Mesdames et messieurs les députés, je vous remercie pour votre invitation et pour votre intérêt. Je commencerai par rappeler mon parcours.
Née en France, j'ai vécu à l'étranger jusqu'à presque 30 ans. Après des études en Argentine, j'ai obtenu mon doctorat à l'université de Harvard et travaillé aux États-Unis, avant de retrouver la France et de rejoindre le Commissariat à l'énergie atomique (CEA) en 1974. Précisons d'emblée que l'astrophysique est le sujet qui me passionne et qui fut au cœur de mon doctorat et de ma carrière professionnelle. Le nucléaire est très intéressant, mais je suis avant tout astrophysicienne.
Au CEA, j'ai fait de la théorie durant une dizaine d'années, avant de me dédier aux expériences spatiales et de diriger le groupe d'astrophysique du CEA de 1985 à 1994. L'on m'a ensuite demandé, à ma grande surprise, de prendre la direction des sciences de la matière, autrement dit toute la recherche fondamentale du CEA en physique et en chimie, qui mobilisait près de 1 800 personnes. Je fus ainsi, pour la première fois, en contact proche avec les autres activités du CEA, dans le cadre de réunions hebdomadaires où chacun parlait de son domaine d'activité. J'ai ainsi pu mesurer, durant cinq ans, les succès, les problèmes et les vicissitudes de l'énergie nucléaire au CEA. J'ai ensuite assumé, durant huit ans, la direction générale de l'Observatoire européen austral (ESO), basé au Chili et dirigé depuis l'Allemagne. À mon retour en France, le cabinet du Premier ministre – en la personne de François Jacques – m'a proposé de devenir haut-commissaire. Je ne m'y attendais pas du tout, comme pour les autres postes qui m'ont été proposés, mais je l'ai accepté avec grand enthousiasme.
Je vous ai transmis un document résumant le rôle du haut-commissaire à l'énergie atomique. Il doit avant tout assumer la charge de conseiller scientifique et technique auprès de l'administrateur général. Assisté d'un conseil scientifique, il préside aussi un comité de visiteurs, sachant que j'ai moi-même introduit les comités de visiteurs au CEA. Il conduit par ailleurs de nombreuses activités liées à l'enseignement et multiplie les contacts avec le monde académique, étant même à la tête des échanges entre le CEA et les universités.
Au-delà de ces missions communes, chaque couple d'administrateur général et de haut-commissaire fonctionne différemment. Pour ma part, j'ai travaillé avec Bernard Bigot, que je connaissais bien, et qui avait fait semblant de m'accueillir à bras ouverts, sachant que nous avions eu des points d'accord et de désaccord. Nous pouvions nous entendre, mais j'ai rapidement appris qu'il avait lui-même été haut-commissaire avant de devenir administrateur général, et qu'il avait accepté cette nouvelle fonction à la condition de conserver parallèlement sa fonction de haut-commissaire. Je pense que cela peut intéresser votre recherche, dans le sens où son désir était de réunir les deux fonctions en une seule. Pour rappel, Frédéric Joliot-Curie fut le premier haut-commissaire à l'énergie atomique. Le poste est donc associé à la figure de grand scientifique, et il plaisait beaucoup à Bernard Bigot d'ajouter, à ses fonctions éminentes, l'idée qu'il pouvait se présenter en tant que grand scientifique.
De ce point de vue, Bernard Bigot m'a franchement vu arriver d'un mauvais œil. Je l'ai néanmoins conseillé à fond, avec un certain succès, sachant que de gros problèmes sont à attendre dans ce couple si l'un veut devenir calife à la place du calife, ce qui n'était pas du tout mon cas. J'ai donc complètement joué le jeu du conseil, et de ce point de vue, nous entretenions des relations extrêmement suivies. Nous nous rencontrions une fois par semaine, et nous nous téléphonions de nuit une à deux fois par semaine. Nous discutions de toutes les affaires du CEA, et je n'hésitais pas à lui faire part de mes désaccords, sans que cela ne pose problème.
En revanche, avec d'autres personnes, Bernard Bigot ne supportait pas que je sois dans la lumière et me mettait des bâtons dans les roues, parfois de manière extrêmement désagréable. Le pire exemple fut sans doute après la catastrophe de Fukushima. Le CEA avait alors institué un grand groupe de travail pour comprendre les circonstances de l'accident et tenter d'identifier des moyens de prévention. Néanmoins, Bernard Bigot a refusé toute participation de ma part ou d'un membre de mon cabinet. J'en étais absolument outrée, puisque je considérais qu'il était de mon rôle de participer à un tel groupe.
Après trois ans en tant que haut-commissaire, Bernard Bigot m'a tout de même demandé – sans doute à la demande du Gouvernement – si je souhaitais faire un deuxième mandat. J'ai alors refusé, à son grand soulagement, sachant qu'il avait entre-temps été renommé administrateur général et que je ne me voyais pas refaire trois ans dans cette configuration.
Au-delà de nos désaccords, je me souviens que Bernard Bigot avait concentré toute l'énergie de la direction de l'énergie nucléaire (DEN) sur Astrid, au point de pratiquement lui interdire de travailler sur d'autres sujets. Pour ma part, il me semblait important de poursuivre les études sur de nombreux autres aspects, y compris sur des sujets nécessaires pour Astrid : combustible, cycle, etc. J'échangeais beaucoup avec les scientifiques de la direction, mais je n'ai pu convaincre ni Bernard Bigot ni le directeur de la DEN – Christophe Béhar –, qui ne pouvait que suivre les directives de l'administrateur général. Je pense que ce fut une erreur, qui n'est d'ailleurs pas pour rien dans les décisions actuelles entourant la question du nucléaire.
Je lui donnais également beaucoup de conseils – dont il était très preneur – sur le réacteur thermonucléaire expérimental international (ITER), sachant que je venais moi-même de diriger, durant huit ans, une organisation internationale du même type.
Ce fut pour moi une période intéressante et enrichissante. J'ai eu d'excellents contacts au CEA, où j'avais d'ailleurs été très bien reçue en tant que directrice des sciences de la matière, ainsi que dans le monde académique, dans les ministères et chez les industriels. Plusieurs actions m'ont été confiées, et je rencontrais régulièrement ou plus occasionnellement des personnalités comme Anne Lauvergeon, Henri Proglio, Gérard Mestrallet ou Pierre-Franck Chevet, qui était alors la personne en charge du nucléaire au ministère. De ce point de vue, j'avais l'impression d'être plutôt mieux lotie que les autres.
Très peu de temps après mon arrivée, la commission Juppé-Rocard élaborait son rapport sur les investissements d'avenir. J'ai moi-même contribué activement à cette commission, en participant à toutes les propositions liées à la recherche, qui a d'ailleurs obtenu beaucoup d'argent au titre des investissements d'avenir. Sur l'axe n° 4 dédié aux énergies décarbonées, j'ai rédigé seule – personne ne voulait m'aider, y compris Édouard Philippe, qui travaillait alors chez Areva – différentes propositions relatives à l'énergie nucléaire, en suggérant d'investir dans le réacteur Jules Horowitz (RJH) et dans le projet Astrid. J'ai ainsi obtenu 1 milliard d'euros, dont 100 millions d'euros pour les activités de recherche sur le traitement des déchets radioactifs menées au sein de l'Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (ANDRA). Ce fut une très belle façon de prendre mes fonctions de haut-commissaire.
Par ailleurs, j'étais très intéressée par les énergies alternatives, que j'ai beaucoup poussées en tant que haut-commissaire. J'ai beaucoup travaillé sur les synergies au sein du CEA, en particulier sur ce sujet. J'ai ainsi organisé plusieurs séminaires pour les plus hauts niveaux du CEA, sachant que cette thématique des énergies alternatives était jusqu'ici peu abordée. J'ai également poussé ce sujet au titre de la commission Juppé-Rocard, au point d'obtenir 1,5 milliard d'euros de crédits. J'ai d'ailleurs fait venir des membres du CEA pour démontrer l'intérêt de nos études, en particulier sur le solaire. La commission a fini par conclure qu'un lieu unique devait fédérer ou impulser les recherches sur les énergies alternatives ; c'est alors qu'il fut annoncé que le CEA devenait le commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives. Si mon successeur n'a pas apprécié, je suis fière d'avoir agi dans ce sens et du résultat obtenu, sachant qu'Alain Juppé envisageait de créer un autre organisme dédié et que j'ai tout fait – avec d'autres – pour cela n'arrive pas.
J'ai ensuite créé l'institut international de l'énergie nucléaire (I2EN), accès unique à la formation française en énergie nucléaire, sur lequel je reviendrai ultérieurement.
À l'époque, le débat portait régulièrement sur ce que la France pouvait tenter de construire et d'offrir en dehors du réacteur pressurisé européen (EPR). La rivalité était alors très grande entre Areva et EDF. Areva travaillait sur le projet Atmea – une espèce de petit EPR – avec les Japonais, tandis qu'EDF souhaitait renforcer la sécurité des réacteurs de deuxième génération pour les vendre et devenir champion dans ce domaine. Je crois même qu'EDF était convaincu que la France pourrait s'orienter dans cette voie plutôt que vers les EPR. Quoi qu'il en soit, tout le monde s'accordait sur la nécessité d'offrir, en plus de l'EPR à 1,6 gigawatt, un réacteur de 1 gigawatt. L'on m'a alors demandé de rédiger un rapport à ce sujet, qui m'a donné l'occasion d'échanger avec tous les plus hauts et bas niveaux des différents projets. Ce fut extrêmement intéressant, mais l'initiative n'a guère servi, puisque tout est ensuite tombé à l'eau, principalement à cause de Fukushima.
Je tiens à préciser que je ne suis plus vice-présidente du CERN depuis un certain temps. Je m'occupe en revanche, depuis un an, du projet de construction du plus grand radiotélescope du monde, dont je suis la présidente. Entre-temps, je me suis beaucoup occupée de sujets liés au spatial.
Dans votre questionnaire, vous me demandez quel était mon jugement sur les activités du CEA lors de ma prise de fonction. À mon arrivée en 2009, tout était simple. La France était fière de son énergie nucléaire, un modèle de réacteur avec sûreté accrue – l'EPR – avait été étudié et le premier EPR était en construction. Même si cette construction a rapidement connu quelques déboires avec le radier, nous ne pouvions aucunement présager des problèmes survenus par la suite. Le CEA et l'ANDRA suivaient à la lettre les lois de 1991 et de 2006 : l'enfouissement des déchets était acté, et le projet Cigéo se poursuivrait.
Peu avant ou peu après la loi de 2006, Jacque Chirac annonçait la construction d'un réacteur à neutrons rapides (RNR) pour 2020, préfigurant Astrid. Le CEA n'était guère serein, compte tenu de la complexité du projet, mais il était pour le moins très occupé. La construction du RJH, dont j'avais entendu les prémices lorsque j'étais directrice des sciences de la matière, et qui avait été initiée par Yannick d'Escatha, était nécessaire pour les études de matériaux et de combustibles, ainsi que pour la production de radio-isotopes pour la médecine. Cette construction fut finalement acceptée et débuta au moment où je devenais haut-commissaire ; il était alors trop tôt pour se rendre compte de l'importance des problèmes à venir. La cérémonie de la première pierre fut organisée en grande pompe en présence du Premier ministre, et tout semblait fonctionner. Ayant l'habitude de présider ou de participer à la construction d'infrastructures de recherche, je considérais que la date de mise en route – 2020 – était trop rapprochée. Cela fut néanmoins rapidement corrigé, avec un objectif d'avant-projet détaillé fixé à horizon 2017, qui fut alors parfaitement tenu par le CEA.
Vous m'interrogez ensuite sur ma définition de la souveraineté énergétique ; en toute honnêteté, je ne pourrai pas donner meilleure définition que celle donnée devant votre commission par Pascal Colombani.
Vous souhaitez également savoir quelle place occupaient les concepts de souveraineté et d'indépendance énergétique dans la politique énergétique française durant l'exercice de mes fonctions de haut-commissaire ; en synthèse, cela allait de soi : tout le monde pensait que nous devrions les atteindre et que nous serions en mesure de les atteindre.
Vous demandez ensuite comment était traitée cette thématique de souveraineté et d'indépendance énergétique. Pour répondre à cette question, je vous parlerai du Conseil de politique nucléaire (CPN). Entre 2009 et 2010, le CPN s'est réuni à sept reprises. La discussion s'opérait au plus haut niveau de la République, puisque le président Sarkozy était lui-même présent à toutes ces réunions – je ne suis pas certaine qu'il en fut de même pour le Premier ministre. Ces réunions rassemblaient également de nombreux ministres, les industriels, l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN), l'administrateur général du CEA et moi-même en tant que haut-commissaire à l'énergie atomique. La toute première séance fut consacrée au prolongement de la durée de vie des centrales au-delà de 40 ans, étant entendu qu'il avait déjà été décidé de les prolonger.