Vous avez déjà décrit Orano dans les grandes lignes. J'ajoute que nos équipes comptent 13 000 personnes en France, pour un total mondial de 17 000 salariés portant nos différentes technologies. Notre entreprise est en outre exportatrice, puisqu'entre 50 et 60 % de notre chiffre d'affaires est réalisé hors de France.
Votre commission d'enquête s'interroge sur les notions d'indépendance et de souveraineté, pour lesquelles existe une relative convergence, en particulier dans l'industrie nucléaire, du moins si l'on raisonne par les contraires : si nous ne sommes pas souverains, de qui sommes-nous dépendants ou à qui sommes-nous inféodés ? C'est une question extrêmement cruciale pour une entreprise, au-delà de ce que cela représente pour la France.
Vos auditions ont jusqu'ici mis en avant la nécessité d'anticiper et de résister aux chocs. Pour le nucléaire, le raisonnement sur l'indépendance a beaucoup porté sur les technologies propriétaires, les partenariats technologiques, la maîtrise des compétences et la maîtrise des flux de matières. Pour vous donner un ordre de grandeur, 100 grammes d'uranium naturel équivalent à 1 tonne de pétrole, soit un facteur 10 000 qu'il est parfois difficile de se représenter. L'énergie est extrêmement concentrée dans l'uranium, et l'approvisionnement de la France – 8 000 tonnes – ne représente que 300 containers, soit des flux physiques très faibles. En outre, l'uranium se stocke très bien, sous différentes formes. Deux à trois ans de stocks sont généralement disponibles dans le monde, et en particulier en France, sous le contrôle d'EDF. Nous ne sommes donc aucunement sur les mêmes horizons temporels que pour les énergies fossiles, dont nous sommes pour le coup très dépendants, puisque trois quarts de l'énergie européenne – les deux tiers de l'énergie française – proviennent de ces énergies fossiles. Notre vraie dépendance se situe donc par rapport à l'énergie fossile.
S'agissant plus précisément d'Orano, j'en ai pris la direction générale à l'automne 2014, dans un contexte où le patrimoine industriel d'Areva était dans une spirale de surendettement, avec des dépenses de cash supérieures aux rentrées de cash, de l'ordre de 0,5 à 1 milliard d'euros par an. Cette situation proprement insoutenable nous a conduits à une restructuration très lourde pour les équipes, puisque nous avons dû supprimer 6 000 emplois au niveau mondial, dont 4 000 en France, dans le cadre d'un dialogue social malgré tout serein, basé sur le volontariat et le diagnostic des compétences. Nous avons aussi perdu la moitié de nos 154 cadres dirigeants. Par ailleurs, nous avons effectué un travail en profondeur sur la performance et la structure juridique de l'entreprise, puisque les activités de conception de réacteur en ont été détachées pour être confiées à Framatome, filiale d'EDF.
Cette restructuration a reçu le soutien de l'État, tant dans la procédure que par le biais de fortes augmentations de capital. Ces mesures avalisées par la Commission européenne ont permis de préserver et de développer une capacité industrielle qui nous place parmi les trois meilleurs mondiaux sur chacun des secteurs que nous couvrons. Après avoir réduit les effectifs et bloqué les salaires, nous embauchons chaque année 1 300 contrats à durée indéterminée (CDI) en France et 1 500 à 1 600 CDI au niveau mondial. Nous transformons l'entreprise dans le domaine de l'excellence opérationnelle, pour qu'elle délivre ses projets et productions avec de plus en plus de fiabilité, mais aussi en digitalisant l'essentiel de nos processus – conception, jumeaux numériques d'exploitation – et en étant à la pointe de la technologie. Nous ne sommes pas les plus gros sur nos métiers, mais nous sommes les plus technologiquement avancés sur certaines de nos spécialités.
Pour ce qui est des mines, nous avons réduit nos productions sur les dernières années au regard des conditions de marché. À pleine capacité, les 8 000 tonnes que nous importons proviennent pour 5 000 tonnes du Canada, pour 2 000 tonnes du Kazakhstan et pour 1 000 tonnes du Niger. Nous avons aussi ouvert des pilotes de production en Ouzbékistan et en Mongolie et établi des partenariats de production avec des mineurs en Afrique et en Australie. Cette diversité géographique participe aussi de la sécurité des approvisionnements.
L'uranium naturel est fluoré dans des usines situées en France, installations neuves et en augmentation de production, qui ont été approuvées lors de la restructuration du Groupe et qui ont bénéficié de l'augmentation de capital. Nous sommes aujourd'hui les seuls à conduire cette conversion en Europe continentale, les Britanniques ayant interrompu leur production.
S'agissant de l'enrichissement, nous codétenons à 50 %, avec notre concurrent et néanmoins partenaire Urenco, la technologie la plus performante en Occident. Cet enrichissement est opéré dans l'usine rhodanienne du Tricastin.
En matière de services, nous opérons chaque année des milliers de transports nucléaires aux quatre coins du globe. Nous démantelons aussi des centrales nucléaires et intervenons en maintenance.
Enfin, le recyclage est à la fois le sujet pour lequel Orano dispose d'une compétence unique au monde et celui qui suscitera le plus d'attention pour les années à venir. Une fois sortis des centrales nucléaires, les clients peuvent nous confier les combustibles usés pour qu'ils soient entreposés ou recyclés ; aujourd'hui, 10 % de l'électricité nucléaire produite en France provient de matières recyclées issues des usines de La Hague et de Melox. Les déchets non recyclés sont quant à eux conditionnés de manière sécurisée, vitrifiés, avec un volume compressé et une radioactivité de long terme réduite d'un facteur 10. Il s'agit d'opérations clés, pour lesquelles Orano est dépositaire d'un savoir-faire unique au monde à ce niveau industriel ; de nombreux pays maîtrisent cette opération au plan scientifique, mais seule la France la maîtrise au plan industriel. Eu égard au discours de Belfort du président de la République et aux perspectives du nucléaire en France, nous appelons de nos vœux une réflexion pour déterminer comment maintenir à bon niveau les installations de La Hague et de Melox, qui auront 50 ans en 2040, et comment les prolonger, le tout dans un contexte de parc nucléaire lui-même prolongé et renouvelé, potentiellement avec des réacteurs avancés. Maintenant que nous avons de la visibilité sur le parc de réacteurs qui sera disponible en France, ce sujet d'aval du cycle peut désormais être soumis au débat. Pour information, cette activité de recyclage est réalisée à plus de 95 % pour EDF, ainsi que pour d'autres clients néerlandais ou japonais.
En conclusion, vous aurez compris que notre traversée du désert fut relativement longue. Nous avons dû sacrifier certaines ambitions et préserver l'essentiel en termes de compétences et de technologies. Depuis 2018, nous réduisons chaque année notre dette, qui a d'ores et déjà diminué de 25 %, et l'agence de notation Standard & Poor's a relevé notre notation. Nous sortons de ce désert avec des technologies maîtrisées et des compétences rebâties, le développement de savoir-faire demeurant notre raison d'être. Dans la mesure où tout ce qui ne tue pas rend plus fort, sous réserve d'en tirer les leçons, nous continuons de bâtir sur les difficultés que nous avons traversées, sur la base de positions concurrentielles et technologiques fortes, vis-à-vis desquelles nous n'avons aucunement à rougir. Plusieurs pays, dont le Royaume-Uni, ont perdu leurs compétences en matière de recyclage. Je suis donc extrêmement fier des équipes du nucléaire français, d'Orano en particulier, qui portent ces technologies. Elles ont besoin de visibilité et d'anticipation, car les industriels s'accommodent mal des stratégies de stop & go ou clignotantes. Nous sommes résilients aux crises, qu'il s'agisse de la crise Covid-19 – nous produisions alors à 80/90 % de notre capacité – ou du drame de la guerre en Ukraine. De véritables forces existent dans l'industrie nucléaire française, en particulier du côté de ces équipes, et ce malgré le désert que nous avons traversé.