnistes quand l'une de leurs industries était menacée. En 2018, ceci a pris la forme de droits de douane additionnels sur l'acier et l'aluminium puis, en 2021, de taxes punitives sur nos vins et spiritueux.

En mettant en place sa loi sur la réduction de l'inflation, les États-Unis réaffirment leur volonté de préserver leur industrie, et d'organiser la protection souveraine de leur production énergétique. En effet, cette loi a l'ambition de faire émerger une industrie verte américaine en favorisant l'implantation d'industries innovantes par le biais de subventions à la production et d'allègements fiscaux pour les technologies décarbonées produites aux États-Unis. Cette politique, prévoyant des investissements massifs à hauteur de 369 milliards de dollars, vise surtout à inciter les citoyens américains à acheter américain. Ces mesures auront pour conséquence de pénaliser les entreprises européennes implantées aux États-Unis, dont les chaînes d'approvisionnement se trouvent en dehors de ce pays. Le risque pour l'Europe est donc que ses usines délocalisent vers le géant américain.

Pour protéger leur économie, pour relancer leur industrie, les États-Unis n'ont pas hésité à aller à l'encontre des règles et principes de l'OMC. Ceci prouve, s'il en était encore besoin, que la politique d'accords bilatéraux privilégiant la souveraineté de chaque partie est bien plus réaliste eu égard à la complexité des échanges commerciaux d'aujourd'hui.

Qu'attendons-nous pour faire comme les États-Unis ? Sauvons ce qu'il reste de nos industries et de nos emplois ! Lorsque nous défendons des mesures protectionnistes pour la France ou l'Europe, on nous explique que nous voudrions nous replier sur nous-mêmes et vivre en autarcie. Pourtant, l'autarcie est un mythe : les périodes fastes pour les États coïncident avec une maîtrise subtile de l'intérieur et de l'extérieur. Depuis la crise de la Covid-19, tous les pays du monde sont repartis à la conquête de cet équilibre. Tous, sauf nous ! L'Europe doit se réveiller et sortir de l'angélisme pour défendre les nations européennes. Si nous continuons ainsi dans le marché mondialisé, sans aucune protection, nous condamnons notre industrie et nos petites et moyennes entreprises (PME) à une mort certaine.

Nous ne devons plus avoir honte de clamer que nous devons acheter français et que nous devons acheter européen. À défaut de le faire pour notre Nation, nous devons devenir protectionnistes aux frontières de l'Europe.

Le plan industriel du pacte vert pour l'ère du zéro émission nette présenté par la Commission le 1er février 2023 sera-t-il à la hauteur des 369 milliards de dollars d'investissements américains sur son sol ? À quand une politique protectionniste ambitieuse pour protéger notre pays et, surtout, notre continent ?

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L'Union européenne est aujourd'hui confrontée, comme l'ensemble du monde, au défi de la transition énergétique. De la réussite de cette transition dépendra notre place dans le monde de demain. L'Union européenne, forte de ses 450 millions d'habitants, a de nombreux atouts à faire valoir mais, face au défi de l'IRA, nous devons être prudents.

Ma première question a trait aux complexités administrative et réglementaire de l'Union européenne. M. Pierre-André de Chalendar a bien résumé l'enjeu de l'IRA : comment faire pour empêcher que certains investissements qui devaient être réalisés en Europe soient détournés vers les États-Unis ?

La Présidente de la Commission européenne, Mme Ursula von der Leyen, a reconnu les lenteurs et la complexité de certaines démarches administratives européennes et a annoncé une réforme en la matière. Néanmoins, alors que l'IRA est en vigueur depuis janvier 2023, aucun calendrier d'évolution des démarches administratives n'a été annoncé à ce stade par la Commission européenne. L'Union européenne peut-elle remédier aux lenteurs et à la complexité des démarches administratives ?

Ma seconde question concerne le reste du monde. Plusieurs États européens et l'Union européenne s'inquiètent des conséquences de l'IRA pour nos entreprises. Néanmoins, en se focalisant sur les États-Unis, ne risque-t-on pas de perdre de vue nos autres concurrents ? On peut penser notamment à la Chine et à d'autres pays émergents, qui ont mis en place des plans ambitieux pour la décarbonation de leurs économies. L'Union européenne a-t-elle pris en compte les plans annoncés par d'autres pays que les États-Unis ? Comme l'a expliqué Mme Sarah Guillou, nous connaissons les dispositions de l'IRA – puisque celles-ci sont publiques – mais d'autres États ont aussi de fortes ambitions et ne les dévoilent pas publiquement. Il est d'autant plus difficile d'apporter une réponse adéquate aux politiques de ces pays.

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Ma question est relative au « deuxième étage » de l'édifice de la proposition de règlement pour une industrie « zéro émission nette », tel que décrit par M. Joan Canton. Je constate pour la première fois qu'un travail spécifique et une réponse européenne sont prévus pour le réseau électrique.

À mon sens, la première démarche que devrait mener l'Union européenne serait de mieux penser les réseaux électriques – bien plutôt que d'essayer de les interconnecter – afin de mieux les défendre vis-à-vis de l'extérieur. Au deuxième étage de votre édifice, une « pièce » est réservée au réseau électrique. Cela signifie-t-il bien que les démarches et procédures relatives au réseau électrique seront, elles aussi, sensiblement simplifiées ?

Un plan d'investissement à l'échelle européenne est effectivement indispensable. Le réseau électrique commun serait un immense atout, mais l'interconnexion est un danger. Sommes-nous enfin en train d'appréhender cette première étape de l'énergie verte électrique dans l'Union européenne ?

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Je souhaite revenir sur deux outils présentés par la Commission européenne dans le cadre du Pacte vert pour renforcer la compétitivité de l'industrie européenne à zéro émission nette. Il s'agit, d'une part, de la révision du marché européen de l'électricité et, d'autre part, de la législation sur les technologies propres visant à ce qu'au moins 40 % des technologies propres soient fabriquées dans l'Union d'ici à 2030.

Je n'évoquerai pas les enjeux liés à l'énergie nucléaire mais je formulerai plutôt deux observations. Premièrement, l'Union européenne et les États-Unis adoptent des approches différentes en matière de lutte contre le changement climatique. L'Union européenne s'appuie sur la réglementation, tandis que les États-Unis privilégient une approche fondée sur les incitations. Dès lors, l'adoption d'une large politique d'incitations passe par une nouvelle approche des aides publiques nationales, que plusieurs États membres rejettent aujourd'hui. Ensuite, l'Union européenne confirme son attachement aux principes d'ouverture du commerce international, tandis que les États-Unis adhèrent davantage à un « protectionnisme poli ».

Deux séries de questions découlent de ces observations. Tout d'abord, faut-il envisager de financer par des fonds européens et nationaux la transition énergétique et l'industrie verte, étant entendu qu'un bilan socio-économique favorable est attendu à terme ? Disposons-nous d'études ou d'expertises en la matière ? Ensuite, quelle est la capacité de l'Union européenne à définir ce que sont les secteurs, produits et composants stratégiques ?

L'Union européenne devrait pouvoir déterminer les nouvelles règles d'investissement sur son territoire, en suivant les deux principes que sont la sécurité – entendue au sens large – et la réciprocité du pays investisseur. Pourraient également être envisagées la création de joint-ventures avec un pourcentage minimum de détention du capital pour l'acteur européen, ou des interdictions d'opérer dans certains secteurs stratégiques.

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Pierre Larrouturou, membre du Parlement européen

En tant que député européen, je suis membre de la commission des budgets. J'ai également été rapporteur général du budget 2021 de l'Union européenne. Bien sûr, la question budgétaire n'est pas la seule qui importe et une approche globale est nécessaire. Néanmoins, la question financière ne saurait être éludée.

J'ai récemment rencontré des membres du Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) qui constataient amèrement le niveau incomparablement plus élevé des subventions à l'hydrogène vert aux États-Unis. Cet hydrogène vert s'accompagne en effet automatiquement de subventions à hauteur de 75 %, pour 10 années et sans nécessité de remboursement. Si les brevets sont déposés en nombre dans l'Union européenne, c'est bien aux États-Unis que l'innovation risque finalement de prospérer. Le 9 décembre 2022, à l'occasion de la réunion de lancement de l'Alliance européenne de l'industrie solaire photovoltaïque, le moral était en berne. Les perspectives d'investissement dans l'industrie photovoltaïque sont aujourd'hui bien plus prometteuses aux États-Unis.

La presse se fait actuellement l'écho de la décision de Ford de supprimer 3 800 postes en Europe, tout en rappelant que l'entreprise projette 3,5 milliards de dollars d'investissements aux États-Unis. Alors que les aides sont massives aux États-Unis, la réponse de l'Union européenne est restée incertaine et les prix de l'énergie ont flambé. Début octobre 2022, les commissaires européens Thierry Breton et Paolo Gentiloni ont été parmi les premiers à appeler courageusement à une réponse budgétaire européenne.

Toutefois, alors même que l'Union ne sait pas comment rembourser le plan de relance post-Covid-19 NextGenerationEU, certains pays s'opposent à la mise en place d'un nouveau budget européen. La proposition de résolution sur une stratégie de l'Union pour stimuler la compétitivité industrielle, les échanges commerciaux et la création d'emplois de qualité, adoptée par le Parlement européen en février 2023, met en avant l'importance de rembourser NextGenerationEU sans demander une contribution financière supplémentaire aux États membres, et souligne la nécessité de mettre en place des aides aussi simples et efficaces que celles prévues par l'IRA.

La taxe sur les transactions financières dans l'Union européenne (TTF), proposée par la Commission Barroso en 2011, pourrait rembourser NextGenerationEU. Malgré le Brexit, une taxe de 0,1 % sur les marchés financiers rapporterait à l'Union 57 milliards d'euros chaque année. Dans sa résolution, le Parlement européen demande qu'un accord de coopération renforcée sur la TTF soit mis en place avant le 30 juin 2023 pour financer la décarbonation de l'industrie, et rembourser NextGenerationEU. Si la France a longtemps bloqué la mise en place de cette coopération renforcée, Bruno Le Maire et Emmanuel Macron ne devraient plus s'y opposer, puisque les conséquences du Brexit sont stabilisées, et que la France accueillera en juin 2023 le sommet sur le financement du climat. 80 % du Parti populaire européen et 92 % de la droite allemande ont voté un amendement visant à créer une petite taxe sur la spéculation.

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Quid de l'idée de la création d'un fonds souverain européen ? Si nous connaissons les fortes réticences qui se manifestent dans plusieurs pays européens, l'histoire récente a montré que des idées, portées de manière avant-gardiste par certains États, à commencer par la France, finissent par progressivement s'imposer. J'ai cru comprendre que le sujet était repoussé jusqu'à la renégociation du cadre financier pluriannuel cet été. Un fonds souverain européen pourrait-il être envisagé pour avoir une réponse, qui en termes de masse budgétaire, soit à la hauteur de ce que font nos partenaires américains ?

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L'Union fait face à un risque de désindustrialisation au regard de la très forte attractivité des États-Unis. Quelles mesures concrètes préconisez-vous pour être plus attractifs au niveau du marché européen de l'énergie ? Quels moyens de communication allez-vous mettre en place, dans un contexte où les États-Unis adoptent une communication très claire et très offensive sur les mesures qu'ils vont mettre en place ? Si je ne conteste pas la mise en place d'une taxe sur les transactions financières, celle-ci ne serait-elle pas perçue comme une mesure créant des contraintes supplémentaires, alors que l'Union chercher à créer un contexte attractif pour ses industries ?

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Le plan industriel vert européen est-il assez ambitieux pour répondre au défi que nous lancent les États-Unis à travers l'entrée en vigueur de l'IRA, que l'Union juge protectionniste ? Comment l'Union européenne peut-elle mettre en place un Buy European Act pour privilégier l'industrie européenne, sans contrevenir aux règles de l'Organisation mondiale du commerce, et notamment la clause de traitement national ? La proposition de règlement pour une industrie « zéro émission nette » et la proposition sur les matières premières critiques sont-elles suffisantes pour protéger la compétitivité des industries européennes dans la filière verte, et pour renforcer l'autonomie de l'Union dans les matières premières critiques ?

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Bruxelles est loin des préoccupations des Français. La France et l'Union européenne doivent apporter une réponse immédiate à l' Inflation Reduction Act. Cette loi américaine protectionniste, portée par les Démocrates et promulguée en août 2022, prévoit de consacrer un budget de plus de 370 milliards de dollars à des mesures de soutien à la politique industrielle verte sur une durée de plus de dix ans. Ces mesures montrent que les nations doivent protéger souverainement leurs économies, et que les accords de libre-échange sont limités par les intérêts propres de chaque nation. Alors que notre allié américain protège souverainement et intelligemment son économie, l'Union doit cesser d'être idéaliste et doit enfin défendre les nations qui la composent, leurs économies et leurs peuples. Quelles sont, selon vous, les perspectives d'avenir pour les entreprises françaises situées aux États-Unis, et pour les relations économiques entre la France et Washington suite à l'adoption de cette nouvelle loi ?

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Pierre-André de Chalendar, président de Saint-Gobain, Co-président du think-tank La Fabrique de l'industrie

La Chine, et non pas l'IRA, constitue la plus grande menace sur l'industrie européenne. L'Union n'adopte pas des mesures de protection face à la Chine. Elle ne taxe par exemple qu'à 10 % les importations de véhicules électriques chinois, alors que les États-Unis taxent ces véhicules à 27,5 %. Grâce à sa politique industrielle massive, la Chine détient aujourd'hui un monopole sur l'industrie des panneaux photovoltaïques, ce qui a fortement pénalisé les filières européennes et américaines. Je ressens aujourd'hui la même inquiétude pour l'industrie européenne des batteries électriques de la filière automobile.

S'il est nécessaire d'améliorer le fonctionnement de l'OMC, il ne faut pas compter sur l'Organisation mondiale du commerce pour régler le problème de l'IRA, au vu de la longueur du processus de règlement des différends.

Je doute que les mesures de simplifications proposées par la Commission européenne portent leurs fruits. La réforme du marché européen de l'électricité est le sujet majeur sur lequel l'Union doit légiférer, car l'électrification représente l'essentiel de la décarbonation. L'énergie carbonée, et notamment le gaz, est structurellement plus cher en Europe qu'aux États-Unis. Pour cela, l'industrie européenne doit s'appuyer sur les énergies renouvelables et sur le nucléaire, lorsqu'il est présent dans le mix énergétique. La réforme du marché de l'électricité doit permettre à la France d'avoir un coût de production de l'électricité, produite à partir de l'énergie nucléaire, qui redevienne compétitif. Le nucléaire est un sujet de discussion récurrent entre la France et ses partenaires européens, certains considérant que l'énergie nucléaire procure un avantage compétitif à la France.

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Sarah Guillou, Directrice du Département de Recherche Innovation et Concurrence (DRIC) de l'Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE)

Je développerai mon propos en quatre points.

D'abord, la question des délocalisations ou des menaces de délocalisation a été évoquée à plusieurs reprises. Or, on ne peut parler de délocalisation que s'il y a une substitution d'investissements, par exemple, si un investissement initialement prévu en Europe se fait aux États-Unis. En l'occurrence, nous l'avons suffisamment rappelé avec M. de Chalendar, on n'assiste pas nécessairement à des substitutions mais plutôt à des opportunités d'investissements qui sont offertes sur le marché américain et qui pourraient profiter aux entreprises européennes. Supposons que vous êtes une entreprise dont le siège est européen et qui dispose d'une filiale aux États-Unis : si vous profitez des subventions américaines pour améliorer votre technologie, cela profitera également à votre entité européenne. Les risques de délocalisation, dues au mécanisme de subventions quasi automatiques doivent encore être vérifiés avec les données à venir.

Deuxièmement, nous avons peu parlé du mécanisme européen d'ajustement carbone aux frontières, qui est considéré comme une mesure protectionniste par les États-Unis. Je veux bien que l'on laisse entendre que seuls les États-Unis sont capables d'avoir une politique protectionniste, mais cela me semble peu opportun de vouloir les singer ! Avec ce mécanisme, l'Europe a également une dimension protectionniste qu'il faudrait prendre en compte, car elle est importante et présente une utilité limitée pour les industriels.

Troisièmement, je rappelle que l'élaboration d'une politique publique repose en permanence sur un arbitrage entre l'utilité du consommateur, l'utilité du travailleur et l'utilité de l'industriel. Toute la difficulté de conception des politiques publiques réside dans cet arbitrage. Or la réglementation européenne présente la particularité d'avoir souvent privilégié l'usager plutôt que l'industriel. La position du commissaire Thierry Breton se distingue lorsqu'il affirme qu'il faut aussi tenir compte des industriels car l'avenir en dépend.

Enfin, vous avez justement souligné que nous avons changé de paradigme. Pour autant, les risques d'une course au protectionnisme n'ont pas disparu. En termes de relations internationales, apporter une réponse aux États-Unis sur ce terrain-là n'est pas sans poser un risque géopolitique. Il convient peut-être d'apporter une réponse plus intelligente, sans considérer que refuser de mener une politique symétrique à celle choisie par les États-Unis revient à renoncer ou démissionner.

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Joan Canton, Conseiller au cabinet de M. Thierry Breton, Commissaire européen en charge du marché intérieur

L'Europe ne doit compter que sur elle-même. Nous allons évidemment continuer à travailler avec l'Organisation mondiale du commerce sur certains sujets. Nous faisons toutefois fausse route si nous attendons que les Américains changent, que les Chinois changent ou que l'OMC apporte une réponse à nos problèmes. L'approche du commissaire Thierry Breton, qui est désormais largement partagée au sein de la Commission, consiste à dire que l'Europe doit fournir elle-même les réponses aux questions qu'elle se pose. Le libre-échangisme béat a vécu. L'Europe doit rester un continent ouvert mais à nos conditions, avec des critères plus stricts dans le contrôle des investissements étrangers, avec un regard plus sévère sur les chaînes de valeurs internationales et sur les risques liés à la possibilité d'utiliser comme arme – nous l'avons bien vu avec la guerre en Ukraine – nos dépendances stratégiques. Lorsque la Chine menace l'Europe de restreindre ses exportations de panneaux solaires, cela a des conséquences non négligeables pour l'Union européenne. L'Europe a multiplié par deux le déploiement des panneaux solaires en 2022, il s'agit d'une partie de la réponse apportée à notre dépendance excessive au gaz russe. Or l'Europe a dû importé 95 % des panneaux solaires de Chine pour cela.

Nous nous trouvons dans une situation difficile qui met en évidence la nécessité de remettre les capacités industrielles européennes au premier plan. Nous ne pourrons pas tout produire en Europe : l'Europe devra continuer à importer, mais doit désormais être présente sur l'ensemble des chaînes de valeur. Par conséquent, l'Europe a pour objectif d'être présente sur le raffinage des matières premières critiques, sur leur recyclage et sur leur extraction. Il ne faut pas avoir honte d'extraire et d'exploiter des matières premières critiques en Europe. De cette stratégie découlent les objectifs de production pour les technologies vertes, sur le modèle des objectifs pour les semi-conducteurs. L'Europe doit représenter 20 % de la production mondiale de semi-conducteurs à l'horizon 2030. Cet objectif s'élève à 40 % pour les capacités de production de technologies vertes. En effet, l'Europe a aujourd'hui de fortes capacités de production pour l'énergie éolienne mais très peu pour l'énergie solaire. Une montée en puissance dans ce secteur est nécessaire pour éviter des dépendances stratégiques, mais également à court et moyen terme pour atteindre nos objectifs de décarbonation et de politique industrielle au sens large.

Plusieurs de vos questions ont porté sur un éventuel Buy European Act. L'approche retenue par la Commission dans la proposition de règlement Net Zero Industry Act est significative : il ne peut y avoir d'appels d'offres qui ne prennent en compte deux critères essentiels, la résilience et la soutenabilité. La proposition de la Commission, avant son passage devant les co-législateurs, prévoit qu'un appel d'offres doit prendre en compte l'enjeu de résilience, c'est-à-dire l'absence de dépendance à plus de 65 % d'une technologie donnée et d'un pays donné pour nos importations. Il ne s'agit pas d'une obligation mais d'une incitation forte à diversifier nos sources d'approvisionnement – sans pour autant cesser nos importations pour répondre à nos objectifs de décarbonation, comme le démontre l'exemple chinois sur les panneaux solaires. C'est un changement profond d'approche en termes de politiques européennes, même s'il ne s'agit pas d'un Buy European Act au sens strict.

Le financement reste la mère des batailles, à laquelle il faut évidemment apporter une réponse européenne qui soit adaptée à chaque État membre, à chaque situation. Ce financement peut prendre la forme d'un budget renforcé dans le cadre du Fonds de souveraineté européen, d'une participation accrue de la Banque européenne d'investissement ou d'autres banques publiques, ou de l'autorisation des aides d'État sous certaines conditions. Il faut prévoir un panier de mesures pour permettre un financement effectif.

Sur la question essentielle des réseaux électriques et de l'électricité, il convient de s'imaginer ce que sera un continent décarboné – soit largement électrifié – à l'horizon 2050. Nos capacités électriques vont plus que doubler voire tripler d'ici 2050 avec des approvisionnements uniquement en énergie décarbonée, c'est-à-dire en énergies renouvelables et en énergie nucléaire. Aussi, les réseaux électriques seront essentiels puisque les lieux de production et de consommation de l'électricité ne seront pas les mêmes : il s'agira, par exemple, de produire de l'électricité en mer du Nord ou dans le Sud de l'Espagne pour ensuite l'emmener dans des centres industriels tels que la Ruhr, la vallée du Rhône et l'Italie du Nord. Cela nécessite une véritable planification, que la Commission a commencée avec le plan Trans-European Networks for Energy. La Commission a ici abordé cette question un peu différemment, sous l'angle de la capacité industrielle à produire des technologies de réseaux. Actuellement, il existe une véritable difficulté à produire ces réseaux. Nous savons confectionner des éoliennes et les implanter en mer du Nord, mais nous ne savons pas comment les connecter au continent. Il faut donc produire ces capacités de réseaux de manière à être cohérent sur l'ensemble de la chaîne de valeur, c'est l'objectif qui sous-tend le Net Zero Industry Act.

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Pierre Larrouturou, membre du Parlement européen

Il est malheureusement faux de se rassurer en pensant qu'il reste de l'argent disponible caché. Il reste certes de l'argent disponible pour des prêts mais, après la Covid-19, les entreprises sont surendettées et ne souhaitent y recourir. Aux États-Unis, les entreprises disposent de subventions automatiques qui ne doivent pas être remboursées. Nous avons besoin de ressources nouvelles en Europe. Le président américain Joe Biden a d'ailleurs créé des ressources nouvelles. De plus, il me paraît dangereux d'attendre la renégociation du cadre financier pluriannuel (CFP), qui commencera au mieux en septembre et sera longue du fait du nombre de projets à aborder.

Je pense qu'il faut débloquer la situation avant, à travers la coopération renforcée demandée par le Parlement européen sur la TTF. Vous auditionnez M. Bruno Le Maire la semaine prochaine. S'il annonce que les conditions sont réunies pour une coopération renforcée, notamment du fait de la fin du Brexit, il sera suivi par l'Allemagne et l'Italie. Dix ministres pourront alors prendre une décision en ce sens dès le prochain Conseil Affaires économiques et financières (ECOFIN) d'avril. Si la France avance sur le dossier, nous saurions alors dès mai qu'il existe de nouveaux financements, sans attendre la renégociation du CFP – même si, selon M. Barroso, les financements ne seront débloqués que d'ici six mois. Je vous demande donc d'interpeller le ministre à ce sujet, je n'exprime pas une position personnelle mais celle du Parlement européen à l'exception de sa composante d'extrême-droite. Il s'agit de la seule solution disponible avec ce calendrier et ce montant.

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Je vous remercie pour la précision et la qualité de vos réponses. Je vous donne rendez-vous mardi prochain, à 17 h 30, pour l'audition de M. Bruno Le Maire, ministre de l'Économie, des Finances et de la Souveraineté industrielle et numérique.

La séance est levée à 15 heures 10.

Membres présents ou excusés

Présents. – M. Pieyre-Alexandre Anglade, M. Pierrick Berteloot, Mme Pascale Boyer, M. Thibaut François, Mme Marietta Karamanli, Mme Constance Le Grip, Mme Lysiane Métayer, M. Frédéric Petit, M. Alexandre Sabatou, M. Vincent Seitlinger, Mme Liliana Tanguy

Excusés. – Mme Brigitte Klinkert, M. Charles Sitzenstuhl

Assistaient également à la réunion. - Mme Mathilde Paris, M. Jean-Luc Warsmann, ainsi que M. Pierre Larrouturou, membre du Parlement européen