Mardi 7 février 2023
La séance est ouverte à 17 heures 05.
(Présidence de M. Jean-Félix Acquaviva, président de la commission)
La commission auditionne M. Jean-Jacques Urvoas, ancien garde des Sceaux, ministre de la Justice.
Nous auditionnons en visioconférence M. Jean-Jacques Urvoas, ancien garde des Sceaux, ministre de la Justice, auquel je souhaite la bienvenue au nom de la commission.
Monsieur le ministre vous avez évidemment connaissance des faits qui se sont produits le 2 mars 2022 à la maison centrale d'Arles. De nombreuses questions se posent quant à la succession d'événements qui ont conduit à leur commission. Au-delà des interrogations spécifiques qui concernent les différents acteurs actuellement aux responsabilités, il nous semblait utile et nécessaire de vous entendre afin d'aborder deux thèmes de portée plus générale. Votre double regard d'ancien garde des Sceaux et de professionnel du droit nous apportera un éclairage précieux à cet égard.
Le premier est celui de la politique de lutte contre la radicalisation en prison, que vous avez réformée lorsque vous étiez ministre de la Justice.
Le second, eu égard aux profils de l'agresseur et de la victime, concerne le statut de détenu particulièrement signalé (DPS). Au-delà des faits pour lesquels les trois membres du « commando Érignac » ont été condamnés par la justice, leur maintien sous ce statut a-t-il répondu à des considérations strictement juridiques, ou le fait qu'il s'agissait de l'assassinat du préfet a-t-il prévalu dans la gestion des demandes de levée du statut et de rapprochement familial ? Le régime encadrant ce statut devrait-il évoluer pour « objectiver » les décisions prises en matière d'inscription, de maintien ou de radiation du répertoire des DPS ? Le directeur de l'administration pénitentiaire nous a précisé que, sur les six critères qui peuvent, aux termes de l'instruction ministérielle de janvier 2022, fonder l'inscription ou le maintien dans ce répertoire, seule la moitié relève de l'appréciation directe de l'administration pénitentiaire, l'autre moitié, composée de critères « larges », donc davantage sujets à interprétation, étant de la responsabilité d'autres acteurs.
Le rapporteur vous a envoyé un questionnaire préalablement à cette audition. Je vous remercie de transmettre à la commission les éléments de réponse écrits que vous aurez préparés, ainsi que toute autre information que vous jugeriez utile de porter à notre connaissance.
Avant de passer à nos échanges, je prie M. le ministre de bien vouloir m'excuser par avance car je vais probablement être obligé, ainsi que d'autres collègues, de quitter la réunion pour aller voter dans l'hémicycle.
Avant de poursuivre, et en application de l'article 6 de l'ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vous demande de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Jean-Jacques Urvoas prête serment.)
L'affaire qui nous préoccupe met en miroir deux trajectoires bien différentes : celle de Franck Elong Abé et celle d'Yvan Colonna. Le rapporteur et moi sommes tous deux députés de la Corse ; si nous avons des opinions politiques différentes, nous avons l'un et l'autre milité en faveur du rapprochement familial pour les détenus insulaires, et en particulier pour les membres du commando dit Érignac, ceux-ci ayant accompli jusqu'à vingt-cinq ans de prison – Yvan Colonna, dont la période de sûreté avait pris fin le 9 juillet 2021, en avait fait dix-huit au moment de son assassinat. Cela a fait l'objet depuis des années de demandes répétées.
Lors de l'audition du directeur de l'administration pénitentiaire, nous sommes entrés dans le détail des instructions ministérielles successives – celle de 2007, celle de 2012 et celle de 2022 – relatives aux critères d'application du statut de DPS. Nous avons aussi eu des discussions politiques à propos du traumatisme causé par l'assassinat du préfet Érignac, dont nous avons commémoré hier le vingt-cinquième anniversaire – commémoration qui fera date : une nouvelle page des relations entre la Corse et la République est, je l'espère, en train de s'écrire. On nous a dit que deux événements avaient particulièrement secoué la République, l'assassinat de Georges Besse et celui du préfet Claude Érignac, et que cela avait pu se traduire de manière continue par une très grande sévérité dans l'interprétation des textes applicables aux détenus concernés, afin qu'on ne donne pas l'impression de faiblir en accédant au rapprochement. Avec le recul, pensez-vous que cela a joué un rôle, direct ou indirect ?
Même si je reste un observateur attentif de l'actualité et des travaux de votre assemblée, cela fait six ans que je suis éloigné de la vie politique. Je ne peux par conséquent que vous livrer mes souvenirs. Pour préparer cette audition, je n'ai pas fait appel à l'administration pénitentiaire ni demandé de documents particuliers ; je me suis contenté de consulter mes propres archives afin d'apporter tous les éléments utiles à votre commission d'enquête.
Un régime particulier a-t-il été appliqué à Yvan Colonna en raison des faits qui ont conduit à sa détention ? Si telle est votre question, la réponse est non. Je n'ai connu qu'un seul détenu dans ce cas : il s'agit de Salah Abdeslam, pour lequel nous avions effectivement conçu un statut sui generis. Cela a d'ailleurs suscité un contentieux administratif, parce que j'avais décidé qu'il serait surveillé vingt-quatre heures sur vingt-quatre par des caméras ; ses avocats avaient contesté cette innovation devant les tribunaux administratifs, lesquels avaient donné raison à la Chancellerie. Je n'ai aucun élément à ma disposition permettant d'affirmer qu'Yvan Colonna n'a pas été soumis à un statut de détenu classique.
S'agissant de la demande de rapprochement et du statut de DPS, je ne crois pas avoir été saisi d'une demande de retrait de M. Colonna du répertoire des DPS. En tout cas, quand je suis devenu garde des Sceaux, il était déjà dans ce répertoire et il y était encore quand j'ai quitté la Chancellerie en juin 2017. J'ai participé à des réunions à Matignon où il a été question des détenus corses, car le Premier ministre et moi-même devions nous rendre sur l'île. La situation d'Yvan Colonna a évidemment été abordée à cette occasion. J'ai argué que deux raisons interdisaient le rapprochement géographique d'Yvan Colonna. Premièrement, la période de sûreté continuait de s'appliquer – c'est en 2021, à ma connaissance, qu'elle a été levée. Deuxièmement, il était condamné à la réclusion criminelle à perpétuité et, à ce titre, incarcéré dans une maison centrale ; or il n'existe pas de maison centrale, ni même de quartier maison centrale, en Corse.
Quant aux liens familiaux, j'ai eu à connaître une seule fois d'une interrogation de cette nature dans ce dossier. Le chanteur Renaud Séchan souhaitait rendre visite à M. Colonna à Arles et m'avait écrit pour me demander d'accélérer les choses. Je n'ai pas donné suite à cette demande, car cela ne relevait pas de mes prérogatives. Néanmoins, je m'étais enquis à cette occasion des possibilités de visites offertes à M. Colonna ; l'on m'avait garanti qu'il avait la possibilité d'en recevoir et que c'était la raison pour laquelle il était incarcéré à Arles, qui, quoiqu'éloignée, accueille la maison centrale la plus proche de la Corse. Je crois d'ailleurs me rappeler qu'il avait un enfant et une ex-femme qui lui rendaient visite. Comme tous les détenus de droit commun, il avait donc la possibilité de maintenir des liens familiaux.
L'autre volet de cette commission d'enquête porte sur un sujet que, pour le coup, vous avez – malheureusement pour le pays – été amené à traiter, à savoir celui du radicalisme et du fondamentalisme religieux, notamment en détention. Des décisions ont été prises en la matière sous le mandat du Président Hollande. Je pense notamment à la réforme de la politique de lutte contre la radicalisation en détention, avec le remplacement des unités de prévention de la radicalisation (Upra) par les quartiers d'évaluation de la radicalisation (QER).
Le parcours carcéral de Franck Elong Abé, l'homme qui a ôté la vie à Yvan Colonna, soulève des questions. Plusieurs préconisations avaient été faites en faveur de son placement en QER, mais elles n'avaient pas été suivies d'effet. Vous étiez ministre de la Justice lorsque les QER ont été créés. Pensez-vous qu'un placement de Franck Elong Abé en QER aurait été approprié vu son profil – son radicalisme avéré, ses troubles psychiatriques avec un antécédent d'internement, le fait qu'il soit parti combattre à l'étranger – et, dans l'affirmative, cela aurait-il pu apporter quelque chose ?
Lorsque j'étais garde des Sceaux, j'ai en effet lancé la politique que vous évoquez ; il s'agissait même – osons l'emphase – d'une révolution copernicienne de l'administration pénitentiaire.
Quand je suis arrivé à la Chancellerie, il y avait 346 détenus auteurs d'infractions à caractère terroriste, contre 90 un an auparavant, et l'administration pénitentiaire dénombrait 1 400 détenus radicalisés, contre 700 un an auparavant. En outre, les services pénitentiaires d'insertion et de probation (SPIP) suivaient, en milieu ouvert, près de 400 personnes estimées radicalisées. Il y avait donc massification du phénomène.
Comment l'administration pénitentiaire y faisait-elle face ? Le directeur de Fresnes avait décidé, dans le seul but de faciliter la gestion de la détention, de rassembler dans une coursive les détenus auteurs d'infractions à caractère terroriste. Cela lui avait été beaucoup reproché parce qu'il n'avait pas demandé d'autorisation pour le faire. Une structure du même type avait été créée à Osny-Pontoise. En janvier 2015, le Gouvernement avait demandé la création de cinq structures mais quand je suis entré en fonctions en janvier 2016, il n'y en avait toujours que deux.
Ma première tâche fut donc de faire en sorte que les décisions du Gouvernement soient appliquées, ce qui a entraîné l'ouverture de structures de ce type en mars à Fleury-Mérogis, et en avril à Lille. Il importait en effet de répondre aux risques de déstabilisation induits par l'accroissement des effectifs concernés.
Nous étions le pays le plus concerné par ces sujets. Lors de mes premières réunions avec mes homologues des autres pays de l'Union européenne, la grande interrogation était : « Comment faites-vous ? Avez-vous choisi de disséminer les détenus pour pouvoir mieux les surveiller ou bien de les regrouper, avec les risques que cela peut entraîner, mais aussi la facilité de gestion qui s'ensuit ? » Personne n'avait de réponse. Les Italiens avaient imaginé pouvoir dédier des îles à la détention ; d'autres suivaient plutôt une logique de métastase, donc de division. Bref, nous étions attendus, compte tenu de la masse de détenus que nous avions à gérer et qui étaient soit suspectés de radicalisation, soit condamnés pour terrorisme.
Avec mon cabinet et la directrice de l'administration pénitentiaire, Mme Isabelle Gorce, nous nous sommes vite rendu compte que les structures existantes ne pouvaient pas répondre à notre besoin. Entre avril et octobre 2016, nous avons donc évalué ce qui avait été imaginé de manière très prétorienne et nous avons regardé ce qu'il était possible de faire en matière d'architecture pénitentiaire, car créer des quartiers dédiés suppose des moyens, des aménagements, des outils de sécurité et des personnels affectés. Au fond, ce que j'avais demandé, c'était que l'on établisse une doctrine, puisque la démarche devait non pas se limiter à quelques établissements, mais s'adresser à l'ensemble de l'administration pénitentiaire, beaucoup d'établissements étant concernés.
Accessoirement – mais le terme est mal choisi puisque ce fut un drame, et même un traumatisme personnel –, en septembre 2016, à Osny, un surveillant de l'une de ces unités a été attaqué par un détenu qui avait arraché un morceau de sa fenêtre et l'avait limé de façon à en faire une arme par destination, avant de prendre le gardien en otage pendant trois heures dans un couloir. Croyez bien que cela a rendu encore plus concret à mes yeux le danger que représentait ce type de détenu dans nos établissements, auprès de personnels qui n'étaient pas nécessairement préparés à faire face à ce danger et, surtout, à la massification du phénomène.
Au bout du compte, nous avons décidé d'une organisation que j'ai présentée en octobre 2016 et qui, au-delà de la radicalisation, avait trait à la sécurisation de nos établissements.
Dans tous les dossiers de l'administration pénitentiaire, il y a toujours, en arrière-plan, trois éléments, et cela concerne aussi le sujet dont vous traitez.
D'abord, la pénurie de personnels, dans la détention comme dans les équipes de direction. Car même si les projets de loi de finances annoncent des créations de postes – 2 100 en 2016, 2 500 en 2017 –, ces postes ne sont pas toujours pourvus, faute de parvenir à garder ceux qui réussissent les concours : une fois qu'ils ont visité des établissements et fait leur premier stage, ils découvrent la dureté du métier et ne restent pas. Ainsi, si vous me permettez l'expression, l'administration pénitentiaire est « sous-staffée » en permanence.
Le deuxième paramètre est la suroccupation carcérale, singulièrement dans les maisons d'arrêt, là où, justement, étaient incarcérées nombre des prévenus concernés : à l'époque où j'étais garde des Sceaux, peu de jugements avaient été rendus et beaucoup de prévenus étaient donc en détention provisoire pour des faits de terrorisme ou de radicalisation.
Enfin – la situation n'a guère dû changer sur ce point non plus –, la vétusté des établissements, qui rendait impossibles les aménagements auxquels nous pouvions penser.
Nous n'avons pas cherché des outils pour déradicaliser, car la radicalisation, même si elle représente un risque, n'est pas une menace : ce que l'ordre public et les institutions doivent combattre, c'est la violence qu'elle peut induire. Nous avons donc imaginé ce triptyque : repérer la personne radicalisée, l'évaluer, la prendre en charge.
L'évaluation était, pour moi, centrale, car elle devait servir à choisir le type d'incarcération du détenu ou du condamné.
Les unités dédiées ne sont devenues Upra qu'à la fin 2016 ; en effet, dans le cadre d'une loi de 2016, le Sénat avait voté un dispositif que je ne souhaitais pas, qui a conduit à rebaptiser Upra les unités dédiées et nous a obligés à bricoler autre chose par besoin de cohérence avec cette nouvelle norme législative.
L'expérimentation portait sur de petites cohortes ; les outils dont nous disposions étaient très faibles. Jusqu'alors, l'évaluation ne portait que sur les détenus des maisons centrales ; or le problème ne s'y limitait pas. J'ai donc souhaité étendre l'évaluation aux prévenus et aux condamnés, quel que soit le quantum de peine. C'est ainsi que nous avons créé quatre QER : un à Fresnes, deux à Fleury-Mérogis, un à Osny. Après mon départ, d'autres ont été créés à Marseille et Bordeaux, pour 120 places au total.
À l'époque, l'évaluation, qui repose sur une équipe pluridisciplinaire – psychologues, éducateurs, personnels de surveillance, Spip –, dure quatre mois ; je crois que cette durée a été ramenée à six à huit semaines depuis. C'était la durée que nous avions identifiée, à partir de la petite expérience que nous avions, comme permettant d'aboutir à un résultat à peu près robuste.
Nous avons décidé de concentrer d'importants moyens aux détenus radicalisés dans vingt-sept établissements, ce qui impliquait de renforcer les moyens humains et de dégager des mètres carrés carcéraux pour permettre l'accueil des structures.
Nous avons créé 100 places en quartier pour détenus violents (QDV) à Lille, Vendin-le-Vieil et Condé-sur-Sarthe. S'y ajoutaient 190 places d'isolement supplémentaires et, pour la première fois, à Fleury, 100 places pour des femmes radicalisées. Tout cela formait un environnement qui nous semblait permettre de répondre à une grande partie des questions.
Pour suivre le dispositif, j'ai créé au sein de l'administration pénitentiaire la sous-direction de la sécurité pénitentiaire, les équipes de sécurité pénitentiaire et le Bureau central du renseignement pénitentiaire (BCRP).
Si cela a été une révolution, c'est parce que l'administration pénitentiaire avait une habitude de gestion par profil pénal, par quantum de peine, alors que nous proposions de considérer le profil du détenu, notamment sa dangerosité.
Qu'aurait apporté l'orientation en QER de M. Elong Abé ? À mes yeux, l'enjeu est la gestion de la détention. Les QER sont dédiés à la détection. Or vous avez rappelé le profil de cet individu, dont je ne sais que ce que j'ai lu dans la presse et ce que vous venez de me dire : il en ressort qu'il était évidemment radicalisé. De même, je n'ai pas demandé que Salah Abdeslam passe en QER. Le passage par un tel quartier n'aurait pas apporté ce qui était important, à savoir la prise en charge spécifique de l'individu : d'après la philosophie que j'avais développée, il aurait dû être dans un QDV ou à l'isolement, bénéficier d'un suivi individualisé et d'une évaluation de l'évolution de sa radicalisation, deux fois par an selon le projet que nous avions présenté en octobre 2016. Bref, rien dans les quartiers, tout dans la gestion de la détention.
Je me permets de revenir sur le statut de DPS.
De mémoire, vous avez été garde des Sceaux entre janvier 2016 et mai 2017.
Je ne sais pas si Yvan Colonna avait fait des demandes au cours de l'année civile 2016, puis 2017, mais je peux vous certifier que depuis le début, en particulier de 2011 à 2022, il n'a cessé de demander la levée de son statut de DPS.
Vous avez parlé d'un contentieux. Il y en a eu un, important, qui a aussi concerné votre gestion administrative, même si vous êtes arrivé en fin de période : la décision prise par le garde des Sceaux et contestée par Yvan Colonna de le maintenir au répertoire des DPS datait de 2012, mais le contentieux est allé jusqu'au Conseil d'État et a couru jusqu'en mars 2017. Le tribunal administratif de Toulon avait donné raison aux avocats d'Yvan Colonna et de sa famille, qui avaient présenté une demande d'annulation pour excès de pouvoir ; la cour administrative d'appel de Marseille l'avait suivi. C'est le Conseil d'État qui a donné raison à la Chancellerie, sur le fondement de la disposition qui confère au garde des Sceaux le pouvoir réglementaire en la matière : quels qu'aient été les moyens invoqués, le garde des Sceaux avait tout pouvoir de décider in fine, malgré les avis contraires, selon les critères de l'instruction ministérielle, de maintenir le statut de DPS.
Ce qui est intéressant dans ce contentieux, et qui interpelle quand on connaît le sujet – vous avez parlé de réunions politiques au sujet des détenus corses –, c'est que le tribunal administratif de Toulon, reprenant l'un des moyens développés par les avocats, parle d'une fausse réunion de la commission locale DPS à Toulon, et le Conseil d'État n'infirme pas ce point. Une puissante ingénierie est ainsi mise en œuvre par l'administration centrale fin 2011 pour produire de faux documents destinés à justifier l'avis de cette commission locale. Ce n'est pas moi qui le dis, c'est le tribunal administratif de Toulon, au sujet d'une fausse réunion du 13 décembre 2011, préalable à l'avis de la commission nationale qui a eu lieu le 14 décembre. Le Conseil d'État n'y revient pas puisqu'il ne s'agit que d'un avis. Mais on ne peut que s'interroger – d'autant qu'il y a eu d'autres contentieux ensuite – sur l'énergie ainsi consacrée à créer les conditions d'un avis de maintien alors que la réunion ne s'est pas tenue.
En ce qui concerne le rapprochement familial, Yvan Colonna avait deux enfants, il ne voyait plus sa mère depuis quinze ans et son plus jeune fils depuis trois ans. Nous sommes nombreux, juristes ou politiques, à estimer que 500 kilomètres de distance, d'une île qui plus est, et un coût de plusieurs centaines d'euros pour qu'un seul membre de la famille se rende en unité de vie familiale (UVF) empêchent le rapprochement familial d'être effectif. On peut maintenant le dire, puisque les choses se sont hélas finies comme on sait.
L'affaire d'Arles est grave. Il ne s'agit pas de deux détenus qui se seraient croisés au cours d'une promenade et dont l'un aurait donné un coup de couteau à l'autre. L'enchaînement des faits et la genèse du parcours de Franck Elong Abé forment un alignement de planètes allant jusqu'à faire dire à l'actuel directeur de l'administration pénitentiaire que la réalité a dépassé la fiction. Je ne reviens pas sur la vidéosurveillance ; selon l'Inspection générale de la justice (IGJ), même si l'agent avait appuyé sur le bouton censé correspondre à l'écran de la salle de sport, ce n'est pas celui-ci qui serait apparu. Les directeurs de l'établissement acquiescent en disant que Franck Elong Abé, en entrant dans la salle, ne regarde pas la caméra car il sait qu'il ne risque rien de ce côté.
Les commissions nationales DPS se réunissaient-elles de manière régulière, y compris sous votre administration ?
Ma seconde question est plus politique. Vous avez évoqué des réunions avec le Premier ministre sur ces sujets. Confirmez-vous que, dans ces réunions, il n'a jamais été fait référence au traumatisme de l'assassinat du préfet Claude Érignac ni à un engagement, pris devant les parties civiles, à faire preuve d'une extrême sévérité dans ce dossier ?
En novembre 2021, six groupes parlementaires signent une tribune dans Le Monde pour demander la levée du statut de DPS. Des discussions ont lieu entre la collectivité de Corse et le Premier ministre Jean Castex à ce sujet, y compris sur l'éventuel aménagement d'un quartier spécifique à Borgo pour résoudre le problème du rapprochement familial. Le 2 mars, Yvan Colonna est assassiné. Tout cela est essentiel.
Vous n'attendez certainement pas de ma part d'autres explications que celles que je peux vous donner sur des situations que j'ai connues. Quand j'ai appris ce qui s'était passé le 2 mars, ma première réaction a été un mélange de consternation et de surprise.
Il est évident pour moi, qui ai eu l'administration pénitentiaire sous ma responsabilité, qu'elle doit répondre à des questions. Que s'est-il passé ? Y a-t-il eu un dysfonctionnement ? Le passage à l'acte était-il anticipable ? Le fait qu'un tel drame ait pu se produire est-il compatible avec la notion même de DPS ? Toutes ces interrogations me paraissent légitimes. Le Gouvernement a d'ailleurs lancé une enquête administrative, vous menez une enquête parlementaire, et l'autorité judiciaire a engagé des procédures. Ces trois démarches permettront d'avoir des explications, même si je sais par expérience, pour avoir été confronté à ce type de situation, qu'il arrive malheureusement qu'il n'y ait pas de réponses satisfaisantes à la suite d'un dysfonctionnement, si tant est qu'il y en ait eu un – je ne me prononce pas sur ce point.
Je confirme ce que j'ai dit tout à l'heure. Je n'ai pas participé, à titre personnel, à des réunions avec le Premier ministre, mais mon cabinet a participé à des réunions préparatoires à des déplacements du Premier ministre. À l'occasion de mon propre déplacement en Corse, parce que j'avais été sollicité non au sujet d'Yvan Colonna mais de deux autres détenus corses, M. Nicolas Battini et M. Stéphane Tomasini, j'ai rencontré des élus de Corse, des parlementaires et le président du conseil exécutif, qui demandaient le rapprochement de ces détenus. À chaque fois, un point a été fait sur les détenus corses, pour lesquels on examinait les possibilités de rapprochement en fonction des éléments que j'ai indiqués.
Pour moi, le critère de la période de sûreté était décisif. Dans mon souvenir, qui a été rafraîchi par la lecture de documents que j'ai conservés, le cas de Nicolas Battini et celui de Stéphane Tomasini ont été examinés. Il restait à l'un, je crois, deux ans à faire et à l'autre cinq ans, ce qui m'a permis d'annoncer en octobre 2016 qu'ils allaient revenir à Borgo, ce qui a été effectif en novembre. Un recensement des dossiers avait lieu. Quand j'ai posé la question de la situation de M. Colonna, on m'a dit qu'il restait une période de sûreté dans son cas et que sa place était donc en maison centrale.
S'agissant des DPS, les réunions de la commission nationale se tenaient-elles régulièrement ?
Quand on est ministre, on vous informe de ce qui ne va pas. On ne m'a jamais dit que cette commission ne se réunissait pas, et je n'ai donc pas de raison de penser que des réunions ne se tenaient pas. Selon les documents que j'ai conservés, la commission nationale s'était prononcée en faveur du maintien de Nicolas Battini et de Stéphane Tomasini dans le répertoire national des DPS au moment où on avait commencé à examiner les dossiers, au premier semestre 2016. Elle s'était donc réunie.
Vous avez retracé la genèse des QER et des QPR, notamment les expérimentations qui les ont conduits à voir le jour, et le changement de logique de l'administration pénitentiaire concernant la destination des détenus, qui dépend désormais de leur profil. Nous avons déjà mené des auditions et nous pouvons nous appuyer sur des éléments factuels. Le rapport de l'IGJ, remis en juillet dernier, met l'accent sur des dysfonctionnements. Ils sont contestés par certains acteurs, mais certains refus nous paraissent à tout le moins étranges, en l'absence de justifications évidentes. Vous avez dit tout à l'heure que pour vous, et cela rejoint ce que d'autres acteurs ont déclaré, il n'était pas utile que Franck Elong Abé aille en QER dès lors qu'il était connu pour être radicalisé. Selon le rapport de l'IGJ, il aurait dû aller en QER dès 2019, lorsque la commission pluridisciplinaire unique (CPU) dangerosité de Condé-sur-Sarthe avait conclu, à l'unanimité, à la nécessité d'un transfert en QER de manière urgente. À Arles, où ce détenu avait été transféré, quatre réunions de la CPU dangerosité ont conduit à la même demande, à l'unanimité là encore, ou presque. Néanmoins, la directrice de cet établissement, contrairement à ce qui s'était passé à Condé-sur-Sarthe, n'a pas transféré les procès-verbaux à sa direction interrégionale, et le dossier n'a donc pas été instruit à l'échelon supérieur.
La commission d'enquête s'interroge, comme l'a fait l'IGJ, sur les avis du juge d'application des peines antiterroriste (JAPAT) et du parquet national antiterroriste (PNAT), sur lesquels s'est basée la direction de l'administration pénitentiaire pour ne pas suivre l'avis de la CPU dangerosité de Condé-sur-Sarthe – l'avis du JAPAT sur le transfert de Franck Elong Abé en QER était réservé, et celui du PNAT très réservé. Selon l'IGJ, ni le PNAT ni le JAPAT n'avaient compétence en matière post-sentencielle. Partagez-vous cet avis ?
En ce qui concerne les CPU dangerosité, qui jouent un rôle important s'agissant d'éventuels transferts en QER ou en QPR – je crois d'ailleurs qu'il est prévu depuis 2019, au niveau réglementaire, que les avis des CPU soient suivis d'une manière un peu automatique –, que pensez-vous du fait que, selon le rapport de l'IGJ, l'ancienne directrice de la centrale d'Arles n'ait pas transmis de compte rendu à son administration et que l'avis des CPU dangerosité n'ait pas été instruit à l'échelon supérieur, alors que la marche en avant vers un placement de Franck Elong Abé en détention ordinaire se poursuivait ?
Je reviens également sur une contradiction : on nous dit que Franck Elong Abé était très dangereux – sa radicalisation était connue, comme nous l'ont confirmé les services de renseignement, pour qui il relevait même du « haut du spectre » –, mais on lui a attribué un emploi au service général de l'établissement, en détention ordinaire. Selon le chef de la mission d'inspection, il était impossible, d'une part, d'être connu pour sa radicalisation et même de se situer dans le « haut du spectre » et, d'autre part, d'avoir un emploi en prison et de ne pas être transféré en QER ou en QPR. Quel regard portez-vous sur le fait que les avis rendus n'aient pas été instruits ?
Je ne peux pas répondre à ces questions, monsieur le président, j'en suis navré. Vous m'interrogez sur un cas très précis dont je n'ai aucune connaissance. Je me permets, en outre, de vous rappeler que le cadre normatif a évolué depuis mon départ de la Chancellerie. Un code pénitentiaire a été élaboré et j'ai même découvert à l'occasion de la préparation de cette audition que la circulaire relative au statut de DPS avait changé. Je ne peux donc vous apporter qu'un éclairage sur ce qui était la philosophie des QER et sur la manière dont ils ont été mis en place. S'agissant de la situation actuelle, j'ai découvert, toujours dans le cadre de mon travail préparatoire, que l'évaluation, que nous imaginions de quatre mois au moins, était réduite à deux mois au maximum.
Selon moi – je vous parle de manière théorique et non du cas d'espèce, sur lequel je n'ai aucune compétence pour me prononcer –, l'évaluation vise à détecter la dangerosité éventuelle d'un détenu. Quand sa dangerosité est avérée, sa prise en charge doit être adaptée, et il faut que le suivi soit individualisé. Dans le cas d'espèce, l'isolement ou le quartier pour détenus violents doivent être privilégiés. Je conçois mal qu'un détenu dangereux – on ne peut contester que ce soit le cas, en l'espèce, au regard du profil que vous avez décrit – puisse servir en tant qu'auxiliaire. C'est quelque chose qui surprend, qui conduit à s'interroger. Néanmoins, je ne peux pas déduire du fait que ce détenu était auxiliaire, d'une part, et que personne ne conteste sa dangerosité, d'autre part, qu'il y ait une anomalie. Pour cela, il faudrait avoir accès – comme vous, alors que ce n'est pas mon cas – aux process qui ont été mis en place par l'administration. J'observe, par ailleurs, que le directeur de l'administration pénitentiaire a changé.
Dont acte.
Vous avez évoqué le BCRP, qui est ensuite devenu, dans la continuité des travaux que vous avez menés, le service national du renseignement pénitentiaire. Comment considériez-vous les liens entre cette structure et les autres services de renseignement pour ce qui est des profils des terroristes islamistes ? Les process étaient-ils suffisamment fluides en matière d'échange d'informations, aussi bien pour les sorties que pour les entrées – notamment celles de détenus revenant de théâtres de guerre –, ou bien y avait-il encore des balbutiements, trop de cloisonnement, des logiques qui ne fonctionnaient pas ?
Le renseignement pénitentiaire est une politique que je revendique, de même que celle des QER. Le rapporteur m'a demandé comment le renseignement pénitentiaire avait été renforcé lorsque j'étais garde des Sceaux. En réalité, il a été créé à cette époque. Quand je suis arrivé à la Chancellerie, le renseignement pénitentiaire n'existait pas. J'avais souhaité sa création en tant que rapporteur de la loi relative au renseignement de 2015. La commission des lois de l'Assemblée nationale avait adopté un amendement, déposé par M. Guillaume Larrivé et d'autres députés Les Républicains, qui visait à créer un renseignement pénitentiaire, mais le Gouvernement s'y était opposé. Lorsque je suis devenu garde des Sceaux, j'ai continué le travail que j'avais commencé en tant que parlementaire, et le service nouvellement créé avait été appelé BCRP, en hommage à ce que la France avait produit de mieux en matière de renseignement pendant la dernière guerre.
Le renseignement pénitentiaire a été doté d'un cadre législatif en juin 2016, et nous avons immédiatement veillé à ce qu'il travaille avec les services du premier cercle. Des protocoles ont été signés, notamment avec la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), le service central du renseignement territorial et la direction du renseignement de la préfecture de police de Paris – je m'en souviens parce que j'y avais porté une attention particulière, compte tenu de la question de la radicalisation qui se posait. Les protocoles conclus avec ces trois organismes portaient sur les conditions d'échange réciproque d'informations, sur la nature de la coopération, sur les règles de coordination et sur les moyens mutualisés. Par ailleurs, les personnels du renseignement pénitentiaire ont été formés par les services du premier cercle durant la période dont je peux parler, et les moyens techniques que nous avons alors investis l'ont été sur le conseil, notamment, de la DGSI et du renseignement territorial. J'ajoute que la première responsable du BCRP était une magistrate judiciaire, ce qui n'était pas anodin de mon point de vue. C'était le seul service dirigé par une magistrate.
Les services de renseignement, en particulier la direction générale de la sécurité extérieure et la DGSI, étaient naturellement très intéressés par la création d'un service de renseignement pénitentiaire, les uns au sujet des sorties, c'est-à-dire de ce qu'allaient devenir les détenus, et les autres à propos des entrées, c'est-à-dire d'où ils venaient. Nous avons normalisé les choses par des protocoles que, j'imagine, le service en question se fera un devoir de vous transmettre si vous le demandez.
Je vous remercie, monsieur le ministre, pour votre contribution de qualité aux travaux de notre commission d'enquête.
Si je peux me permettre d'ajouter un élément, l'administration pénitentiaire est une administration compliquée, en perpétuel besoin de reconnaissance. Au-delà des tensions qui peuvent exister, il y a toujours une dimension relative aux ressources humaines. Je ne veux évidemment rien suggérer, mais il me semble que vous devriez veiller, dans le cadre des préconisations que vous formulerez à l'issue de vos travaux, à cette dimension. Le plan de sécurité pénitentiaire s'est ainsi accompagné de la création d'un corps de commandement, afin de répondre à un besoin d'encadrement des personnels. Nous avons revisité le statut de directeur des services pénitentiaires. On a tendance à résumer la pénitentiaire à des considérations métriques. Or c'est d'abord une question de ressources humaines. Dans le cas d'espèce qui vous occupe, la question qui se pose, me semble-t-il, est précisément celle de la gestion de la détention.
La séance s'achève à 18 heures.
Membres présents ou excusés
Réunion du mardi 7 février 2023 à 17 h 05
Présents. – M. Jean-Félix Acquaviva, Mme Sabrina Agresti-Roubache, M. Mohamed Laqhila, M. Laurent Marcangeli
Excusés. – Mme Ségolène Amiot, M. Guillaume Gouffier Valente