Lorsque j'étais garde des Sceaux, j'ai en effet lancé la politique que vous évoquez ; il s'agissait même – osons l'emphase – d'une révolution copernicienne de l'administration pénitentiaire.
Quand je suis arrivé à la Chancellerie, il y avait 346 détenus auteurs d'infractions à caractère terroriste, contre 90 un an auparavant, et l'administration pénitentiaire dénombrait 1 400 détenus radicalisés, contre 700 un an auparavant. En outre, les services pénitentiaires d'insertion et de probation (SPIP) suivaient, en milieu ouvert, près de 400 personnes estimées radicalisées. Il y avait donc massification du phénomène.
Comment l'administration pénitentiaire y faisait-elle face ? Le directeur de Fresnes avait décidé, dans le seul but de faciliter la gestion de la détention, de rassembler dans une coursive les détenus auteurs d'infractions à caractère terroriste. Cela lui avait été beaucoup reproché parce qu'il n'avait pas demandé d'autorisation pour le faire. Une structure du même type avait été créée à Osny-Pontoise. En janvier 2015, le Gouvernement avait demandé la création de cinq structures mais quand je suis entré en fonctions en janvier 2016, il n'y en avait toujours que deux.
Ma première tâche fut donc de faire en sorte que les décisions du Gouvernement soient appliquées, ce qui a entraîné l'ouverture de structures de ce type en mars à Fleury-Mérogis, et en avril à Lille. Il importait en effet de répondre aux risques de déstabilisation induits par l'accroissement des effectifs concernés.
Nous étions le pays le plus concerné par ces sujets. Lors de mes premières réunions avec mes homologues des autres pays de l'Union européenne, la grande interrogation était : « Comment faites-vous ? Avez-vous choisi de disséminer les détenus pour pouvoir mieux les surveiller ou bien de les regrouper, avec les risques que cela peut entraîner, mais aussi la facilité de gestion qui s'ensuit ? » Personne n'avait de réponse. Les Italiens avaient imaginé pouvoir dédier des îles à la détention ; d'autres suivaient plutôt une logique de métastase, donc de division. Bref, nous étions attendus, compte tenu de la masse de détenus que nous avions à gérer et qui étaient soit suspectés de radicalisation, soit condamnés pour terrorisme.
Avec mon cabinet et la directrice de l'administration pénitentiaire, Mme Isabelle Gorce, nous nous sommes vite rendu compte que les structures existantes ne pouvaient pas répondre à notre besoin. Entre avril et octobre 2016, nous avons donc évalué ce qui avait été imaginé de manière très prétorienne et nous avons regardé ce qu'il était possible de faire en matière d'architecture pénitentiaire, car créer des quartiers dédiés suppose des moyens, des aménagements, des outils de sécurité et des personnels affectés. Au fond, ce que j'avais demandé, c'était que l'on établisse une doctrine, puisque la démarche devait non pas se limiter à quelques établissements, mais s'adresser à l'ensemble de l'administration pénitentiaire, beaucoup d'établissements étant concernés.
Accessoirement – mais le terme est mal choisi puisque ce fut un drame, et même un traumatisme personnel –, en septembre 2016, à Osny, un surveillant de l'une de ces unités a été attaqué par un détenu qui avait arraché un morceau de sa fenêtre et l'avait limé de façon à en faire une arme par destination, avant de prendre le gardien en otage pendant trois heures dans un couloir. Croyez bien que cela a rendu encore plus concret à mes yeux le danger que représentait ce type de détenu dans nos établissements, auprès de personnels qui n'étaient pas nécessairement préparés à faire face à ce danger et, surtout, à la massification du phénomène.
Au bout du compte, nous avons décidé d'une organisation que j'ai présentée en octobre 2016 et qui, au-delà de la radicalisation, avait trait à la sécurisation de nos établissements.
Dans tous les dossiers de l'administration pénitentiaire, il y a toujours, en arrière-plan, trois éléments, et cela concerne aussi le sujet dont vous traitez.
D'abord, la pénurie de personnels, dans la détention comme dans les équipes de direction. Car même si les projets de loi de finances annoncent des créations de postes – 2 100 en 2016, 2 500 en 2017 –, ces postes ne sont pas toujours pourvus, faute de parvenir à garder ceux qui réussissent les concours : une fois qu'ils ont visité des établissements et fait leur premier stage, ils découvrent la dureté du métier et ne restent pas. Ainsi, si vous me permettez l'expression, l'administration pénitentiaire est « sous-staffée » en permanence.
Le deuxième paramètre est la suroccupation carcérale, singulièrement dans les maisons d'arrêt, là où, justement, étaient incarcérées nombre des prévenus concernés : à l'époque où j'étais garde des Sceaux, peu de jugements avaient été rendus et beaucoup de prévenus étaient donc en détention provisoire pour des faits de terrorisme ou de radicalisation.
Enfin – la situation n'a guère dû changer sur ce point non plus –, la vétusté des établissements, qui rendait impossibles les aménagements auxquels nous pouvions penser.
Nous n'avons pas cherché des outils pour déradicaliser, car la radicalisation, même si elle représente un risque, n'est pas une menace : ce que l'ordre public et les institutions doivent combattre, c'est la violence qu'elle peut induire. Nous avons donc imaginé ce triptyque : repérer la personne radicalisée, l'évaluer, la prendre en charge.
L'évaluation était, pour moi, centrale, car elle devait servir à choisir le type d'incarcération du détenu ou du condamné.
Les unités dédiées ne sont devenues Upra qu'à la fin 2016 ; en effet, dans le cadre d'une loi de 2016, le Sénat avait voté un dispositif que je ne souhaitais pas, qui a conduit à rebaptiser Upra les unités dédiées et nous a obligés à bricoler autre chose par besoin de cohérence avec cette nouvelle norme législative.
L'expérimentation portait sur de petites cohortes ; les outils dont nous disposions étaient très faibles. Jusqu'alors, l'évaluation ne portait que sur les détenus des maisons centrales ; or le problème ne s'y limitait pas. J'ai donc souhaité étendre l'évaluation aux prévenus et aux condamnés, quel que soit le quantum de peine. C'est ainsi que nous avons créé quatre QER : un à Fresnes, deux à Fleury-Mérogis, un à Osny. Après mon départ, d'autres ont été créés à Marseille et Bordeaux, pour 120 places au total.
À l'époque, l'évaluation, qui repose sur une équipe pluridisciplinaire – psychologues, éducateurs, personnels de surveillance, Spip –, dure quatre mois ; je crois que cette durée a été ramenée à six à huit semaines depuis. C'était la durée que nous avions identifiée, à partir de la petite expérience que nous avions, comme permettant d'aboutir à un résultat à peu près robuste.
Nous avons décidé de concentrer d'importants moyens aux détenus radicalisés dans vingt-sept établissements, ce qui impliquait de renforcer les moyens humains et de dégager des mètres carrés carcéraux pour permettre l'accueil des structures.
Nous avons créé 100 places en quartier pour détenus violents (QDV) à Lille, Vendin-le-Vieil et Condé-sur-Sarthe. S'y ajoutaient 190 places d'isolement supplémentaires et, pour la première fois, à Fleury, 100 places pour des femmes radicalisées. Tout cela formait un environnement qui nous semblait permettre de répondre à une grande partie des questions.
Pour suivre le dispositif, j'ai créé au sein de l'administration pénitentiaire la sous-direction de la sécurité pénitentiaire, les équipes de sécurité pénitentiaire et le Bureau central du renseignement pénitentiaire (BCRP).
Si cela a été une révolution, c'est parce que l'administration pénitentiaire avait une habitude de gestion par profil pénal, par quantum de peine, alors que nous proposions de considérer le profil du détenu, notamment sa dangerosité.
Qu'aurait apporté l'orientation en QER de M. Elong Abé ? À mes yeux, l'enjeu est la gestion de la détention. Les QER sont dédiés à la détection. Or vous avez rappelé le profil de cet individu, dont je ne sais que ce que j'ai lu dans la presse et ce que vous venez de me dire : il en ressort qu'il était évidemment radicalisé. De même, je n'ai pas demandé que Salah Abdeslam passe en QER. Le passage par un tel quartier n'aurait pas apporté ce qui était important, à savoir la prise en charge spécifique de l'individu : d'après la philosophie que j'avais développée, il aurait dû être dans un QDV ou à l'isolement, bénéficier d'un suivi individualisé et d'une évaluation de l'évolution de sa radicalisation, deux fois par an selon le projet que nous avions présenté en octobre 2016. Bref, rien dans les quartiers, tout dans la gestion de la détention.