J'ai du mal à dresser un profil-type. Je peux citer les traits qui figurent le plus souvent sur les billets de garde à vue : majoritairement des hommes, plutôt jeunes mais peu de mineurs, issus de la plaque parisienne, très peu ayant déjà fait l'objet de condamnations ou ayant des antécédents, et peu de fichés S.
Par rapport à ce que j'ai pu suivre des condamnations, il est surprenant de voir des mis en cause commettant des faits d'une extrême gravité, mais dont le téléphone n'apporte aucun élément. Pour exemple, un fonctionnaire de police a reçu 30 jours d'incapacité totale de travail après un jet de pavé. L'auteur est un jeune homme qui reconnaît les faits. À l'audience, il était désolé et a dit avoir été entraîné par le mouvement de foule. On aurait pu imaginer qu'il appartenait à un black bloc. Ce n'est pas ce qu'a démontré la procédure.
De la même manière, des gens commettent des dégradations en revendiquant être là pour casser. Quand on cherche sur leur téléphone, on ne trouve aucune affiliation particulière à aucun groupe. On n'a même pas la conviction qu'ils aient une opinion quelconque à défendre, si ce n'est être présent et créer le désordre.
Être en tel déficit de connaissance sur ces sujets nous pose question. J'ai échangé avec la préfecture de police et certains services. Si j'ai bien compris leur analyse, pour eux, les black bloc s ne sont pas forcément un groupe qui, dans le jargon judiciaire, a le sens d'association de malfaiteurs. Ce sont plutôt des gens qui se fédèrent autour d'une méthode et peuvent, un jour, rallier tel groupe et, le lendemain, un autre, d'où la difficulté de l'enquête judiciaire. Il faut toutefois noter ce qui les fédère : un certain nombre de techniques intégrées par lesquelles nous arrivions à les identifier et qui, petit à petit, disparaissent. Ceux qui se sont fait prendre avec des objets dans les poches n'en auront plus. Ceux qui ont oublié de se masquer le feront. Ceux qui ont été repérés par leur tenue vestimentaire auront des habits passe-partout, voire en changeront à plusieurs reprises en cours de défilé. Évidemment, lorsqu'on les interpelle, ils n'ont pas de téléphone portable, mais ce n'est pas pour autant que je peux judiciairement en déduire qu'il s'agit de black blocs. Nous avons à affronter des difficultés dans l'administration de la preuve pour identifier ces profils.
Les fiches de mise à disposition existent de très longue date. La plus ancienne circulaire qui en conseille l'utilisation remonte à 2016. Elles sont utiles aux fonctionnaires de police à la fois positionnés sur de l'ordre public et en agent interpellateur. Dans leur première partie, elles listent les infractions les plus souvent constatées sur les manifestations par un système de cases à cocher. En deuxième partie, l'agent est censé décrire ce qu'il a vu et pourquoi il a la certitude que celui qu'il désigne auteur de l'infraction l'est. De toute évidence, sur certaines manifestations, ces fiches ont été mal, peu, voire pas du tout remplies.
Pour nous, un certain nombre des classements sans suite motivés par l'irrégularité de procédure, « code 36 » dans notre jargon, sont liés aux fiches de mise à disposition imparfaites ou à un avis au parquet effectué plus d'une heure après avoir notifié les droits. D'autres classements sans suite pour absence d'infraction, ou « code 11 », peuvent résulter de fiches de mise à disposition imparfaites. Les classements sans suite pour auteur inconnu, ou « code 71 », existent aussi, bien que la fiche de mise à disposition soit correcte, si les vidéos ou les explications données ne sont pas claires. Enfin, tous les classements sans suite pour infraction insuffisamment caractérisée, ou « code 21 », présupposent que la fiche de mise à disposition était bonne puisque nous avons pu faire de la direction d'enquête et conclure à cette caractérisation insuffisante.
Le groupement en vue de commettre des violences ou des dégradations est une infraction-obstacle, comme la conduite sous l'emprise de l'alcool ou le port d'arme. C'est une qualification souvent employée en cas de violence urbaine, dans les phénomènes de bande. Pour ce qui est des manifestations, elle est utile, mais le parcours de la preuve est compliqué. Nous devons à la fois démontrer l'existence du groupe et qu'il était réuni en vue de commettre des violences et des dégradations. Soit nous trouvons des armes sur les individus, soit nous disposons d'échanges téléphoniques, soit certains reconnaissent les faits. Or, dans de nombreux dossiers, les faits sont niés et les personnes font usage de leur droit au silence.
Face à ces constats, j'ai prévu avec les services de police un retour d'expérience début septembre. À l'issue de celui-ci, je pense créer un groupe local de traitement de la délinquance pour travailler sur notre capacité de réaction. Nous nous posons la question de la judiciarisation du renseignement.