Je vous remercie de me donner l'opportunité de partager notre regard sur la thématique qui vous occupe et qui nous interroge également.
Force est de constater qu'alors que les faits de violence et de dégradation perpétrés en marge des manifestations contre la réforme des retraites qui ont eu lieu à Paris ont été significatifs, qu'ils ont fortement impacté nos services et particulièrement la permanence, l'analyse des suites judiciaires a mis en évidence une différence souvent importante entre le nombre de personnes placées en garde à vue et le nombre de réponses pénales. Ce décalage alimente le soupçon, soit du recours à des gardes à vue préventives, soit d'une justice en retrait par rapport à la gravité des faits.
En dépit du nombre important de faits constatés, la connaissance judiciaire des groupuscules violents à la manœuvre est restée extrêmement parcellaire. Au risque de causer une déception immédiate, je peux vous dire qu'aucune des procédures judicaires clôturées ne me permettra de vous décrire aujourd'hui avec certitude les modalités d'action, la structuration et les éventuels financements des groupes violents ayant massivement agi à Paris. Se pose souvent dans ces procédures la question des preuves.
À mes côtés se trouve Laurent Guy, procureur adjoint en responsabilité hiérarchique des divisions dites « de permanence ». Il présentera dans un instant ses sections et les modalités d'organisation qui ont été les nôtres pour faire face à ces événements.
Avant de lui céder la parole, je souhaiterais vous éclairer sur le contexte de l'intervention judiciaire, car il est important que vous le connaissiez. Pour nous, les manifestations parisiennes n'ont pas débuté le 16 mars, mais le 19 janvier. Elles se sont achevées le 6 juin 2023. Sur l'ensemble de la période, d'après les chiffres de la préfecture de police, 2 005 interpellations ont été effectuées. Au niveau des sections de permanence, 1 734 gardes à vue de majeurs et mineurs ont été comptabilisées.
À défaut d'outil statistique pertinent, je précise que les chiffres que nous allons partager avec vous résultent de relevés manuels par les magistrats concernés lorsqu'ils étaient de permanence. Il n'est pas exclu qu'à la marge, certains puissent être erronés et que, dans quelques mois, ils aient légèrement évolué.
Jusqu'au 16 mars 2023, le nombre de gardes à vue identifiées sur 24 heures, soit par journée de manifestation, a toujours été inférieur à 50. Le 16 mars, jour de l'annonce du recours à l'article 49, alinéa 3, de la Constitution, marque une véritable rupture pour les services du parquet. Je n'ai pas été étonnée que vous reteniez cette première date pour définir le périmètre de votre commission d'enquête.
Les éléments d'information donnés par les services de police révèlent que, sur la période, 1 680 personnes ont été interpellées. Les permanences des majeurs et des mineurs du parquet de Paris ont eu à traiter sur cette même période 1 455 gardes à vue, auxquelles il faut rajouter 41 gardes à vue de mineurs domiciliés hors de Paris, qui sont traitées par les parquets du lieu de domicile.
Au total, sur la période qui vous occupe, nous avons eu à traiter près de 1 500 gardes à vue sur les 1 734 de toute la zone de manifestations.
Contrairement à la période précédente, le nombre de gardes à vue en lien avec des jours de manifestations est devenu très fluctuant. Le 16 mars, 256 mesures de gardes à vue ont été suivies, alors que la veille, ce nombre était de 17 et, le lendemain, de 60. Ces chiffres ne sont pas sans influence sur l'organisation des services d'autant que, dans une forte proportion, les gardes de vue débutaient en fin de soirée ou en cours de nuit.
À cinq reprises, le nombre de gardes à vue a dépassé le nombre de 100 : les 16, 18, 20 et 23 mars ainsi que le 1er mai. Les deux dernières dates citées étaient également des journées nationales d'action dites « acte 9 » et « acte 13 ».
Votre périmètre d'études voit surgir aux côtés des journées d'action des manifestations spontanées, ce qui rendra impossible l'anticipation du nombre des manifestants et des parcours. De mon souvenir, les appels à rassemblement étaient plutôt en fin de journée, d'où les gardes à vue tardives et nocturnes. Sur cette période, 18 manifestations se sont déroulées dans Paris, dont 5 au titre des journées d'action et 13 défilés spontanés.
Sur les deux périodes, les journées nationales d'action ont pu se dérouler jusqu'à leur terme, ce qui est fondamental au regard de notre attachement à la liberté d'expression.
Quelle que soit la période considérée, le phénomène des black blocs a toujours été présent. Au-delà des images et des procès-verbaux de contexte, certains constats nous permettent d'affirmer qu'ils ont été présents tout le temps, au cours de la période que vous étudiez comme lors des manifestations antérieures.
En ce qui concerne la nature des dégradations commises, sont très fréquemment attaqués des établissements de restauration rapide, des banques et des compagnies d'assurance, et nous avons assisté à quelques tentatives à l'encontre de monuments publics. Quant aux violences délibérées sur les forces de l'ordre, elles ont eu lieu au moyen d'armes préparées dont les personnes se sont munies de façon délibérée.
Le 16 mars 2023 marque également une rupture dans les dérives constatées, les violences et les dégradations. Mon analyse ne repose que sur des données d'information souvent globales dont j'ai été destinataire après coup, mais voilà ce que je pense pouvoir vous dire.
Tout d'abord, il y a la multiplication des cortèges évolutifs de manifestants pacifiques, infiltrés assez rapidement par des black blocs. Lors des deux journées nationales d'action de la période que vous étudiez, nous assistons à l'émergence d'une volonté d'entraver le parcours de la manifestation déclarée, qui se décline en trois temps : en tête de cortège, la constitution des black blocs qui essaient de défier les forces de l'ordre et de donner à la manifestation un caractère incertain ; la formation en parallèle de groupes qui commettent des dégradations ou des violences de manière à attaquer les forces de l'ordre qui assurent le suivi du parcours ; enfin, des provocations et des actions violentes au moment de la dispersion qui rendent celle-ci difficile et qui aboutissent à la reconstitution de cortèges dits « sauvages ». La préfecture de police aura sans doute une analyse plus détaillée.
Une augmentation des mesures de garde à vue se produit au cours de cette période. La grève du ramassage des poubelles, qui laisse de nombreuses matières aisément combustibles sur les parcours, favorise un nombre d'incendies tout à fait significatif. Enfin, les nombreux travaux dans Paris ont permis de trouver, sur site, des outils pouvant servir d'armes.
Les procès-verbaux de contexte intégrés aux procédures sont à cet égard éclairants. Je me suis permis d'apporter l'un d'entre eux, rédigé le 23 mars 2023 par une commissaire de police. Je souhaiterais vous en lire quelques extraits. Si cette pièce vous intéresse, je vous la communiquerai. La rédaction débute à 11 heures et se clôture à 0 heure 09. Ce procès-verbal de contexte figure systématiquement dans les procédures lors de manifestations.
« À 13 heures 56, présence de 250 black blocs environ. À 13 heures 59, sommes informés que le cortège débutera pour 14 heures 15. À 14 heures 03, la nébuleuse nous informe que le chiffre des black blocs est désormais de 600 et continue d'augmenter (ce qui démontre une capacité de regroupement extrêmement rapide) . À 14 heures 09, une centaine d'étudiants descendent Rivoli en direction de Bastille. À 14 heures 27, la nébuleuse nous informe que trois à quatre cents étudiants cagoulés progressent vers les forces en tête de cortège. À 15 heures 10, les premiers jets de mortier sont constatés sur les gendarmes qui répliquent avec des lancers de lacrymogène. On nous intime l'ordre de cesser et d'attendre le top pour intervenir. À 15 heures 15, la tête de la nébuleuse se trouve au 17 rue du Faubourg Saint-Martin. À 15 heures 30, nous sommes informés que le Carrefour Market […] vient d'être attaqué (cette attaque sera suivie de beaucoup d'autres) . À 15 heures 55, première intervention des sapeurs-pompiers pour des incendies volontaires. À 16 heures 04, sommes informés que la Banque populaire vient d'être attaquée avec un engin incendiaire à l'intérieur. À la même heure et simultanément, attaque du Carrefour City . À 16 heures 06, envoi des forces pour empêcher les blacks blocs de dégrader. À 16 heures 07, un des effectifs est blessé. À 16 heures 10, le Crédit lyonnais est attaqué. À 16 heures 11, donnons consigne de dissoudre le bloc et d'empêcher ses actions. À 16 heures 13, donnons pour instruction d'impacter latéralement le bloc . À 16 heures 15, première interpellation. À 16 heures 19, un collègue est au sol. Nous demandons les sapeurs-pompiers en urgence. À 16 heures 30, devant le Grand Rex , un groupe de blocs nous attaque avec des drapeaux. À 17 heures 22, la tête de la nébuleuse se trouve en amont du cortège place de l'Opéra. À 17 heures 26, la nébuleuse grossit et est au centre de la place de l'Opéra. À 17 heures 30, donnons les consignes pour effectuer les captations des blocs avant l'arrivée du cortège sanitaire. À 17 heures 35, nous avisons l'ensemble de la conférence que tous les auteurs d'infraction devront être interpellés sur la place de l'Opéra ».
Vous constatez la rapidité du déploiement et la multiplicité des endroits. J'ai partagé cette lecture pour attirer votre attention sur le fait que ces forces de maintien de l'ordre vont à un moment devenir des forces d'interpellation. Elles ont en tête deux nécessités : maintenir l'ordre public et rédiger un procès-verbal d'interpellation, premier acte de la procédure.
Je voudrais également signaler l'intensité des violences, corroborée par les plaintes reçues. Sur les 18 plaintes confiées à la police judiciaire suite à des blessures dont sont victimes les forces de police, 16 sont consécutives à des violences subies après le 16 mars, dont 7 le 1er mai 2023. Je ne veux pas omettre les procédures ouvertes aux fins d'enquête et de plainte à l'encontre des forces de l'ordre sur des suspicions de violences illégitimes. Sur 54 procédures ouvertes, 43 concernent des faits relatés au cours de la période de référence.
Face à ce contexte, les sections ont dû s'organiser. Je laisse Laurent Guy vous présenter le fonctionnement normal et les modalités adoptées pour faire face à ces manifestations.