Intervention de Pierre-André de Chalendar

Réunion du mercredi 22 mars 2023 à 13h40
Commission des affaires européennes

Pierre-André de Chalendar, président de Saint-Gobain, Co-président du think-tank La Fabrique de l'industrie :

Je partage tout ce qui a été dit, mais une des difficultés de ce sujet est, qu'en première analyse, l'IRA est une bonne nouvelle. Le climat est un sujet planétaire et il est souvent reproché aux États-Unis de ne pas en faire assez en la matière. L'Europe ne représente que 7 % des émissions de CO2 dans le monde, et si elle agit efficacement sur ce front alors que le reste du monde ne le fait pas, cela ne suffira pas. En ce sens, l'IRA est une bonne nouvelle. Les 370 milliards de dollars alloués aideront les États-Unis à progresser sur la voie de la décarbonation. Cela leur permettra de conserver leur énergie nucléaire, de réduire leurs émissions de CO2 et d'avoir une l'électricité entièrement décarbonée dès 2035.

Beaucoup d'entreprises en Europe sont aussi présentes sur le sol américain. De ce point de vue, on ne peut que s'en réjouir. Cela va nous permettre, si je prends l'exemple de Saint-Gobain, d'accélérer la décarbonation de nos opérations à l'échelle mondiale, notamment dans les domaines nécessitant des actions à long terme. Nous pourrons conclure beaucoup plus de Power purchase agreements (PPA) et disposer ainsi d'une électricité décarbonée. Il est crucial pour les industriels de la décarbonation d'avoir une électricité décarbonée moins coûteuse que celle issue des énergies fossiles.

L'essentiel de l'objectif est aussi de rapatrier des industries qui étaient parties en Chine et de les relocaliser aux États-Unis. Ce n'est pas dirigé contre l'Europe. C'est une initiative intelligente, qui est une réponse à ce qu'avait fait l'Europe. M. Thierry Breton a été le premier à attirer l'attention sur les conséquences de l'IRA, mais de nombreuses personnes en Europe n'ont pas réagi immédiatement car il y a des éléments très positifs dans ce plan.

En revanche, la philosophie de l'IRA est aux antipodes de l'approche européenne sur deux points. Le premier est protectionniste. Les exemptions prévues dans l'IRA ne fonctionnent qu'au travers des accords de libre-échange. Or, les États-Unis n'ont pas d'accord de libre-échange avec les Européens. Pour remédier à cette situation, Mme von der Leyen cherche à inclure l'Europe dans les exemptions, à l'instar du Mexique. L'Europe a été, et l'est encore trop je pense, dans une philosophie libre-échangiste. Dans le cadre du marché unique, les piliers de la gouvernance européenne reposent sur la compétence exclusive de la Commission européenne en matière de concurrence, visant à éviter les aides d'État qui pourraient fausser la concurrence tout en réduisant le budget au minimum, et sur le Pacte de stabilité pour maintenir un cadre libéral. Cette philosophie européenne est opposée à celle de l'IRA.

Le deuxième point, qui selon moi est encore plus complexe, concerne l'approche européenne. Elle est basée, selon l'avis de la majorité des économistes, sur le prix du carbone : l'Union préconise de taxer les énergies fossiles et de mettre en place une réglementation pour les limiter. Les Américains ont une approche opposée, en accordant des subventions – qui sont un prix du carbone inversé. Pour un industriel, c'est la différence de coûts entre les différentes sources d'énergie qui importe. Cette approche est efficace et intelligente car l'énergie décarbonée doit être moins chère que l'énergie fossile. Tandis que l'Europe taxe les énergies fossiles, les États-Unis les subventionnent.

Les Américains considèrent que, plutôt que taxer les énergies fossiles, il vaut mieux compter sur l'innovation, la technologie et les subventions dans la lutte contre le changement climatique. Cette approche est difficile à concilier avec la philosophie libre-échangiste européenne, qui tente de compenser les fuites de carbone avec le mécanisme d'ajustement carbone aux frontières (MACF) – qui ne fonctionnera probablement pas. Les Américains, quant à eux, adoptent une approche protectionniste. Le système européen doit être en accord avec les règles de l'Organisation mondiale du commerce (OMC), dont les moyens sont limités. Cela rend la situation compliquée pour les Européens.

Les conséquences de l'IRA varieront selon les industries. Dans le cas de Saint-Gobain, qui exerce principalement une activité locale, l'IRA représente une opportunité pour investir aux États-Unis, sans pour autant pénaliser les investissements en Europe. Les entreprises allemandes pourront également profiter de l'IRA pour renforcer leur présence aux États-Unis, s'y développer davantage, et augmenter leur recherche et développement. Dans l'ensemble, cela pourrait être bénéfique.

En résumé, la situation n'est pas entièrement mauvaise. Le problème se pose cependant si des investissements importants de décarbonation qui devaient être réalisés en Europe sont déplacés aux États-Unis. M. Larrouturou nous en a donné une liste par écrit. Cela pourrait arriver en raison de l'avantageux système américain de crédits d'impôt. La Commission européenne a une philosophie libérale et n'est pas encline à mener une politique industrielle. Lorsqu'elle aide les entreprises, il faut que cela soit extrêmement bien encadré : les entreprises de trois ou quatre pays doivent s'associer afin de pouvoir bénéficier d'aides et de projets importants d'intérêt européen commun (PIIEC).

La première analyse que je fais de la réponse européenne à l'IRA porte sur le paquet législatif proposé par la Commission européenne. Ce paquet comprend une proposition de règlement pour une industrie « zéro émission nette », dit Net Zero Industry Act, un projet de réforme des marchés de l'électricité et une proposition de règlement sur les matières premières critiques, dit European Critical Raw Materials Act. Des ressources financières ont été identifiées mais il est difficile de les utiliser efficacement. En effet, nous avons du mal à dépenser rapidement les fonds des plans précédents. Si l'objectif de la réponse européenne à l'IRA est de simplifier la situation à travers ces mesures, les conditions pour obtenir cette simplification sont extrêmement complexes.

Ma deuxième remarque concerne les tensions existant au sein de la Commission européenne, entre l'école de pensée « industrielle » représentée par M. Thierry Breton, l'école de la concurrence traditionnelle portée par Mme Margrethe Vestager, et le courant écologiste « über alles » défendu par M. Frans Timmermans. Bien que le nucléaire soit un élément clé de la décarbonation, il est à peine mentionné dans le texte – à l'exception des Small Modular Reactors (SMR).

Il est difficile de savoir si ces textes pourront empêcher la fuite des investissements hors d'Europe. Pour véritablement savoir si ces propositions vont changer la décision des industriels, il faudra attendre de voir les résultats concrets sur les projets en cours. Il s'agit de très gros projets, qui ont été listés dans les plans précédents et dans les annonces en matière de décarbonation. D'un côté, il y a la volonté de simplifier, mais de l'autre, il y a les complications pour répondre aux critères. J'ai relativement bon espoir s'agissant des très gros projets, car je pense qu'ils sont portés par des industriels qui vont donner de la voix. In fine, cela fonctionnera probablement, mais cela ne sera pas complètement satisfaisant.

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