La réunion

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Mardi 28 mai 2024

La séance est ouverte à 21 heures 05.

(Présidence de M. Didier Le Gac, Président de la commission)

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Je me réjouis d'accueillir les représentants de l'association Moruroa e tatou : M. Tevaearai Puarai, son président, et M. Tamatoa Tepuhiarii, chargé des relations internationales.

L'audition a pour objectif de préciser les positions et les revendications de l'association et de recueillir son analyse de la prise en charge actuelle des conséquences des essais nucléaires menés en Polynésie entre 1966 et 1996.

Nous souhaitons connaître votre analyse du dispositif d'indemnisation des victimes des essais nucléaires et, plus largement, du fonctionnement du Comité d'indemnisation des victimes des essais nucléaires (Civen). J'aimerais notamment savoir si, d'après votre expérience, des Polynésiens renoncent à déposer une demande d'indemnisation alors qu'ils estiment souffrir d'une maladie radio-induite et, le cas échéant, pour quelles raisons.

Je souhaite également connaître votre avis sur la liste des vingt-trois maladies radio-induites reconnues par le décret du 15 septembre 2014 et votre position sur l'introduction du seuil d'exposition de 1 millisievert dans la loi.

Avant de vous passer la parole, je vous prie de nous déclarer, le cas échéant, tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations. L'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(MM. Tevaearai Puarai et M. Tamatoa Tepuhiarii prêtent successivement serment.)

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Tevaearai Puarai, président de l'association Moruroa e tatou

L'association Moruroa e tatou a été créée en 2001. Elle a derrière elle vingt-trois ans de militantisme et la conviction que Maohi nui et le peuple maohi ont été contaminés et continuent de l'être.

Notre nouvelle équipe, jeune, dynamique et engagée, s'inscrit dans une démarche d'éveil des consciences et de décolonisation des pensées. La nouvelle génération, tout en continuant le combat de ses prédécesseurs – Roland Oldham, Bruno Barrillot, John Doom – par l'accompagnement des familles des travailleurs victimes des essais nucléaires français, a étendu son action à l'éveil, à l'information et à la sensibilisation des jeunes à cette histoire tragique en vue de construire un meilleur avenir. La jeunesse est souvent associée à l'ignorance ; nous pensons au contraire qu'elle a soif de connaître son histoire et qu'elle est prête à se lever pour son peuple et pour son pays.

Moruroa e tatou est fondée sur les principes de vérité et de justice - Te parau mau e te parau tia. Ces valeurs guident nos adhérents et nos partisans. Nous nous attachons à écouter les doléances, les besoins et les attentes des associations antinucléaires et des institutions religieuses qui portent haut et fort ce message.

Le comité de l'association a rencontré, en décembre 2023, le président du Civen et le médecin chargé de l'instruction des dossiers. Nous avons déploré la difficulté d'accès aux données et un manque d'accompagnement en amont qui compliquent la constitution du dossier pour les Maohis. Nous regrettons cette lourde charge administrative qui décourage de nombreux demandeurs et nous faisons de notre mieux pour faciliter leurs démarches pour obtenir la réparation du préjudice subi.

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Tamatoa Tepuhiarii, chargé des relations internationales de l'association Moruroa e tatou

Le découragement des demandeurs tient aussi à la durée totale de la procédure – de la constitution du dossier à la réponse du Civen – et à la barrière de la langue, puisque le dossier doit être déposé en français, tandis que la majorité des Maohis utilisent au quotidien leur langue natale – le tahitien ou un autre dialecte. Il faudrait envisager une procédure administrative allégée et plus intégrante.

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Tevaearai Puarai, président de l'association Moruroa e tatou

Il y a quelques années, des formulaires bilingues français-reo étaient mis à la disposition des demandeurs par le Civen, qu'ils soient victimes ou ayants droit. Nous souhaitons que ces formulaires soient de nouveau proposés.

Nous souhaitons également que le Civen se rapproche du peuple maohi par l'implantation d'une structure en Polynésie, à Tahiti ou dans les archipels, pour faciliter les démarches et le rapport aux victimes.

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Tamatoa Tepuhiarii, chargé des relations internationales de l'association Moruroa e tatou

Il conviendrait par ailleurs d'étendre les critères d'indemnisation, qui sont limités dans le temps et dans l'espace et incluent un nombre restreint de maladies.

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Tevaearai Puarai, président de l'association Moruroa e tatou

Le seuil de 1 millisievert fait partie des freins à la prise en charge des victimes. Depuis son adoption, trop peu de dossiers d'indemnisation ont reçu un avis favorable.

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Pouvez-vous préciser à l'intention de nos collègues si le Civen a une antenne à Tahiti ? La mission « aller vers » du Haut-commissariat de la République en Polynésie française, qui aide les victimes à constituer leur dossier, est-elle le relais du Civen ? A-t-elle pris la relève de votre mission d'assistance ?

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Tevaearai Puarai, président de l'association Moruroa e tatou

Il n'y a aucune antenne du Civen à Tahiti ; nous le déplorons depuis des années. La moindre des choses serait d'implanter une structure à proximité des victimes. Nous espérons que ce sera fait à l'avenir.

Nous avons rencontré certains référents de la mission « aller vers » qui se rendent dans les foyers pour aider à la constitution des dossiers. Nous apprécions que la mission mette en avant la jeunesse polynésienne, qui maîtrise les langues française et polynésiennes, ce qui facilite leur contact avec les victimes. Notre association fait la même chose.

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Tamatoa Tepuhiarii, chargé des relations internationales de l'association Moruroa e tatou

Nous n'avons pas encore reçu de témoignages, mais nous nous interrogeons sur la pertinence de l'indemnisation financière proposée par le Civen. Permet-elle la guérison des malades ? Pourquoi ne pas envisager un autre type d'indemnisation ? Le suivi médical coûte cher, malgré la prise en charge par la Caisse de prévoyance sociale de Polynésie française (CPS).

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En effet, on se focalise sur l'indemnisation financière, mais il serait plus juste de parler de reconnaissance, de prise en charge et d'indemnisation. Pensez-vous que le fait d'être reconnu comme victime aide les malades et leur famille d'un point de vue non financier ?

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Tevaearai Puarai, président de l'association Moruroa e tatou

Le mot « victime » est lourd à porter. Notre association préfère parler de « survivant des essais nucléaires français », ce qui induit un regard différent sur les personnes que nous accompagnons. La même vision a été adoptée au Japon. Il est certain que la monétisation du préjudice ne suffit pas à guérir le mal-être psychologique et physique de ces personnes. C'est pourquoi l'association, outre l'accompagnement administratif et juridique, fait beaucoup d'accompagnement psychologique. Notre agent de permanence et les comités d'arrondissement sont dans la discussion avant tout ; nous menons beaucoup d'entretiens, parfois en tête à tête, avant d'aborder la question de l'indemnisation.

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La question de la diffusion de l'information est primordiale, compte tenu de la géographie polynésienne. Comment touchez-vous ces personnes ? Viennent-elles spontanément vers vous ?

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Tamatoa Tepuhiarii, chargé des relations internationales de l'association Moruroa e tatou

D'une part, nous accueillons dans notre bureau de permanence à Paofai les personnes qui souhaitent constituer un dossier d'indemnisation ou en savoir davantage sur les essais nucléaires. D'autre part, nos comités, situés dans les archipels, vont vers les familles pour recueillir leurs témoignages. Comme d'autres associations et institutions qui partagent cette démarche d'assistance aux victimes, nous passons un temps privilégié avec elles afin de briser le silence, d'alléger le poids de la honte et de les réconcilier avec leur histoire.

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Avez-vous des contacts avec la commission consultative de suivi des conséquences des essais nucléaires (CCSCEN), créée par la loi Morin ? Elle se réunit en théorie deux fois par an.

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Tevaearai Puarai, président de l'association Moruroa e tatou

Non. Nous regrettons que certaines commissions ne se soient pas réunies depuis plusieurs années. En tant qu'association pilier de la lutte antinucléaire, nous espérons que Moruroa e tatou sera tenue informée des avancées de cette commission.

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La CCSEN, où siègent Moruroa e tatou et d'autres associations, ne s'est pas réunie depuis 2021. Elle n'a jamais tenu le rythme prévu de deux réunions annuelles. Lors de la table ronde qui s'est tenue à l'Assemblée nationale le 19 janvier dernier, la ministre du travail, de la santé et des solidarités avait promis de réunir la CCSEN au premier trimestre 2024. Cela ne s'est pas fait, mais nous veillerons à ce qu'une réunion ait lieu le plus rapidement possible.

Y a-t-il un profil type des personnes que vous avez rencontrées et soutenues dans leur démarche de réparation ? Pouvez-vous nous dire pourquoi certaines d'entre elles ressentent de la honte ? Ont-elles exprimé d'autres sentiments ?

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Tamatoa Tepuhiarii, chargé des relations internationales de l'association Moruroa e tatou

La personne type serait un Maohi, un autochtone, puisque les explosions nucléaires ont majoritairement touché les peuples autochtones ; elle aurait un lien de parenté avec quelqu'un qui a travaillé sur les sites nucléaires ou dans des fonctions administratives liées au nucléaire – ces personnes ont un père, un grand-père qui ont exercé ces métiers. Elle est atteinte d'une maladie radio-induite, que celle-ci figure déjà sur la liste des vingt-trois maladies reconnues, ou pas – je pense au cancer de la prostate, par exemple.

Quant à la honte, c'est une notion essentielle : la plupart de nos parents, de nos ancêtres, se sentent coupables d'avoir participé à l'histoire des explosions nucléaires ici à Maohi nui, à leur organisation. Comment appréhender ce sentiment de honte et de culpabilité ? Comment comprendre l'impact émotionnel et psychologique de ce passé, et le sentiment de responsabilité après l'abandon de la théorie des « essais propres » et la reconnaissance des conséquences environnementales et sanitaires des explosions ?

Il y a aussi un mutisme propre à la communauté maohi : nous ne parlons pas toujours de nos sentiments, que nous préférons garder pour nous. Cela peut être mis en relation avec ce sentiment de honte.

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En 2021, le président de votre association a réagi très brutalement à la publication de l'expertise collective de l'Inserm (Institut national de la santé et de la recherche médicale). Pouvez-vous préciser ce que vous reprochez à cette étude ?

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Tevaearai Puarai, président de l'association Moruroa e tatou

Ces propos ont été tenus par mon prédécesseur, M. Hiro Tefaarere. Vous devrez lui poser la question : je préfère ne pas m'avancer sur ce terrain. Il n'y a pas eu de passation entre l'ancienne et la nouvelle équipe.

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Avez-vous néanmoins un avis sur cette étude ?

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Tevaearai Puarai, président de l'association Moruroa e tatou

Notre demande d'un suivi mené par un organisme indépendant reste sans réponse. Nous attachons beaucoup d'importance à l'indépendance des laboratoires qui mènent ces études – je suis sûr que la rapporteure m'approuvera.

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Qu'attendez-vous de cette commission d'enquête, vous qui étiez à peine nés au moment où ces essais ont eu lieu ? Il est intéressant pour nous de recueillir votre opinion car c'est la première fois que nous auditionnons des gens de votre génération, qui ne sont pas des victimes directes.

De quels types d'études parlez-vous ?

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Tamatoa Tepuhiarii, chargé des relations internationales de l'association Moruroa e tatou

Nous sommes nés quand la dernière bombe a explosé ; nous sommes les héritiers de cette histoire et de ce militantisme.

Notre démarche n'est pas d'attendre quelque chose de quiconque, mais de nous interroger sur notre responsabilité en tant que peuple et sur notre responsabilité individuelle.

Je formulerai néanmoins un souhait. L'Assemblée de Polynésie a mené, en 2005 et 2006, une commission d'enquête sur les essais nucléaires ; le rapport qui en est issu contient de nombreuses recommandations, dont bien peu ont été mises en place. La création d'un centre de mémoires est en cours ; il existe aussi un projet de recherche sociologique et culturelle Sosi (suivi ouvert des sociétés et de leurs interactions), mené par M. Renaud Meltz. Qu'en est-il des autres ? Votre commission d'enquête pourrait contribuer à terminer le travail commencé par l'Assemblée de Polynésie en 2005.

Quant aux études indépendantes, c'est un vaste sujet. Il y a eu, sinon des mensonges, au moins une mauvaise information, dans les études précédentes ; elles prennent mal en considération ce que vivent les différentes communautés ici à Maohi nui. On peut se demander comment une étude scientifique peut tenir un discours différent de ce que vivent les populations. Une étude indépendante, menée par des scientifiques extérieurs, pourrait-elle rapporter ce que vit vraiment le peuple maohi, les conséquences qu'il subit ? Une telle étude devrait intégrer, à parité, pas seulement des scientifiques autochtones mais aussi extérieurs, occidentaux, afin d'aborder différentes perspectives.

La science se veut objective. Mais les études scientifiques devraient prendre en considération aussi les subjectivités. Aujourd'hui, les différentes universités du Pacifique soulignent l'importance de l'intégration de la perspective des autochtones, qui sont ceux qui rencontrent les difficultés.

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Tevaearai Puarai, président de l'association Moruroa e tatou

Nous avons demandé au Civen comment il était possible d'étendre la liste des maladies radio-induites. Le médecin en charge nous a dit que cela se faisait au fil des avancées scientifiques : mais lesquelles ? Pourquoi d'autres pays reconnaissent-ils une trentaine de maladies alors que la France n'en reconnaît que vingt-trois ? Les études scientifiques sont-elles filtrées pour ne retenir que ce qui arrange ? Nous aimerions que la commission d'enquête se penche sur cette question.

Oui, nous sommes jeunes et motivés. Dans mon discours aux Nations unies en tant que pétitionnaire, au mois d'octobre dernier, j'ai lancé un message simple : nous continuons le travail de nos prédécesseurs, avec une vision plus lumineuse. Une transmutation de l'énergie négative héritée du nucléaire en énergie positive, lumineuse, permettrait au peuple autochtone de se reconstruire, de se réconcilier avec lui-même, avec sa terre, avec son histoire, pour pouvoir avancer – sans oublier ce qu'il a subi, ce qu'on lui a laissé. Comment éduquer la jeunesse de demain et éveiller les consciences, comment décoloniser les pensées ? C'est l'une des missions de notre association : nous voulons nous libérer des chaînes coloniales.

Nous avons récemment participé à un rassemblement communautaire de la jeunesse des îles Australes à Rimatara, et nous y avons vu de l'engouement. Nous espérons que les enfants d'aujourd'hui, qui sont les leaders de demain, pourront s'épanouir et s'émanciper dans un environnement plus favorable à leur développement physique et psychologique.

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Que j'aime vous entendre parler de la jeunesse et de l'avenir !

Pour remplir un dossier d'indemnisation, il faut apporter des preuves. Celles-ci peuvent-elles être apportées par des témoignages plutôt que par des documents écrits ? C'est possible à l'échelle internationale, par exemple pour justifier qu'on est Sahraoui et non Marocain colonisateur. Ce moyen de preuve vous paraît-il devoir être défendu ?

Votre combat me fait aussi penser à celui que nous avons mené pour faire reconnaître les malades de l'amiante. Dans ce cas, les dossiers sont mieux ficelés et l'indemnisation souvent meilleure quand les victimes passent par une association. Est-ce aussi important pour vous de ne pas laisser les gens se débrouiller seuls face à l'administration, de veiller à ce qu'ils soient accompagnés ?

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Tevaearai Puarai, président de l'association Moruroa e tatou

Oui, notre démarche est bien d'accompagner ceux qui demandent des indemnisations pour éviter qu'ils ne baissent les bras, ce qui est souvent arrivé pour ceux qui n'ont trouvé personne pour suivre le processus jusqu'au bout. L'association Moruroa e tatou dispose aussi d'avocats, qui peuvent prendre le relais en cas de recours. Il ne s'agit pas seulement d'argent, on le disait, mais d'accomplir la réparation et l'indemnisation.

S'agissant des témoignages, il est difficile d'obtenir des attestations individuelles d'hébergement des communes, qui souvent ne les délivrent plus. Le témoignage est admis, mais c'est aussi difficile : pour certains travailleurs, on s'aperçoit que tout leur entourage est décédé. Il est d'autant plus important de réduire les délais d'instruction par le Civen : ces générations disparaissent peu à peu.

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Tamatoa Tepuhiarii, chargé des relations internationales de l'association Moruroa e tatou

Pour ce qui est de la stratégie juridique, le rapprochement avec l'amiante fonctionne, je crois, comme il fonctionnerait avec le dispositif d'indmnisation des victimes du terrorisme. Il faut aussi travailler de façon plus large sur les conséquences environnementales et sanitaires des explosions nucléaires.

Il faut tenir compte des décès des nombreux anciens travailleurs dans cette démarche d'indemnisation, et plus largement de justice pour un peuple. Petit à petit, le peuple lui-même meurt, ce que les procédures administratives ne prennent pas en considération. C'est aujourd'hui qu'il faut agir.

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Je comprends cette urgence. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle le groupe GDR a considéré cette commission d'enquête comme prioritaire.

Auprès de quelle commission intervenez-vous à l'ONU ?

Dans ce cadre, croisez-vous d'autres militants antinucléaires d'autres pays du monde ? Y a-t-il un combat collectif de toutes les victimes du nucléaire ? Les États-Unis envisagent d'élargir leurs critères d'indemnisation : disposez-vous d'un état de ces discussions à l'échelle internationale ?

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Tevaearai Puarai, président de l'association Moruroa e tatou

J'interviens à l'ONU dans le cadre de la quatrième commission, celle des questions politiques spéciales et de la décolonisation. On ne peut pas parler de nucléaire colonial sans parler de décolonisation. Il est important pour nous de nous lever et de porter la voix du peuple maohi et de nos adhérents victimes du nucléaire.

L'association Moruroa e tatou ne peut pas parler de vérité et de justice à Maohi nui sans parler de vérité et de justice dans d'autres pays, qui ont subi le même préjudice : c'est un combat commun que nous menons avec nos partenaires en Polynésie et dans le monde. Nous avons ainsi signé une convention avec Ican France, la branche française de la Campagne internationale pour abolir les armes nucléaires, afin de mieux toucher les différentes communautés. Les essais nucléaires français ont commencé en Algérie : nous voulons parler de ce que subit encore aujourd'hui ce peuple. Notre démarche est globale : nous voulons nous lever pour tous les peuples qui ont subi le préjudice du nucléaire colonial.

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Tamatoa Tepuhiarii, chargé des relations internationales de l'association Moruroa e tatou

La deuxième réunion des États parties au Traité sur l'interdiction des armes nucléaires, en 2023, nous a permis d'échanger avec d'autres militants et d'autres représentants des communautés affectées par les explosions nucléaires. Nous étendons ainsi notre réseau mais aussi la prise de conscience des dégâts causés. Les associations Ican, IPPNW – Association internationale des médecins pour la prévention de la guerre nucléaire – et d'autres disposent de larges bases de données et d'études scientifiques. Ils sont aussi en lien avec des scientifiques qui étudient les conséquences du nucléaire : nous vous transmettrons les articles pertinents et pourrons vous mettre en relation avec d'autres scientifiques.

On nous a dit récemment qu'il serait intéressant d'entrer en contact avec la commission du désarmement nucléaire de l'ONU. Cela nous permettrait de renforcer notre action internationale.

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S'agissant de la liste des maladies radio-induites, j'avais interpellé le ministre pendant les débats de la loi de programmation militaire. Le blocage se situe aujourd'hui au ministère de la santé. J'espère que cette commission d'enquête nous permettra de faire avancer le dossier.

Vous voyez certainement se multiplier certaines pathologies. Certaines devraient-elles selon vous être intégrées à cette liste ? Êtes-vous à même de dresser un état des lieux ? J'aimerais en particulier que vous nous parliez des victimes indirectes et transgénérationnelles. Voyez-vous se développer de nouvelles formes de maladies ?

Vous parliez aussi de vous libérer des chaînes coloniales. On peut en effet parler de colonialisme nucléaire à propos de cette période des essais nucléaires en Polynésie française. La France s'interroge aujourd'hui sur le rapport qu'elle entretient avec ses territoires ultramarins, et inversement. Quelles politiques concrètes pourrait mener l'État français pour renouer un lien de confiance avec la population polynésienne et plus largement ultramarine ?

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Tamatoa Tepuhiarii, chargé des relations internationales de l'association Moruroa e tatou

Cette question très intéressante nécessite une analyse approfondie afin de ne pas vous répondre de manière irréfléchie. Nous reviendrons vers vous ultérieurement avec des indications beaucoup plus précises sur les différents points que vous avez soulevés.

Il est évidemment nécessaire de dresser un état des lieux et d'intégrer d'autres maladies radio-induites dans la liste des vingt-trois pathologies ouvrant droit à indemnisation. Nous recommandons de procéder à une analyse comparative avec d'autres continents également affectés par des explosions nucléaires – je pense en particulier à la situation des îles Marshall, des îles Kiribati, du centre de l'Australie, ou encore du Japon… Il ne s'agit pas forcément d'élargir la liste des maladies reconnues à Maohi nui, en Polynésie française, mais d'avoir une vision beaucoup plus globale de toutes ces pathologies.

Nous qualifions de victimes directes les personnes présentes ou ayant travaillé sur les sites pendant la période des explosions nucléaires. Nous identifions comme victimes indirectes leurs descendants atteints de maladies radio-induites, qui peuvent être de la deuxième ou de la troisième génération, voire de la quatrième ou de la cinquième. Il apparaît que des dossiers de demande d'indemnisation sont déposés tant par des victimes directes que par des victimes indirectes. Nous pourrons vous donner davantage de détails ultérieurement.

Vous nous avez enfin demandé quelles mesures concrètes permettraient de libérer notre territoire du « colonialisme nucléaire ». L'une des premières mesures serait la reconnaissance concrète et juste, par l'État, des conséquences environnementales et sanitaires des explosions nucléaires. Là encore, je pourrai développer davantage ma réponse plus tard.

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Tevaearai Puarai, président de l'association Moruroa e tatou

Il s'agit d'un sujet très sensible. Dans nos échanges avec les personnes ayant travaillé sur ces sites, la question de la rupture de confiance et de la méfiance qui s'est installée dans la société polynésienne revient énormément. Nous développerons ce point dans notre réponse écrite.

De nombreux malades ont fait l'objet d'une évacuation sanitaire vers l'Hexagone. Ce transfert constitue un poids psychologique énorme, tant pour les victimes que pour leurs accompagnateurs, lorsqu'il y en a – un grand nombre de patients ne sont pas accompagnés car la dépense afférente n'est prise en charge que pour les mineurs, alors même que la maladie touche toutes les générations. Nous demandons donc la création d'une structure sanitaire permettant aux patients de bénéficier ici même, à Maohi nui, de soins à la hauteur du préjudice qu'ils ont subi.

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En vous écoutant, je pense à cette formule de Corneille : « Je suis jeune, il est vrai, mais aux âmes bien nées la valeur n'attend pas le nombre des années. » Votre sagesse, tout à fait remarquable, nous ramène à notre condition et nous aide à comprendre les problèmes que vous rencontrez.

Vous appelez au dépassement de la dimension purement financière, indemnitaire, du préjudice subi. Quel aspect voulez-vous mettre en avant ? Un préjudice peut être moral, physique ou matériel. Si j'ai bien compris, vous évoquez notamment la dimension post-générationnelle de votre travail, qui concerne aussi les générations futures. Or, comme nous l'avons déjà vu lors d'une audition précédente, toute la difficulté réside dans l'établissement d'un lien de causalité entre la faute éventuellement commise, d'une façon ou d'une autre, et le préjudice subi. Du reste, vous abordez le sujet de l'indemnisation d'une manière qui me semble un peu moins précise.

Nous avons compris que votre association assurait un accompagnement technique, juridique – vous avez parlé de votre collaboration avec un avocat – et psychologique, et que votre action se heurtait à certains freins. Combien de victimes accompagnez-vous ? Certains dossiers ont-ils déjà abouti, d'une façon ou d'une autre ?

Vous défendez la subjectivité des études épidémiologiques. À cet égard, j'ai cru comprendre que vous appeliez à la collaboration entre scientifiques autochtones et provenant d'autres pays. Pensez-vous vraiment que c'est l'origine des scientifiques participant à ces études – locaux, de métropole ou même étrangers –, indépendamment de leur compétence, qui résoudra le problème de l'objectivité des travaux ? Ne faudrait-il pas envisager plutôt une limitation du périmètre de ces études ? J'ai plusieurs fois entendu certains de nos interlocuteurs regretter le flou ou le caractère limité des comptes rendus de travaux scientifiques. Ne devrions-nous pas conclure à la nécessité d'une définition plus stricte du périmètre des études épidémiologiques ?

Les générations passent. Alors que les plus anciens disparaissent, la mémoire collective tend à s'effacer, à moins d'être entretenue par différents vecteurs. Portez-vous une attention particulière à la flore et la faune ? Les temps longs que connaissent les atolls en matière de transformation de la terre et de construction des massifs coralliens peuvent représenter pour vous un argument supplémentaire. Si la parole n'est plus transmise, si plus personne ne témoigne, ne pouvez-vous pas mobiliser d'autres éléments afin de rappeler à la population, avec un effet rétroactif, l'origine des problèmes que vous traitez ?

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Tamatoa Tepuhiarii, chargé des relations internationales de l'association Moruroa e tatou

Les études épidémiologiques doivent être menées par une équipe où la parité est recherchée entre scientifiques autochtones et chercheurs originaires d'autres pays. Elles doivent aussi porter sur un périmètre bien déterminé. Ces deux caractéristiques sont très importantes.

Étant moi-même chercheur, je sais toute l'importance de la perspective, en particulier dans le Pacifique. L'auteur d'un article scientifique doit toujours préciser d'où il s'exprime et dans quelle perspective il se place par rapport à son sujet, car cela a un impact sur ses recherches. Ainsi, un scientifique autochtone et un autre originaire d'ailleurs peuvent nous offrir deux perspectives différentes sur notre territoire. C'est dans ce but que nous avons évoqué la dimension subjective des études ainsi que l'intégration de chercheurs autochtones dans la communauté scientifique.

Le périmètre de l'étude épidémiologique est tout aussi important. Je n'ai peut-être pas tout à fait compris la définition que vous vouliez en donner. Parlez-vous d'une limitation de l'espace géographique ? Faut-il restreindre l'étude aux atolls de Moruroa et Fangataufa et aux îles qui les entourent, ou au contraire élargir les travaux à l'ensemble de Maohi nui, c'est-à-dire de la Polynésie française ?

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Ma remarque porte non seulement sur l'espace géographique où doivent être étudiées les retombées et conséquences des explosions nucléaires, mais également sur l'objet même des travaux. Que voulons-nous rechercher ? Une forme de pathologie ? Comme vous l'avez dit fort justement, il semble que nous en recensions toujours vingt-trois, sur une trentaine de maladies potentielles, observées dans d'autres pays. Voulons-nous démontrer l'existence ou l'absence d'un lien de causalité entre une situation sanitaire et l'exposition aux radiations ? On trouvera ce que l'on veut trouver, et on ne trouvera pas ce que l'on ne veut pas chercher !

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Tamatoa Tepuhiarii, chargé des relations internationales de l'association Moruroa e tatou

Au-delà de l'aspect géographique, il faut effectivement définir le domaine de l'étude. S'agissant de l'existence de maladies, pourquoi ne pas partir du constat que nous faisons dans notre communauté ? Le cancer de la prostate, par exemple, ne figure pas dans la liste des vingt-trois pathologies ouvrant droit à indemnisation ; or nous observons, dans les différents témoignages recueillis, une très grande prévalence de cette maladie. Il en est de même pour les handicaps. Nous devons intégrer ces données dans le périmètre de l'étude épidémiologique.

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Votre association porte-t-elle un regard particulier sur les effets à long terme des explosions nucléaires sur la géologie, la faune et la flore ?

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Et plus largement sur leurs conséquences environnementales, si je peux me permettre de compléter la question ? Depuis le début de nos auditions, nous parlons beaucoup de l'homme et des rapports sociaux, qui sont évidemment très importants, mais assez peu, étrangement, des dommages causés par les essais nucléaires sur l'environnement.

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Tamatoa Tepuhiarii, chargé des relations internationales de l'association Moruroa e tatou

Vous évoquez là la notion la plus importante. Notre communauté, notre peuple autochtone est lié à la terre : on ne peut parler d'un Polynésien, d'un Maohi, sans parler de sa terre et de son environnement. La volonté de nous rapprocher davantage de la terre fait partie intégrante de notre mentalité. Or nous ne prenons pas assez en compte la dimension environnementale de l'impact des activités humaines – c'est une discussion que nous devons aussi avoir avec les confessions religieuses.

Qu'est-ce que cela implique, concrètement, dans notre action militante et l'organisation de nos événements ? Nous cherchons à éveiller les consciences en valorisant les produits écologiques ainsi que les discours appelant au respect de la terre qui nous accueille. De nombreux témoignages et discours diffusés par notre communauté, ainsi que de nombreuses œuvres artistiques militantes, ont un rapport avec la terre : nous y exprimons le fait que les explosions nucléaires ont souillé l'environnement et la terre maohis.

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Tevaearai Puarai, président de l'association Moruroa e tatou

L'association Moruroa e tatou est soucieuse de l'environnement. Le peuple maohi parle de la metua vahine faatupu ora, de la terre mère, qui donne la vie. C'est le fondement même de notre engagement : nous avons vu notre terre mère souillée, nous avons compris qu'elle a été blessée, étripée, et même violée – j'emploie ici un mot très fort, dont je conviens qu'il peut blesser certaines personnes. Ces messages sont diffusés par un grand nombre de nos adhérents et par une grande partie de la jeunesse. Il ne s'agit pas de s'enfermer dans ces considérations négatives, mais de se demander comment aider notre terre à se reconstruire, et si c'est à nous de le faire.

Vous avez demandé combien de personnes nous accompagnions dans la constitution de leur dossier. Je vous l'ai dit tout à l'heure, nous avons repris l'association dans un contexte assez particulier : nous avons dû la reconstruire après le temps mort qui a suivi le décès de ses fondateurs. Nos archives montrent que l'association a compté plus de 4 000 adhérents, ce qui est considérable. Aujourd'hui, nous continuons d'accompagner certaines familles qui se rendent à notre permanence pour constituer leur dossier. Depuis que nous avons remis l'association sur pied, nous constatons que notre peuple revient s'informer en vue d'effectuer une telle démarche. Petit à petit, nous avançons, avec la nouvelle équipe et les moyens dont elle dispose.

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Que pensez-vous des propos tenus en 2021 par le Président de la République, qui a reconnu l'existence d'une « dette » de l'État français à l'égard de la Polynésie française en raison des essais nucléaires qu'elle a subis ?

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Dans les discussions qui tournent autour du fait nucléaire en Polynésie française, on évoque souvent la notion de pardon. Quel est votre point de vue de Polynésien sur cette question ? Ce pardon pourrait-il mener à une réconciliation ou à une autre étape sur notre chemin vers un avenir serein ?

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Tamatoa Tepuhiarii, chargé des relations internationales de l'association Moruroa e tatou

Nous n'avons pas forcément d'avis bien arrêté sur les propos du Président de la République. S'il reconnaît l'existence d'une dette de l'État français, tant mieux – nous saluons cette déclaration.

Pour émettre un jugement sur une demande de pardon ou sur l'implication voire la culpabilité des différentes personnes responsables des essais nucléaires, il faut tenir compte du contexte de ces événements et du discours initialement tenu aux populations. Bien avant qu'ils commencent, on assurait que les essais seraient « propres ». Quel a été l'impact de ce discours sur notre peuple ?

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Tevaearai Puarai, président de l'association Moruroa e tatou

Le peuple polynésien n'attend qu'une chose : que les paroles soient suivies des actes. La création d'une commission d'enquête sur ce sujet est une étape essentielle. Nous avons besoin que soient écoutés non seulement nos doléances, mais aussi les besoins et les attentes des associations antinucléaires et des confessions religieuses. L'Église protestante maohi, qui nous accompagne depuis le début, fait partie des institutions qui ont grandement contribué à l'avènement de la vérité et de la justice à Maohi nui et partout dans le monde.

Merci de nous avoir donné l'occasion de nous exprimer en tant que jeunes. Nous n'avons pas la connaissance absolue mais nous tenons à cultiver l'engagement et la motivation de la jeunesse et de nos enfants, qui sont les leaders de demain. Mauruuru maitai !

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Je vous remercie pour cette audition passionnante, qui nous permet de faire avancer à grands pas les travaux de notre commission d'enquête.

La séance est levée à 22 heures 30.

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Membres présents ou excusés

Présents. – M. Xavier Albertini, M. Didier Le Gac, M. Jean-Paul Lecoq, Mme Mereana Reid Arbelot, Mme Mélanie Thomin.