La séance est ouverte à dix-huit heures.
Présidence de M. Patrick Hetzel, président.
La commission d'enquête sur la structuration, le financement, les moyens et les modalités d'action des groupuscules auteurs de violences à l'occasion des manifestations et rassemblements intervenus entre le 16 mars et le 3 mai 2023, ainsi que sur le déroulement de ces manifestations et rassemblements, auditionne Mme Laure Beccuau, procureure de la République de Paris, et M. Laurent Guy, procureur adjoint.
Mes chers collègues, je suis heureux de vous retrouver pour les auditions de notre commission d'enquête. Nous nous concentrerons aujourd'hui sur les événements qui ont eu lieu à Paris puisque nous recevrons tout à l'heure le général commandant la brigade des sapeurs-pompiers. Pour l'heure, je remercie Madame la procureure de la République de sa présence devant nous.
Un questionnaire vous a préalablement été transmis. Toutes les questions qu'il contient ne pourront être abordées au cours de l'audition. Nous sommes évidemment attentifs à ce que vous puissiez communiquer vos réponses écrites ultérieurement, de sorte qu'elles puissent être portées à la connaissance des membres de la commission d'enquête.
Madame la procureure, nous avons beaucoup de questions à vous poser. Le parquet joue classiquement un rôle fondamental en aval des manifestations en poursuivant les infractions commises en marge des défilés, en questionnant d'ailleurs tant la responsabilité des fauteurs de trouble que la justesse des réactions des forces de l'ordre. Depuis la loi du 10 avril 2019 visant à renforcer et garantir le maintien de l'ordre public lors des manifestations, il a désormais aussi un rôle majeur en amont puisque les réquisitions au titre de l'article 78-2-5 du code de procédure pénale sont essentielles à la détection des individus porteurs d'armes par nature ou par destination.
J'aimerais introduire les débats en vous soumettant deux interrogations. En premier lieu, quelles sont vos relations avec l'autorité administrative dans la perspective de manifestations massives telles que celles du printemps ? Nous avons déjà entendu le préfet de police, mais votre point de vue sera également instructif.
En outre, plusieurs auditionnés ont formulé des critiques sur la réponse judiciaire apportée face aux manifestants violents, notamment sur le faible nombre d'interdictions de participer à des manifestations sur la voie publique prononcées au titre de l'article 131-32-1 du code pénal. Même la Contrôleure générale des lieux de privation de liberté semblait le regretter, soulignant que les peines restrictives de liberté étaient toujours préférables à l'emprisonnement. Pourriez-vous nous dire combien d'interdictions de participer à des manifestations sur la voie publique ont été prononcées par le tribunal correctionnel de Paris et, surtout, si une consigne existe côté parquet pour les requérir à l'audience ? Sauriez-vous, également, si des violations de telles interdictions ont été constatées et, le cas échéant, réprimées ?
Avant de vous donner la parole, l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(Mme Laure Beccuau et M. Laurent Guy prêtent successivement serment.)
Je vous remercie de me donner l'opportunité de partager notre regard sur la thématique qui vous occupe et qui nous interroge également.
Force est de constater qu'alors que les faits de violence et de dégradation perpétrés en marge des manifestations contre la réforme des retraites qui ont eu lieu à Paris ont été significatifs, qu'ils ont fortement impacté nos services et particulièrement la permanence, l'analyse des suites judiciaires a mis en évidence une différence souvent importante entre le nombre de personnes placées en garde à vue et le nombre de réponses pénales. Ce décalage alimente le soupçon, soit du recours à des gardes à vue préventives, soit d'une justice en retrait par rapport à la gravité des faits.
En dépit du nombre important de faits constatés, la connaissance judiciaire des groupuscules violents à la manœuvre est restée extrêmement parcellaire. Au risque de causer une déception immédiate, je peux vous dire qu'aucune des procédures judicaires clôturées ne me permettra de vous décrire aujourd'hui avec certitude les modalités d'action, la structuration et les éventuels financements des groupes violents ayant massivement agi à Paris. Se pose souvent dans ces procédures la question des preuves.
À mes côtés se trouve Laurent Guy, procureur adjoint en responsabilité hiérarchique des divisions dites « de permanence ». Il présentera dans un instant ses sections et les modalités d'organisation qui ont été les nôtres pour faire face à ces événements.
Avant de lui céder la parole, je souhaiterais vous éclairer sur le contexte de l'intervention judiciaire, car il est important que vous le connaissiez. Pour nous, les manifestations parisiennes n'ont pas débuté le 16 mars, mais le 19 janvier. Elles se sont achevées le 6 juin 2023. Sur l'ensemble de la période, d'après les chiffres de la préfecture de police, 2 005 interpellations ont été effectuées. Au niveau des sections de permanence, 1 734 gardes à vue de majeurs et mineurs ont été comptabilisées.
À défaut d'outil statistique pertinent, je précise que les chiffres que nous allons partager avec vous résultent de relevés manuels par les magistrats concernés lorsqu'ils étaient de permanence. Il n'est pas exclu qu'à la marge, certains puissent être erronés et que, dans quelques mois, ils aient légèrement évolué.
Jusqu'au 16 mars 2023, le nombre de gardes à vue identifiées sur 24 heures, soit par journée de manifestation, a toujours été inférieur à 50. Le 16 mars, jour de l'annonce du recours à l'article 49, alinéa 3, de la Constitution, marque une véritable rupture pour les services du parquet. Je n'ai pas été étonnée que vous reteniez cette première date pour définir le périmètre de votre commission d'enquête.
Les éléments d'information donnés par les services de police révèlent que, sur la période, 1 680 personnes ont été interpellées. Les permanences des majeurs et des mineurs du parquet de Paris ont eu à traiter sur cette même période 1 455 gardes à vue, auxquelles il faut rajouter 41 gardes à vue de mineurs domiciliés hors de Paris, qui sont traitées par les parquets du lieu de domicile.
Au total, sur la période qui vous occupe, nous avons eu à traiter près de 1 500 gardes à vue sur les 1 734 de toute la zone de manifestations.
Contrairement à la période précédente, le nombre de gardes à vue en lien avec des jours de manifestations est devenu très fluctuant. Le 16 mars, 256 mesures de gardes à vue ont été suivies, alors que la veille, ce nombre était de 17 et, le lendemain, de 60. Ces chiffres ne sont pas sans influence sur l'organisation des services d'autant que, dans une forte proportion, les gardes de vue débutaient en fin de soirée ou en cours de nuit.
À cinq reprises, le nombre de gardes à vue a dépassé le nombre de 100 : les 16, 18, 20 et 23 mars ainsi que le 1er mai. Les deux dernières dates citées étaient également des journées nationales d'action dites « acte 9 » et « acte 13 ».
Votre périmètre d'études voit surgir aux côtés des journées d'action des manifestations spontanées, ce qui rendra impossible l'anticipation du nombre des manifestants et des parcours. De mon souvenir, les appels à rassemblement étaient plutôt en fin de journée, d'où les gardes à vue tardives et nocturnes. Sur cette période, 18 manifestations se sont déroulées dans Paris, dont 5 au titre des journées d'action et 13 défilés spontanés.
Sur les deux périodes, les journées nationales d'action ont pu se dérouler jusqu'à leur terme, ce qui est fondamental au regard de notre attachement à la liberté d'expression.
Quelle que soit la période considérée, le phénomène des black blocs a toujours été présent. Au-delà des images et des procès-verbaux de contexte, certains constats nous permettent d'affirmer qu'ils ont été présents tout le temps, au cours de la période que vous étudiez comme lors des manifestations antérieures.
En ce qui concerne la nature des dégradations commises, sont très fréquemment attaqués des établissements de restauration rapide, des banques et des compagnies d'assurance, et nous avons assisté à quelques tentatives à l'encontre de monuments publics. Quant aux violences délibérées sur les forces de l'ordre, elles ont eu lieu au moyen d'armes préparées dont les personnes se sont munies de façon délibérée.
Le 16 mars 2023 marque également une rupture dans les dérives constatées, les violences et les dégradations. Mon analyse ne repose que sur des données d'information souvent globales dont j'ai été destinataire après coup, mais voilà ce que je pense pouvoir vous dire.
Tout d'abord, il y a la multiplication des cortèges évolutifs de manifestants pacifiques, infiltrés assez rapidement par des black blocs. Lors des deux journées nationales d'action de la période que vous étudiez, nous assistons à l'émergence d'une volonté d'entraver le parcours de la manifestation déclarée, qui se décline en trois temps : en tête de cortège, la constitution des black blocs qui essaient de défier les forces de l'ordre et de donner à la manifestation un caractère incertain ; la formation en parallèle de groupes qui commettent des dégradations ou des violences de manière à attaquer les forces de l'ordre qui assurent le suivi du parcours ; enfin, des provocations et des actions violentes au moment de la dispersion qui rendent celle-ci difficile et qui aboutissent à la reconstitution de cortèges dits « sauvages ». La préfecture de police aura sans doute une analyse plus détaillée.
Une augmentation des mesures de garde à vue se produit au cours de cette période. La grève du ramassage des poubelles, qui laisse de nombreuses matières aisément combustibles sur les parcours, favorise un nombre d'incendies tout à fait significatif. Enfin, les nombreux travaux dans Paris ont permis de trouver, sur site, des outils pouvant servir d'armes.
Les procès-verbaux de contexte intégrés aux procédures sont à cet égard éclairants. Je me suis permis d'apporter l'un d'entre eux, rédigé le 23 mars 2023 par une commissaire de police. Je souhaiterais vous en lire quelques extraits. Si cette pièce vous intéresse, je vous la communiquerai. La rédaction débute à 11 heures et se clôture à 0 heure 09. Ce procès-verbal de contexte figure systématiquement dans les procédures lors de manifestations.
« À 13 heures 56, présence de 250 black blocs environ. À 13 heures 59, sommes informés que le cortège débutera pour 14 heures 15. À 14 heures 03, la nébuleuse nous informe que le chiffre des black blocs est désormais de 600 et continue d'augmenter (ce qui démontre une capacité de regroupement extrêmement rapide) . À 14 heures 09, une centaine d'étudiants descendent Rivoli en direction de Bastille. À 14 heures 27, la nébuleuse nous informe que trois à quatre cents étudiants cagoulés progressent vers les forces en tête de cortège. À 15 heures 10, les premiers jets de mortier sont constatés sur les gendarmes qui répliquent avec des lancers de lacrymogène. On nous intime l'ordre de cesser et d'attendre le top pour intervenir. À 15 heures 15, la tête de la nébuleuse se trouve au 17 rue du Faubourg Saint-Martin. À 15 heures 30, nous sommes informés que le Carrefour Market […] vient d'être attaqué (cette attaque sera suivie de beaucoup d'autres) . À 15 heures 55, première intervention des sapeurs-pompiers pour des incendies volontaires. À 16 heures 04, sommes informés que la Banque populaire vient d'être attaquée avec un engin incendiaire à l'intérieur. À la même heure et simultanément, attaque du Carrefour City . À 16 heures 06, envoi des forces pour empêcher les blacks blocs de dégrader. À 16 heures 07, un des effectifs est blessé. À 16 heures 10, le Crédit lyonnais est attaqué. À 16 heures 11, donnons consigne de dissoudre le bloc et d'empêcher ses actions. À 16 heures 13, donnons pour instruction d'impacter latéralement le bloc . À 16 heures 15, première interpellation. À 16 heures 19, un collègue est au sol. Nous demandons les sapeurs-pompiers en urgence. À 16 heures 30, devant le Grand Rex , un groupe de blocs nous attaque avec des drapeaux. À 17 heures 22, la tête de la nébuleuse se trouve en amont du cortège place de l'Opéra. À 17 heures 26, la nébuleuse grossit et est au centre de la place de l'Opéra. À 17 heures 30, donnons les consignes pour effectuer les captations des blocs avant l'arrivée du cortège sanitaire. À 17 heures 35, nous avisons l'ensemble de la conférence que tous les auteurs d'infraction devront être interpellés sur la place de l'Opéra ».
Vous constatez la rapidité du déploiement et la multiplicité des endroits. J'ai partagé cette lecture pour attirer votre attention sur le fait que ces forces de maintien de l'ordre vont à un moment devenir des forces d'interpellation. Elles ont en tête deux nécessités : maintenir l'ordre public et rédiger un procès-verbal d'interpellation, premier acte de la procédure.
Je voudrais également signaler l'intensité des violences, corroborée par les plaintes reçues. Sur les 18 plaintes confiées à la police judiciaire suite à des blessures dont sont victimes les forces de police, 16 sont consécutives à des violences subies après le 16 mars, dont 7 le 1er mai 2023. Je ne veux pas omettre les procédures ouvertes aux fins d'enquête et de plainte à l'encontre des forces de l'ordre sur des suspicions de violences illégitimes. Sur 54 procédures ouvertes, 43 concernent des faits relatés au cours de la période de référence.
Face à ce contexte, les sections ont dû s'organiser. Je laisse Laurent Guy vous présenter le fonctionnement normal et les modalités adoptées pour faire face à ces manifestations.
Je vous remercie. Nous souhaiterons récupérer copie de ce procès-verbal, car il permet d'attester la rapidité avec laquelle les événements se mettent en place. Cette description montre que les forces de l'ordre sont amenées à agir rapidement. Il apparaît complexe de concilier les deux impératifs que sont le maintien de l'ordre et l'alimentation de la procédure judicaire après interpellation.
Je vais vous présenter la première division du parquet de Paris, en charge de l'action publique générale, c'est-à-dire les procédures qui ne relèvent pas d'un contentieux spécialisé. De fait, elle traite les dégradations, les outrages, les questions de port d'arme et les faits de violence autres que ceux reprochés aux personnes dépositaires de l'autorité publique. Cette première division se compose de trois sections distinctes.
La section P20 est en charge des enquêtes préliminaires et du suivi des dossiers en cours auprès d'un juge d'instruction. Certaines de ces procédures concernent des faits dont ont été victimes des fonctionnaires de police ou des militaires de gendarmerie pendant les manifestations.
La section P4 est en charge des mineurs. Elle a été relativement peu impactée par les manifestations puisque, sur les 1 455 gardes à vue en lien avec les manifestations entre le 16 mars et le 3 mai dernier, seules 31 concernaient des mineurs domiciliés à Paris.
Enfin, la section P12 est en charge des procédures de flagrant délit de personnes majeures. Elle a été largement impactée par l'augmentation et la volatilité importante du nombre de gardes à vue, de sorte que son fonctionnement a dû être adapté pour permettre le traitement des dossiers. Elle est composée de 14 magistrats qui répartissent leur temps entre les audiences de comparution immédiate et les permanences de jour, de nuit et de fin de semaine. Pour absorber l'afflux des mesures de garde à vue, il a fallu adapter la capacité de traitement de la section, prendre en compte le nombre important d'appels en veillant à ne pas dégrader la qualité de la réponse et à individualiser les décisions.
Une journée ordinaire de la section P12 s'organise de cette manière : un magistrat de permanence criminelle se verra attribuer les affaires graves et complexes. À proximité, plusieurs magistrats, trois le matin et quatre l'après-midi, sont au téléphone pour orienter les procédures en lien avec les officiers de police judiciaire. En parallèle, d'autres magistrats reçoivent les personnes déferrées, analysent les procédures et préparent l'audience de comparution immédiate de l'après-midi. Tout ce travail est effectué sous l'autorité d'une première vice-procureure. Les magistrats ne sont pas isolés. Lorsqu'ils ont un doute ou rencontrent une difficulté, ils consultent leurs collègues et ils peuvent en référer à la première vice-procureure.
La permanence a été réorganisée pour faire face à l'afflux, dès le 16 mars dernier, aux dates précédemment évoquées, mais pas toujours aux mêmes heures. Les magistrats en récupération ont été rappelés. D'autres sections du parquet ont dégagé des volontaires dans la phase de qualification de la procédure. Le but a été de recentrer les équipes de la section P12 vers leur cœur de métier – l'activité téléphonique – de manière à les décharger des tâches de déferrement, communes à tous les magistrats et qui ont été attribuées aux volontaires.
Autre difficulté : le centre d'appels de la permanence permet l'ouverture de six lignes au maximum, dont l'une nécessairement dévolue à la permanence criminelle. Or, nous avons eu jusqu'à huit magistrats de permanence. En conséquence, certains collègues ont utilisé leur téléphone portable personnel pour traiter le plus rapidement possible des gardes à vue, le temps de celles-ci étant compté.
Lors de la journée du 16 mars, les nombreuses mesures de garde à vue n'ont pas donné lieu à un ralentissement de l'activité pénale et les urgences habituelles étaient au rendez-vous. La moyenne sur un mois est d'environ 206 appels quotidiens. L'application recensait 248 appels le 17 mars, 269 appels le 20 mars et 297 appels le 2 mai, sans compter les communications passées sur les téléphones portables. L'activité a été importante.
L'objectif de ces échanges n'est pas de délivrer des réponses stéréotypées. Nous dialoguons avec l'officier de police judiciaire. Nous étudions les dossiers d'interpellation. Nous vérifions un certain nombre d'éléments : que la personne a pu faire valoir ses droits, l'heure de placement en garde à vue, que les éléments constitutifs de l'infraction sont réunis, s'il faut prévoir d'autres investigations pour vérifier et éventuellement écarter la responsabilité de la personne. Parallèlement, il faut se pencher sur la personnalité de l'individu interpellé, son cursus, ses antécédents judiciaires, sa situation sociale, ses garanties de représentation.
Je qualifierai les relations avec l'autorité administrative de fluides. En amont des manifestations, la préfecture de police nous fait partager ses éléments d'anticipation. Nous avons parfois eu des alertes qui ne se sont pas traduites dans les faits par des dérapages. Nous avons toujours le même type de préalerte de présence possible de black blocs.
En amont, nous sommes également en relation avec l'autorité administrative dans les demandes de réquisition préalables à la manifestation. Il me semble que c'est un moyen qu'il faut absolument utiliser car il est pertinent. Nous assurons le contrôle exigé de nous par la chambre criminelle de la Cour de cassation : si le périmètre géographique ou horaire est trop important, nous cherchons à l'aménager de façon à respecter la loi. Vu ce que nous constatons dans les faits, il serait inenvisageable que nous n'utilisions pas cet outil. J'ai le sentiment que les réquisitions, aujourd'hui, ne donnent pas, de façon majeure, lieu à des gardes à vue. Ceux qui se préparent à affronter les forces de l'ordre et à commettre des dégradations connaissent l'existence de ces réquisitions. Ils n'arrivent pas sur les lieux avec un objet dans leur poche.
Ces réquisitions ont été très critiquées, notamment au moment des Gilets jaunes, parce qu'on estimait interpeller pour port d'arme des personnes munies d'objets anodins. De quels masques peut-on considérer qu'ils établissent que la personne peut faire partie d'un groupement ? Nous interpellons des gens qui affirment être asthmatiques et avoir besoin de tel type de masque pour manifester. Il nous est arrivé, après vérification, de lever la garde à vue sans poursuite pour quelqu'un qui détenait un casque de moto et des gants coqués. Je me dis toutefois qu'il s'agit d'un moyen de prévention : si je ne consentais pas à ces réquisitions, ce serait le champ ouvert à ceux qui voudraient s'armer du fait de l'absence de contrôle.
Nos relations avec l'autorité administrative existent pendant les manifestations si la préfecture de police s'aperçoit que la situation se dégrade et qu'il faut nous alerter pour mettre en place une organisation particulière. Après la manifestation, un bilan des dysfonctionnements est dressé. Durant la période, nous avons eu de nombreux échanges concernant les fiches de mise à disposition qui, pour partie, étaient vierges ou très imparfaitement remplies. Je réunis mensuellement autour de moi l'ensemble des services de la plaque parisienne et le sujet a évidemment été mis à l'ordre du jour afin de rappeler la nécessité d'employer ces fiches de mise à disposition de façon conforme. En effet, dans ces procédures, elles se substituent au procès-verbal d'interpellation. Il s'agit donc de l'acte inaugural de la procédure pénale.
L'interdiction de manifester doit être utilisée, mais encore une fois en considération de la personnalité de l'auteur et de la gravité des faits. Évidemment, je n'ai pas donné d'instruction pour les requérir systématiquement. Lorsque les faits sont graves, lorsque le mis en cause a eu des précédents laissant supposer qu'il était déjà sur une manifestation au cours de laquelle il avait provoqué un désordre, ces réquisitions seront formulées. Je n'ai pas le sentiment que nous en faisons usage dans le cadre des contrôles judiciaires. Je ne dispose pas du chiffre des interdictions effectivement prononcées et j'ignore si je serai capable de vous le communiquer. En effet, nous ne disposons pas de tableau nominatif. Dans un avenir proche, je pourrais demander à mes collègues, lorsque les dossiers passeront à l'audience, de noter si elles ont été prononcées. À l'heure actuelle, trop peu de dossiers ont été menés à leur terme. Beaucoup de dossiers orientés en comparution immédiate ou en convocation ont été reportés et ne sont actuellement pas jugés.
Le tribunal choisit parfois une autre peine complémentaire, moins sévère et intermédiaire, qui est l'interdiction de paraître. Cela peut être restrictif dans Paris sans priver la personne de son droit de manifester. L'interdiction de paraître peut aussi être prononcée pour des infractions pour laquelle l'interdiction de manifester n'est pas encourue. Le régime est d'ailleurs assez complexe en fonction du degré de violence commis en manifestation ou pas.
J'alerte depuis quelque temps la Chancellerie sur la nécessité de faire évoluer ses outils informatiques. Nous en avons une illustration. Si vous êtes encore obligés de construire ces statistiques à la main, c'est qu'il existe des marges de progression.
Vous avez parlé de relevé manuel concernant l'outil statistique pour les interpellations et les gardes à vue. Est-ce à dire qu'il existe des chiffres issus des remontées du ministère de la justice et des chiffres issus des remontées du ministère de l'intérieur ? Les partagez-vous ?
Je n'exclus pas que vous ayez des chiffres pouvant être quelque peu divergents. Nous partageons nos données, mais nous n'avons jamais complètement eu l'explication de cette divergence. Il arrive quelquefois qu'une personne interpellée pour un vol au cours d'une manifestation soit intégrée dans les chiffres des gardes à vue pour les manifestations. Or, s'il s'agissait d'un voleur d'opportunité, nous ne le renseignons pas forcément dans cette catégorie. Voilà d'où peuvent venir certaines différences.
Nous noterons dans le rapport la nécessité d'un outil statistique pertinent et partagé entre le ministère de l'intérieur et la Chancellerie.
Il n'existe aucune volonté de garder ces données secrètes. Nous échangeons les chiffres. Mon ministère travaille sur la question et on nous annonce un outil statistique qui serait plus pertinent.
Nous pousserons en ce sens.
Quel est le profil des individus ayant fait l'objet de poursuites judiciaires ? Que pouvez-vous en retirer ? Je suppose que vous ne pouvez pas communiquer un certain nombre d'éléments personnels, mais une analyse en termes de catégories est-elle possible ?
Nous avons évoqué le nécessaire perfectionnement des fiches d'interpellation. Le préfet de police a évoqué des améliorations. De quel ordre sont-elles ?
Quelles sont les difficultés auxquelles est confronté le parquet concernant la manifestation des faits et leur recollement pour alimenter la procédure judiciaire ? Des outils juridiques manquent-ils ? Voyez-vous une certaine utilité à des moyens techniques nouveaux, comme les drones ou les marqueurs chimiques ?
J'ai du mal à dresser un profil-type. Je peux citer les traits qui figurent le plus souvent sur les billets de garde à vue : majoritairement des hommes, plutôt jeunes mais peu de mineurs, issus de la plaque parisienne, très peu ayant déjà fait l'objet de condamnations ou ayant des antécédents, et peu de fichés S.
Par rapport à ce que j'ai pu suivre des condamnations, il est surprenant de voir des mis en cause commettant des faits d'une extrême gravité, mais dont le téléphone n'apporte aucun élément. Pour exemple, un fonctionnaire de police a reçu 30 jours d'incapacité totale de travail après un jet de pavé. L'auteur est un jeune homme qui reconnaît les faits. À l'audience, il était désolé et a dit avoir été entraîné par le mouvement de foule. On aurait pu imaginer qu'il appartenait à un black bloc. Ce n'est pas ce qu'a démontré la procédure.
De la même manière, des gens commettent des dégradations en revendiquant être là pour casser. Quand on cherche sur leur téléphone, on ne trouve aucune affiliation particulière à aucun groupe. On n'a même pas la conviction qu'ils aient une opinion quelconque à défendre, si ce n'est être présent et créer le désordre.
Être en tel déficit de connaissance sur ces sujets nous pose question. J'ai échangé avec la préfecture de police et certains services. Si j'ai bien compris leur analyse, pour eux, les black bloc s ne sont pas forcément un groupe qui, dans le jargon judiciaire, a le sens d'association de malfaiteurs. Ce sont plutôt des gens qui se fédèrent autour d'une méthode et peuvent, un jour, rallier tel groupe et, le lendemain, un autre, d'où la difficulté de l'enquête judiciaire. Il faut toutefois noter ce qui les fédère : un certain nombre de techniques intégrées par lesquelles nous arrivions à les identifier et qui, petit à petit, disparaissent. Ceux qui se sont fait prendre avec des objets dans les poches n'en auront plus. Ceux qui ont oublié de se masquer le feront. Ceux qui ont été repérés par leur tenue vestimentaire auront des habits passe-partout, voire en changeront à plusieurs reprises en cours de défilé. Évidemment, lorsqu'on les interpelle, ils n'ont pas de téléphone portable, mais ce n'est pas pour autant que je peux judiciairement en déduire qu'il s'agit de black blocs. Nous avons à affronter des difficultés dans l'administration de la preuve pour identifier ces profils.
Les fiches de mise à disposition existent de très longue date. La plus ancienne circulaire qui en conseille l'utilisation remonte à 2016. Elles sont utiles aux fonctionnaires de police à la fois positionnés sur de l'ordre public et en agent interpellateur. Dans leur première partie, elles listent les infractions les plus souvent constatées sur les manifestations par un système de cases à cocher. En deuxième partie, l'agent est censé décrire ce qu'il a vu et pourquoi il a la certitude que celui qu'il désigne auteur de l'infraction l'est. De toute évidence, sur certaines manifestations, ces fiches ont été mal, peu, voire pas du tout remplies.
Pour nous, un certain nombre des classements sans suite motivés par l'irrégularité de procédure, « code 36 » dans notre jargon, sont liés aux fiches de mise à disposition imparfaites ou à un avis au parquet effectué plus d'une heure après avoir notifié les droits. D'autres classements sans suite pour absence d'infraction, ou « code 11 », peuvent résulter de fiches de mise à disposition imparfaites. Les classements sans suite pour auteur inconnu, ou « code 71 », existent aussi, bien que la fiche de mise à disposition soit correcte, si les vidéos ou les explications données ne sont pas claires. Enfin, tous les classements sans suite pour infraction insuffisamment caractérisée, ou « code 21 », présupposent que la fiche de mise à disposition était bonne puisque nous avons pu faire de la direction d'enquête et conclure à cette caractérisation insuffisante.
Le groupement en vue de commettre des violences ou des dégradations est une infraction-obstacle, comme la conduite sous l'emprise de l'alcool ou le port d'arme. C'est une qualification souvent employée en cas de violence urbaine, dans les phénomènes de bande. Pour ce qui est des manifestations, elle est utile, mais le parcours de la preuve est compliqué. Nous devons à la fois démontrer l'existence du groupe et qu'il était réuni en vue de commettre des violences et des dégradations. Soit nous trouvons des armes sur les individus, soit nous disposons d'échanges téléphoniques, soit certains reconnaissent les faits. Or, dans de nombreux dossiers, les faits sont niés et les personnes font usage de leur droit au silence.
Face à ces constats, j'ai prévu avec les services de police un retour d'expérience début septembre. À l'issue de celui-ci, je pense créer un groupe local de traitement de la délinquance pour travailler sur notre capacité de réaction. Nous nous posons la question de la judiciarisation du renseignement.
Notre commission d'enquête se déroule sur une période de six mois. Nous serons intéressés par l'aboutissement de votre démarche. Ces éléments peuvent présenter un intérêt et être intégrés à notre réflexion. Nous reviendrons vers vous au mois de septembre, car la remise de notre rapport est prévue pour le mois d'octobre.
Vous avez introduit votre propos sur le caractère probablement déceptif de vos déclarations. Je ne m'attendais pas à des révélations mais j'ai tout de même été déçu. Votre propos illustre une faiblesse de notre justice : faiblesse matérielle et faiblesse vis-à-vis des faits survenus lors des manifestations. Nous constatons une totale déconnexion entre ce qu'ont vu et subi des millions de Français avec des commerces pillés, des forces de l'ordre agressées de la manière la plus sauvage, et votre propos qui est dans l'atténuation, voire la passivité. Il est vrai que, par manque de preuves, il y a eu très peu d'interpellations. Nous avons assisté à des événements sans précédent en termes de gravité et d'atteinte aux institutions de la République. Tous les Français ont pu le voir.
Vous n'avez pas pu détailler les profils des responsables de ces violences. À aucun moment, vous n'avez donné d'orientation politique aux individus violents qui ont pourri ces dernières manifestations. Des millions de Français ont vu des slogans, des bannières et certains éléments étaient clairement orientés à l'extrême gauche. Pourquoi ne le dites-vous pas ?
Combien sont des récidivistes ? Combien ont déjà été identifiés par les services de police ou par la justice comme des habitués des manifestations violentes ? Nous savons que ces manifestations ont été pourries par des professionnels de la violence, organisés et méthodiques, avec des tactiques éprouvées. Je m'interroge sur ce refus de voir ou de cibler une certaine forme d'évidence de ces éléments organisés, bien connus, qui ont une intention politique de nuire et des modes d'action politisés.
Sur le soupçon d'une justice en retrait par rapport à la gravité des faits, j'ai dit dans mon propos liminaire avoir conscience que les réponses que nous apportions pouvaient alimenter ce sentiment. La justice ne peut entraîner que des condamnations par preuve. Dès que nous obtenons des éléments de preuve suffisants, nous engageons une procédure de comparution immédiate. Ma volonté de fermeté à l'égard des faits est absolue.
Il faudra que nous progressions sur la recherche de la preuve. Si nous l'avons, nous serons au rendez-vous de la comparution.
Je n'ai pas parlé d'ultragauche dans mes propos parce que je ne peux dire que ce que je sais des procédures judiciaires. La grandeur de la justice, c'est de s'en tenir à ses procédures et non à ce qu'elle croit voir. J'espère vous avoir convaincu que la justice est de bonne foi, sans esprit partisan.
Je vous remercie de votre présence et d'avoir insisté sur les procédures relevant de votre autorité. Nous reviendrons probablement vers vous à l'automne pour un nouvel échange à la suite de votre retour d'expérience.
La commission auditionne ensuite le général de division Joseph Dupré la Tour, commandant de la brigade des sapeurs-pompiers de Paris.
Mes chers collègues, nous poursuivons notre soirée consacrée à Paris. Mon général, nous vous remercions d'avoir accepté d'éclairer les travaux de la commission d'enquête. Vous avez à vos côtés le colonel Trohel, chef d'état-major de la brigade des sapeurs-pompiers de Paris.
Vos personnels ont été grandement sollicités à l'occasion des manifestations et des rassemblements du printemps dernier. Ils ont dû intervenir souvent, dans des circonstances plus que délicates, dans leur mission de secours aux personnes mais aussi, et c'est la conséquence de la propension des fauteurs de trouble à allumer des feux, dans leur mission de lutte contre les incendies. Un questionnaire vous a été préalablement transmis par notre rapporteur. Toutes les questions qu'il contient pourront être évoquées de manière exhaustive. Je vous invite par conséquent à nous communiquer ultérieurement vos éléments de réponse de manière écrite.
Il me revient de vous poser les premières questions de cette audition. En premier lieu, pourriez-vous nous résumer le sentiment de vos troupes face au printemps qu'elles ont dû vivre ? Il y a certainement eu de la lassitude, de l'épuisement, voire de la peur, mais comment qualifier au mieux le ressenti de la brigade des sapeurs-pompiers de Paris devant ces événements que l'on peut qualifier d'exceptionnels, particulièrement à partir du 16 mars dernier ?
En second lieu, nous avons vu qu'incendier des poubelles avait pu devenir un moyen d'action violente privilégié dans les rues de Paris, notamment en fin de journée et en soirée. Avez-vous identifié des occurrences au cours desquelles ces incendies volontaires avaient menacé la vie de tiers, habitants ou passants ? Si oui, quelles ont été les circonstances de ce qui aurait très bien pu dégénérer en véritable drame ? Depuis, savez-vous si des conséquences en ont été tirées ?
L'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(Le général de division Joseph Dupré de la Tour et le colonel Guillaume Trohel prêtent successivement serment.)
Je vous remercie de l'invitation qui m'a été faite de pouvoir témoigner de ce que la brigade des sapeurs-pompiers de Paris a vécu au cours de cet hiver de manifestations. Puis-je commencer par rappeler ce qu'est la brigade, car je ne sais pas si vous la connaissez précisément ?
Je pense que ce peut être utile à l'ensemble d'entre nous puisque, comme les marins-pompiers de Marseille, les sapeurs-pompiers de Paris sont très particuliers.
La brigade des sapeurs-pompiers de Paris naît d'une idée originale de Napoléon Ier suite à l'incendie de l'ambassade d'Autriche de juillet 1810 au cours duquel une centaine de victimes ont perdu la vie. L'Empereur diligente une enquête concluant à quatre déficiences des garde-pompes du sieur Ledoux, patron des garde-pompes de Paris : absence de discipline, absence d'encadrement, absence d'entraînement ou de préparation opérationnelle, et absence de motivation. Napoléon Ier décide donc de militariser la fonction et de former un bataillon de sapeurs-pompiers à partir des unités accompagnant ses troupes en campagne. Le bataillon de sapeurs-pompiers de Paris est ainsi créé le 18 septembre 1811.
Depuis 212 ans, à commencer par le capitaine-ingénieur Peyre, mes prédécesseurs ont eu le souci de travailler sur ces quatre déficiences identifiées par la commission d'enquête. La brigade présente aujourd'hui six caractéristiques.
Premièrement, la brigade est bicentenaire. Elle a dû s'adapter aux évolutions de la ville de Paris en construisant de nouvelles casernes, en accord avec le préfet de police, au fur et à mesure que Paris agrège ses faubourgs et grossit. En 1967, la brigade devient ce qu'elle est aujourd'hui avec un élargissement aux trois départements de la petite couronne. Ces casernes sont construites dans les faubourgs, au plus près du risque, afin que les pompiers puissent intervenir rapidement. Le temps étant un facteur clef de succès, la construction de casernes permet de positionner des forces au plus près du risque.
Deuxièmement, la brigade est militaire, ce qui signifie un statut particulier avec discipline, neutralité politique, absence de droit de grève ou de manifester en tenue, absence de droit de retrait, des aptitudes particulières et une certaine jeunesse. L'âge moyen au sein de la brigade est de 30 ans, et de 28 ans dans les compagnies. Une certaine précarité est à noter puisque 84 % des militaires de la brigade sont sous contrat. Par ailleurs, le fait d'être militaire signifie être au service des intérêts supérieurs de la Nation. Ce point est important. Enfin, le statut militaire signifie l'existence d'une doctrine d'emploi et de règlements opérationnels – règles de sécurité, schémas tactiques d'intervention, etc.
Troisièmement, la brigade est interdépartementale. Elle compte 8 600 personnes. En fonction du risque, il est possible d'alléger la couverture opérationnelle d'un département pour la renforcer à un autre endroit puisque les professionnels sont interopérables et capitalisent des expériences diverses entre Paris et banlieue. La qualité de service rendu reste identique : il s'agit des mêmes engins, des mêmes équipages et du même délai pour intervenir.
Quatrièmement, comme voulu par l'Empereur, la brigade est intégrée à la préfecture de police. Elle dispose d'un centre d'appels commun avec cette dernière, situé dans le XVIIe arrondissement. Cette intégration se traduit par mon rôle. Je me réunis avec le préfet de police trois fois par semaine. Je connais parfaitement la direction de l'ordre public et de la circulation, la direction du renseignement de la préfecture de police, ou encore la direction de la sécurité de proximité de l'agglomération parisienne. Ce travail commun se fait entre services, mais également au niveau des officiers et des opérateurs du centre opérationnel. L'intégration au sein de la préfecture de police nous a permis de procéder en 2022 à 500 000 interventions, soit près d'une intervention par minute. Habituellement, nous intervenons sur près de 12 000 feux par an. Au cours des 25 manifestations sur lesquelles nous sommes intervenus, nous avons traité près de 1 500 feux, soit un nombre tout à fait gérable. Parmi nos 500 000 interventions annuelles, nous comptons 25 000 accidents de circulation et 410 000 interventions de secours à victimes. Pour ces raisons, nous avons tout à fait été en mesure de traiter les interventions de secours à victimes durant les manifestations. Par ailleurs, au sein du centre opérationnel, nous bénéficions de l'appui des caméras du plan de vidéoprotection de Paris, nous permettant de suivre les manifestations.
Cinquièmement, la brigade compte 70 médecins aguerris, essentiellement militaires et urgentistes. Ils sont au service des sapeurs-pompiers lorsqu'ils s'engagent sur une intervention, leur permettant d'agir en confiance. Ils entretiennent un rapport très fort avec les services d'aide médicale urgente des quatre départements couverts par la brigade et l'assistance publique–hôpitaux de Paris.
Sixièmement, l'espace de manœuvre de la brigade est unique. Paris est atypique avec des enjeux locaux et beaucoup d'enjeux nationaux. Pour exemple, la terrible tempête qui a sévi à Paris le 26 décembre 1999 avait été rapportée jusque dans la presse américaine. Quant à l'incendie de la cathédrale Notre-Dame de Paris, il a été suivi dans le monde entier. Je ne suis pas certain que l'incendie d'une cathédrale en province aurait eu le même écho. Paris est également habitué à organiser de grands événements comme le 14 juillet ou le 31 décembre, ou encore, prochainement, la coupe du monde de rugby et les jeux Olympiques. Pour ces raisons, nous sommes accoutumés à ce travail préparatoire avec la préfecture de police.
J'entre à présent dans le vif du sujet. S'agissant du sentiment des troupes, pour les manifestations déclarées, nous avons mobilisé jusqu'à 250 sapeurs-pompiers et une quarantaine d'engins spécifiques. De petits détachements étaient ainsi prépositionnés. Je suis allé visiter les équipages avant les manifestations et je peux affirmer qu'ils étaient déterminés. En fin de manifestation, il pouvait parfois exister un sentiment d'amertume à la vue des dégâts et du comportement de certains, mais le sentiment de devoir accompli prédominait.
À nouveau, les sapeurs-pompiers sont jeunes. Pour certains, il s'agissait de leurs premières interventions après leur sortie de l'école des sapeurs-pompiers de Paris.
Concernant les menaces sur la vie de tiers, bien que le risque soit réel, nous avons traité peu d'urgences absolues. Elles sont au nombre de trois : un manifestant qui s'est blessé au bras avec un mortier, un policier dont le visage a été gravement brûlé par un coquetel Molotov et une policière dont le fémur a été cassé par un projectile. Ces cas sont extrêmement graves et les gestes qui en sont à l'origine auraient pu tuer.
S'agissant des incendies, nous en constatons deux types : les feux de poubelles servant à gêner la progression des forces de l'ordre ou des pompiers et à attirer les caméras de chaînes de télévision, et les feux de poubelles en façade souvent très périlleux car pouvant se propager aux bâtiments. Dans les deux cas, il convient d'intervenir rapidement pour secourir les personnes ou pour combattre les feux qui menaceraient des bâtiments. Pour certains feux de poubelles sans menace directe, nous intervenions avec la direction de l'ordre public et de la circulation qui donnait le rythme. Pour les feux de bâtiments, nous agissions même si les alentours n'étaient pas sécurisés.
Les sapeurs-pompiers, plus particulièrement à partir du 16 mars 2023, ont-ils été l'objet de violences et d'agressions ?
Pour pouvoir intervenir rapidement, nous avons mis en place différents modules, dont des motards équipés de petits extincteurs afin d'éteindre les feux naissants. L'un des motards a reçu un jet de projectile sur la roue et il est tombé. Il s'agit de l'unique blessé léger, d'une luxation de l'épaule, au cours de la période. Par ailleurs, cinq véhicules ont été détériorés par des projectiles alors que les personnels se trouvaient à l'intérieur.
Depuis 2018, nous avons connu des périodes plus difficiles. À l'occasion du 14 juillet ou du 31 décembre, nous recevons régulièrement des projectiles sur les véhicules. Cette situation est pénible. Mais nous en sommes malheureusement assez familiers.
Merci pour ce rappel historique utile sur les sapeurs-pompiers de Paris. Vous avez répondu aux questions sur les dégradations corporelles et matérielles. Je suis surpris de leur faible nombre, de même que du nombre de prises en charge de victimes en urgence absolue. Qu'en est-il plus généralement ?
Sur l'intensité de violence, si l'on devait établir une forme de comparaison, comment situez-vous les violences auxquelles vous avez été confronté au printemps par rapport à la période des Gilets jaunes ? J'entends qu'il soit difficile de hiérarchiser ce qui, dans chacune des situations, est inacceptable.
Qu'en est-il d'entraves éventuelles à l'intervention des sapeurs-pompiers ? Cela a-t-il été le cas depuis le 19 janvier 2023 ? Ces entraves nuisent-elles à votre capacité à répondre aux risques ?
Nous avons porté secours à 237 personnes, dont 146 victimes civiles, 89 policiers ou gendarmes et 2 journalistes. Sur l'ensemble, 3 étaient en urgence absolue. Les urgences relatives concernaient de petites contusions, des malaises ou des états d'ébriété.
Pour les incendies, 1 536 feux ont été éteints, dont 1 522 feux de voie publique impliquant des poubelles, des bornes de recharge Vélib', des barricades de fortune ou de petits véhicules à deux roues. On dénombre aussi 14 feux de contenants. Le feu de contenant le plus médiatisé a été celui de l'auvent du restaurant La Rotonde. Un feu s'est également déclaré, place de la Nation, dans un bâtiment en cours de rénovation alors que des manifestants étaient montés sur le toit.
Lors de la manifestation du 23 mars 2023, nous avons éteint 374 feux car les éboueurs n'avaient pas ramassé les poubelles. Lors des manifestations suivantes, en fonction de l'itinéraire, des officiers des pompiers étaient envoyés en reconnaissance la veille pour s'assurer de l'absence de poubelle. Si besoin, nous obtenions de la mairie de Paris que ces axes soient nettoyés. Des poubelles subsistaient parfois dans les rues attenantes, mais l'objectif était de dégager l'espace pour minimiser le risque.
Si l'on compare les manifestations du printemps 2023 avec celles des Gilets jaunes, j'ai l'impression que le niveau de violence était supérieur en 2018, notamment en fin d'année. Nous avions connu beaucoup d'agressions contre nos véhicules. Paradoxalement, les engins recevaient des projectiles, mais les manifestants nous laissaient passer pour éteindre les feux, voire nous aidaient à tirer les tuyaux. Nous détenons des images ahurissantes. Je pense qu'il y avait sans doute davantage de désespoir dans les manifestations des Gilets jaunes qu'une volonté de « casser du flic », contrairement à 2023. J'ai l'impression qu'il ne s'agissait pas tout à fait de la même violence. Le paroxysme du mouvement des Gilets jaunes a été atteint en 2018, où nos moyens ont été beaucoup abîmés. Lors d'une manifestation de soutien à la famille d'Adama Traoré en juin 2020, nous avions également fait face à un certain nombre d'agressions par jet de projectiles.
Nos véhicules se trouvant souvent stationnés à proximité des camions d'une compagnie républicaine de sécurité ou des escadrons de gendarmerie mobile, il est possible que nous soyons indirectement victimes. Je ne pense pas que les manifestants aient quelque chose contre les pompiers, mais ils nous assimilent aux autres puisque nous stationnons à côté. Nous nous demandons si nous devons être engagés à leurs côtés ou afficher une neutralité, mais puisque nous travaillons au profit du préfet de police, il ne servirait à rien d'être neutre. Mon souhait est que les citoyens puissent manifester pacifiquement sans être gênés par des feux, des jets de projectile ou des tirs de mortier. Cela ne me dérange pas que nous soyons stationnés à proximité d'un escadron de gendarmerie mobile ou d'une compagnie républicaine de sécurité.
Concernant les entraves éventuelles, à nouveau, nous n'en avons pas rencontré durant les manifestations de l'hiver 2023. Nous faisons parfois face à des tensions. Mais nous avançons prudemment. Nous roulons au pas. D'un côté, vous trouvez les black blocs et, d'un autre côté, les simples manifestants qui nous laissent passer. Ces derniers sont en surnombre par rapport aux black blocs qui sont très mobiles et en confrontation. Ces deux populations diffèrent grandement. Dans le cas d'un feu de poubelle au milieu d'une place, sans risque de propagation mais encerclé de black blocs, plutôt que de générer un affrontement supplémentaire, nous laissions brûler la poubelle. Tant pis pour les chaînes de télévision qui affirmaient que le désordre régnait dans Paris !
J'ai un attachement particulier pour les sapeurs-pompiers de Paris car je suis du pays du regretté sergent Simon Cartannaz.
S'agissant des black blocs, avez-vous changé de doctrine opérationnelle pour vous adapter à ces mouvements extrêmement violents et qui pourraient menacer vos hommes ? J'imagine qu'ils vous imposent d'être plus réactifs en fonction des blessures ou dégradations qu'ils pourraient causer.
Par ailleurs, lors d'un secours à un blessé devant être interpelé, comment se fait le lien avec les forces de l'ordre ? Durant les manifestations de l'hiver 2023, avez-vous constaté des blessures laissant supposer des violences plus importantes que par le passé ?
Sur le profil des incendiaires, avez-vous identifié des profils différents, une forme de professionnalisation, ou s'agit-il de jeunes gens qui se seraient laissé entraîner au fil de la manifestation ?
Nous partageons la même affection pour Simon Cartannaz. Je me recueille chaque année au cimetière d'Entremont-le-Vieux.
La doctrine opérationnelle a évidemment évolué. Il faut être plus mobile. Suite aux manifestations des Gilets jaunes, nous étions très rodés. La période de calme qui a suivi nous a fait oublier de bonnes habitudes. Il a donc fallu reprendre le dispositif, à savoir une meilleure intégration avec les motos d'intervention rapide intégrées dans les brigades de répression de l'action violente motorisée. Les motos d'intervention rapide ont été mises en place par le préfet Didier Lallement dans la période des Gilets jaunes. Même si la préfecture de police souhaiterait que ces effectifs soient plus conséquents, cela ne nous est pas possible en raison de leur coût. Les sapeurs-pompiers de Paris motards sont entraînés chaque vendredi et six équipes sont à disposition en permanence.
Par ailleurs, des détachements à pied interviennent également, tant au profit des policiers ou gendarmes que des victimes. Des modules d'engins-pompes intégrés à la colonne de police ou de gendarmerie existent également.
Durant le déplacement du cortège, ces différents modules accompagnent ou flanc-gardent la manifestation pour être au plus près. Nous sommes donc très intégrés et nous essayons d'être les plus mobiles possible, grâce notamment à des détachements à pied.
Pour ce qui est des blessés interpelés, le seul manifestant blessé au bras avec un mortier a été transporté à l'hôpital. J'ignore s'il a été arrêté à sa sortie de l'hôpital.
Sur le profil des incendiaires, allumer un feu de poubelle était une solution de facilité lorsqu'elles étaient nombreuses dans les rues. De nombreuses fouilles de sac étaient effectuées en amont des manifestations pour détecter des engins facilitant les débuts de feux. Selon moi, parmi les incendiaires, on trouve un gros pourcentage d'opportunistes qui utilisent les moyens du bord, et un faible pourcentage de malfaisants qui a certainement progressé. La direction du renseignement de la préfecture de police serait plus à même de vous répondre sur ce point.
Je vous remercie de nous avoir éclairés sur l'action des sapeurs-pompiers de Paris et sur la manière dont vos troupes ont pu vivre les manifestations du printemps. Nous comptons sur vos réponses écrites au questionnaire.
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La réunion se termine à dix-neuf heures cinquante-cinq.
Présences en réunion
Présents. – M. Florent Boudié, Mme Edwige Diaz, Mme Marina Ferrari, M. Patrick Hetzel, Mme Laure Miller, M. Julien Odoul
Excusés. – Mme Aurore Bergé, Mme Emeline K/Bidi