Absolument. Le CPN s'est rapidement emparé d'affaires internationales, mais il avait d'abord commencé par se demander si nous disposerions encore longtemps d'énergie nucléaire, puisque la réponse à cette question était le préalable à toutes les autres. La priorité restait évidemment la France. Cette seconde réunion fut aussi l'occasion d'évoquer les déboires du premier EPR de Flamanville. Malgré tout, tout le monde convenait que l'EPR fonctionnerait à partir de 2013.
La troisième réunion du CPN portait sur la stratégie nationale face à la relance du nucléaire. Avec la pression de relance du nucléaire dans le monde entier, la France voulait absolument vendre du nucléaire à l'étranger. Il fut alors décidé de mieux coordonner les acteurs étatiques, mais aussi de renforcer l'offre commerciale d'ingénierie et d'assistance, pour que les pays intéressés par des centrales puissent s'adresser de manière informelle à des Français qui les orienteraient discrètement vers l'offre française ; Alain Bugat, ancien haut-commissaire, s'était d'ailleurs empressé de monter une entreprise indépendante spécialisée dans ce domaine. Il était également question de construire une usine de retraitement en Chine, mais la prudence était de mise, puisque nous ne pouvions pas livrer tous nos secrets aux Chinois.
La formation fut au cœur de la quatrième réunion du CPN. Tout le monde était conscient de l'importance de ce sujet, mais nous abordions cette fois-ci la formation des étrangers. Une autre manière d'attirer des étrangers consistait en effet à former les futurs cadres, qui se tourneraient ensuite tout naturellement vers la France pour acheter. Je pense qu'ils avaient complètement raison. Il a donc été demandé d'instruire un projet d'école ou d'université internationale du nucléaire, qui pourrait être annoncé dans le cadre d'une conférence internationale organisée à Paris en mars 2010. C'est donc ainsi que j'ai créé l'I2EN.
La cinquième réunion du CPN fut consacrée aux fonds dédiés du CEA pour le démantèlement. La solution trouvée s'est finalement révélée non adaptée, au point d'être remplacée par une autre solution – c'est un autre sujet.
La sixième réunion du CPN fut dédiée à la conférence internationale pour l'action nucléaire civile, qui devait aider les pays débutants, faire avancer les initiatives françaises et présenter l'I2EN et l'offre de formation de la France. Mon calendrier était très serré, car tout devait être bouclé pour cet évènement, au cours duquel j'ai pu présenter l'I2EN au monde entier.
La septième et dernière réunion du CPN portait sur l'état d'avancement du plan national de gestion des matières et déchets radioactifs et sur sa restructuration suite aux demandes de simplification de l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST), source de conseils extrêmement utiles suivis avec plaisir et intérêt.
Vous m'interrogez ensuite sur l'état du suivi de la sécurité d'approvisionnement du combustible nucléaire. Je n'en ai pas entendu parler à l'époque, car ce n'était pas une préoccupation. Nous étions sûrs d'en avoir en grande quantité, pour toujours et sans difficulté. J'ai d'ailleurs rencontré, à l'époque, des interlocuteurs du Kazakhstan, puisque c'était le moment où la France commençait à travailler avec ce pays pour s'approvisionner en uranium.
L'on me demande ensuite mon jugement la chaîne de décision publique en matière de politique énergétique. Lorsque j'étais haut-commissaire, l'OPECST était très informé et rédigeait d'excellents rapports sur presque tous les sujets, d'une qualité égale et parfois meilleure que mes propres rapports. J'ignore si cette tradition a ou non continué, mais il est vrai que nos interlocuteurs – dont Christian Bataille – étaient alors très intéressés et très informés. De même, nous disposions d'un interlocuteur de très grande qualité à la direction générale de l'énergie et du climat (DGEC), en la personne de Pierre-Franck Chevet, passé ensuite à l'ASN.
Vous souhaitez ensuite savoir combien de fois le comité à l'énergie atomique civile s'est réuni durant mon mandat de haut-commissaire. Celui-ci s'est réuni à six reprises. Lors de la première réunion du 7 mai 2009, nous avons discuté des recherches en microélectronique, microsystèmes et nanotechnologies. Mon avis de haut-commissaire était régulièrement sollicité dans le cadre de ces réunions, auxquelles participaient souvent les ministres en charge, qui approfondissaient parfois les dossiers sur la base de mes interventions. Je me sentais donc assez reconnue lorsque j'occupais cette fonction.
Interrompu à cause du CPN, le comité n'a tenu sa seconde réunion que le 4 novembre 2010, sur les projets de nouvelles technologies de l'énergie du CEA et les nanotechnologies au CEA, en particulier la microélectronique, sujet devenu « importantissime » au CEA et ayant obtenu un grand succès.
La troisième réunion du 29 septembre 2011 fut consacrée à la sûreté nucléaire, après la catastrophe de Fukushima du 11 mars 2011. Ce jour-là, j'étais moi-même au Japon pour visiter le site de Rokkasho-mura, où les Japonais avaient entreposé leurs déchets nucléaires en attendant leur éventuel retraitement ; ils discutaient d'ailleurs avec la France pour implanter une usine de type La Hague au Japon, et c'était aussi l'une des raisons de mon déplacement. Après la visite du matin, lors du déjeuner, les murs se sont mis à trembler dans tous les sens : c'était le fameux tremblement de terre à l'origine du tsunami ayant frappé Fukushima. J'ai eu beaucoup de chance que ce séisme ne survienne pas le matin, alors que j'étais en face de déchets nucléaires. À mon retour en France, la situation du nucléaire était complètement transformée, en France comme ailleurs. L'après-Fukushima est totalement différent de l'avant-Fukushima.
Naturellement, les deux comités suivants portaient sur la sûreté nucléaire et sur les mesures adoptées en France pour sécuriser davantage nos réacteurs. Même si notre situation initiale était loin d'être analogue à celle de Fukushima, nous avons rajouté tranche sur tranche, avec beaucoup d'argent dépensé par EDF. J'y étais personnellement très favorable, et nous avons démontré que nos centrales étaient sûres et pouvaient faire face à presque n'importe quoi.
Le 10 janvier 2012, l'organisation de la recherche et développement en nucléaire au CEA fut pour moi l'occasion de dénoncer le manque d'ouverture d'EDF vis-à-vis du CEA s'agissant du suivi des réacteurs en cours. En effet, EDF ne nous sollicitait que lorsqu'il était confronté à un problème. Nous parlions alors de créer un laboratoire commun, sachant par exemple que les spécialistes de la corrosion du CEA, qui me parlaient de corrosion avec des étoiles dans les yeux, étaient désespérés qu'EDF ne leur permette pas de voir ce qu'il mesurait dans ses centrales. C'était totalement absurde. De même, lorsque l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) a décidé de lancer des études sur le vieillissement des matériaux, le CEA s'est retrouvé exclu des groupes de travail, alors qu'il réunissait les personnes les plus compétentes.
Un autre sujet qui me semblait pouvoir être discuté était celui des petits réacteurs modulaires (SMR), mais cette thématique n'intéressait alors personne sauf moi. J'ai donc demandé que l'on réfléchisse ensemble à ce sujet. Suite à mon insistance, le CEA a mis en place un ingénieur de haut niveau ayant travaillé sur la propulsion nucléaire et étudié les SMR. Le sujet fut au cœur d'une réunion dédiée, qui regroupait les différents industriels intéressés. Cette réunion fut extrêmement intéressante, mais ni le CEA ni les industriels ne voulaient s'engager dans cette voie. C'est une occasion manquée que je regrette profondément.
Quels grands projets nucléaires ont été menés durant l'exercice de mes fonctions ? Je pense d'abord au RJH, qui était alors en construction et qui ne connaissait pas encore les problèmes survenus par la suite. Je pense aussi au projet Astrid. Pour rappel, nous devions construire un RNR d'ici 2020, et c'est Astrid qui avait été choisi, soit un projet de réacteur fonctionnant sur technologie sodium. Pour autant, nous n'étions pas en train de recréer Superphénix. Astrid bénéficiait en effet d'améliorations technologiques extrêmement importantes par rapport à Superphénix, en particulier pour la sûreté. Le réacteur était conçu pour avoir un coefficient de vide négatif, permettant un arrêt de la réaction en chaîne en cas d'imprévu. En cas d'échec de l'arrêt de la réaction en chaîne, le réacteur était également doté, comme l'EPR, d'un récupérateur de corium, qui serait alors refroidi et confiné pour ne pas laisser échapper la radioactivité. En outre, l'échangeur ne reposait pas sur une base sodium-eau, jugée dangereuse malgré l'absence d'accidents à ce jour, mais sur une base sodium-gaz avec de l'azote. Il s'agissait d'un modèle bien plus intéressant et très différent de Superphénix, qui est parvenu à passer l'épreuve de l'ASN. Beaucoup pensaient qu'il serait impossible de sécuriser suffisamment le réacteur, mais ses concepteurs y sont finalement parvenus.
Vous m'interrogez ensuite sur les perspectives d'avenir. Comme je l'indiquais en introduction, je ne suis pas spécialiste du nucléaire, même si je me suis donnée à fond durant trois ans en tant que haut-commissaire. Je n'ai pas non plus totalement abandonné le sujet, sachant que nous avons créé, à l'Académie des sciences, un comité de prospective pour l'énergie, auquel j'ai toujours participé depuis sa création en 2012, et qui a émis de nombreux avis et recommandations destinés au Gouvernement. Généralement, j'adopte le point de vue du comité. Mes propos seront donc en ligne avec les recommandations et avis du comité.
La programmation pluriannuelle de l'énergie (PPE) a repoussé au siècle prochain le redéploiement des RNR. En guise de stratégie d'attente, elle a décidé d'aller vers le multi-recyclage du plutonium et du combustible usé dans les réacteurs à neutrons thermiques (RNT), notamment dans les EPR. Cette stratégie est destinée à maintenir l'expertise de la France en matière de recherche et développement (R&D) pour aller vers les RNR. Elle peut stabiliser des quantités de combustible usé, mais ne conduit pas à l'autonomie stratégique recherchée avec les RNR.
D'un point de vue plus personnel, j'ajouterai que cette stratégie me semble risquer de compliquer l'éventuel passage au cycle fermé et à l'utilisation des réacteurs rapides pour rendre l'énergie nucléaire soutenable. Ce sera un pas de plus dans cet élément compliqué qu'est l'aval du cycle. Si l'on renonce au cycle fermé et au nucléaire pérenne, tout sera à repenser en France, depuis la philosophie des réacteurs à mettre en place jusqu'au devenir des déchets. Les décisions liées à l'énergie nucléaire en France devraient être prises sur le long terme, non pas à horizon de vingt ou trente ans, mais à horizon de plus d'un siècle, sachant qu'un siècle est nécessaire pour réunir le plutonium et mettre en marche des RNR en quantité.
Que ce soit à l'Académie des sciences ou à l'Académie des technologies, nous continuons à penser que la voie choisie jusqu'en 2018 – celle du cycle fermé et du futur passage aux RNR – était la bonne, la même à mieux d'assurer durablement à la France un approvisionnement stable d'électricité décarbonée, avec le moins de dépendance possible. Le projet Astrid s'inscrivait dans cette ligne, et l'on doit reconnaître qu'avoir complété un avant-projet détaillé de ce réacteur, qui présente de bien meilleures caractéristiques de sûreté que les modèles antérieurs, est déjà une prouesse – qu'il convient de saluer – et un acquis. L'urgence n'est peut-être pas de le construire, mais de bien finaliser l'étude des éléments afférents : les matériaux utilisés, les combustibles et leur fabrication, les détails de l'aval du cycle.
Personnellement, je comprends la difficulté, pour le CEA, de lancer une telle construction alors que des retards importants et coûteux s'accumulent sur le RJH, sur le projet ITER et sur la construction de l'EPR de Flamanville. Il me semble que personne ne l'a souligné, mais cela crève les yeux. Il convient de montrer, en complétant le RJH, que les compétences pour la construction de projets aussi importants sont bien au rendez-vous et prêtes à être utilisées pour un ou des prototypes de RNR. Voilà ce que je dirais si j'étais gouvernante ou administratrice générale du CEA.
Ceci dit, je pense que tout n'est pas perdu. Une réflexion approfondie en France sur l'avenir à long terme du nucléaire pourrait de nouveau rendre possible la construction d'Astrid, peut-être dans une version moins puissante comme envisagé. Après une série de décisions rapides, peut-être qu'une décision plus réfléchie pourrait être différente. Sinon, le CEA étudie des concepts de SMR à neutrons rapides refroidis au sodium liquide, dont l'un très innovant intègre les avancées de recherche conduites dans le cadre du projet Astrid. D'autres possibilités de petits réacteurs à neutrons rapides méritent d'être étudiées, dont ceux utilisant des concepts innovants de combustible liquide dissous dans des sels fondus. Ces différents projets apparaissent aujourd'hui comme une voix permettant de maintenir jusqu'à la fin du siècle les connaissances sur les RNR et donc de préparer l'avenir si l'option du cycle fermé est maintenue. Le comité de prospective en énergie de l'Académie a récemment émis une recommandation en ce sens, rédigée par quatre de ses membres : Robert Guillaumont, Marc Fontecave, Jean-Claude Duplessis et Sébastien Candel.
Vous m'interrogez ensuite sur mon analyse des retards pris sur le chantier de l'EPR de Flamanville. Comme je l'ai déjà indiqué, les inquiétudes demeuraient limitées. J'ai préparé un résumé des problèmes rencontrés, mais je m'abstiendrai d'en donner lecture, puisque vous connaissez le sujet par cœur. D'ailleurs, je crois que je ne suis pas apte à commenter ce sujet.
L'on me demande ensuite, avec mon expertise, de juger de l'état de la filière nucléaire française, y compris en termes de comparaison internationale. Je rappelle à nouveau que mon expertise ne porte pas nécessairement sur ces sujets, et que je peux donc seulement partager mes impressions.
La France a certainement perdu des compétences du fait du grand espacement des projets. Cette perte de compétences que je voyais poindre ou apparaître lorsque j'étais haut-commissaire n'a pas reçu suffisamment d'attention. À l'époque, je me suis appliquée à tenter de la freiner. Une des raisons de soutenir Astrid et de le construire au plus vite était d'ailleurs d'utiliser au mieux les compétences restantes. Je me souviens d'analyses détaillées du personnel qu'effectuait Christophe Béhar, directeur de la DEN, pour le démontrer. J'ai longuement échangé avec les principaux porteurs de savoirs, d'autant qu'un problème similaire existait chez Areva, où les ingénieurs porteurs de savoirs et d'expérience se plaignaient d'un manque d'écoute et de plan de déroulement de carrière, et se voyaient préférer des personnes plus charismatiques aux postes de décision et de direction.
Je me suis donc appliquée à favoriser les formations sur l'énergie nucléaire, notamment en créant l'I2EN, qui n'était pas seulement destiné aux étrangers. J'ai aussi tenté de mieux faire travailler les différentes parties prenantes, notamment en impulsant le laboratoire commun avec EDF et Areva, mais aussi en tentant de rapprocher les équipes du CEA et du Centre national de la recherche scientifique (CNRS) sur les études de possibles réacteurs du futur.
Je n'ai pas approfondi la question de la comparaison des différentes filières nucléaires, mais je pense que la Chine, qui est de loin le principal constructeur de réacteurs nucléaires, et qui en a construit en collaboration avec autant de producteurs étrangers que possible, en exigeant systématiquement d'avoir accès aux brevets et aux savoir-faire, doit être aujourd'hui le pays le mieux armé pour construire et vendre des centrales nucléaires. Ceci dit, la Russie demeure en excellente position sur ce sujet. Lorsque j'étais haut-commissaire, elle était mieux placée que les autres parce qu'elle proposait aux acheteurs de les débarrasser de leurs déchets, en les conditionnant avant de les leur vendre, alors que la France en est empêchée par une loi. Je doute que la situation ait changé depuis, alors que ce point est significatif. Un autre problème pour vendre des centrales est celui de la mise de fonds. Je pense aussi que la Chine est mieux placée que d'autres, nous compris. Je crois toutefois que la France demeure le pays le mieux placé pour le traitement des déchets, non seulement pour la séparation des éléments réutilisables, mais aussi pour le conditionnement du reste et la préparation à l'enfouissement des déchets. Je ne peux m'empêcher de remarquer que la France a bradé son avance sur les RNR, et j'espère qu'elle fera tout pour se rattraper. J'espère également que nous avancerons au plus vite sur Cigéo et que nous enfouirons les déchets avant d'être confrontés à d'importants problèmes d'entreposage, sachant que l'urgence suivante est bien celle-ci. J'ignore si vous en parlez dans le cadre de votre enquête, mais vous devez l'affirmer haut et fort : nous n'avons pas le temps, et nous devons absolument être en mesure d'enfouir rapidement des déchets pour éviter la survenance d'autres problèmes de taille.