Jeudi 12 janvier 2023
La séance est ouverte à 15 heures 40
(Présidence de M. Raphaël Schellenberger, président de la commission)
La commission auditionne M. Philippe Knoche, Directeur général d'Orano.
Nous reprenons nos travaux avec l'audition de M. Philippe Knoche, directeur général d'Orano, que nous sommes ravis d'accueillir pour nous présenter les activités de sa société.
Les hauts commissaires à l'énergie atomique que nous avons interrogés en décembre ont insisté sur l'intérêt, pour la filière nucléaire française, de couvrir l'intégralité de la filière, de l'amont (cycle du combustible) à l'aval (maîtrise de la technologie d'exploitation).
Orano est issu de Cogema puis d'Areva ; nous avons d'ailleurs reçu Mme Anne Lauvergeon lors d'une précédente audition. L'État français détient près de 90 % du capital d'Orano. Votre chiffre d'affaires s'élevait, en 2021, à 4,7 milliards d'euros. Orano est fournisseur d'EDF, approvisionne en uranium et intervient en matière de fluoration, d'enrichissement, de traitement et d'entreposage des combustibles usés. En attendant, les traitements font l'objet de contrats de long terme avec EDF.
Si vos activités se situent à l'amont du cycle – des actifs miniers sont ainsi enregistrés dans votre bilan –, elles génèrent, à plus long terme, des opérations d'aval du cycle, de démantèlement et de gestion des déchets, comme en témoigne le montant des provisions constituées à cet effet, qui atteignent près de 7,8 milliards d'euros en 2021. La frontière amont/aval est d'ailleurs sujette à discussion, comme rappelé par le haut-commissaire à l'énergie atomique entendu par notre commission d'enquête. Le recyclage est-il une activité d'aval ou d'amont du cycle dans le domaine nucléaire ? Bien entendu, la réponse à cette question dépend également des évolutions de cette filière.
Par ailleurs, Orano exerce ses activités à l'échelle mondiale, comme en témoigne le contrat signé pour le retour des déchets nucléaires allemands.
Enfin, les installations d'Orano sont, pour leur implantation, leur transformation et leur agrandissement, soumises à des procédures relativement lourdes, et leur sécurité est relativement contrôlée. Votre audition par notre commission d'enquête nous permettra d'avoir une vision plus précise des enjeux industriels portés par votre société.
L'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(M. Philippe Knoche prête serment.)
Vous avez déjà décrit Orano dans les grandes lignes. J'ajoute que nos équipes comptent 13 000 personnes en France, pour un total mondial de 17 000 salariés portant nos différentes technologies. Notre entreprise est en outre exportatrice, puisqu'entre 50 et 60 % de notre chiffre d'affaires est réalisé hors de France.
Votre commission d'enquête s'interroge sur les notions d'indépendance et de souveraineté, pour lesquelles existe une relative convergence, en particulier dans l'industrie nucléaire, du moins si l'on raisonne par les contraires : si nous ne sommes pas souverains, de qui sommes-nous dépendants ou à qui sommes-nous inféodés ? C'est une question extrêmement cruciale pour une entreprise, au-delà de ce que cela représente pour la France.
Vos auditions ont jusqu'ici mis en avant la nécessité d'anticiper et de résister aux chocs. Pour le nucléaire, le raisonnement sur l'indépendance a beaucoup porté sur les technologies propriétaires, les partenariats technologiques, la maîtrise des compétences et la maîtrise des flux de matières. Pour vous donner un ordre de grandeur, 100 grammes d'uranium naturel équivalent à 1 tonne de pétrole, soit un facteur 10 000 qu'il est parfois difficile de se représenter. L'énergie est extrêmement concentrée dans l'uranium, et l'approvisionnement de la France – 8 000 tonnes – ne représente que 300 containers, soit des flux physiques très faibles. En outre, l'uranium se stocke très bien, sous différentes formes. Deux à trois ans de stocks sont généralement disponibles dans le monde, et en particulier en France, sous le contrôle d'EDF. Nous ne sommes donc aucunement sur les mêmes horizons temporels que pour les énergies fossiles, dont nous sommes pour le coup très dépendants, puisque trois quarts de l'énergie européenne – les deux tiers de l'énergie française – proviennent de ces énergies fossiles. Notre vraie dépendance se situe donc par rapport à l'énergie fossile.
S'agissant plus précisément d'Orano, j'en ai pris la direction générale à l'automne 2014, dans un contexte où le patrimoine industriel d'Areva était dans une spirale de surendettement, avec des dépenses de cash supérieures aux rentrées de cash, de l'ordre de 0,5 à 1 milliard d'euros par an. Cette situation proprement insoutenable nous a conduits à une restructuration très lourde pour les équipes, puisque nous avons dû supprimer 6 000 emplois au niveau mondial, dont 4 000 en France, dans le cadre d'un dialogue social malgré tout serein, basé sur le volontariat et le diagnostic des compétences. Nous avons aussi perdu la moitié de nos 154 cadres dirigeants. Par ailleurs, nous avons effectué un travail en profondeur sur la performance et la structure juridique de l'entreprise, puisque les activités de conception de réacteur en ont été détachées pour être confiées à Framatome, filiale d'EDF.
Cette restructuration a reçu le soutien de l'État, tant dans la procédure que par le biais de fortes augmentations de capital. Ces mesures avalisées par la Commission européenne ont permis de préserver et de développer une capacité industrielle qui nous place parmi les trois meilleurs mondiaux sur chacun des secteurs que nous couvrons. Après avoir réduit les effectifs et bloqué les salaires, nous embauchons chaque année 1 300 contrats à durée indéterminée (CDI) en France et 1 500 à 1 600 CDI au niveau mondial. Nous transformons l'entreprise dans le domaine de l'excellence opérationnelle, pour qu'elle délivre ses projets et productions avec de plus en plus de fiabilité, mais aussi en digitalisant l'essentiel de nos processus – conception, jumeaux numériques d'exploitation – et en étant à la pointe de la technologie. Nous ne sommes pas les plus gros sur nos métiers, mais nous sommes les plus technologiquement avancés sur certaines de nos spécialités.
Pour ce qui est des mines, nous avons réduit nos productions sur les dernières années au regard des conditions de marché. À pleine capacité, les 8 000 tonnes que nous importons proviennent pour 5 000 tonnes du Canada, pour 2 000 tonnes du Kazakhstan et pour 1 000 tonnes du Niger. Nous avons aussi ouvert des pilotes de production en Ouzbékistan et en Mongolie et établi des partenariats de production avec des mineurs en Afrique et en Australie. Cette diversité géographique participe aussi de la sécurité des approvisionnements.
L'uranium naturel est fluoré dans des usines situées en France, installations neuves et en augmentation de production, qui ont été approuvées lors de la restructuration du Groupe et qui ont bénéficié de l'augmentation de capital. Nous sommes aujourd'hui les seuls à conduire cette conversion en Europe continentale, les Britanniques ayant interrompu leur production.
S'agissant de l'enrichissement, nous codétenons à 50 %, avec notre concurrent et néanmoins partenaire Urenco, la technologie la plus performante en Occident. Cet enrichissement est opéré dans l'usine rhodanienne du Tricastin.
En matière de services, nous opérons chaque année des milliers de transports nucléaires aux quatre coins du globe. Nous démantelons aussi des centrales nucléaires et intervenons en maintenance.
Enfin, le recyclage est à la fois le sujet pour lequel Orano dispose d'une compétence unique au monde et celui qui suscitera le plus d'attention pour les années à venir. Une fois sortis des centrales nucléaires, les clients peuvent nous confier les combustibles usés pour qu'ils soient entreposés ou recyclés ; aujourd'hui, 10 % de l'électricité nucléaire produite en France provient de matières recyclées issues des usines de La Hague et de Melox. Les déchets non recyclés sont quant à eux conditionnés de manière sécurisée, vitrifiés, avec un volume compressé et une radioactivité de long terme réduite d'un facteur 10. Il s'agit d'opérations clés, pour lesquelles Orano est dépositaire d'un savoir-faire unique au monde à ce niveau industriel ; de nombreux pays maîtrisent cette opération au plan scientifique, mais seule la France la maîtrise au plan industriel. Eu égard au discours de Belfort du président de la République et aux perspectives du nucléaire en France, nous appelons de nos vœux une réflexion pour déterminer comment maintenir à bon niveau les installations de La Hague et de Melox, qui auront 50 ans en 2040, et comment les prolonger, le tout dans un contexte de parc nucléaire lui-même prolongé et renouvelé, potentiellement avec des réacteurs avancés. Maintenant que nous avons de la visibilité sur le parc de réacteurs qui sera disponible en France, ce sujet d'aval du cycle peut désormais être soumis au débat. Pour information, cette activité de recyclage est réalisée à plus de 95 % pour EDF, ainsi que pour d'autres clients néerlandais ou japonais.
En conclusion, vous aurez compris que notre traversée du désert fut relativement longue. Nous avons dû sacrifier certaines ambitions et préserver l'essentiel en termes de compétences et de technologies. Depuis 2018, nous réduisons chaque année notre dette, qui a d'ores et déjà diminué de 25 %, et l'agence de notation Standard & Poor's a relevé notre notation. Nous sortons de ce désert avec des technologies maîtrisées et des compétences rebâties, le développement de savoir-faire demeurant notre raison d'être. Dans la mesure où tout ce qui ne tue pas rend plus fort, sous réserve d'en tirer les leçons, nous continuons de bâtir sur les difficultés que nous avons traversées, sur la base de positions concurrentielles et technologiques fortes, vis-à-vis desquelles nous n'avons aucunement à rougir. Plusieurs pays, dont le Royaume-Uni, ont perdu leurs compétences en matière de recyclage. Je suis donc extrêmement fier des équipes du nucléaire français, d'Orano en particulier, qui portent ces technologies. Elles ont besoin de visibilité et d'anticipation, car les industriels s'accommodent mal des stratégies de stop & go ou clignotantes. Nous sommes résilients aux crises, qu'il s'agisse de la crise Covid-19 – nous produisions alors à 80/90 % de notre capacité – ou du drame de la guerre en Ukraine. De véritables forces existent dans l'industrie nucléaire française, en particulier du côté de ces équipes, et ce malgré le désert que nous avons traversé.
Merci, monsieur le directeur, pour ce propos liminaire. Je vous poserai quelques questions avant de laisser la parole au rapporteur et aux autres députés membres de la commission.
Au cours de nos auditions, nous avons beaucoup parlé des différents enjeux de filière, d'une maîtrise complète de la filière à l'échelle nationale, des enjeux de construction de filière en fonction des choix technologiques à opérer. Ma première question portera sur ces enjeux de filière à technologie constante, et notamment sur la répartition des capacités de production dont vous disposez ou non sur le cycle initial du combustible (conversion/enrichissement). Pour répondre à une partie des commandes actuelles, qui ne proviennent pas seulement d'EDF, recourez-vous à des moyens qui ne sont pas les vôtres, en particulier en matière de conversion ?
Pour ce qui est de la conversion, nous avons arrêté notre ancienne usine et en avons construit une nouvelle. Plus de 5 milliards d'euros ont été investis sur l'amont du cycle en France, entre la conversion et l'enrichissement. La production en France a ensuite été interrompue en raison de l'évolution drastique des conditions de marché ; le prix du marché est en effet passé de 6 dollars le kilo à 40 dollars à court terme et 20 dollars à long terme. Aujourd'hui, avec l'augmentation progressive de l'usine Philippe Coste au Tricastin, nous ne voyons aucune raison d'acheter de la conversion à long terme, en dehors d'opérations d'arbitrage.
Si je comprends bien, nous achetons aujourd'hui de la conversion pour des raisons économiques. Ces achats ne sont-ils pas également motivés par des raisons industrielles de capacités ?
De manière générale, il ne s'agit ni d'un problème de maîtrise technologique ni d'un problème d'incapacité à produire.
Nous avons produit cette année 9 000 tonnes, pour un objectif de 14 000 tonnes, sachant que nous n'avons démarré qu'il y a deux ans. Avec la hausse de la production à venir, nous ne voyons aucune raison d'être acheteurs sur le long terme.
J'en arrive aux filières qui n'existent pas. Nous avons beaucoup parlé de surgénération, de réacteurs à neutrons rapides (RNR), de Superphénix, d'Astrid. Nous avons reçu l'administrateur général du Commissariat à l'énergie atomique (CEA), qui nous a expliqué que la décision d'abandon du programme Astrid – ou du moins de son éclatement – avait été prise en concertation avec la filière, en l'occurrence EDF et Orano. Considérez-vous avoir été associé à cette prise de décision ?
Sur la forme, nous avons effectivement été associés à cette prise de décision. Sur le fond, j'y ai été associé dans des conditions qu'il convient de préciser. À l'époque, Areva sortait de restructuration. L'entreprise n'était pas réellement financeur du programme Astrid, ou seulement de manière marginale, et ce sont surtout des équipes du CEA et d'Areva – aujourd'hui passées chez Framatome – qui travaillaient sur le sujet. Dès lors que l'État a annoncé de fortes réductions des budgets du CEA, et dès lors qu'EDF a annoncé ne pas pouvoir financer au niveau souhaitable en raison de contraintes financières découlant du mécanisme d'accès régulé à l'électricité nucléaire historique (ARENH), il était impossible pour Areva – puis Framatome et Orano – de financer ces recherches et développements, étant entendu que nous étions nous-mêmes sous pression économique. Toute traversée du désert vous confronte à des choix. En l'absence de carburant, il convient d'abandonner certains véhicules en se concentrant sur les autres : c'est le choix qui a été opéré. Néanmoins, cela n'enlève rien à l'avantage des réacteurs rapides dans la gestion du cycle nucléaire. Nous avons simplement dû procéder, sous contrainte budgétaire, à des arbitrages en termes de recherche et développement (R&D).
L'une des réponses à l'abandon d'Astrid est un intérêt accru pour la filière du multi-recyclage du combustible. Dans ce domaine, quels sont pour vous les défis en matière de filière et de maîtrise du risque ?
L'arrêt d'Astrid a conduit le CEA à proposer des recherches sur la simulation et la chimie, sur lesquelles nous pourrons ultérieurement revenir. Nous lançons d'ailleurs des partenariats avec le CEA, le Centre national de la recherche scientifique (CNRS), et développons également des partenariats avec les États-Unis sur les réacteurs rapides à sodium ou à sels fondus, qui présentent de nombreux avantages. Aucun projet de réacteur de ce type n'existe en France, qui se retrouve isolée face aux États-Unis, à la Russie et à la Chine, qui ont tous initié de tels programmes. Notre pays aurait besoin d'un cadre européen beaucoup plus fort, qui n'existe pas pour des raisons évidentes. Le multi-recyclage s'accompagne de conditions techniques restant à travailler, notamment par le biais de prototypes. Certains prétendent que cette technologie ne fonctionne pas, mais nous devons faire attention aux objectifs assignés et aux conditions techniques. En fonction des combustibles utilisés et de l'isotopie des combustibles usés, nous pouvons obtenir non pas les mêmes résultats qu'avec des réacteurs rapides, mais une stabilisation de l'inventaire, en particulier de l'inventaire de plutonium, en recyclant les combustibles usés – mox – aujourd'hui non recyclés. Plusieurs approches sont envisageables, comme la dilution ou l'utilisation d'uranium enrichi en apports. Les simulations prouvent que nous pouvons y arriver, et nous devons maintenant le prouver en réacteur, ce qui sera le cas. Bien entendu, si l'on veut que la technologie du multi-recyclage ne fonctionne pas, il suffit de prendre des combustibles déjà dégradés, avec par exemple une isotopie contenant de l'américium 241. L'on peut donc ne pas faire fonctionner le multi-recyclage, mais l'on peut aussi le faire fonctionner. L'intérêt de stabiliser les inventaires de plutonium est aussi d'économiser la ressource : en recyclant l'uranium, et en allant vers un multi-recyclage, l'on peut envisager, après 2040, des systèmes avec 30 % d'économies de ressources et donc de besoins d'uranium naturel en moins.
Nous avons parlé de la capacité à mettre en place la filière industrielle et du défi technique que représente le multi-recyclage. Nous comprenons tous que recycler du combustible usé n'est pas l'opération industrielle la plus simple, et que le multi-recyclage s'accompagne de complexités supplémentaires. Quel est aujourd'hui votre regard sur la capacité à industrialiser ce multi-recyclage ?
Comme dit le proverbe, « impossible n'est pas français ». Le recyclage du combustible usé est certes complexe, mais la France le maîtrise. Pour une fois que l'autoflagellation n'est pas complètement applicable, nous devons en profiter. Le multi-recyclage est effectivement synonyme de nombreux défis, mais il a déjà été pratiqué à titre de campagne pilote sur une dizaine de tonnes, dans le cadre d'une approche en dilution. Au fur et à mesure, le combustible usé se dégrade, de la même manière que le papier recyclé finit par se dégrader, au point qu'il doit être réservé à d'autres usages. Avec un vecteur isotopique dégradé, vous pouvez soit apporter un plutonium de meilleure qualité et diluer votre produit multi-recyclé, soit apporter de l'uranium d'enrichissement. Cela peut changer les volumes, la manière dont les matières sont dissoutes, mais aussi les quantités et les flux. Dans un combustible usé issu de l'uranium naturel, l'on trouve 1 % de plutonium. Dans un mox frais, l'on trouve 8 % à 9 % de plutonium, que vous allez en bonne partie retrouver – sous d'autres formes – dans un mox usé. Par définition, vous allez devoir gérer cette quantité dans l'ensemble du flux et savoir la dissoudre. Cela rejoint la question du dimensionnement du parc nucléaire à servir. Pour un parc de même taille, les quantités sont impressionnantes. Dans un parc de taille plus limitée, par exemple si sa capacité était réduite de moitié, nous n'aurions besoin que de trois à quatre fois plus de plutonium dans le flux, mais notre parc serait alors plus faible. Nous devons donc avoir une vision de long terme du parc – le multi-recyclage n'est pas une urgence – permettant de bien dimensionner l'outil industriel. En tout cas, les enjeux industriels sont multiples, et les défis du multi-recyclage seront tout autant prégnants avec des réacteurs rapides, qui utiliseront des combustibles également innovants, dont le recyclage nécessitera d'adapter les outils industriels.
Une forme de dialectique s'est installée avec la mise en balance de la filière RNR et de la filière multi-recyclage, qui restent toutes les deux à construire au plan du combustible. Quels seraient, sur une filière RNR, les enjeux en matière de combustible et de construction de la filière ? Que maîtriserions-nous et que devrions-nous approfondir ?
Je ne vois aucune raison d'opposer les deux filières. J'ai expliqué comment le multi-recyclage avait émergé, mais aussi que les réacteurs rapides présentaient des avantages inatteignables par ce dernier. L'on doit simplement trouver des chemins industriels aussi sûrs que possible, correspondant au parc de réacteurs que l'on souhaite construire. Il s'agit essentiellement d'un critère de réacteur, que le cycle doit accompagner.
Aujourd'hui, plusieurs sortes de réacteurs rapides existent, avec des maturités technologiques et des enjeux extrêmement différents. L'avancement technologique sur les réacteurs à sodium, dont la France a été leader mondial, est tout à fait différent de ce que l'on observe sur les autres types de réacteurs. Près de cinquante start-up dans le monde – notamment aux États-Unis – travaillent sur les réacteurs avancés, dont dix qui ont été sélectionnées et cinq que nous fournissons et qui sont aidées par le gouvernement américain, ce soutien consistant à favoriser l'émergence de plusieurs entreprises de conception de réacteurs. Nous fournissons également deux start-up sélectionnées et financées à hauteur de plusieurs milliards de dollars pour construire leur premier prototype. L'un d'eux est un réacteur au sodium, élaboré par l'entreprise TerraPower de Bill Gates, qui développe également un autre réacteur rapide à sels fondus, alimenté par du combustible liquide, qui ne présente absolument pas le même degré de maturité technologique – il n'en a jusqu'ici existé qu'un seul fonctionnel durant trois ans. Une alimentation par combustible nucléaire liquide induit donc de tout autres enjeux, même si cela se rapproche de la vitrification opérée par Orano, avec l'introduction d'actinides et de produits de fission dans une solution liquide.
Ces entreprises annoncent des prototypes pour le début de la décennie 2030, mais la maturité technologique n'est absolument pas la même que pour les réacteurs pressurisés européens (EPR) de première et deuxième génération ou pour les petits réacteurs modulaires (SMR) à eau légère. En revanche, les réacteurs EPR ou SMR sont beaucoup plus en continuité dans l'approche du cycle. Dans la mesure où le parc actuel est prolongé, et dans la mesure où des réacteurs EPR de même technologie de cycle sont construits, notre premier enjeu quantitatif consiste à servir ce parc à eau légère. Bien entendu, le nucléaire est une énergie jeune et les réacteurs avancés peuvent nous apporter beaucoup, non pas en opposition, mais en complément, puisque ces réacteurs permettraient de produire de la chaleur – pour les réacteurs à haute température – et d'apporter des avantages en termes de déchets. En tout cas, s'agissant des enjeux d'industrialisation, nous ne sommes absolument pas au même niveau de maturité.
Dans le débat public, la discussion autour des SMR élude la question du combustible et de son niveau d'enrichissement. Certains projets reposent sur des niveaux d'enrichissement non usuels et particulièrement élevés au regard de la réglementation. Comment appréhendez-vous cet enjeu ?
Les réacteurs précités peuvent utiliser des combustibles enrichis jusqu'à 20 % en uranium, contre 5 % pour le combustible classique. Ces réacteurs présentent l'avantage de fonctionner beaucoup plus longtemps sans besoin de recharge et/ou d'être beaucoup plus compacts. Il s'agit d'un horizon complet d'innovation que les États-Unis ont cherché à atteindre en levant ce seuil de 5 % qu'ils avaient eux-mêmes imposé de manière informelle depuis plusieurs décennies. En termes d'enrichissement, le passage de 5 à 20 % ne requiert par d'autres technologies que celles déjà utilisées pour le passage de 0,7 à 5 %. Les usines doivent être adaptées, mais sans rupture technologique. Des installations dédiées sont à prévoir pour l'entreposage, le transport et la déconversion, pour lesquelles les barrières technologiques ont toujours été maîtrisées ; si certaines installations ont été arrêtées depuis vingt ans et ont été détruites, nous disposons toujours des procédés.
Le marché n'existe pas actuellement, mais les matières enrichies à 20 %, uniquement d'approvisionnement russe, alimentent des réacteurs de recherche, des réacteurs à but médical ou des prototypes de réacteurs avancés, qui cherchent désormais de nouvelles sources d'approvisionnement. Si les États-Unis ont dégagé un budget de 700 millions de dollars sur ce type de sujet, aucun fonds dédié n'existe au titre de France 2030, qui se concentre sur la conception de réacteurs et non sur le cycle associé. Pour notre part, nous avons publiquement indiqué que nous travaillions sur des combustibles commerciaux enrichis à 6, 7 ou 8 %, sachant que certains clients pourraient vouloir allonger les cycles des réacteurs existants, ainsi que sur des combustibles enrichis jusqu'à 20 %, de manière à soutenir les réacteurs de recherche.
Avec vos installations d'envergure industrielle, jusqu'à quel niveau êtes-vous autorisés à enrichir l'uranium ?
Nous enrichissons jusqu'à 5 %, mais seules de faibles modifications sont nécessaires pour passer à 6 %, tandis que le cadre réglementaire est relativement adapté à 8 %. Nous devons en revanche soumettre des dossiers aux autorités compétentes en fonction des pays.
Pour boucler notre débat sur l'aval, pouvez-vous préciser où en est la rénovation de La Hague ? Comment appréhendez-vous cet enjeu au sein d'Orano ?
Nous l'appréhendons de manière nouvelle depuis le discours de Belfort et l'ensemble des décisions relatives au parc nucléaire. Dans la précédente programmation pluriannuelle de l'énergie, le recyclage perdait une bonne partie de sa clientèle française à horizon 2035/2040, en raison de la fermeture des réacteurs. Notre objectif était alors de tenir durant une quinzaine d'années, dans un contexte économique très tendu. Aujourd'hui, malgré l'absence de plan finalisé, nous avons analysé les installations les plus vulnérables à leur vieillissement. Nous avions aussi fortement réduit les coûts de maintenance de l'usine Melox, jusqu'à en réduire la production de manière trop forte et subie, au point que nous avons depuis doublé les effectifs et les budgets de maintenance pour augmenter la production.
Dans la mesure où il s'agit d'un sujet de filière, nous souhaitons qu'il soit examiné comme l'avait été le nouveau nucléaire France. Je ne désespère pas d'être entendu durant ce quinquennat, l'idée étant d'obtenir de la visibilité sur les avantages du recyclage, les installations à rénover ou prolonger, la construction de nouvelles installations. Je suis convaincu des multiples avantages du recyclage sur le conditionnement des déchets, le recyclage des matières et l'économie de ressources, même si le recyclage est à court terme plus coûteux que l'inaction. La filière soumettra donc prochainement des propositions au Gouvernement pour que les projets de loi présentés au Parlement donnent de la visibilité sur l'aval du cycle, qui fonctionne non pas dans un contexte de marché mondial comme l'amont, mais dans un contexte de services de durabilité, en particulier pour la France.
Que représente le volume d'uranium appauvri présent sur le territoire national ? Pouvez-vous nous éclairer sur ses modalités de stockage et d'entreposage et sur les enjeux associés ?
Nos entreposages représentent 300 000 tonnes, avec une densité supérieure à 1. Ces entrepôts de taille modeste sont localisés en vallée du Rhône et en Nouvelle-Aquitaine, en zones rurales. Ils abritent des produits complètement inertes et non menaçants pour la biodiversité. Si nous réenrichissions ces produits pour les utiliser à terme dans des réacteurs rapides ou pour faire face à des difficultés d'enrichissement, nous obtiendrions 60 000 tonnes d'uranium naturel, soit sept à huit années de consommation française. Il s'agit donc d'une mine potentielle, dont l'exploitation coûterait cher, mais qui contribue à la sécurisation de l'approvisionnement énergétique.
Vous avez réalisé un important investissement industriel en fermant l'usine Eurodif et en ouvrant l'usine Georges-Besse II. Un chiffre m'a particulièrement marqué : vous êtes passés d'un besoin de puissance de 2 500 mégawatts pour la première à 50 mégawatts pour la seconde. Autrement dit, Orano a rendu l'équivalent de trois tranches nucléaires au réseau national. Pouvez-vous préciser à quelle date est intervenu ce changement ? Comment a-t-il été pris en compte dans les scénarios d'évolution de la consommation d'énergie, sachant que récupérer du jour au lendemain trois tranches nucléaires non prévues – sans le dire à personne – est de nature à bouleverser notre lecture de l'évolution du besoin d'électricité à l'échelle nationale ?
Je ne suis pas tout à fait d'accord avec l'expression « sans le dire à personne », puisque l'arrêt d'Eurodif – intervenu en 2010, 2011 ou 2012 – fut particulièrement visible à l'époque. En revanche, je confirme que ce changement n'est pas anodin par rapport à l'analyse de la demande, de même qu'il n'est pas anodin en termes géographiques, dans la mesure où le sud-est est très demandeur de génération électrique. À ma connaissance, EDF et RTE étaient tout à fait intéressés de récupérer cette production électrique. J'ignore toutefois comment cette nouvelle donne a été prise en compte dans les simulations d'évolution de la consommation, puisque je ne travaillais pas sur ces sujets à ce moment. Quoi qu'il en soit, il est vrai que l'évolution technologique entre les deux usines est tout bonnement incroyable. Pour prendre une image parlante, Orano intervient généralement sur des objets aussi technologiques qu'une Formule 1 électrique et aussi grands qu'une cathédrale. Dans le cas présent, nous sommes passés d'une technologie à dimension de cathédrale à une technologie très modulaire, très numérisée et très économe en énergie.
C'est comme si nous avions construit, en 2012, trois tranches nucléaires de 900 gigawatts dans le parc national. Or cela n'a pas été pris en compte dans l'évolution des scénarios, ce qui peut masquer certaines réalités de construction de ces scénarios.
De manière générale, les systèmes complexes sont difficiles à vulgariser, et l'on préfère parfois se focaliser sur quelques symboles, alors que la réalité est souvent plus complexe et doit être présentée dans la nuance. À nous de l'expliquer.
Merci, monsieur le directeur général, pour ces explications très précises sur un sujet relativement complexe, que nous nous efforçons d'aborder avec prudence et rigueur.
Ma première question porte sur l'échec de la stratégie One-Stop Shop envisagée à l'époque, sachant que vous étiez directeur de la stratégie d'Areva durant un certain temps. Pourquoi ne peut-on pas facilement disposer d'un modèle intégré ? La construction de réacteurs nucléaires est en effet réservée à des entreprises affichant une très longue expérience et de solides compétences, ce qui n'évite pas les déboires que nous avons pu connaître sur les cuves.
Ma deuxième question concerne le projet finlandais d'Olkiluoto, dont vous avez assuré la direction de projet durant un certain temps. Pourriez-vous nous éclairer sur les raisons du retard, sur la manière dont le projet a évolué avec le temps et sur les difficultés rencontrées dans sa conception et sa réalisation ?
L'approche stratégique One-Stop Shop est la capacité à vendre à la fois de l'uranium, du combustible et des réacteurs. Si Areva a été démantelé pour des raisons d'exécution et de mise en œuvre, le producteur d'uranium canadien Cameco a récemment racheté la société américaine Westinghouse, tandis que les Russes ont toujours vendu des réacteurs avec le combustible et les matières associés. Inversement, les Britanniques ont échoué. Il s'agit bien d'une question de mise en œuvre et de capacité, pour une entreprise, à délivrer ce qu'elle a promis. Celle-ci est indépendante de la question relative à la fabrication de cuves, qui induit des enjeux de savoir-faire industriel et de mise à niveau.
J'ai dû gérer la situation du Creusot, qui était confronté à l'évolution de la réglementation et du savoir-faire industriel. Nous avons été les premiers à souligner que nos forges n'appliquaient pas les meilleures techniques industrielles du moment. Depuis, de grands forgerons mondiaux ont admis ne pas maîtriser ce type d'opérations aussi bien qu'espéré. Désormais, grâce aux investissements réalisés au Creusot et bien décrits par Bernard Fontana, Framatome a le savoir-faire industriel, maîtrise ces opérations et dispose d'outils industriels complètement rénovés, sachant qu'ils n'avaient pas été renouvelés depuis la construction du parc. Je distinguerai donc deux éléments : la maîtrise industrielle d'une opération exigeante de forge et de fabrication de la cuve ; la maîtrise de très grands projets.
Concernant spécifiquement le contrat finlandais, je distinguerais des aspects proprement finlandais – un contrat défavorable, un client qui n'a pas besoin d'électricité – et plusieurs facteurs communs avec Flamanville. Je vous renvoie donc au rapport rédigé par Jean-Martin Folz sur les causes des difficultés de construction des EPR, auquel j'ai eu la chance de contribuer, et dont j'approuve tout à fait les conclusions. Ce rapport a d'ailleurs conduit Orano à établir un plan de maîtrise des grands projets, en cohérence avec le programme Excell d'EDF, qui vise à maîtriser les compétences et la gouvernance de ces grands projets, les relations avec les fournisseurs, la standardisation des procédures et la réalisation du geste technique du premier coup. Lancé en 2017/2018, ce plan a notamment été appliqué à notre plus grand projet, à savoir le projet de remplacement des évaporateurs de La Hague. Sur les deux dernières années, nous enregistrons moins de 5 % de dérives planning, soit une adhérence planning d'environ 95 %, contre moins de 50 % pour le réacteur finlandais.
Pour reboucler avec votre point de départ sur le One-Stop Shop, j'avais annoncé, trois mois après avoir pris la direction d'Areva, que l'entreprise n'était pas de taille à soutenir des projets de ce type impliquant d'immenses infrastructures. Pour vous donner un ordre de grandeur, la quantité d'acier nécessaire pour les armatures de l'EPR représente sept fois la masse de la tour Eiffel. Cela nécessite des millions de composants, une dizaine de milliers de vannes, mais également un énorme défi humain. Professionnellement, il fut très traumatisant de construire dans ces conditions : design inachevé, Supply Chain et base technologique et industrielle qui n'avaient pas été à la même phase de la construction depuis vingt ans, compétences perdues, construction à l'international sans construction préalable en France, etc. Tous les critères de dysfonctionnement étaient réunis. Néanmoins, notre concurrent américain a rencontré des difficultés encore plus grandes. La France ne doit donc pas "jeter le bébé avec l'eau du bain". L'EPR est un produit construit pour soixante ans, reconnu extrêmement sûr par les autorités de sûreté, et même s'il n'est pas le seul réacteur capable de répondre à la demande, les équipes qui ont traversé le désert en construisant le réacteur méritent le respect.
L'EPR est constructible, puisqu'il tourne, mais il est indéniable que de nombreux objets sont plus simples à construire. Sa construction en Chine semble toutefois plus facile que dans le monde occidental, où les grands projets sont difficiles à faire avancer. Lorsque mes amis allemands me charrient sur le temps de construction de l'EPR, qui est évidemment dramatique et qui n'est pas à reproduire, je leur rappelle que l'EPR est entré en fonction avant l'aéroport de Berlin, dont la construction a débuté lors de la chute du Mur en 1989/1990. Étant moi-même Allemand, je prends cette provocation avec le second degré nécessaire. N'oublions donc pas qu'il s'agit d'infrastructures de taille extrêmement importante, dont la construction n'est jamais simple, mais qui est aussi riche d'enseignements.
La filière a d'ailleurs retenu ces enseignements. Nous espérons nous-mêmes mettre en route nos évaporateurs à la fin du mois de mars 2023 et prouver que l'on peut réussir non pas en sortant un produit tous les vingt ans, mais en industrialisant les compétences et en produisant des séries grâce à la visibilité donnée – d'où mon appel à la visibilité sur l'aval du cycle. Ces challenges que nous retrouverons sur chaque installation de ce type nécessitent une gestion de la complexité qui est faisable, qui est industrielle, mais qui ne va pas de soi.
Pourriez-vous revenir sur les provenances de votre uranium naturel ? Au-delà de la disponibilité des ressources, comment sont choisis les pays ciblés ? Quel degré de vulnérabilité leur attribuez-vous ? Pourquoi importe-t-on davantage d'uranium du Kazakhstan ou du Niger que d'Australie, où l'approvisionnement semblerait plus sécurisé ? Quid de l'évolution dans le temps des volumes importés, sachant qu'un rééquilibrage a été effectué ces dernières années ?
Ces évolutions sont liées aux conditions de marché. L'une des deux mines canadiennes – que nous détenons au tiers – a été mise sous cocon par notre partenaire Cameco, mais sa remise en route est d'ores et déjà programmée. De son côté, le Kazakhstan a réduit ses productions de 20 %, voire plus en ce qui nous concerne. En outre, après épuisement du gisement, nous avons fermé l'une des deux mines nigériennes. Enfin, la crise Covid-19 a entraîné la fermeture temporaire d'un certain nombre de mines. Pour ne pas fausser la moyenne, nous raisonnons toujours à pleine capacité, en tenant compte des parts de production que nous détenons. Par exemple, au Kazakhstan, nous opérons la joint-venture Katco avec la société nationale Kazatomprom, en ne récupérant que la moitié de la production. Au Niger, où nous sommes actionnaires majoritaires, une partie de la production est naturellement destinée aux actionnaires minoritaires. Quoi qu'il en soit, suite au redémarrage du Canada et à l'obtention des autorisations au Kazakhstan, nous reviendrons prochainement à la répartition évoquée en introduction : 5 000 tonnes du Canada, 2 000 tonnes du Kazakhstan et 1 200 tonnes du Niger, avec la mine exploitée par la Somaïr et avant le lancement du projet Imouraren. Nous déployons par ailleurs des pilotes en Ouzbékistan et en Mongolie.
Le premier critère de choix dans le domaine minier est la qualité du gisement. Nous priorisons des gisements de classe mondiale, avec des coûts de production acceptables et un accès facile à la matière. De ce point de vue, le Canada détient des minerais extrêmement riches. De son côté, le Niger fut l'un des premiers endroits où la France a trouvé de l'uranium, la Somaïr et la Cominak – fermée depuis 2021 – ayant démarré leur activité dans les années 60/70. Découvertes et exploitées par l'Union soviétique, les mines du Kazakhstan ont quant à elles été fortement développées à partir des années 2000 ; Areva fut d'ailleurs la première entreprise étrangère a développé fortement ses activités dans ce pays. Enfin, vingt ans après l'ouverture du pays, Orano a été sélectionné comme le plus grand partenaire pour le développement des mines d'Ouzbékistan, grâce à ses compétences technologiques, sa capacité à faire des jumeaux numériques, son efficacité accrue dans la récupération de l'uranium, mais aussi grâce au soutien sans faille et très efficace des équipes du ministère des affaires étrangères. De manière générale, nous travaillons beaucoup avec nos ambassades au niveau mondial, mais en particulier avec nos ambassades en pays miniers.
Au-delà du critère géologique, les critères géopolitique ou éthique entrent également en ligne de compte. Dans certains états, l'exploitation s'avère très difficile pour des raisons d'autorisation ou de conformité au plan éthique. Par ailleurs, l'acceptabilité des mines est une question cruciale. En Australie, au-delà de la distance et de la présence de grands mineurs comme Rio Tinto ou BHP, les gisements qui faisaient partie de notre patrimoine industriel se sont heurtés à des questions d'acceptabilité locale, à l'instar de nombreuses activités minières – Rio Tinto en a également fait les frais.
Enfin, nous devons être extrêmement performants en termes technologiques et industriels. En l'occurrence, nos coûts sont extrêmement compétitifs par rapport à nos concurrents, grâce à la force de nos équipes géologiques, minières et technologiques, d'autant que nous sommes le seul grand mineur d'uranium dépourvu de mine sur son territoire d'origine. Kazatomprom est le leader mondial, Cameco exploite des mines au Canada, mais parmi les grands mineurs d'uranium, nous sommes les seuls à opérer à l'extérieur sans opérer chez nous.
Quel est votre degré de préoccupation par rapport à la disponibilité de l'uranium dans les pays concernés, notamment en cas de crise géopolitique ou de choc non anticipé ? De même, quel est votre degré de préoccupation sur le prix en cas d'évolution du marché, dans un monde où 400 réacteurs sont déjà construits et où la dynamique mondiale est plutôt très favorable à la construction de nouveaux réacteurs ?
Rappelons à nouveau que 100 grammes d'uranium équivalent à 1 tonne de pétrole. Les stocks disponibles chez les clients et aux différents niveaux de la chaîne représentent plusieurs années de consommation. Si l'une des sources d'approvisionnement représentant 20 à 30 % venait à défaillir, nos autres sources d'approvisionnement et nos deux ans de stocks nous permettraient de gérer une décennie et nous donneraient le temps de nous retourner. Il s'agit bien entendu de chiffres moyens, et les clients n'aborderont pas pareillement la situation suivant leur niveau de stocks. Si nous sommes vigilants aux aspects géopolitiques, nous savons aussi que les réserves d'uranium naturel se trouvent à 40 % dans des pays de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), ce qui constitue un amortisseur non négligeable. Par ailleurs, l'équilibre entre intérêt économique de court terme et intérêt de stabilité de long terme fait que nous étions tout à fait d'accord avec la mise sous cocon de la mine McArthur au Canada : dès lors que les conditions de marché sont mauvaises, il est préférable de conserver une réserve sûre pour le long terme. Quoi qu'il en soit, la diversité de nos sources d'approvisionnement – tant en termes géographiques que de partenaires mondiaux ou de technologies – nous permet d'être sereins par rapport à notre sécurité à court terme, pour cet hiver comme pour le prochain.
Au-delà du critère volume, je souhaiterais insister sur le critère économique. Lorsque vous produisez de l'électricité dans une centrale à gaz, le coût du gaz – même lorsqu'il était plus abordable – représente l'essentiel du coût du mégawattheure. Dans une centrale nucléaire, l'essentiel du coût est dans la centrale elle-même, ce qui explique que la valeur ajoutée est essentiellement dans le pays hébergeant la centrale. À l'inverse, l'uranium naturel ne représente que quelques pourcents – soit quelques euros – du coût d'un mégawattheure nucléaire. Même si vous multipliez le coût de l'uranium par quatre ou cinq, ce dont nous rêverions, vous n'allez pas révolutionner le prix de l'électricité nucléaire.
Vous avez évoqué à juste titre le développement du nucléaire, étant entendu que nous aurons besoin de cinq à dix fois plus d'électricité décarbonée d'ici 2050, avec au moins un facteur deux pour le nucléaire selon le Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC) et l'Agence internationale de l'énergie (AIE). Il est donc vrai que nous aurons besoin de plus de ressources, mais les réserves et ressources d'uranium sont aujourd'hui estimées à un siècle, y compris avec l'agrandissement du parc nucléaire. À long terme, je n'anticipe pas de hausse du prix de l'uranium aussi forte que celle ayant récemment affecté d'autres ressources naturelles ; historiquement, la livre d'uranium oscille entre 20 et 120 dollars, pour un prix actuel de 50 dollars. Bien entendu, l'augmentation de la demande à horion 2030/2040 conduira à une consommation accrue d'uranium, ce qui nécessitera l'ouverture de nouvelles mines. Cela dit, pour un électricien opérant une centrale nucléaire, passer de 20 à 50 dollars la livre d'uranium ne révolutionnera pas le coût de son mégawattheure.
Pourriez-vous apporter des précisions sur l'impact écologique de l'extraction d'uranium et son éventuelle hétérogénéité dans les différents pays concernés ?
Le nucléaire est une énergie bas carbone, qui émet selon le GIEC 12 grammes de dioxyde de carbone (CO2) par kilowattheure, presque à parité avec l'éolien – une analyse en France parle même de 6 grammes de CO2 par kilowattheure. In fine, notre empreinte carbone se situe en bonne partie dans les mines, puisqu'elle est dépendante de l'énergie carbonée utilisée au Canada, au Kazakhstan ou au Niger. Notre plan de réduction de notre empreinte CO2 se concentre donc sur notre capacité à disposer d'électricité décarbonée ces zones. En termes d'emprise au sol, l'énergie nucléaire est très avantagée. Je n'ai aucun doute sur la nécessité de développer les énergies renouvelables. Pour notre part, nous continuons de réduire notre empreinte environnementale, avec par exemple une nouvelle politique en matière de biodiversité, même si notre empreinte carbone est extrêmement faible.
Pouvez-vous rappeler les activités menées par Orano à La Hague et à Marcoule ? Quel est le calendrier des besoins de rénovation ou d'extension des capacités et quel rôle devraient jouer les pouvoirs publics en la matière ?
Je tâcherai d'être aussi concis que possible. Du point de vue réglementaire et du point de vue de la programmation pluriannuelle de l'énergie (PPE), les activités de recyclage en France doivent être prolongées jusqu'à 2040. À cet égard, la perspective offerte par le nouveau nucléaire France double quasiment les volumes que La Hague devrait traiter d'ici là.
Dans cette usine, il ressort des réacteurs nucléaires d'EDF près d'un camion de combustible usé tous les deux jours, soit à l'année 200 camions transportant un total de 1 000 tonnes. Ces combustibles usés sont découpés en morceaux pour accéder à la matière située à l'intérieur, qui est ensuite dissoute. Les 4 % de déchets ultimes sont conditionnés dans une matrice de verre, et la structure métallique de l'assemblage est également conditionnée. Au total, l'ensemble de ces déchets vitrifiés représente 200 mètres cubes par an ; plusieurs années sont donc nécessaires pour remplir l'équivalent d'une piscine municipale.
De son côté, le plutonium récupéré à hauteur de 1 % est acheminé vers l'usine gardoise de Melox, à proximité du CEA de Marcoule, afin de fabriquer – via une dilution d'un facteur dix – du combustible mox, dont nous produisons 100 tonnes par an à pleine capacité – 60 tonnes en 2022.
Enfin, 95 % des matières récupérées sont de l'uranium de recyclage, historiquement recyclé dans la centrale de Cruas pour nos clients belges, allemands ou suisses, et actuellement entreposé dans les réacteurs d'EDF en attendant son recyclage pour la France.
Compte tenu des pressions économiques des dernières années, nos opérations de recyclage ne sont plus destinées qu'à EDF. Nous soldons nos contrats historiques avec nos clients allemands et procédons aux derniers retours de déchets. Les opérations à l'export permettent d'absorber les coûts et d'améliorer la rentabilité, mais la pression économique de l'ARENH a conduit à ce que le prix de ces prestations de recyclage évolue moins favorablement que l'ARENH, de même qu'elle nous a conduits à décaler des opérations de maintenance ou d'investissement. Il est donc important d'augmenter à nouveau les investissements et de nous accorder avec l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN), EDF et le Gouvernement sur les opérations à réaliser pour maintenir des opérations fiables jusqu'en 2040. Si La Hague a réalisé 95 % de son programme sur la période 2016-2023, le pourcentage de réalisation de Melox est très inférieur, confirmant ainsi le besoin de remonter en capacités. Cela induit d'augmenter les capacités d'entreposage de combustible usé, puisque certains combustibles ne sont pas recyclés.
Les combustibles utilisés dans les EPR et dans le parc existant sont globalement similaires à ceux que nous recyclons aujourd'hui : nous pouvons donc assurer une continuité technologique à l'usine de La Hague au-delà de 2040. La décision devra toutefois être prise durant le présent quinquennat, dans la mesure où douze à quinze ans sont nécessaires pour la conception, l'autorisation et la construction d'une installation complexe. C'est bien entre 2023 et 2025 que les choix relatifs au recyclage devront être opérés et que les priorités en matière d'investissement et de maintenance devront être déterminées, que ce soit d'ici 2040 ou pour préparer l'après-2040. Nous savons quels combustibles usés seront à traiter et quels réacteurs devront être adressés à horizon 2040, mais si d'autres réacteurs arrivent d'ici 2050/2060, nous devrons prévoir la R&D pour adresser de nouveaux combustibles, qu'il s'agisse de combustibles résistant aux accidents pour les réacteurs existants ou de combustibles pour réacteurs avancés.
Trois phases sont donc à prévoir : le surcroît de maintenance jusqu'à 2040 ; la prolongation du recyclage des combustibles des réacteurs existants au-delà de 2040 ; la préparation du cycle de très long terme. Pour cette troisième phase, nous devrions dès maintenant déterminer les programmes de R&D à prioriser pour décider, à horizon 2030/2035, ce que sera la réalité nucléaire française de 2050/2060.
L'actuel administrateur général du CEA soulignait, dans le cadre de la discussion sur la non-décision de construire un démonstrateur Astrid, que nous n'avions pas suffisamment avancé sur la fermeture du cycle et sur le cycle du combustible lui-même. Les capacités de recherche et la recherche menée sont-elles selon vous suffisantes pour avancer à un rythme important sans prendre trop de retard vis-à-vis des principaux concurrents, qui pour certains ont déjà produit de l'électricité ?
Pour faire simple, le budget du CEA est insuffisant.
Est-il un peu insuffisant ou faudrait-il vraiment aller plus loin pour traiter correctement la question de la fermeture du cycle – je ne parle pas de l'industrialisation d'un RNR – et être près dans un pas de temps déterminé ?
Je ne connais pas parfaitement le budget du CEA, mais Orano confie l'essentiel de sa R&D d'aval du cycle au CEA. En outre, l'essentiel de notre budget de R&D porte sur l'aval du cycle, puisque les technologies d'enrichissement et de conversion sont nucléaires. Nous disposons aussi de budgets d'exploration et de jumeaux numériques, mais l'aval du cycle concentre bien l'essentiel de notre budget de R&D, à hauteur de plus de 100 millions d'euros, soit 3 % de notre chiffre d'affaires. Or nous devrions idéalement doubler cet ordre de grandeur. L'aval du cycle représente aujourd'hui 2 ou 3 euros par mégawattheure, mais nous devrions probablement, dans les années à venir, doubler ce montant pour renouveler notre approche. Chaque année, nous investissons 1 % de la valeur d'une usine en maintenance, ce qui n'est pas viable sur une quinzaine d'années. D'importants efforts financiers sont donc à prévoir.
Par ailleurs, une partie du budget nucléaire du CEA est consacrée au démantèlement, et toute augmentation du budget du CEA lui permettrait d'investir davantage dans la recherche. Avec seulement 3 % de dépenses de R&D pour une entreprise technologique comme la nôtre, nous disposons encore de réelles marges de manœuvre, et c'est la raison pour laquelle nous avons souhaité, dès 2017/2018, travailler sur de nouvelles technologies avec le CEA, le CNRS et des start-up, en particulier américaines.
La réalisation de prototypes industriels induit des budgets autrement plus importants. Nous retombons ici sur les questions liées au dimensionnement de France 2030, au budget d'Astrid de l'époque, etc. N'oublions pas que 80 % des coûts sur ce type d'objets – y compris pour les EPR – ne sont pas liés au procédé nucléaire en tant que tel, mais au béton, aux tuyaux de haute qualité, au contrôle commandes, aux ordinateurs, etc. Le passage de la R&D à l'objet industriel entraîne ainsi des investissements bien supérieurs.
Ma dernière intervention portera sur la Russie. Pouvez-vous déjà préciser notre degré de dépendance à la Russie s'agissant de l'uranium de retraitement ? Par ailleurs, même si la France envoie une partie de son uranium retraité en Russie dans le cadre d'un contrat avec Rosatom, il convient de réaffirmer que ni Orano ni aucun acteur français ne se servent de la Russie comme un lieu de stockage de déchets nucléaires.
Nous avons largement communiqué sur ce dernier sujet. Historiquement, de l'uranium de recyclage était vendu à Rosatom, mais le dernier transport associé à ce contrat date de septembre 2022, et aucun nouveau transport n'est prévu sur ces matières. Nous disposons à la fois de la connaissance technique, dans le sens où cette matière peut être recyclée dans les réacteurs russes, et de l'assurance écrite et de l'engagement du client à utiliser cet uranium dans ses propres réacteurs et non à des fins de stockage final. En ce qui concerne Orano, j'ai eu à connaître un contrat de ce type, pour des quantités tout à fait marginales. Nous nous sommes néanmoins assurés qu'il s'agissait bien de recycler le produit.
Un arbitrage économique très clair a par ailleurs été rendu par EDF, qui est propriétaire des matières, nous-mêmes n'étant que des prestataires de service de recyclage. Lorsque les prix de l'uranium étaient très bas, EDF a arrêté le recyclage dans la centrale de Cruas, avant de remettre le sujet sur la table lorsque les prix ont fini par remonter. Il ne s'agit pas d'un enjeu technologique, dans le sens où la France recycle historiquement son uranium. L'installation a été arrêtée au début des années 2000 alors qu'elle était en fin de vie. Lorsque le sujet a été remis sur la table au mi-temps de la dernière décennie, les Russes – qui possédaient déjà des installations – ont été capables d'offrir des prix sur lesquels nous ne pouvions pas nous aligner. Bien sûr, une partie de l'usine Georges-Besse II a été prévue pour enrichir de l'uranium de recyclage, mais le rouble avait été tellement dévalué après le début de la guerre en Ukraine en 2014 que les prix offerts par les Russes étaient très faibles. La Russie possédait en outre des installations de conversion, étape préalable à l'enrichissement, ce qui n'était pas notre cas. EDF, qui finance le recyclage de son uranium, a considéré que l'opération de construction coûtait trop cher. Par définition, l'uranium de recyclage réenrichi représente, en volumes, sept à huit fois moins que l'uranium naturel dont on a initialement besoin. Il est donc important d'avoir une filière de recyclage, sachant que cela ne crée pas de dépendance – l'absence d'uranium recyclé ne pose d'ailleurs aucune difficulté à l'heure actuelle. EDF et Orano vont se pencher sur la question, mais l'arbitrage techno-économique en matière de prestation relève bien d'EDF. Nous ne sommes pas les seuls à pouvoir construire une usine de conversion d'uranium de recyclage, et d'autres opérateurs – y compris non russes – en seraient tout à fait capables. En tout état de cause, dans cette vision industrielle de long terme de l'aval du cycle, nous pourrions tout à fait nous passer d'uranium de recyclage jusqu'à 2040.
Selon le Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM), nous détenons des réserves d'uranium dans les sous-sols du Massif central. Pour une question de résilience, et malgré les coûts de production, ne serait-il pas important et rassurant de développer une industrie minière sur le sol français ?
Je suis d'accord avec vous, mais je suis aussi un industriel réaliste. Aujourd'hui, ouvrir une mine – d'uranium ou autre – en France reste un sacerdoce. Les dernières ouvertures de mines en projet sont très proches de sites existants. Malgré l'importance des métaux stratégiques, il est déjà très compliqué d'ouvrir des mines de métaux non nucléaires. Si les usines sont à nouveau bienvenues, grâce à l'important travail réalisé par France Industrie et de nombreux acteurs pour que l'industrialisation redevienne un objectif, ce n'est pas encore le cas pour les industries extractives.
J'aimerais d'ailleurs attirer l'attention du Parlement sur quelques biais français. Le BRGM a identifié des gisements de matériaux stratégiques et concrets, mais alors que seuls quelques clicks suffisent dans de nombreux pays pour demander un permis d'exploration sans le moindre forage, plusieurs mois sont nécessaires en France pour élaborer un dossier, dont les suites ne sont jamais certaines. Lorsque le code minier a été modifié, nous avons demandé à l'administration de nous expliquer pourquoi il était encore plus difficile d'opérer des mines dans notre pays. L'on nous a notamment répondu que la France avait des problèmes avec l'orpaillage en Guyane. Loin de moi l'idée d'attaquer la République une et indivisible, mais nous aurions besoin de plus de discernement pour favoriser les exploitations industrielles raisonnables. Orano s'occupe de plus de 200 anciens sites miniers en France, avec le plus grand sérieux, ce qui n'a pas toujours été le cas chez d'autres miniers historiques, et les préfets savent où nous trouver. Ce discernement serait donc bienvenu dans un objectif stratégique d'indépendance, avec une bonne démarche d'acceptation locale. Sur le cas que j'ai en tête, des mois de procédure étaient nécessaires pour obtenir un permis, et des dizaines de millions d'euros devaient être investis, pour un chiffre d'affaires potentiel de 30 à 40 millions d'euros et une perspective de potentielle remise en concurrence du gisement après huit ans d'études. De fait, l'ouverture d'une mine en France nécessite de prendre énormément d'élan.
Vous évoquez les difficultés d'ouvrir et d'exploiter des mines en France. Sous votre tutelle, l'on retrouve les anciennes mines ayant servi la France en uranium. Plusieurs enquêtes sont revenues sur les mines de la Commanderie, de Bellezanne et des Bois Noirs, pour lesquelles des interrogations demeurent concernant le traitement des résidus des minerais d'uranium par Orano, avec de fortes inquiétudes autour de l'étanchéisation du site et de la contamination des eaux souterraines. Vous parlez de complexité, mais cette complexité sert à protéger l'environnement et la santé des riverains. Quelles actions avez-vous donc conduites sur ces anciens sites ?
Ces sites sont généralement visitables et vous pouvez vous y rendre à tout moment, sachant que nous accueillons régulièrement différentes parties prenantes ou institutions, comme les directions régionales de l'environnement, de l'aménagement et du logement (DREAL) ou les préfectures. Nous y menons des travaux, des actions continues, avec parfois le traçage de matières qui n'avaient pas été identifiées. Nous nous efforçons de remédier au moindre souci, mais aucun problème de mise en danger ou de pollution n'a été constaté. Il ne s'agit pas nécessairement de sites exploités par nos anciens, mais aussi de sites orphelins.
En tout état de cause, les sites mentionnés sont parfaitement visitables. Malgré une opposition de longue date à l'existence du site des Bois Noirs, qui est une ancienne mine, nous avons refait la retenue d'eau et reconduit des mesures de crue. Nous effectuons des mesures permanentes, et des commissions de suivi de site se réunissent régulièrement. Nous nous efforçons d'être aussi responsables que possible, ce qui n'empêche pas les oppositions. Nous conduisons également des enquêtes de satisfaction auprès des parties prenantes locales. Quoi qu'il en soit, la complexité à laquelle je faisais référence concernait bien l'ouverture et le business model des nouvelles mines et non le suivi des anciennes mines.
Je pense toutefois qu'il existe une corrélation. Considérant le traitement des anciennes mines et les inquiétudes légitimes liées à des fuites d'eau et des résidus placés dans des excavations sans étanchéisation, l'on peut à juste titre s'inquiéter de l'ouverture de nouvelles mines si le traitement des anciennes mines n'est pas réalisé dans le temps et de manière conforme, malgré les propos de la filière nucléaire – et que vous avez vous-même répétés à plusieurs reprises – affirmant qu'il n'y aurait aucun problème et que tout serait surveillé et sécurisé. Mme Lauvergeon tenait le même discours lorsque nous l'avons interrogée sur l'augmentation du nombre de leucémies autour du site de La Hague, en nous répondant que des caméras avaient été installées pour effectuer des vérifications et lever l'opacité. Cela dit, Mme Lepage a rapporté deux études révélant une hausse du nombre de leucémies autour de La Hague. J'entends que vous êtes dans votre rôle lorsque vous prétendez qu'il n'y a rien à voir, mais entendez aussi que ces propos et les résultats des enquêtes peuvent interroger fortement sur le traitement des anciennes mines.
Vous me prêtez des paroles que je n'ai pas tenues. Je n'ai pas dit qu'il n'y avait pas de problèmes. Nous sommes confrontés à des difficultés, mais nous les adressons. Vous faites état de manquements historiques, qui restent d'abord à prouver, et auxquels nous devons ensuite remédier – c'est notre travail. Concernant La Hague, plusieurs enquêtes contradictoires et multi-parties prenantes ont réfuté les accusations portées à notre encontre pour laisser place au dialogue. En tout état de cause, je ne prétends pas que tout va bien. Comme toutes les industries, nous sommes confrontés à de réels enjeux, que nous nous efforçons de résoudre au mieux. Nous ne sommes pas en infraction, et nous allons même au-delà de ce qui nous est demandé. Inversement, lorsque certaines parties prenantes locales – je parle ici des Bois Noirs – s'opposent à tous travaux, ne laissons pas croire que nous serions les seuls responsables des problèmes. Pour ma part, je ne joue pas un rôle. Nous faisons notre devoir d'industriel, en protégeant l'environnement et les populations des alentours, tout en étant conscients que nous émettons des rejets, comme toute industrie. Nous ciblons le zéro déchet et avons déjà fortement diminué nos rejets, l'impact des rejets de La Hague étant d'ailleurs inférieur à celui d'un aller-retour en avion ou d'un scanner thoracique. Toute industrie emporte des impacts, mais nous les adressons de manière tout à fait sérieuse.
Comme vous devez le savoir, le groupe Areva a été en infraction au Niger, puisqu'il a été condamné en 2012 après la mort d'un ex-salarié d'une mine d'uranium. Ce salarié est décédé en 2009, à l'âge de 59 ans, des suites d'un cancer causé par les inhalations de poussières d'uranium.
Par ailleurs, vous devez savoir que les ex-employés de la mine nigérienne d'Arlit – exploitée par Cominak, filiale d'Orano – ont porté plainte contre X pour homicide et blessures involontaires liés à l'extraction d'uranium. Quelle est votre position à ce sujet ? Est-il inévitable que la France bafoue les droits humains à l'étranger pour récupérer de l'uranium, faire tourner nos centrales et nous permettre d'avoir de l'électricité ?
La réponse est dans la question. Nous ne bafouons pas les droits humains, et il est anormal de traiter qui que ce soit d'une manière non respectueuse, que ce soit en France, au Niger ou ailleurs. D'ailleurs, nous appliquons au Niger les mêmes standards de radioprotection des travailleurs qu'en France. Nous n'établissons aucune différence dans nos standards de sécurité, quel que soit le pays dans lequel nous opérons. Le cas de 2009 que vous mentionnez m'est inconnu, mais je pourrai me renseigner, sachant que je n'ai pris en charge les activités d'Areva – et en particulier les activités minières – qu'en 2014.
En tant qu'industriel, nous travaillons sur les sujets de sécurité et de radioprotection. Notre taux de fréquence des accidents du travail au niveau mondial – sous-traitants inclus – est inférieur à un accident par million d'heures travaillées, ce qui nous place parmi les entreprises les plus sûres, toutes industries confondues. Même si nous ne sommes pas encore au niveau des meilleurs, nous figurons parmi les entreprises affichant les meilleurs résultats de sécurité.
Compte tenu de vos responsabilités dans le nucléaire, je m'étonne que vous ne soyez pas au courant de l'affaire publique que j'évoquais.
En 2021, l'usine de La Hague abritait 10 000 tonnes de combustible usé. Or l'on parle de débordement dès 2024, de saturation en 2030 et d'une nouvelle piscine d'ici 2034. En attendant, comment Orano prévoit-il de gérer ces produits à partir de 2024/2030 ? Vous affirmez que le discours de Belfort vous offre de la clarté et des perspectives, mais rien n'est acté à ce jour, que ce soit au Parlement ou dans le cadre de la stratégie énergétique française. Il conviendra donc d'attendre encore quelques mois, à moins que seule la parole présidentielle n'engage l'ensemble du pays sans débat. Quoi qu'il en soit, même avec la production actuelle des réacteurs français, des alertes ont déjà été émises concernant la saturation des capacités.
Enfin, en l'absence de projet concret de recherche ou industriel de RNR jusqu'à 2050, ne considérez-vous pas nécessaire de rouvrir le débat sur la qualification juridique en déchets de l'uranium appauvri et de l'uranium de retraitement en attente dans les piscines ?
M. Knoche répondra à ces questions, mais l'uranium appauvri n'est nullement stocké en piscines.
Pour les combustibles usés, les piscines de La Hague peuvent encore accueillir l'équivalent de 800 tonnes de matières. Par ailleurs, nous avons déjà conduit plusieurs études – en partie financées par EDF – et approvisionné les matériaux pour densifier ces piscines, l'objectif étant de pouvoir y stocker, avec des équipements de séparation différents, davantage de combustible qu'aujourd'hui. En l'occurrence, nous pourrions progressivement aller jusqu'à 3 000 tonnes supplémentaires entre 2024 et 2030. Les demandes d'autorisation ont été déposées en bonne et due forme, et bien que les autorisations de l'établissement le permettent, les dispositifs techniques n'avaient pas été mis en place. Compte tenu de l'évolution du système, nous nous préparons à progressivement accueillir entre 1 000 et 3 000 tonnes supplémentaires à partir de fin 2024, en fonction des besoins. Nous pourrons ainsi adresser les combustibles usés jusqu'à une éventuelle piscine centralisée.
De son côté, l'uranium appauvri est stocké sous forme solide dans des containers métalliques, et non sous forme liquide dans des piscines. Vous m'interrogez sur la nécessité de rouvrir le débat, mais l'utilisation de l'uranium appauvri fait l'objet d'une discussion permanente, en particulier dans le cadre du plan national de gestion des matières et déchets radioactifs, dont les débats sont organisés par la direction générale de l'énergie et du climat (DGEC) et l'ASN. L'ASN a d'ailleurs rendu un avis stipulant que les exploitants devaient développer l'utilisation de cet uranium appauvri.
Pour le reste, je ne rejoins pas votre commentaire – qui ne me surprend guère – concernant l'absence de RNR avant 2050. Toutes les puissances nucléaires mondiales s'inscrivent dans des dynamiques beaucoup plus rapprochées : la Russie et la Chine ont déjà développé la technologie, tandis que les États-Unis s'y préparent pour la décennie 2030. Cela dit, il est classique de vouloir la mort du nucléaire en décrétant l'absence de solutions.
Vous me prêtez à votre tour des intentions.
Pour conclure, je souhaiterais évoquer le coût des démantèlements. Au-delà de la construction de la centrale, de l'exploitation de l'uranium et du traitement ou stockage des déchets, la rente du nucléaire intègre également des frais et coûts de provisions pour le démantèlement des centrales. Que l'on soit favorable ou opposé à l'énergie nucléaire, il me semble nécessaire de débattre de l'horizon jusqu'auquel le prolongement des centrales peut être envisagé sans entorse à la sécurité, sans même parler des problèmes de corrosion ou autres.
En 2020, la Cour des comptes soulignait que les coûts de démantèlement étaient probablement sous-estimés, puisque certaines dépenses ne sont pas incluses dans les évaluations d'EDF et d'Orano, ce qui me paraît assez préoccupant. Vous affirmez que les énormes défis auxquels a été confrontée l'industrie nucléaire peuvent expliquer sa faillite, notamment par rapport à l'EPR de Flamanville. Vous avez salué vos équipes par rapport aux progrès réalisés en fonderie, mais je m'étonne que nous nous soyons lancés dans une technologie que M. Proglio jugeait lui-même impossible à réaliser, avec un état de fonderie et d'industrie qui n'était pas en capacité d'assurer la sécurité et le bon fonctionnement des installations.
Le problème semble se poser de manière analogue pour le démantèlement des centrales, puisque nous discuterons bientôt d'un projet de loi proposant d'alléger les normes de sécurité afin de prolonger les centrales de 10, 20 ou 30 ans. Avez-vous donc réellement provisionné pour ce faire ? Dans la mesure où les centrales ont été construites dans un même pas de temps, leur démantèlement devra aussi s'opérer dans un même pas de temps, à l'échelle industrielle, avec un savoir-faire français à valoriser.
Vous affirmez enfin « qu'impossible n'est pas français », malgré les nombreux défauts et défaillances auxquels nous nous sommes heurtés, qui ont pu jeter un discrédit sur la filière française – je pense ici à l'obsession d'aller investir à l'étranger. En tout état de cause, nous ne voyons pas comment le développement de la filière nucléaire a pu contribuer à garantir la souveraineté et l'indépendance de la France, compte tenu de l'approvisionnement extérieur et des prévisions d'entretien établies jusqu'au terme du cycle des centrales nucléaires françaises.
Ce sera la dernière question. Je ne ferai pas l'affront de répéter les critiques de mauvais style que vous avez formulées, madame Laernoes, à l'encontre de mes interventions face à certains de nos invités.
Je suis ravi d'entendre, madame Laernoes, que vous ne souhaitez pas la mort du nucléaire. Si j'ai bien compris votre propos, vous cherchez avant tout à savoir si nous savons démanteler des centrales nucléaires et si nous avons suffisamment provisionné pour ce faire. Je vous confirme donc que nous savons démanteler des réacteurs nucléaires. Nous avons d'ailleurs terminé, avec nos équipes américaines et l'appui de nos équipes européennes, le démantèlement des parties principales du réacteur américain de Vermont Yankee, quatre ans après que le projet nous a été confié. Il s'agit du deuxième réacteur que nous démantelons aux États-Unis, après celui de Cristal River, avec des budgets comparables à ce qui existe en France, mais avec beaucoup moins de complexité qu'en Europe. Nous allons par exemple découper la cuve en cinq à dix pièces, alors que l'Europe nous impose – du fait des filières de déchets et d'un ensemble de contraintes – de la découper en dizaines voire centaines de pièces. Je confirme donc que nous savons démanteler des réacteurs et qu'il est possible de procéder plus simplement ailleurs, étant entendu que nous procédons selon la réglementation propre à chaque pays.
Concernant les provisions, Orano détient dans son bilan plus de 7 milliards d'euros pour démanteler ses propres installations, le tout étant régulé par l'administration. Pour ce faire, nous disposons de fonds investis en actions, obligations ou liquidités, et nous dépensons chaque année entre 200 et 300 millions d'euros pour avancer sur le démantèlement des installations anciennes.
Enfin, nous ne débattons pas seulement des devis techniques, qui sont audités par des parties tierces mandatées par l'État, mais également de la pleine application du principe voulant qu'une entreprise publique à 90 % doive mettre de l'argent de côté jusqu'à la fin de vie de ses installations. Nous sommes totalement d'accord avec ce principe, mais il appartient au régulateur d'en décider de l'utilité. Est-il vraiment pertinent de provisionner de l'argent en 2022 pour payer la taxe foncière en 2070 ? L'argent issu de l'augmentation de capital ou du renoncement aux dividendes doit-il servir à payer des impôts en 2070 ? Nous pouvons en tout cas débattre de la meilleure utilisation de l'argent public, sachant que notre rôle est de fournir de l'électricité décarbonée, fiable et compétitive. De fait, si nous débattons parfois du périmètre, la capacité technique à démanteler ne fait aucunement débat.
Merci, monsieur le directeur général, pour votre disponibilité et pour la précision de vos réponses. Nous suspendons la séance quelques minutes avant la prochaine audition.
La commission auditionne ensuite Mme Catherine Cesarsky, Membre de l'Académie des Sciences, Haut-Commissaire à l'énergie atomique (2009-2012)
Nous avons l'honneur d'accueillir Mme Catherine Cesarsky, membre de l'Académie des Sciences et ancienne haut-commissaire à l'énergie atomique de 2009 à 2012. Nous vous remercions, madame Cesarsky, d'avoir accepté notre invitation en dépit des nombreuses activités que vous continuez à exercer.
Au sein de notre commission d'enquête, nous avons souhaité entendre les différents hauts-commissaires successifs pour recueillir leur avis sur l'objet des travaux de la commission d'enquête, ainsi que leur témoignage sur le mode de gestion des dossiers sur lesquels ils ont été consultés. C'est donc au titre de vos anciennes fonctions de haut-commissaire que nous vous entendons, même si nous sommes également intéressés par l'ensemble de vos réflexions sur le domaine que nous étudions, ainsi que par le regard scientifique que vous portez, en tant que membre de l'Académie des sciences et vice-présidente de l'Organisation européenne pour la recherche nucléaire (CERN), sur les évolutions intervenues depuis la fin de votre mandat de haut-commissaire.
Préalablement à cette audition, nous avons reçu deux de vos successeurs, qui ont exposé des points de vue assez opposés sur l'utilité de la fonction de haut-commissaire. Peut-être s'agit-il d'un premier point sur lequel nous pourrions vous entendre comme juge de paix.
L'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(Mme Catherine Cesarsky prête serment.)
Mesdames et messieurs les députés, je vous remercie pour votre invitation et pour votre intérêt. Je commencerai par rappeler mon parcours.
Née en France, j'ai vécu à l'étranger jusqu'à presque 30 ans. Après des études en Argentine, j'ai obtenu mon doctorat à l'université de Harvard et travaillé aux États-Unis, avant de retrouver la France et de rejoindre le Commissariat à l'énergie atomique (CEA) en 1974. Précisons d'emblée que l'astrophysique est le sujet qui me passionne et qui fut au cœur de mon doctorat et de ma carrière professionnelle. Le nucléaire est très intéressant, mais je suis avant tout astrophysicienne.
Au CEA, j'ai fait de la théorie durant une dizaine d'années, avant de me dédier aux expériences spatiales et de diriger le groupe d'astrophysique du CEA de 1985 à 1994. L'on m'a ensuite demandé, à ma grande surprise, de prendre la direction des sciences de la matière, autrement dit toute la recherche fondamentale du CEA en physique et en chimie, qui mobilisait près de 1 800 personnes. Je fus ainsi, pour la première fois, en contact proche avec les autres activités du CEA, dans le cadre de réunions hebdomadaires où chacun parlait de son domaine d'activité. J'ai ainsi pu mesurer, durant cinq ans, les succès, les problèmes et les vicissitudes de l'énergie nucléaire au CEA. J'ai ensuite assumé, durant huit ans, la direction générale de l'Observatoire européen austral (ESO), basé au Chili et dirigé depuis l'Allemagne. À mon retour en France, le cabinet du Premier ministre – en la personne de François Jacques – m'a proposé de devenir haut-commissaire. Je ne m'y attendais pas du tout, comme pour les autres postes qui m'ont été proposés, mais je l'ai accepté avec grand enthousiasme.
Je vous ai transmis un document résumant le rôle du haut-commissaire à l'énergie atomique. Il doit avant tout assumer la charge de conseiller scientifique et technique auprès de l'administrateur général. Assisté d'un conseil scientifique, il préside aussi un comité de visiteurs, sachant que j'ai moi-même introduit les comités de visiteurs au CEA. Il conduit par ailleurs de nombreuses activités liées à l'enseignement et multiplie les contacts avec le monde académique, étant même à la tête des échanges entre le CEA et les universités.
Au-delà de ces missions communes, chaque couple d'administrateur général et de haut-commissaire fonctionne différemment. Pour ma part, j'ai travaillé avec Bernard Bigot, que je connaissais bien, et qui avait fait semblant de m'accueillir à bras ouverts, sachant que nous avions eu des points d'accord et de désaccord. Nous pouvions nous entendre, mais j'ai rapidement appris qu'il avait lui-même été haut-commissaire avant de devenir administrateur général, et qu'il avait accepté cette nouvelle fonction à la condition de conserver parallèlement sa fonction de haut-commissaire. Je pense que cela peut intéresser votre recherche, dans le sens où son désir était de réunir les deux fonctions en une seule. Pour rappel, Frédéric Joliot-Curie fut le premier haut-commissaire à l'énergie atomique. Le poste est donc associé à la figure de grand scientifique, et il plaisait beaucoup à Bernard Bigot d'ajouter, à ses fonctions éminentes, l'idée qu'il pouvait se présenter en tant que grand scientifique.
De ce point de vue, Bernard Bigot m'a franchement vu arriver d'un mauvais œil. Je l'ai néanmoins conseillé à fond, avec un certain succès, sachant que de gros problèmes sont à attendre dans ce couple si l'un veut devenir calife à la place du calife, ce qui n'était pas du tout mon cas. J'ai donc complètement joué le jeu du conseil, et de ce point de vue, nous entretenions des relations extrêmement suivies. Nous nous rencontrions une fois par semaine, et nous nous téléphonions de nuit une à deux fois par semaine. Nous discutions de toutes les affaires du CEA, et je n'hésitais pas à lui faire part de mes désaccords, sans que cela ne pose problème.
En revanche, avec d'autres personnes, Bernard Bigot ne supportait pas que je sois dans la lumière et me mettait des bâtons dans les roues, parfois de manière extrêmement désagréable. Le pire exemple fut sans doute après la catastrophe de Fukushima. Le CEA avait alors institué un grand groupe de travail pour comprendre les circonstances de l'accident et tenter d'identifier des moyens de prévention. Néanmoins, Bernard Bigot a refusé toute participation de ma part ou d'un membre de mon cabinet. J'en étais absolument outrée, puisque je considérais qu'il était de mon rôle de participer à un tel groupe.
Après trois ans en tant que haut-commissaire, Bernard Bigot m'a tout de même demandé – sans doute à la demande du Gouvernement – si je souhaitais faire un deuxième mandat. J'ai alors refusé, à son grand soulagement, sachant qu'il avait entre-temps été renommé administrateur général et que je ne me voyais pas refaire trois ans dans cette configuration.
Au-delà de nos désaccords, je me souviens que Bernard Bigot avait concentré toute l'énergie de la direction de l'énergie nucléaire (DEN) sur Astrid, au point de pratiquement lui interdire de travailler sur d'autres sujets. Pour ma part, il me semblait important de poursuivre les études sur de nombreux autres aspects, y compris sur des sujets nécessaires pour Astrid : combustible, cycle, etc. J'échangeais beaucoup avec les scientifiques de la direction, mais je n'ai pu convaincre ni Bernard Bigot ni le directeur de la DEN – Christophe Béhar –, qui ne pouvait que suivre les directives de l'administrateur général. Je pense que ce fut une erreur, qui n'est d'ailleurs pas pour rien dans les décisions actuelles entourant la question du nucléaire.
Je lui donnais également beaucoup de conseils – dont il était très preneur – sur le réacteur thermonucléaire expérimental international (ITER), sachant que je venais moi-même de diriger, durant huit ans, une organisation internationale du même type.
Ce fut pour moi une période intéressante et enrichissante. J'ai eu d'excellents contacts au CEA, où j'avais d'ailleurs été très bien reçue en tant que directrice des sciences de la matière, ainsi que dans le monde académique, dans les ministères et chez les industriels. Plusieurs actions m'ont été confiées, et je rencontrais régulièrement ou plus occasionnellement des personnalités comme Anne Lauvergeon, Henri Proglio, Gérard Mestrallet ou Pierre-Franck Chevet, qui était alors la personne en charge du nucléaire au ministère. De ce point de vue, j'avais l'impression d'être plutôt mieux lotie que les autres.
Très peu de temps après mon arrivée, la commission Juppé-Rocard élaborait son rapport sur les investissements d'avenir. J'ai moi-même contribué activement à cette commission, en participant à toutes les propositions liées à la recherche, qui a d'ailleurs obtenu beaucoup d'argent au titre des investissements d'avenir. Sur l'axe n° 4 dédié aux énergies décarbonées, j'ai rédigé seule – personne ne voulait m'aider, y compris Édouard Philippe, qui travaillait alors chez Areva – différentes propositions relatives à l'énergie nucléaire, en suggérant d'investir dans le réacteur Jules Horowitz (RJH) et dans le projet Astrid. J'ai ainsi obtenu 1 milliard d'euros, dont 100 millions d'euros pour les activités de recherche sur le traitement des déchets radioactifs menées au sein de l'Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (ANDRA). Ce fut une très belle façon de prendre mes fonctions de haut-commissaire.
Par ailleurs, j'étais très intéressée par les énergies alternatives, que j'ai beaucoup poussées en tant que haut-commissaire. J'ai beaucoup travaillé sur les synergies au sein du CEA, en particulier sur ce sujet. J'ai ainsi organisé plusieurs séminaires pour les plus hauts niveaux du CEA, sachant que cette thématique des énergies alternatives était jusqu'ici peu abordée. J'ai également poussé ce sujet au titre de la commission Juppé-Rocard, au point d'obtenir 1,5 milliard d'euros de crédits. J'ai d'ailleurs fait venir des membres du CEA pour démontrer l'intérêt de nos études, en particulier sur le solaire. La commission a fini par conclure qu'un lieu unique devait fédérer ou impulser les recherches sur les énergies alternatives ; c'est alors qu'il fut annoncé que le CEA devenait le commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives. Si mon successeur n'a pas apprécié, je suis fière d'avoir agi dans ce sens et du résultat obtenu, sachant qu'Alain Juppé envisageait de créer un autre organisme dédié et que j'ai tout fait – avec d'autres – pour cela n'arrive pas.
J'ai ensuite créé l'institut international de l'énergie nucléaire (I2EN), accès unique à la formation française en énergie nucléaire, sur lequel je reviendrai ultérieurement.
À l'époque, le débat portait régulièrement sur ce que la France pouvait tenter de construire et d'offrir en dehors du réacteur pressurisé européen (EPR). La rivalité était alors très grande entre Areva et EDF. Areva travaillait sur le projet Atmea – une espèce de petit EPR – avec les Japonais, tandis qu'EDF souhaitait renforcer la sécurité des réacteurs de deuxième génération pour les vendre et devenir champion dans ce domaine. Je crois même qu'EDF était convaincu que la France pourrait s'orienter dans cette voie plutôt que vers les EPR. Quoi qu'il en soit, tout le monde s'accordait sur la nécessité d'offrir, en plus de l'EPR à 1,6 gigawatt, un réacteur de 1 gigawatt. L'on m'a alors demandé de rédiger un rapport à ce sujet, qui m'a donné l'occasion d'échanger avec tous les plus hauts et bas niveaux des différents projets. Ce fut extrêmement intéressant, mais l'initiative n'a guère servi, puisque tout est ensuite tombé à l'eau, principalement à cause de Fukushima.
Je tiens à préciser que je ne suis plus vice-présidente du CERN depuis un certain temps. Je m'occupe en revanche, depuis un an, du projet de construction du plus grand radiotélescope du monde, dont je suis la présidente. Entre-temps, je me suis beaucoup occupée de sujets liés au spatial.
Dans votre questionnaire, vous me demandez quel était mon jugement sur les activités du CEA lors de ma prise de fonction. À mon arrivée en 2009, tout était simple. La France était fière de son énergie nucléaire, un modèle de réacteur avec sûreté accrue – l'EPR – avait été étudié et le premier EPR était en construction. Même si cette construction a rapidement connu quelques déboires avec le radier, nous ne pouvions aucunement présager des problèmes survenus par la suite. Le CEA et l'ANDRA suivaient à la lettre les lois de 1991 et de 2006 : l'enfouissement des déchets était acté, et le projet Cigéo se poursuivrait.
Peu avant ou peu après la loi de 2006, Jacque Chirac annonçait la construction d'un réacteur à neutrons rapides (RNR) pour 2020, préfigurant Astrid. Le CEA n'était guère serein, compte tenu de la complexité du projet, mais il était pour le moins très occupé. La construction du RJH, dont j'avais entendu les prémices lorsque j'étais directrice des sciences de la matière, et qui avait été initiée par Yannick d'Escatha, était nécessaire pour les études de matériaux et de combustibles, ainsi que pour la production de radio-isotopes pour la médecine. Cette construction fut finalement acceptée et débuta au moment où je devenais haut-commissaire ; il était alors trop tôt pour se rendre compte de l'importance des problèmes à venir. La cérémonie de la première pierre fut organisée en grande pompe en présence du Premier ministre, et tout semblait fonctionner. Ayant l'habitude de présider ou de participer à la construction d'infrastructures de recherche, je considérais que la date de mise en route – 2020 – était trop rapprochée. Cela fut néanmoins rapidement corrigé, avec un objectif d'avant-projet détaillé fixé à horizon 2017, qui fut alors parfaitement tenu par le CEA.
Vous m'interrogez ensuite sur ma définition de la souveraineté énergétique ; en toute honnêteté, je ne pourrai pas donner meilleure définition que celle donnée devant votre commission par Pascal Colombani.
Vous souhaitez également savoir quelle place occupaient les concepts de souveraineté et d'indépendance énergétique dans la politique énergétique française durant l'exercice de mes fonctions de haut-commissaire ; en synthèse, cela allait de soi : tout le monde pensait que nous devrions les atteindre et que nous serions en mesure de les atteindre.
Vous demandez ensuite comment était traitée cette thématique de souveraineté et d'indépendance énergétique. Pour répondre à cette question, je vous parlerai du Conseil de politique nucléaire (CPN). Entre 2009 et 2010, le CPN s'est réuni à sept reprises. La discussion s'opérait au plus haut niveau de la République, puisque le président Sarkozy était lui-même présent à toutes ces réunions – je ne suis pas certaine qu'il en fut de même pour le Premier ministre. Ces réunions rassemblaient également de nombreux ministres, les industriels, l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN), l'administrateur général du CEA et moi-même en tant que haut-commissaire à l'énergie atomique. La toute première séance fut consacrée au prolongement de la durée de vie des centrales au-delà de 40 ans, étant entendu qu'il avait déjà été décidé de les prolonger.
Cette première réunion s'est tenue en 2009, mais j'en ignore la date exacte. S'en sont suivies quatre autres réunions la même année, puis deux autres l'année suivante. Je m'en souviens parfaitement, puisque c'est à ce moment qu'ont été interrompus les comités à l'énergie atomique. Lors de cette première réunion, nous avons discuté de la nécessité de prolonger la durée de vie des centrales jusqu'à 50 ou 60 ans, en nous demandant si nous aurions suffisamment d'énergie, et en considérant que l'opération était faisable sous réserve que les centrales fonctionnent suffisamment longtemps chaque année. Les discussions n'étaient d'ailleurs pas tendres pour l'ASN, qui empêchait les centrales de tourner. Nous avions compris que si nous ne pouvions pas les prolonger, nous devrions tout de suite commencer à en construire d'autres, et que si nous pouvions au contraire les prolonger, nous pouvions attendre 2026/2027 pour en construire d'autres, avec un maximum entre 2033 et 2035. L'intention était donc bien de construire des EPR. En revanche, nous n'avons pas du tout abordé la question des RNR.
La deuxième réunion du CPN portait sur le programme EPR. La construction du deuxième EPR était alors entamée, et la construction d'un troisième – à Penly – était envisagée. Le président de la République souhaitait que ce troisième réacteur soit construit par EDF – la discussion avait donné lieu aux habituelles bisbilles entre EDF et Areva –, avec des partenaires comme GDF-Suez, qui s'intéressait alors beaucoup au nucléaire, et potentiellement Total. À l'époque, il semblait presque aller de soi que la France se dirigerait vers un deuxième EPR, tandis que le troisième n'était pas jugé urgent si la disponibilité du parc était à la hauteur. Fallait-il tenter de fabriquer un réacteur de 1 gigawatt pour tenter de commercialiser un tel produit à l'étranger ? À ce moment, l'on considérait que tout était réglé pour la France, qui allait se doter d'EPR, et qu'il était surtout nécessaire de vendre à l'étranger. À cet égard, la perte de l'appel d'offres passé par les Émirats Arabes Unis au profit de la Corée du Sud fut une terrible gifle pour le nucléaire français, et c'est d'ailleurs à ce moment qu'il fut décidé de créer le CPN.
Si je comprends bien, le CPN présidé par le président de la République s'est réuni à sept reprises lorsque vous étiez haut-commissaire à l'énergie atomique, et le facteur déclencheur de sa création fut l'échec du projet de commercialisation de centrales nucléaires aux Émirats Arabes Unis.
Absolument. Le CPN s'est rapidement emparé d'affaires internationales, mais il avait d'abord commencé par se demander si nous disposerions encore longtemps d'énergie nucléaire, puisque la réponse à cette question était le préalable à toutes les autres. La priorité restait évidemment la France. Cette seconde réunion fut aussi l'occasion d'évoquer les déboires du premier EPR de Flamanville. Malgré tout, tout le monde convenait que l'EPR fonctionnerait à partir de 2013.
La troisième réunion du CPN portait sur la stratégie nationale face à la relance du nucléaire. Avec la pression de relance du nucléaire dans le monde entier, la France voulait absolument vendre du nucléaire à l'étranger. Il fut alors décidé de mieux coordonner les acteurs étatiques, mais aussi de renforcer l'offre commerciale d'ingénierie et d'assistance, pour que les pays intéressés par des centrales puissent s'adresser de manière informelle à des Français qui les orienteraient discrètement vers l'offre française ; Alain Bugat, ancien haut-commissaire, s'était d'ailleurs empressé de monter une entreprise indépendante spécialisée dans ce domaine. Il était également question de construire une usine de retraitement en Chine, mais la prudence était de mise, puisque nous ne pouvions pas livrer tous nos secrets aux Chinois.
La formation fut au cœur de la quatrième réunion du CPN. Tout le monde était conscient de l'importance de ce sujet, mais nous abordions cette fois-ci la formation des étrangers. Une autre manière d'attirer des étrangers consistait en effet à former les futurs cadres, qui se tourneraient ensuite tout naturellement vers la France pour acheter. Je pense qu'ils avaient complètement raison. Il a donc été demandé d'instruire un projet d'école ou d'université internationale du nucléaire, qui pourrait être annoncé dans le cadre d'une conférence internationale organisée à Paris en mars 2010. C'est donc ainsi que j'ai créé l'I2EN.
La cinquième réunion du CPN fut consacrée aux fonds dédiés du CEA pour le démantèlement. La solution trouvée s'est finalement révélée non adaptée, au point d'être remplacée par une autre solution – c'est un autre sujet.
La sixième réunion du CPN fut dédiée à la conférence internationale pour l'action nucléaire civile, qui devait aider les pays débutants, faire avancer les initiatives françaises et présenter l'I2EN et l'offre de formation de la France. Mon calendrier était très serré, car tout devait être bouclé pour cet évènement, au cours duquel j'ai pu présenter l'I2EN au monde entier.
La septième et dernière réunion du CPN portait sur l'état d'avancement du plan national de gestion des matières et déchets radioactifs et sur sa restructuration suite aux demandes de simplification de l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST), source de conseils extrêmement utiles suivis avec plaisir et intérêt.
Vous m'interrogez ensuite sur l'état du suivi de la sécurité d'approvisionnement du combustible nucléaire. Je n'en ai pas entendu parler à l'époque, car ce n'était pas une préoccupation. Nous étions sûrs d'en avoir en grande quantité, pour toujours et sans difficulté. J'ai d'ailleurs rencontré, à l'époque, des interlocuteurs du Kazakhstan, puisque c'était le moment où la France commençait à travailler avec ce pays pour s'approvisionner en uranium.
L'on me demande ensuite mon jugement la chaîne de décision publique en matière de politique énergétique. Lorsque j'étais haut-commissaire, l'OPECST était très informé et rédigeait d'excellents rapports sur presque tous les sujets, d'une qualité égale et parfois meilleure que mes propres rapports. J'ignore si cette tradition a ou non continué, mais il est vrai que nos interlocuteurs – dont Christian Bataille – étaient alors très intéressés et très informés. De même, nous disposions d'un interlocuteur de très grande qualité à la direction générale de l'énergie et du climat (DGEC), en la personne de Pierre-Franck Chevet, passé ensuite à l'ASN.
Vous souhaitez ensuite savoir combien de fois le comité à l'énergie atomique civile s'est réuni durant mon mandat de haut-commissaire. Celui-ci s'est réuni à six reprises. Lors de la première réunion du 7 mai 2009, nous avons discuté des recherches en microélectronique, microsystèmes et nanotechnologies. Mon avis de haut-commissaire était régulièrement sollicité dans le cadre de ces réunions, auxquelles participaient souvent les ministres en charge, qui approfondissaient parfois les dossiers sur la base de mes interventions. Je me sentais donc assez reconnue lorsque j'occupais cette fonction.
Interrompu à cause du CPN, le comité n'a tenu sa seconde réunion que le 4 novembre 2010, sur les projets de nouvelles technologies de l'énergie du CEA et les nanotechnologies au CEA, en particulier la microélectronique, sujet devenu « importantissime » au CEA et ayant obtenu un grand succès.
La troisième réunion du 29 septembre 2011 fut consacrée à la sûreté nucléaire, après la catastrophe de Fukushima du 11 mars 2011. Ce jour-là, j'étais moi-même au Japon pour visiter le site de Rokkasho-mura, où les Japonais avaient entreposé leurs déchets nucléaires en attendant leur éventuel retraitement ; ils discutaient d'ailleurs avec la France pour implanter une usine de type La Hague au Japon, et c'était aussi l'une des raisons de mon déplacement. Après la visite du matin, lors du déjeuner, les murs se sont mis à trembler dans tous les sens : c'était le fameux tremblement de terre à l'origine du tsunami ayant frappé Fukushima. J'ai eu beaucoup de chance que ce séisme ne survienne pas le matin, alors que j'étais en face de déchets nucléaires. À mon retour en France, la situation du nucléaire était complètement transformée, en France comme ailleurs. L'après-Fukushima est totalement différent de l'avant-Fukushima.
Naturellement, les deux comités suivants portaient sur la sûreté nucléaire et sur les mesures adoptées en France pour sécuriser davantage nos réacteurs. Même si notre situation initiale était loin d'être analogue à celle de Fukushima, nous avons rajouté tranche sur tranche, avec beaucoup d'argent dépensé par EDF. J'y étais personnellement très favorable, et nous avons démontré que nos centrales étaient sûres et pouvaient faire face à presque n'importe quoi.
Le 10 janvier 2012, l'organisation de la recherche et développement en nucléaire au CEA fut pour moi l'occasion de dénoncer le manque d'ouverture d'EDF vis-à-vis du CEA s'agissant du suivi des réacteurs en cours. En effet, EDF ne nous sollicitait que lorsqu'il était confronté à un problème. Nous parlions alors de créer un laboratoire commun, sachant par exemple que les spécialistes de la corrosion du CEA, qui me parlaient de corrosion avec des étoiles dans les yeux, étaient désespérés qu'EDF ne leur permette pas de voir ce qu'il mesurait dans ses centrales. C'était totalement absurde. De même, lorsque l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) a décidé de lancer des études sur le vieillissement des matériaux, le CEA s'est retrouvé exclu des groupes de travail, alors qu'il réunissait les personnes les plus compétentes.
Un autre sujet qui me semblait pouvoir être discuté était celui des petits réacteurs modulaires (SMR), mais cette thématique n'intéressait alors personne sauf moi. J'ai donc demandé que l'on réfléchisse ensemble à ce sujet. Suite à mon insistance, le CEA a mis en place un ingénieur de haut niveau ayant travaillé sur la propulsion nucléaire et étudié les SMR. Le sujet fut au cœur d'une réunion dédiée, qui regroupait les différents industriels intéressés. Cette réunion fut extrêmement intéressante, mais ni le CEA ni les industriels ne voulaient s'engager dans cette voie. C'est une occasion manquée que je regrette profondément.
Quels grands projets nucléaires ont été menés durant l'exercice de mes fonctions ? Je pense d'abord au RJH, qui était alors en construction et qui ne connaissait pas encore les problèmes survenus par la suite. Je pense aussi au projet Astrid. Pour rappel, nous devions construire un RNR d'ici 2020, et c'est Astrid qui avait été choisi, soit un projet de réacteur fonctionnant sur technologie sodium. Pour autant, nous n'étions pas en train de recréer Superphénix. Astrid bénéficiait en effet d'améliorations technologiques extrêmement importantes par rapport à Superphénix, en particulier pour la sûreté. Le réacteur était conçu pour avoir un coefficient de vide négatif, permettant un arrêt de la réaction en chaîne en cas d'imprévu. En cas d'échec de l'arrêt de la réaction en chaîne, le réacteur était également doté, comme l'EPR, d'un récupérateur de corium, qui serait alors refroidi et confiné pour ne pas laisser échapper la radioactivité. En outre, l'échangeur ne reposait pas sur une base sodium-eau, jugée dangereuse malgré l'absence d'accidents à ce jour, mais sur une base sodium-gaz avec de l'azote. Il s'agissait d'un modèle bien plus intéressant et très différent de Superphénix, qui est parvenu à passer l'épreuve de l'ASN. Beaucoup pensaient qu'il serait impossible de sécuriser suffisamment le réacteur, mais ses concepteurs y sont finalement parvenus.
Vous m'interrogez ensuite sur les perspectives d'avenir. Comme je l'indiquais en introduction, je ne suis pas spécialiste du nucléaire, même si je me suis donnée à fond durant trois ans en tant que haut-commissaire. Je n'ai pas non plus totalement abandonné le sujet, sachant que nous avons créé, à l'Académie des sciences, un comité de prospective pour l'énergie, auquel j'ai toujours participé depuis sa création en 2012, et qui a émis de nombreux avis et recommandations destinés au Gouvernement. Généralement, j'adopte le point de vue du comité. Mes propos seront donc en ligne avec les recommandations et avis du comité.
La programmation pluriannuelle de l'énergie (PPE) a repoussé au siècle prochain le redéploiement des RNR. En guise de stratégie d'attente, elle a décidé d'aller vers le multi-recyclage du plutonium et du combustible usé dans les réacteurs à neutrons thermiques (RNT), notamment dans les EPR. Cette stratégie est destinée à maintenir l'expertise de la France en matière de recherche et développement (R&D) pour aller vers les RNR. Elle peut stabiliser des quantités de combustible usé, mais ne conduit pas à l'autonomie stratégique recherchée avec les RNR.
D'un point de vue plus personnel, j'ajouterai que cette stratégie me semble risquer de compliquer l'éventuel passage au cycle fermé et à l'utilisation des réacteurs rapides pour rendre l'énergie nucléaire soutenable. Ce sera un pas de plus dans cet élément compliqué qu'est l'aval du cycle. Si l'on renonce au cycle fermé et au nucléaire pérenne, tout sera à repenser en France, depuis la philosophie des réacteurs à mettre en place jusqu'au devenir des déchets. Les décisions liées à l'énergie nucléaire en France devraient être prises sur le long terme, non pas à horizon de vingt ou trente ans, mais à horizon de plus d'un siècle, sachant qu'un siècle est nécessaire pour réunir le plutonium et mettre en marche des RNR en quantité.
Que ce soit à l'Académie des sciences ou à l'Académie des technologies, nous continuons à penser que la voie choisie jusqu'en 2018 – celle du cycle fermé et du futur passage aux RNR – était la bonne, la même à mieux d'assurer durablement à la France un approvisionnement stable d'électricité décarbonée, avec le moins de dépendance possible. Le projet Astrid s'inscrivait dans cette ligne, et l'on doit reconnaître qu'avoir complété un avant-projet détaillé de ce réacteur, qui présente de bien meilleures caractéristiques de sûreté que les modèles antérieurs, est déjà une prouesse – qu'il convient de saluer – et un acquis. L'urgence n'est peut-être pas de le construire, mais de bien finaliser l'étude des éléments afférents : les matériaux utilisés, les combustibles et leur fabrication, les détails de l'aval du cycle.
Personnellement, je comprends la difficulté, pour le CEA, de lancer une telle construction alors que des retards importants et coûteux s'accumulent sur le RJH, sur le projet ITER et sur la construction de l'EPR de Flamanville. Il me semble que personne ne l'a souligné, mais cela crève les yeux. Il convient de montrer, en complétant le RJH, que les compétences pour la construction de projets aussi importants sont bien au rendez-vous et prêtes à être utilisées pour un ou des prototypes de RNR. Voilà ce que je dirais si j'étais gouvernante ou administratrice générale du CEA.
Ceci dit, je pense que tout n'est pas perdu. Une réflexion approfondie en France sur l'avenir à long terme du nucléaire pourrait de nouveau rendre possible la construction d'Astrid, peut-être dans une version moins puissante comme envisagé. Après une série de décisions rapides, peut-être qu'une décision plus réfléchie pourrait être différente. Sinon, le CEA étudie des concepts de SMR à neutrons rapides refroidis au sodium liquide, dont l'un très innovant intègre les avancées de recherche conduites dans le cadre du projet Astrid. D'autres possibilités de petits réacteurs à neutrons rapides méritent d'être étudiées, dont ceux utilisant des concepts innovants de combustible liquide dissous dans des sels fondus. Ces différents projets apparaissent aujourd'hui comme une voix permettant de maintenir jusqu'à la fin du siècle les connaissances sur les RNR et donc de préparer l'avenir si l'option du cycle fermé est maintenue. Le comité de prospective en énergie de l'Académie a récemment émis une recommandation en ce sens, rédigée par quatre de ses membres : Robert Guillaumont, Marc Fontecave, Jean-Claude Duplessis et Sébastien Candel.
Vous m'interrogez ensuite sur mon analyse des retards pris sur le chantier de l'EPR de Flamanville. Comme je l'ai déjà indiqué, les inquiétudes demeuraient limitées. J'ai préparé un résumé des problèmes rencontrés, mais je m'abstiendrai d'en donner lecture, puisque vous connaissez le sujet par cœur. D'ailleurs, je crois que je ne suis pas apte à commenter ce sujet.
L'on me demande ensuite, avec mon expertise, de juger de l'état de la filière nucléaire française, y compris en termes de comparaison internationale. Je rappelle à nouveau que mon expertise ne porte pas nécessairement sur ces sujets, et que je peux donc seulement partager mes impressions.
La France a certainement perdu des compétences du fait du grand espacement des projets. Cette perte de compétences que je voyais poindre ou apparaître lorsque j'étais haut-commissaire n'a pas reçu suffisamment d'attention. À l'époque, je me suis appliquée à tenter de la freiner. Une des raisons de soutenir Astrid et de le construire au plus vite était d'ailleurs d'utiliser au mieux les compétences restantes. Je me souviens d'analyses détaillées du personnel qu'effectuait Christophe Béhar, directeur de la DEN, pour le démontrer. J'ai longuement échangé avec les principaux porteurs de savoirs, d'autant qu'un problème similaire existait chez Areva, où les ingénieurs porteurs de savoirs et d'expérience se plaignaient d'un manque d'écoute et de plan de déroulement de carrière, et se voyaient préférer des personnes plus charismatiques aux postes de décision et de direction.
Je me suis donc appliquée à favoriser les formations sur l'énergie nucléaire, notamment en créant l'I2EN, qui n'était pas seulement destiné aux étrangers. J'ai aussi tenté de mieux faire travailler les différentes parties prenantes, notamment en impulsant le laboratoire commun avec EDF et Areva, mais aussi en tentant de rapprocher les équipes du CEA et du Centre national de la recherche scientifique (CNRS) sur les études de possibles réacteurs du futur.
Je n'ai pas approfondi la question de la comparaison des différentes filières nucléaires, mais je pense que la Chine, qui est de loin le principal constructeur de réacteurs nucléaires, et qui en a construit en collaboration avec autant de producteurs étrangers que possible, en exigeant systématiquement d'avoir accès aux brevets et aux savoir-faire, doit être aujourd'hui le pays le mieux armé pour construire et vendre des centrales nucléaires. Ceci dit, la Russie demeure en excellente position sur ce sujet. Lorsque j'étais haut-commissaire, elle était mieux placée que les autres parce qu'elle proposait aux acheteurs de les débarrasser de leurs déchets, en les conditionnant avant de les leur vendre, alors que la France en est empêchée par une loi. Je doute que la situation ait changé depuis, alors que ce point est significatif. Un autre problème pour vendre des centrales est celui de la mise de fonds. Je pense aussi que la Chine est mieux placée que d'autres, nous compris. Je crois toutefois que la France demeure le pays le mieux placé pour le traitement des déchets, non seulement pour la séparation des éléments réutilisables, mais aussi pour le conditionnement du reste et la préparation à l'enfouissement des déchets. Je ne peux m'empêcher de remarquer que la France a bradé son avance sur les RNR, et j'espère qu'elle fera tout pour se rattraper. J'espère également que nous avancerons au plus vite sur Cigéo et que nous enfouirons les déchets avant d'être confrontés à d'importants problèmes d'entreposage, sachant que l'urgence suivante est bien celle-ci. J'ignore si vous en parlez dans le cadre de votre enquête, mais vous devez l'affirmer haut et fort : nous n'avons pas le temps, et nous devons absolument être en mesure d'enfouir rapidement des déchets pour éviter la survenance d'autres problèmes de taille.
Merci pour ces propos très clairs et très informatifs sur l'intérêt du poste de haut commissaire. Vous faites état d'un bilan conséquent, qui tranche quelque peu avec les auditions que nous avons préalablement menées.
Au fur et à mesure de nos auditions, j'ai le sentiment que les objectifs initiaux – tant pour Superphénix que pour Astrid – ne sont pas nécessairement les mêmes que ceux attribués aux projets actuels, notamment s'agissant de l'équilibre entre la souveraineté énergétique et la fonction d'incinérateur de plutonium. Où le curseur était-il placé à l'époque ?
À l'époque, la priorité était la pérennité de l'énergie nucléaire, conformément à la ligne définie bien auparavant, même si nous discutions aussi des possibilités de transmutation ou d'autres sujets.
De fait, lorsque l'on parle de fermeture du cycle, l'on parle davantage de maximisation de la ressource en uranium que de réelle fermeture du cycle.
Oui. En réalité, le cycle n'est jamais totalement fermé et générera toujours des déchets supplémentaires, même si l'on peut utiliser la transmutation pour rendre ces déchets moins désagréables. Ces sujets ont été examinés de près au sein de l'Académie des sciences, mais je ne les imaginais pas nécessairement dans Astrid, que je considérais plutôt comme un prototype de réacteur électrogène.
Que préconisiez-vous dans le rapport produit au moment de Fukushima s'agissant de la bataille entre le projet Atmea d'Areva et le nouveau N4 d'EDF ?
Je préconisais Atmea, à tort ou à raison, car j'accordais beaucoup d'importance à la sûreté. Comme vous le savez, les réacteurs de troisième génération étaient plus sûrs que leurs prédécesseurs de deuxième génération. Même avant Fukushima, je considérais la sûreté « importantissime ». Après Fukushima, nous n'avons plus parlé de N4. Je poussais donc pour Atmea.
Il existait aussi, sans doute, une question politique concernant les pays avec lesquels nous souhaitions travailler. À l'époque, la personne qui s'occupait de ces sujets chez EDF – Hervé Machenaud – avait beaucoup travaillé en Chine, s'entendait très bien avec les Chinois et nourrissait de grands espoirs que la France détienne une participation importante dans la construction des futurs réacteurs en Chine, à la suite des deux EPR déjà construits dans ce pays. Il défendait donc la construction de réacteurs N4. Pour ma part, en dépit de mon goût pour l'international, je n'y croyais pas trop, puisque je pensais que les Chinois seraient rapidement en mesure de construire seuls ces réacteurs. Le projet Atmea était quant à lui mené avec les Japonais, sachant que le Japon était, lorsque j'étais directrice des sciences de la matière, notre principal allié sur les sujets de fusion. Depuis, nous travaillons aussi beaucoup avec la Chine, pays aujourd'hui le plus avancé en matière de fusion et qui tirera tous les marrons du feu d'ITER. Avec le Japon, nous avons construit un instrument d'astronomie très important dans le désert d'Atacama au Chili, en coopération avec les Américains et les Européens. Je connais donc bien les Japonais en tant que collaborateurs : il s'agit d'interlocuteurs sérieux et loyaux.
Au-delà des différences de sûreté, les modèles économiques d'Atmea et du nouveau N4 se ressemblent et sont quelque peu distincts de l'EPR, puisqu'il s'agit de réacteurs de 1 gigawatt. Cela est-il encore pertinent de nos jours ?
À l'époque, le réacteur de 1 gigawatt semblait plus facile à vendre, et je pense que c'est encore le cas aujourd'hui. Lors d'une réunion du CPN, nous avions considéré qu'Atmea devait être examiné par l'ASN, qui a fini par le certifier sur le plan de la sûreté, ce qu'elle n'aurait certainement pas fait à ce moment pour le N4. Je ne peux toutefois pas vous renseigner sur ce qui serait pertinent aujourd'hui.
Si j'ai bien compris, durant les trois ans de votre mandat, vous avez participé à sept réunions du CPN présidé par le président de la République et à six réunions du Comité à l'énergie atomique présidé par le Premier ministre.
Le Premier ministre n'a jamais participé au Comité à l'énergie atomique, mais nous avons vu tous les ministres au moins une fois, si ce n'est plus.
Votre successeur racontait qu'il n'avait participé qu'à deux réunions au cours de ces deux mandats. Comment l'expliquez-vous ?
J'avoue que je l'ignorais et que je ne l'ai appris que lorsque j'ai pris connaissance de son témoignage. Je ne l'avais jamais interrogé sur le sujet.
Bien sûr, même si cela ne me surprend guère pour le CPN, qui n'a été créé que pour un certain temps, d'autant que le haut-commissaire n'était pas obligé d'y participer. Lorsque vous m'avez contactée pour participer à cette audition, je vous ai tout de suite indiqué que le nucléaire était, à mon époque, considéré au plus haut niveau de l'État. J'étais donc très sereine.
Quel est votre regard sur ce que certains ont appelé « l'organisation bicéphale du CEA » ? Vous faisiez état de certaines difficultés, tout en admettant le bon fonctionnement du dispositif. Yves Bréchet a d'ailleurs exposé le même point de vue. Pensez-vous que cette organisation en binôme est nécessaire ou superflue ?
Je ne suis pas certaine que cette organisation en binôme soit nécessaire. Je me suis adaptée à ce que l'on me proposait et aux règles du jeu, même s'il est difficile de se retrouver conseiller lorsque l'on a l'habitude de diriger. Je pense que plusieurs hauts-commissaires désireux de diriger ont marché sur les pieds de leur administrateur général, ce qui n'est évidemment pas la voie à suivre. La raison en est que le poste a l'air à la fois si important et si peu important. Je ne dirais pas qu'il serait indispensable de conserver cette fonction, mais je ne considère pas non plus que l'administrateur général doit également être haut-commissaire. Avant d'être haut-commissaire, Robert Dautrey était directeur scientifique du CEA. Peut-être serait-il utile de nommer un directeur scientifique chargé de développer les synergies, sachant que ce fut l'un de mes chevaux de bataille : j'ai par exemple créé un groupe sur l'environnement – qui existe toujours à l'heure actuelle – pour que toutes les personnes qui traitaient de ce sujet collaborent davantage.
J'en déduis que la fonction de haut-commissaire à l'énergie atomique n'est pas nécessaire, à condition que l'organisation du CEA laisse aux scientifiques la place qui leur est due au sein de la direction du CEA.
Sans doute, et peut-être serait-il utile qu'un scientifique apporte son regard global et transverse, en y consacrant plus de temps que l'administrateur général, même s'il est un scientifique comme Bernard Bigot. En général, les autres n'ont pas tenté de le faire. Dans le même temps, il ne serait pas inutile que le prochain haut-commissaire soit vraiment expert du nucléaire pour conseiller le Gouvernement et être écouté.
Je vous remercie, madame Cesarsky, pour ces riches explications et pour cette contextualisation, qui nous permet d'apprécier l'évolution de la situation dans le temps.
Certains de nos interlocuteurs ont souligné, de manière neutre ou en le déplorant, que le CEA était devenu un organisme de recherche de plus en plus tourné vers les énergies renouvelables et l'environnement au sens large, et que cela avait réduit la part de temps et d'énergie consacrée à la recherche en matière nucléaire. Sans aucune malice de ma part, pensez-vous que le choix d'une haut-commissaire dont la formation initiale en physique ne portait pas sur le nucléaire est lié à cette réalité ? Pensez-vous que les pouvoirs publics vous ont nommée pour justement élargir le périmètre et la vision du CEA à d'autres sujets que le nucléaire ?
Honnêtement, je l'ignore. Je sais seulement que les pouvoirs publics cherchaient un œil nouveau sur le nucléaire ; c'est en tout cas ce qu'ils m'ont répondu lorsque je leur ai rappelé que je n'étais pas spécialiste du nucléaire. En tant que directrice des sciences de la matière, j'avais eu à examiner différents sujets, sans me cantonner à l'astrophysique, au point de devenir quasiment experte en fusion. Ma nomination semble donc liée à la nécessité d'apporter un œil nouveau et non à la volonté de pousser d'autres sujets.
Qu'entend-on par « œil nouveau » dans le domaine du nucléaire lorsque l'on vient de l'astrophysique et de la science des matières ? S'agissait-il d'avoir un regard nouveau sur la fusion ? D'apporter un autre point de vue que les évolutions incrémentales alors en cours d'examen sur les réacteurs ou le cycle du combustible ?
Ce sont les pouvoirs publics qui ont demandé un œil nouveau. Pour ce qui est du nucléaire, j'ai longuement échangé avec les chercheurs et les ingénieurs et beaucoup mieux compris les problématiques. D'ailleurs, si j'étais restée trois ans de plus, j'aurais sans doute pu en faire quelque chose. Par la suite, nous avons discuté des mêmes sujets au sein de l'Académie ou du Comité de prospective en énergie : réalisations passées, réalisations à venir, problèmes difficiles, etc. À cet égard, je retiens qu'il est prioritaire d'isoler les problèmes difficiles pour s'efforcer de les résoudre, car nous avons toujours tendance à résoudre les problèmes simples en négligeant les problèmes complexes. J'ai avancé dans cette direction, mais dans la mesure où l'administrateur général nous interdisait de travailler sur tout autre sujet qu'Astrid, je ne pouvais pas non plus trop avancer. C'était bien mon principal point d'achoppement avec Bernard Bigot.
Vos propos font écho à d'autres interventions relatives au contexte de l'époque : en l'absence d'inquiétudes énergétiques majeures, que ce soit sur l'approvisionnement ou notre capacité à construire des centrales, la recherche n'était pas animée d'un sentiment d'urgence. Vous indiquiez même que la disponibilité du combustible n'était pas du tout une préoccupation, puisque vous étiez certains d'en avoir beaucoup.
Je vous le confirme. Plusieurs rapports de l'Académie expliquaient que les réserves d'uranium seraient suffisantes jusqu'à la fin du siècle, mais qu'il conviendrait ensuite de passer à l'étape suivante. Tout le monde partageait cet avis.
Le début de la décennie 2010 fut l'occasion de lancer la recherche sur Astrid en capitalisant sur les projets Superphénix et Phénix. Il était alors prévu d'aboutir à un avant-projet détaillé et de s'accorder du temps pour construire un démonstrateur – un réacteur expérimental – qui permettrait ensuite de passer à une éventuelle phase de production industrielle d'électricité. L'année 2011 fut ensuite marquée par la catastrophe de Fukushima. Pouvez-vous décrire plus précisément la manière dont Fukushima a fait évoluer l'état d'esprit des dirigeants et des chercheurs ? Avez-vous senti une secousse dans la communauté scientifique et dans la communauté industrielle française ? Ou considérait-on que l'accident était survenu dans un pays appliquant une autre organisation et supervision de la sûreté et de la sécurité nucléaires et que nous n'avions pas à nous inquiéter outre mesure ?
La plupart des personnes continuaient à penser que nos centrales étaient sûres, mais que nous devions renforcer leur sûreté suite à l'accident de Fukushima. Cela dit, les Japonais n'ont pas été capables d'amener de l'eau pour refroidir le réacteur parce que les ordres devaient remonter jusqu'au Premier ministre, ce qui est tout bonnement invraisemblable. En France, chaque centrale dispose désormais de deux systèmes prêts à déverser de l'eau en cas de besoin. Ce renfort est évidemment très utile, mais nous n'avons jamais cédé à la panique en considérant que cela aurait pu nous arriver. Nous étions absolument tous d'accord pour dire qu'un tel accident n'aurait jamais pu se produire en France.
À partir de 2009, les réunions du CPN témoignent de la volonté du plus haut niveau de l'État de s'impliquer dans la relance du nucléaire. Diriez-vous que 2011 a mis un coup d'arrêt à cette volonté politique, industrielle et scientifique et que les principaux acteurs ont intériorisé l'idée que le nucléaire avait du plomb dans l'aile suite à l'accident de Fukushima ?
Sans aucun doute. Durant près d'un an, nous n'avons parlé que de sûreté. J'ai ensuite quitté mes fonctions de haut-commissaire en avril 2012, au moment des élections présidentielles et du changement de président. Je sais toutefois que nous ne sommes jamais repartis avec autant d'allant que précédemment. La médiatisation de l'accident y est pour beaucoup, certains n'hésitant pas à faire croire que la catastrophe avait provoqué la mort de 20 000 personnes. Nous devions passer notre temps à expliquer que ce n'était pas vrai. Moi qui étais au Japon au moment des faits, je puis vous dire que le courage des Japonais relève d'un tout autre état d'esprit.
Vous avez grandement contribué au développement des compétences en créant l'I2EN et en conduisant une étude dédiée aux compétences et à la formation au sein du Comité stratégique de filière nucléaire. Comment avez-vous perçu l'évolution des compétences chez EDF et l'ensemble des industriels de la filière du début des années 2000 jusqu'à la fin des années 2010 ? Partagez-vous d'ailleurs ce constat du manque actuel de compétences ? Si oui, s'agissait-il d'une lente hémorragie ayant fait l'objet d'alertes auprès des pouvoirs publics ou d'une évolution plutôt insensible ?
Lorsque nous avons réalisé cette étude sur les compétences, nous savions que nous manquions de soudeurs et qu'il serait difficile d'en recruter, sachant que ce métier nécessite des compétences relativement extrêmes. Néanmoins, dans la mesure où nous pensions que de nouvelles centrales seraient construites, nous pensions pouvoir facilement convaincre nos différents interlocuteurs, et nous nous sentions même plutôt conquérants. Ce n'est qu'après la catastrophe de Fukushima que nous avons commencé à nourrir des inquiétudes dans ce domaine. Je n'étais pas présente en France entre 2012 et 2022, mais j'ai effectivement l'impression que nous disposons de moins en moins de soudeurs, et que nous ne recrutons plus nécessairement dans le haut du panier.
Cette étude dédiée aux compétences et à la formation dans le domaine nucléaire a donné lieu à un inventaire détaillé des besoins en compétences, à des analyses post-Fukushima pour attirer les jeunes, tandis que les entreprises du secteur se sont mobilisées à leur échelle. Avez-vous le sentiment que nous avons manqué d'une mobilisation plus générale des pouvoirs publics, de débouchés dans les entreprises et de parcours de formation, ce qui expliquerait que la situation ait pratiquement empiré depuis lors ?
Je ne peux pas répondre à cette question, puisque je n'ai pas suivi ce dossier sur les dix dernières années. Je sais toutefois que le plan de relance prévoit la création de l'Université des métiers du nucléaire (UMN), qui met d'ailleurs en question l'existence même de l'I2EN, ce qui ne me dérange guère, puisque nous étions plutôt tournés vers l'étranger, alors que la priorité consiste aujourd'hui à former nos concitoyens. Cela dit, les formations dispensées à l'I2EN n'étaient pas seulement destinées aux étrangers. En tout état de cause, la création de l'UMN – dont j'ai appris l'existence avant de venir devant vous – est source d'une mobilisation accrue, ce qui est très positif. Lorsque j'en lis les motifs, je comprends effectivement, entre les lignes, que la situation a empiré depuis dix ans.
Ma dernière question sera plus générale. En tant que membre de l'Académie des sciences et ancienne membre du Conseil supérieur des programmes, comment analysez-vous l'évolution du rapport à la science ? De plus en plus d'informations inexactes ou fausses sont diffusées ou crues par nos concitoyens, y compris en matière énergétique. Avez-vous l'impression que la situation s'est fortement dégradée ? Pensez-vous que la connaissance scientifique – ou du moins l'accès à cette connaissance scientifique – des décideurs s'est détériorée ?
Honnêtement, oui. À l'époque, au Parlement, nous rencontrions des parlementaires très informés et très pointus. Pour tout vous dire, je fais partie des "conseillers" de l'OPECST, mais l'on a très peu fait appel à nos services. Un an et demi en arrière, l'OPECST souhaitait rencontrer des académiciens, notamment pour aborder la question de l'énergie nucléaire. Nous avions donc mené des discussions à bâtons rompus avec l'OPECST, mais le niveau des parlementaires – excusez-moi si vous en faisiez partie – s'était franchement dégradé par rapport à ce que j'avais pu connaître par le passé. Pour ce qui est des ministres, tout dépendait des personnalités. Christine Lagarde comprenait tout. Valérie Pécresse était au top. Idem pour Nathalie Kosciuszko-Morizet. Les femmes étaient très informées et s'efforçaient vraiment de comprendre. Je n'en dirais pas tant de tous les hommes.
Votre conclusion est plutôt optimiste quant à l'évolution du profil de nos gouvernants. Nous vous remercions pour le temps que vous nous avez consacré, pour les recherches préparatoires que vous avez menées avant cette audition et pour la précision de vos réponses. Nous sentons bien que vous vous êtes replongée dans une période qui s'est depuis éloignée, mais avec beaucoup de volonté, avec la conscience partagée que nous parlons d'un bien commun nécessitant une remobilisation collective. Nous poursuivrons nos auditions jusqu'à la fin février, avant la remise de notre rapport en avril.
Ce rapport sera-t-il public ?
Je ne peux pas m'y engager. Ce rapport rédigé par le rapporteur sera soumis à la commission d'enquête, qui décidera alors de son éventuelle publication. S'il est publié, nous ne manquerons pas de vous le faire parvenir.
J'entends que nous n'y aurons pas droit s'il n'est pas publié.
J'espère qu'il sera publié, de même que le rapporteur. Nous vous remercions à nouveau, madame Cesarsky, d'avoir livré ce témoignage, sachant que vous avez occupé une fonction essentielle d'observateur et de conseiller à une période de chamboulement pour la perception des enjeux énergétiques, et que cette audition nous éclaire grandement sur notre questionnement relatif au processus décisionnel sur des sujets éminemment complexes comme l'énergie nucléaire, dont l'enjeu s'inscrit dans le temps long.
La séance s'achève à 19 heures.
Membres présents ou excusés
Présents. – M. Antoine Armand, M. Francis Dubois, Mme Julie Laernoes, M. Raphaël Schellenberger.
Excusée. – Mme Valérie Rabault.