Intervention de Sarah Guillou

Réunion du mercredi 22 mars 2023 à 13h40
Commission des affaires européennes

Sarah Guillou, Directrice du Département de Recherche Innovation et Concurrence (DRIC) de l'Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) :

Mon propos sera développé en trois étapes, qui peuvent être résumées de la manière suivante. Que se passait-il avant l'IRA ? Pourquoi répondre à l'IRA ? Comment répondre à l'IRA ?

Nous vivons aujourd'hui un changement de paradigme né de la pandémie et de la guerre russo-ukrainienne. Le commerce n'est plus un moyen d'influence, sinon de gouvernance des relations internationales, mais un objet d'instrumentalisation politique. Cette prise de conscience augmente la propension à intervenir dans l'économie.

Il existe toutefois de larges différences dans la genèse et le développement d'une industrie verte des deux côtés de l'Atlantique. L'attractivité européenne repose sur plusieurs facteurs, dont les engagements de long terme de la réglementation européenne afin de réduire les émissions, les préférences des consommateurs européens, qui sont sensibles à la cause environnementale, et les qualifications en matière de construction d'infrastructures et de production d'énergie.

Par ailleurs, la densité urbaine et les atouts géographiques de l'Europe sont propices aux économies d'énergie, d'autant que la politique des transports est incomparable avec celle des États-Unis. La rareté des ressources énergétiques est également favorable à l'émergence de préférences pour les industries basées sur les énergies renouvelables. Il existe un marché européen des quotas carbone, contrairement aux États-Unis, et un marché intégré de l'électricité qui a diminué le prix des énergies renouvelables.

Enfin, l'Europe bénéficie d'un marché vaste, le deuxième au monde après la Chine pour les véhicules électriques.

Ces éléments permettent l'absorption d'importantes subventions aux énergies renouvelables, qui génèrent des capacités de production durables et décarbonées. De manière récente, le prix de l'énergie fossile a fortement augmenté depuis la guerre – et même un peu auparavant – et a rendu plus rentable l'investissement dans les énergies renouvelables. Une usine de panneaux solaires sera plus rapidement rentable lorsque le prix du kilowattheure dépasse les 200 euros que lorsque le prix moyen atteint 50 euros, comme en 2020 et 2021. De fait, les investissements dans le solaire ont augmenté. Le coût du capital des énergies vertes est plus bas en Europe qu'aux États-Unis avant l'IRA. C'est le cas que l'on mesure le coût du capital en termes de coût d'opportunité, soit l'arbitrage entre investir dans les énergies brunes ou vertes, en termes de flux de revenus futurs ou en termes de rendement sur fonds propres. L'Europe disposait d'un avantage comparatif par rapport aux États-Unis sur les énergies vertes avant l'IRA. L'Europe s'appuie sur une vieille industrie, assez polluante et énergivore, telle que la chimie, l'acier, l'automobile et l'agriculture. C'est aussi le cas aux États-Unis, qui sont pourtant davantage spécialisés dans les services.

L' Inflation Reduction Act, voté à la fin du mois d'août 2022, intervient dans ce contexte-là. Ce plan devrait commencer à produire ses effets en 2023. Il s'agit d'un plan important, qui génère des subventions et des crédits d'impôt pour près de 400 milliards de dollars sur dix ans. Ces avantages sont conditionnés à des contraintes de production locale.

L'Europe, ses industriels et ses citoyens, ne peuvent que se réjouir de cette orientation des investissements aux États-Unis. Aurait-on préféré que les États-Unis mettent tous leurs moyens financiers dans les énergies fossiles ? Cette politique aurait encore davantage fait baisser le prix de l'énergie brune aux États-Unis et créé une situation d'attractivité défavorable à l'Europe. L'orientation de l' Inflation Reduction Act va diminuer les investissements relatifs dans les énergies fossiles et devrait ainsi contribuer à la baisse du prix mondial des énergies fossiles, dont l'Europe dépend encore en partie. Par ailleurs, les investissements dans les technologies vertes subventionnés par l'IRA présentent une double caractéristique en matière d'externalité. Ces investissements, non seulement réduisent les externalités négatives de la pollution, mais sont porteurs d'externalités positives en matière de maîtrise des technologies de décarbonation. Ces externalités sont mondiales : la science, comme la pollution, n'ont pas de frontières. Elles vont augmenter le surplus social de l'Europe et l'utilité sociale globale car nous profiterons tous gratuitement de ces externalités.

En revanche, n'est-ce pas une conclusion naïve ou valable uniquement pour les générations futures ? L'IRA peut avoir des effets négatifs sur l'industrie verte en Europe en raison de la baisse du coût de l'investissement aux États-Unis et de l'augmentation de la demande, qui sont les deux leviers du plan. La politique américaine présente toutefois deux limites relatives aux déterminants de l'investissement : le coût du capital et l'anticipation de la demande, c'est-à-dire les débouchés. Or la stabilité réglementaire et la concurrence entre les producteurs jouent sur le coût et les débouchés. Si le plan se déploie sur dix ans, l'enjeu de la décarbonation est politiquement et culturellement moins installé aux États-Unis qu'en Europe. Cela crée un risque d'instabilité réglementaire et politique. S'agissant de la concurrence, beaucoup d'acteurs étrangers sont présents aux États-Unis et vont augmenter leurs investissements. La concurrence entre les acteurs va augmenter si ces derniers se lancent dans une course à la subvention, diminuant la rentabilité des investissements. Cela pourrait même créer des surcapacités, qui feraient baisser les prix à l'avenir.

Il existe bien un risque à court ou moyen terme, à travers un effet d'engouement, que les investissements européens planifiés soient détournés vers les États-Unis. L'ampleur de ce détournement sera-t-elle suffisante pour entraver l'industrie verte européenne ? D'abord, je ne pense pas que cela aura un impact sur la dynamique de décarbonation des processus de production. La régulation en matière environnementale est très incitative en Europe. En revanche, on pourrait constater un ralentissement des investissements dans les technologies vertes, qui ferait manquer à l'Europe l'opportunité d'acquérir les avantages comparatifs du « first mover ». Il s'agit de l'acteur qui entre en premier sur un marché, qui maîtrise la technologie puis acquiert un avantage comparatif et compétitif. Ce risque doit être pris en compte sérieusement puisqu'il affecterait la trajectoire future en matière industrielle.

Finalement, comment répondre aux risques suscités par l'IRA ? Faut-il vraiment recourir au protectionnisme pour faire émerger une industrie verte en Europe ? Compte tenu des risques évoqués, il convient d'agir sur les deux déterminants de l'investissement, soit le coût du capital et les débouchés. D'une part, pour les débouchés, il faut réduire la possibilité d'écouler des biens produits à l'aide de subventions discriminantes, en recourant aux règles de l'OMC pour mettre en place des droits de douane à l'égard des États-Unis comme de la Chine. La difficulté habituelle pour mettre en place une politique commerciale défensive consiste à devoir identifier et démontrer l'existence d'une subvention. Or l'IRA présente l'avantage d'indiquer clairement que les produits sont subventionnés de manière discriminante. Se tourner vers l'OMC prend du temps, mais cela constitue un signal fort pour les produits qui seront écoulés dans quelques années. Je mets en garde contre le risque de financer la demande européenne de manière symétrique à la demande américaine, par exemple pour les véhicules électriques. En l'état des forces productives en Europe, ces subventions ne feraient qu'augmenter nos importations et notre dépendance aux produits chinois. D'autre part, il faut agir sur les déterminants du coût du capital en Europe, sans se contenter de subventions. Le marché de l'électricité européen doit être réformé pour modérer la hausse du coût de l'énergie par rapport au marché américain, tout en laissant l'avantage aux énergies renouvelables. Il s'agit, à travers un équilibre difficile, d'obtenir un prix incitatif pour les énergies renouvelables qui ne soit pas discriminant pour la production. Il convient également de modérer la taxation des profits des énergéticiens dans les énergies renouvelables. L'Europe taxe aujourd'hui les énergéticiens au-delà d'un certain prix, y compris ceux produisant des renouvelables, alors que les États-Unis subventionnent l'industrie des énergies renouvelables. Nous savons toutefois que ce dispositif sert à financer le « bouclier tarifaire », illustrant le difficile calibrage de l'arbitrage offre/demande et production/consommation.

Il convient également d'augmenter les investissements dans l'éducation de la maîtrise des technologies de décarbonation, ainsi que les moyens financiers alloués aux organismes publics de recherche en leur demandant de nouer des partenariats avec des industriels. Un fonds d'investissement européen octroyant des prêts participatifs plutôt que des subventions pourrait être créé afin d'augmenter les capacités de production et financer les instituts de formation d'ingénieurs dans les technologies de décarbonation. Il y aura une très forte tension sur le marché du travail, qui est déjà tendu aux États-Unis. Nous manquerons d'ingénieurs spécialisés dans les processus de production verte. Enfin, il convient de flécher vers les technologies de décarbonation les crédits d'impôt et les subventions à la recherche et développement (R&D), qui sont très généreux en Europe.

Faut-il surenchérir en matière de subventions ? La stratégie européenne semble aujourd'hui consister à ouvrir les vannes et à lever les contraintes à l'octroi de subventions pour les investissements. Cela n'est pas suffisant pour les industriels. Ces derniers laissent entendre qu'il existe des réglementations européennes extrêmement contraignantes et qu'il faut simplifier les procédures. Je mets en garde sur le fait que la surenchère des subventions va créer des surcapacités. Il y aura, dans un premier temps, de l'inflation par excès de liquidités, en l'absence d'incitations pour que les industriels baissent les prix de production. Dans un deuxième temps, les surcapacités conduisent à un effondrement du secteur de l'industrie verte ou du secteur des industries brunes en cas de substitution – faut-il encore que la substitution se produise – et, in fine, à la baisse des investissements futurs. Il existe un risque à moyen terme de création de surcapacités. Il ne revient toutefois pas nécessairement à l'Europe de prendre en charge ce risque.

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