La séance est ouverte à dix heures.
Présidence de M. Patrick Hetzel, président.
La commission d'enquête sur la structuration, le financement, les moyens et les modalités d'action des groupuscules auteurs de violences à l'occasion des manifestations et rassemblements intervenus entre le 16 mars et le 3 mai 2023, ainsi que sur le déroulement de ces manifestations et rassemblements, auditionne M. Éric Dupond-Moretti, garde des Sceaux, ministre de la justice.
Mes chers collègues, nous entamons la dernière ligne droite de nos investigations : nos auditions ont vocation à s'achever avec le mois de septembre. Nos échanges de juin et juillet ainsi que les déplacements du bureau, comme celui d'hier à Sainte-Soline, nous offrent une vision de plus en plus précise des exactions qui ont émaillé le printemps. Je rappelle que nous nous penchons à la fois sur les violences urbaines, essentiellement liées à la contestation de la réforme des retraites, et les violences en milieu rural, davantage corrélées à des revendications environnementales.
Nous allons désormais confronter nos intuitions et nos analyses à la vision des plus hautes autorités de l'État. Nous nous réjouissons, monsieur le garde des Sceaux, de vous accueillir ce matin. Un questionnaire vous a préalablement été transmis par notre rapporteur. Puisque nous ne pourrons pas évoquer toutes ses questions de manière exhaustive, je vous invite à nous faire part de vos réponses écrites, ainsi que de toute information que vous jugeriez utile de porter à la connaissance de la commission, dans la foulée de cette audition.
Une des difficultés les plus fréquemment soulignées, dans la réponse de l'État aux violences commises lors des manifestations, réside dans les injonctions contradictoires auxquelles sont soumis policiers et gendarmes. Les compagnies et escadrons sont déployés pour assurer un maintien de l'ordre, c'est-à-dire une mission de police administrative, visant à la sécurisation des personnes et des biens au cours des rassemblements afin de faire respecter le droit de manifester. Mais dès les premières exactions apparaît un second objectif, de police judiciaire cette fois, consistant à interpeller les auteurs d'infractions et à collecter les preuves dont les tribunaux devront disposer pour entrer en voie de condamnation.
Nos travaux font apparaître combien il est délicat pour les policiers et les gendarmes de remplir l'une et l'autre missions. Le taux élevé de classements sans suite, d'alternatives aux poursuites et de relaxes en est l'illustration. Le maintien de l'ordre suppose la mise à distance ; l'interpellation et la collecte des preuves nécessitent d'aller au contact. C'est antinomique. Comment résoudre cette quadrature du cercle ? Une adaptation de l'amont de la procédure pénale à ces contextes particuliers est-elle en cours, ou sinon vous paraît-elle nécessaire ? Les fiches de liaison utilisées actuellement ne semblent pas pleinement fonctionner, même si elles ont introduit davantage de formalisme dans la procédure.
Par ailleurs, le droit pénal applicable aux manifestations offre un bilan pour le moins contrasté. Certaines innovations récentes fonctionnent, notamment les réquisitions du procureur de la République pour le contrôle de l'accès aux rassemblements. D'autres sont un échec. La peine d'interdiction de participer à des manifestations sur la voie publique ne semble que très peu appliquée. Quant à l'infraction de dissimulation du visage, l'élément intentionnel est devenu très difficile à établir depuis que la crise sanitaire a légitimé le fait de se masquer en toutes circonstances. Vous paraît-il nécessaire d'adapter le code pénal à ces constats ? Quelles seraient les pistes pertinentes ?
Monsieur le garde des Sceaux, l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Éric Dupond-Moretti prête serment.)
Monsieur le président, nous devrions avoir répondu aux questions écrites du rapporteur d'ici à la fin de la semaine.
Je ne suis pas certain que l'on puisse discerner une contradiction entre les injonctions liées à la police administrative, d'une part, et à la police judiciaire d'autre part. En tout état de cause, si cette contradiction existe, elle est apparue en même temps que la police administrative et la police judiciaire elles-mêmes. Par ailleurs, une refonte de la procédure pénale à droit constant est en cours d'élaboration. Dès qu'un texte sera entériné, il fera l'objet d'un suivi parlementaire. Nous nous inspirerons également des travaux de votre commission d'enquête pour faire évoluer, le cas échéant, un certain nombre de règles.
Ces derniers mois, les rassemblements et manifestations sur la voie publique ont été le théâtre d'actes portant gravement atteinte à l'ordre public, principalement dirigés contre les biens mais aussi, trop souvent, contre les forces de l'ordre. Je condamne ces agissements avec la plus grande fermeté. Aucune cause ne peut justifier ces déchaînements de violence. Agresser un policier ou un gendarme, c'est évidemment agresser la République, et je veux redire mon indéfectible soutien aux forces de sécurité intérieure.
Certains de ces actes sont le fait de groupuscules violents, qui ont investi les manifestations et les rassemblements dans l'objectif assumé de commettre des exactions d'une particulière brutalité. Bien avant ce printemps, la France avait connu des actes similaires, notamment en 2019 et 2020. Ces débordements inacceptables mettent en péril le droit constitutionnel de manifester, une liberté primordiale qui appartient à tous les citoyens dans une grande démocratie. En France, chacun est libre d'exprimer ses opinions et sa désapprobation face à des réformes gouvernementales. La richesse d'un pays tient aussi à la diversité et à la force des convictions de ses citoyens. Défendre ses idées est le signe tangible d'un engagement politique, mais il ne peut et ne doit s'inscrire que dans le respect le plus absolu de la règle commune qu'est la loi. La loi en France est le résultat d'un processus démocratique abouti, qui commence par des élections transparentes et qui se termine par le contrôle du Conseil constitutionnel, en passant par une procédure parlementaire où tout le monde, en particulier les oppositions, s'exprime. Il n'est pas acceptable, alors, que l'exercice de la liberté d'expression soit instrumentalisé et détourné pour donner lieu à des atteintes aux personnes, au pillage des biens, au saccage de l'espace public.
Certains débordements sont le fait d'individus en relation sur les réseaux sociaux, animés de la même intention de déstabiliser les forces de sécurité. Ils se rencontrent, se regroupent, parfois jusqu'à former un black bloc, outil redoutable du passage à l'acte. Certains activistes se distinguent par des modes d'action violents. D'autres ont pour but d'infiltrer des mouvements aux revendications légitimes, dans des domaines écologiques et sociétaux, puis adoptent le recours systématique à la violence contre les forces de sécurité intérieure. Ceci appelle un traitement judiciaire adapté.
Je dois signaler un élément important. On sait que 91 % des 3 189 gardés à vue dont mon ministère a eu connaissance à la suite des événements du printemps étaient des majeurs. Ceci diffère des émeutes du début de l'été où l'on trouve beaucoup plus de mineurs, y compris très jeunes.
Comment lutter contre les actions de ces mouvements violents ? Il m'appartient de mobiliser l'ensemble des acteurs judiciaires de la chaîne pénale en donnant des directives claires, fondées sur une politique lisible, cohérente et, je le revendique, empreinte de fermeté. Notre arsenal législatif permet d'appréhender les comportements violents dans toutes leurs manifestations. Leur répression peut encore être renforcée par une meilleure identification des membres les plus actifs de ces mouvements subversifs. Cette identification, indispensable pour garantir l'effectivité de la réponse pénale, est ardue. Les individus en question agissent à visage couvert. Il n'est pas toujours possible de les interpeller lors du passage à l'acte, les forces de l'ordre étant mobilisées pour rétablir l'ordre public. C'est la dualité, ou la contradiction, qu'évoquait le président de la commission d'enquête à l'instant. Des moyens techniques tels que les produits de marquage codés peuvent se révéler précieux dans le recueil des preuves en ce qu'ils permettent d'objectiver la présence d'un individu dans une zone déterminée. Postérieurement aux violences, des investigations au long cours sont conduites pour identifier ceux qui n'ont pu être interpellés sur-le-champ.
Je veux souligner l'importance que revêt le partage du renseignement entre tous les acteurs de la chaîne pénale. La coordination des partenaires locaux, des services du renseignement territorial à l'autorité préfectorale en passant par les procureurs de la République, est indispensable. C'est le sens de la lettre que j'ai adressée le 22 juin au ministre de l'intérieur pour souligner qu'une action efficace repose nécessairement sur l'implication des services de renseignement. Ceux-ci ont pour mission de signaler au parquet la situation des membres les plus actifs des réseaux afin que l'autorité judiciaire puisse envisager, le cas échéant, leur judiciarisation sur le fondement des qualifications mobilisables, mais aussi de prendre part aux instances partenariales instituées par les parquets afin d'œuvrer au continuum de sécurité et de développer une réponse adaptée.
Je soutiens que l'autorité judiciaire peut développer une approche proactive et faire preuve d'anticipation afin d'agir sans attendre les débordements. Des qualifications pénales appropriées peuvent être mobilisées pour appréhender les individus les plus actifs, qui appellent à la violence ou accomplissent des actes préparatoires à des projets d'action violente. Cela peut se faire en fonction des agissements et des éléments probatoires à la disposition des parquets. Ces infractions prennent la forme d'appels à la violence, de menaces de commettre un crime ou un délit sur une personne dépositaire de l'autorité publique, voire d'actes préparatoires d'une action violente identifiée susceptibles de tomber sous le coup de la qualification d'association de malfaiteurs.
Dans leur mission de recueil d'informations concernant ces profils les plus actifs, les services de renseignement ont vocation à livrer à l'autorité judiciaire des éléments qui feront l'objet d'une judiciarisation s'ils révèlent l'engagement desdits individus dans un processus délictuel. L'autorité judiciaire développe une approche fine, éclairée et lucide des situations pour distinguer les plus virulents, qui planifient leurs actions à l'occasion de rassemblements d'ampleur, des fauteurs de troubles spontanés. C'est le sens des directives du ministère de la justice, qui déploie une politique pénale empreinte de fermeté et de célérité.
Depuis 2018, pas moins de cinq circulaires et dépêches ont été diffusées auprès des parquets généraux et locaux afin d'appeler l'attention sur le traitement réservé à ces faits, tant en amont des manifestations afin de minimiser les débordements par l'échange d'informations que pendant leur déroulement. Face aux événements du printemps 2023, la direction des affaires criminelles et des grâces a adressé, le 18 mars, une dépêche aux parquets généraux et locaux relative au traitement judiciaire des infractions commises à l'occasion des manifestations et des regroupements liés à la contestation de la réforme des retraites. En réponse à ces événements d'une ampleur exceptionnelle, qui ont entraîné une désorganisation et une déstabilisation inédites de notre État de droit, nous avons appelé à l'adaptation de l'organisation des juridictions, à la faveur du renforcement des effectifs de magistrats et de greffiers. Il s'est agi de proposer une réponse pénale rapide grâce à un recours accru au déferrement, possible à la double condition que les auteurs soient identifiés et que leur personnalité comme la gravité des faits justifient une telle réponse pénale.
Cet appel a été suivi d'effet. J'évoquais 3 189 gardés à vue. 618 d'entre eux ont été déférés et 14 autres font l'objet d'une information judiciaire. Par ailleurs, 312 auteurs ont été poursuivis par les voies classiques de la convocation par un officier de police judiciaire, de la comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité et de l'ordonnance pénale, tandis que 494 personnes faisaient l'objet d'une alternative aux poursuites.
Je veux saluer la mobilisation, pendant plusieurs jours consécutifs, de tous les magistrats et greffiers afin de gérer les gardes à vue, les déferrements et les audiences tardives du printemps. Leur action s'est révélée cruciale pour rétablir l'ordre républicain. Il faut les en remercier chaleureusement.
Les faits du printemps dernier nous ont amenés à réfléchir aux moyens d'une meilleure appréhension judiciaire des mouvances extrémistes violentes. Les infractions imputées à ces dernières, commises en marge de manifestations et d'événements sportifs ou culturels, doivent faire l'objet d'une action judiciaire rapide, complète et efficace afin de prévenir ou de limiter les troubles à l'ordre public. Cet objectif est particulièrement d'actualité dans l'optique de la prochaine Coupe du monde de rugby et des Olympiades de 2024.
Au-delà de la démarche proactive que j'envisageais à l'instant, une réflexion a été engagée à l'initiative de la direction des affaires criminelles et des grâces, en lien avec le parquet général de Paris et le parquet de Paris, prolongée par des travaux conduits localement. La procureure de la République de Paris a indiqué à votre commission d'enquête envisager la création d'un groupe local de traitement de la délinquance dédié à ces groupuscules violents. Cette instance est susceptible de constituer un cadre privilégié d'échange d'informations pour mieux appréhender ces mouvements et améliorer leur suivi par une approche stratégique. Elle est de nature à sensibiliser chacun des acteurs et à favoriser une action concertée pour prévenir les débordements, pour lutter contre les infractions commises par les membres les plus actifs de ces groupements.
Les réflexions conduites amènent, en outre, le parquet de Paris à envisager une organisation spécifique permettant un meilleur pilotage et un traitement des affaires les plus complexes par des magistrats dédiés et sensibilisés aux enjeux.
Il me semble indispensable que les parquets concernés, notamment le parquet de Paris, sur le fondement des renseignements partagés par les services spécialisés, puissent judiciariser ces agissements – dans le respect du principe de proportionnalité dont l'autorité judiciaire est garante, avec la rigueur et l'exigence qui doivent être les siennes. Il faut qu'ils ouvrent des procédures d'enquête ou d'information en retenant les qualifications adaptées, notamment le délit d'association de malfaiteurs, lorsque les renseignements recueillis et le travail des services de police permettent d'établir, en amont de l'infraction projetée, la constitution d'un « groupement » ou d'une « entente », pour reprendre les textes, établis en vue de la préparation, caractérisée par des actes matériels, d'une action violente dirigée contre les membres des forces de sécurité intérieure ou des personnes déterminées. Une réunion des procureurs généraux sur ces sujets sera organisée à l'automne par la direction des affaires criminelles et des grâces.
Au stade du jugement, des peines à la hauteur de la gravité des faits doivent être requises par le ministère public. Il s'agit non seulement de sanctionner les auteurs de violences, mais également de les empêcher de commettre à nouveau de telles infractions. Je pense naturellement aux interdictions de participer aux manifestations ou de paraître en certains lieux, ainsi qu'à l'interdiction de séjour. Lorsqu'elles sont prononcées, le respect de ces peines doit être contrôlé, de manière à sanctionner les violations.
Cette effectivité du suivi pose, en pratique, la question des moyens. Il faut pouvoir suivre de près la situation de ces manifestants pour établir une violation de l'interdiction prononcée. Des moyens humains et matériels sont donc indispensables pour atteindre notre objectif de lutte contre ces violences. C'est l'un des objets du projet de loi d'orientation et de programmation du ministère de la justice 2023-2027, adopté par les deux assemblées et qui sera examiné prochainement en commission mixte paritaire.
La justice a été à la hauteur de sa mission en réprimant de façon ferme et rapide ces violences, tout en respectant l'État de droit. Tous les acteurs – magistrats et fonctionnaires des greffes, mais également agents pénitentiaires et agents de la protection judiciaire de la jeunesse, sans oublier le personnel de l'administration centrale – ont été pleinement mobilisés pour que la justice passe, malgré un contexte difficile et tendu. Vous le voyez, l'engagement du ministère de la justice dans la lutte contre les violences commises par ces groupuscules est total, pour les réprimer comme pour s'adapter, avec de nouvelles méthodes et de nouveaux moyens.
Je m'arrête sur cette question des moyens. Vous avez mentionné à plusieurs reprises la situation parisienne, fort légitimement. Mais d'autres juridictions sont confrontées à des difficultés importantes du fait de ces événements, dont il est par ailleurs difficile de prévoir où ils peuvent surgir. Nous étions hier à Sainte-Soline : le tribunal judiciaire de Niort n'est pas du tout habitué à traiter un nombre de cas aussi massif. Pour ce qui est des forces de sécurité intérieure, le général commandant la région de gendarmerie de Nouvelle-Aquitaine nous a exposé son dispositif : la maille est très large, ce qui permet fort heureusement de redéployer des moyens bien au-delà du niveau départemental. Pour tracer un parallèle hasardeux, l'éducation nationale emploie, elle, des titulaires sur zone de remplacement. La Chancellerie mène-t-elle des réflexions pour établir un tel dispositif afin d'être en mesure, à un moment précis, de fournir un appui à un tribunal judiciaire donné face à un surcroît d'activité considérable ? Cela permettrait de satisfaire les objectifs indiqués, à savoir respecter et défendre l'État de droit évidemment, mais aussi garantir une réponse pénale rapide. Ce dernier point fait l'objet d'attentes très fortes.
J'ai développé dans mon propos liminaire l'impérieuse nécessité de ne perdre aucune information, qui sert entre autres, même si ce n'est pas exclusivement, le but d'une judiciarisation. En ce qui concerne la juridiction de Niort, nous avions anticipé. Nous savions que la manifestation susciterait un afflux massif de participants, certains bien intentionnés et se livrant à une contestation à laquelle il n'y a pas grand-chose à redire – et je rappelle que les forces de l'ordre étaient là aussi pour protéger ces manifestants –, et d'autres venus casser. Car il me semble qu'on ne vient pas pour se promener à travers champs avec des boules de pétanque, des explosifs, des haches et autres. J'ai une vision plus bucolique de la promenade.
Il faut éviter un fonctionnement en silos. C'est ce que nous essayons de faire, y compris dans d'autres domaines, notamment celui des violences conjugales, avec la création de pôles spécialisés – pardon si je sors un peu du champ de votre saisine. Nous nous efforçons de rapprocher les différents partenaires pour éviter les pertes d'informations. Elles sont toujours au préjudice de la justice et des victimes. En l'occurrence, il y a eu de notre part une préparation en amont.
Pour répondre directement à votre question, nous avons une certaine souplesse : il est possible de déléguer des magistrats du parquet ou du siège vers d'autres juridictions qui vont connaître une situation d'urgence. Je ne suis pas du tout opposé à ce que l'on explore davantage cette question. D'ailleurs, nous avons envisagé de créer des « brigades de l'urgence » pour envoyer des magistrats et des greffiers dans des territoires connaissant des problèmes d'attractivité, par exemple Mayotte et la Guyane. C'est l'état d'esprit dans lequel je travaille. Je lirai donc avec beaucoup d'attention votre rapport. On peut envisager encore davantage de mobilité et de flexibilité – terme que l'on utilise rarement en matière de justice – pour aider les petites juridictions à faire face aux situations d'urgence et, en tout cas, à mieux anticiper.
Enfin, à l'horizon de 2027, dans le cadre de la loi de programmation, il est prévu d'envoyer dans le ressort de la cour d'appel de Poitiers trente-trois magistrats, trente-neuf greffiers et vingt-huit attachés de justice, tout en espérant naturellement que des événements tels que ceux de Sainte-Soline ne s'y produisent plus.
Vous avez commencé par rendre un hommage appuyé aux forces de l'ordre et vous avez mentionné la participation d'individus violents aux événements de Sainte-Soline. Lorsque l'on observe la géographie du terrain, comme nous avons pu le faire hier, un constat simple s'impose : il n'y a d'affrontement possible avec les forces de l'ordre que s'il est organisé et prémédité. Lorsque six tonnes de pierres sont accumulées, ce n'est pas, pour reprendre votre image, en prévision de constructions bucoliques : ce sont des armes par destination, pensées comme telles, avec toutes les conséquences que cela suppose pour l'intégrité physique et même pour la vie de nos forces de l'ordre. J'abonde donc, bien sûr, dans le sens de vos propos, monsieur le garde des Sceaux.
J'ajoute qu'un procès débutera dans quelques heures. Nous n'avons pas à commenter les conditions dans lesquelles il se déroulera. Je peux, en revanche, me permettre une remarque sur les pressions exercées sur les magistrats du parquet et du siège. On entend, en effet, contester par avance toute décision qui n'aboutirait pas à de simples amendes, car elle serait la traduction d'une justice par essence politique. Je tenais, au moment où notre commission d'enquête reprend ses travaux, à dénoncer de tels agissements.
Hier, sur place, nous avons effectivement été étonnés, pour ne pas dire plus, par certains titres de la presse locale selon lesquels, si les peines prononcées étaient trop sévères, on devrait considérer qu'il s'agissait en réalité d'un « procès politique ». Le terme figurait clairement. Il y a là un glissement qui peut se révéler dangereux : cela revient à essayer, pour diverses raisons, de se déconnecter de la matérialité des faits, pourtant avérés. Certains sous-entendaient aussi que notre commission d'enquête aurait pour objet de produire un « autre récit », comme si l'on était dans une logique d'opposition entre deux récits. Or, le rôle d'une commission d'enquête est de tout faire pour objectiver les choses, pour aller au plus près du réel. Évidemment, certains éléments peuvent faire l'objet d'interprétations – c'est d'ailleurs la raison pour laquelle les rapports peuvent comporter des contributions des différents membres de la commission d'enquête.
Pour tout vous dire, j'en ai ras le bol de la petite musique de la « désobéissance civile ». On sait d'où cela vient : c'est clairement énoncé et même revendiqué. À en croire certains, on a le droit, quand on défend une cause que l'on estime légitime, de ne plus obéir à la loi. C'est infernal ! Je le dis avec clarté : rien n'est plus liberticide que cela tant il est vrai que, d'une part, ma liberté s'arrête où commence la vôtre et que, d'autre part, comme l'a dit Jean-Jacques Rousseau, la liberté n'est rien d'autre que l'obéissance à la loi commune.
Ainsi donc, quand on n'est pas content de l'inaction gouvernementale en matière d'écologie, on pourrait aller fracasser des œuvres d'art. Ben voyons ! Rappelons ce qui s'est produit à Sainte-Soline. Comme le rapporteur, étant soucieux de l'indépendance totale de la justice, je ne veux pas interférer dans des affaires en cours – la Constitution me l'interdit et c'est très bien ainsi. Mais tous ces éléments sont publics. La bassine en question avait fait l'objet de concertations préalables avec les élus. On a le droit de contester le résultat. On a le droit de manifester – mais encore faudrait-il avoir déclaré la manifestation. Si on ne l'a pas fait, on n'est pas dans les clous. En l'occurrence, des forces de l'ordre sont venues pour protéger à la fois les manifestants et la bassine. Et voilà que des gens sont gravement blessés, que des camions de gendarmerie brûlent, que certaines personnes qui ne respectent rien traversent l'Europe pour attiser le mouvement !
Il y a quelques jours, à Aurillac, une dame a été interpellée et le procureur a envisagé une ordonnance pénale. Par la suite, une manifestation, rassemblant mille personnes m'a-t-on dit, a eu lieu pour protester contre la brimade infligée par le parquet. Et savez-vous à quoi on s'en est pris ? Au drapeau ! On a tagué la façade du tribunal d'Aurillac. On est entré et on a tout fracassé. Le service d'accueil unique du justiciable, qui est le lieu où nos compatriotes ont leur premier contact avec la justice, a été saccagé, les vitres aussi bien que les ordinateurs. Le système de vidéoconférence a été détruit. Il s'en est fallu de quelques instants que la juridiction soit totalement rasée par l'incendie qu'avaient allumé ces gens qui se croient tout permis.
Tous ensemble, si nous sommes respectueux de notre démocratie, nous devons nous interdire ce laisser-faire, cette scandaleuse musique du « Vous avez raison, allez-y, fracassez tout, vous avez le droit ! » Non ! Je le dis : il y a des incendiaires dans le monde politique. Voilà où nous en sommes.
Sans doute, monsieur le rapporteur, y avait-il préméditation à Sainte-Soline. Pour ma part, je ne traverse pas la France avec des boules de pétanque, une hache et des explosifs, surtout pour la promenade bucolique que l'on nous a vendue. La difficulté est d'appréhender la chose sur le plan judiciaire. C'est toute la question probatoire que j'évoquais et la nécessité d'avoir recours à l'infraction d'association de malfaiteurs lorsque c'est possible.
Les magistrats ne sont pas sensibles aux pressions. Ils sont indépendants, y compris à l'égard du pouvoir politique, et c'est formidable. Cela ne doit pas changer car c'est l'un des critères de l'État de droit : on peut critiquer une décision de justice, mais la justice est indépendante. Le jour où le garde des Sceaux décrochera son téléphone pour dire comment juger une affaire, c'en sera fini de la démocratie. Mais ce respect dû à l'institution judiciaire vaut pour tout le monde. Je l'ai dit à propos d'événements récents : personne ne peut exercer de pressions. Or, lorsqu'une décision est prise, certains s'en arrogent le droit. Mais enfin, où est-on ?
Ne vous inquiétez donc pas : les magistrats résisteront aux pressions. Mais que certains disent, par anticipation, et en bénéficiant parfois d'une résonance publique, qu'au-delà d'une certaine peine ce n'est plus la justice et qu'on tend vers la dictature, c'est insupportable. Nous devrions tous condamner de tels propos. Quant à tous ces gens qui pensent que nous avons basculé dans un régime liberticide, je les invite à faire un tour à l'étranger. Je pourrais leur glisser un ou deux noms à l'oreille.
Il faut arrêter de colporter ces balivernes. Cela fait un mal fou. Comment voulez-vous que cela soit sans effet sur des esprits fragiles ou sur des jeunes ? Tous les adolescents sont rebelles. Imaginez, on leur souffle à l'oreille qu'au-delà de 500 euros d'amende, on aura basculé dans la dictature judiciaire, que la justice est politique ! Je ne demanderai pas à ces gamins d'aller voir Z de Costa-Gavras, mais ils auraient une idée un peu plus juste de ce qu'est une justice politique. Il faut arrêter ces conneries. C'est insupportable ! Non, la police ne tue pas : elle nous protège. Non, la justice n'est pas politique… Qu'elle ne le soit jamais !
Je le dis avec véhémence parce que j'en ai marre. Il y a des gens qui se croient autorisés, à propos d'affaires totalement différentes d'ailleurs, à prendre la parole publiquement pour dire que la justice devrait faire ceci ou cela… Ce dont la justice a besoin, c'est d'indépendance ! C'est l'un des rôles du garde des Sceaux que de la lui assurer. Elle a aussi besoin de sérénité. Il faut parfois dire les choses comme elles méritent de l'être.
Je ne pense pas qu'il y ait contradiction entre les fonctions de police administrative et judiciaire. C'est une forme de complémentarité. D'abord, je rappelle que l'organisation des services de police et de gendarmerie relève du ministre de l'intérieur avec lequel, sur ces questions, je suis totalement en phase. Mes circulaires ont rappelé la nécessité de participer à des réunions préparatoires entre le parquet, la police et la préfecture. J'ai demandé que figurent, aux côtés des policiers chargés du maintien de l'ordre, des agents rompus aux enquêtes judiciaires. Ce rapprochement est indispensable. On ne peut pas fonctionner en silos.
Certaines réformes procédurales sont-elles nécessaires ? Il y en a déjà eu un certain nombre. À la suite des dernières émeutes, nous n'avons pas eu de remontée sur des lacunes des textes. Si nous avions eu le sentiment qu'il y avait un vide, nous l'aurions comblé. Cela dit, et sans flagornerie, le travail de coconstruction que j'essaie de conduire avec le Parlement depuis que je suis garde des Sceaux me rendra attentif aux préconisations de votre rapport. Rien n'est interdit. Les choses ne sont pas figées. Nous devons continuer à améliorer le dispositif car certains phénomènes sont inquiétants – sans oublier la petite musique que j'évoquais de la désobéissance civile. Ce n'est pas parce que je ne suis pas d'accord que je vais saccager une toile dans un musée ! Et pourtant, ne pas être d'accord, cela m'arrive...
La dépêche du 18 mars 2023 a rappelé l'intérêt des peines complémentaires d'interdiction de séjour, de paraître et de manifester. L'interdiction de manifester peut être ordonnée pour une durée de trois ans. En 2019, 340 ont été prononcées, et un peu plus de 200 en 2022.
Le questionnaire que vous m'avez adressé contient des demandes précises. Nous vous communiquerons un certain nombre de chiffres. Ce sera fait rapidement.
Vous avez apporté votre soutien aux forces de sécurité intérieure. Elles en ont bien besoin. Comme vous l'avez dit, l'ensemble du Parlement devrait le faire. Or, tel n'est pas le cas de certaines entités politiques. Leurs membres auraient dû faire le déplacement à Sainte-Soline hier avec nous. Ils auraient appris que certaines personnes venues manifester « en toute simplicité » étaient non seulement munies de couteaux et de cutters, mais aussi de poignards, de machettes ou encore de haches. Le fait que des manifestants soient équipés d'armes perforantes, tranchantes ou contondantes pose vraiment question. Il importe donc de rappeler notre soutien aux forces de l'ordre.
Les habitants sont également traumatisés et les élus ont fait part de leur émotion. Comme nous l'a confié un maire, les habitants ont vu déferler des gens cagoulés. Il y a eu des pressions dans un village où d'ordinaire rien ne se passe, où on n'osait plus sortir de chez soi.
J'en viens à la question de la qualification judiciaire des faits. Manifester avec des armes après avoir amassé six tonnes de pierres, cela dénote non seulement de la préméditation, comme vous l'avez dit, mais aussi une organisation, une stratégie. Or, la justice retient systématiquement la qualification de violences avec arme. Les forces de l'ordre s'interrogent sur ce point. Lorsque des agressions de ce type sont commises, la qualification ne devrait-elle pas être beaucoup plus lourde ? Dès lors que des pavés et des boules de pétanque sont balancés sur des policiers et des gendarmes, n'est-on pas face à des tentatives de meurtre ?
Pensez-vous que la proposition de loi de notre collègue Naïma Moutchou visant à mieux lutter contre la récidive aurait été adaptée à la situation en instaurant des peines minimales pour les auteurs d'agressions contre les élus et les policiers ? Ces derniers ont été interpellés par votre refus de la soutenir.
Je ne sais pas si ma réponse les a émus. En tout cas, elle a été un peu instrumentalisée. J'essaie d'être pragmatique. Je considère le bon sens une vertu cardinale. Vous soulevez la question des peines planchers – une formule que vous n'avez pas utilisée, mais qui n'est pas taboue. Si j'avais la certitude que cette solution soit efficace, je me lancerais. Or, tel n'est pas le cas, comme nous l'avons constaté lors de leur première expérimentation. La délinquance a-t-elle diminué ? Non. Quant aux peines planchers au sens strict, celles qui ne laisseraient aucun choix au juge, elles sont inconstitutionnelles. Ce n'est pas la peine d'aller plus loin. En disant cela, je ne méconnais pas le besoin de fermeté qu'ont exprimé les forces de sécurité intérieure. J'ai d'ailleurs renforcé les peines chaque fois que l'on s'en prend à elles. Il a aussi été mis fin, dans un autre texte, aux crédits de réduction de peine alloués aux auteurs de telles violences. Ce sont des faits.
La qualification appartient d'abord au parquet, puis au juge, qui peut d'ailleurs la modifier. Elle n'est pas le fait du garde des Sceaux. Les films en noir et blanc où celui-ci ordonne à un procureur tremblotant quoi faire, c'est terminé ! Les juges ont acquis leur indépendance de haute lutte et ils en sont particulièrement soucieux. Laissons-les faire. En outre, les textes sont là : la qualification de tentative de meurtre existe. Si le parquet ne la retient pas, il doit bien avoir ses raisons alors qu'il travaille au quotidien très étroitement avec les services de police.
Il y a des prises de position, notamment syndicales, contre lesquelles je me suis toujours battu. J'ai été invité au Beauvau de la sécurité, où j'ai eu l'occasion de rencontrer toutes les organisations syndicales. Récemment, j'ai aussi inauguré le congrès annuel du syndicat Alliance Police nationale. Je leur ai dit qu'ils avaient tort de considérer la justice comme le problème de la police – une expression beaucoup entendue à une époque, moins maintenant heureusement. En effet, si la justice ne contrôle pas l'activité de la police, cette dernière n'est plus républicaine. Cette interaction est indispensable. Nous sommes dans la même barque républicaine. Il n'est pas plus acceptable de dire que le problème de la police, c'est la justice, que d'entendre de la part de certains zozos qu'au-delà d'une peine d'amende, la justice serait politique. Respectons-la !
Vous jouez sur du velours parce que, chaque jour hélas, la justice apparaît sous l'angle du fait divers. Une femme a été tuée ; c'est évidemment un échec absolu. Les chaînes d'information rappellent le drame en boucle, sans jamais évoquer ce qui a été évité grâce au bracelet anti-rapprochement, au téléphone grave danger, aux ordonnances de protection. Immanquablement alors, l'interrogation se fait jour : que fait la justice ? La voilà qui devient responsable de tous les maux alors qu'elle ne peut intervenir qu'une fois le mal fait. Ce n'est pas à elle d'endosser les conséquences d'une éducation déficiente. À ce propos, je veux que nous réfléchissions à la question de la responsabilité parentale avec lucidité : comme je l'ai dit au moment des émeutes, un gamin de onze ans n'a rien à faire dehors ! La justice intervient aussi après l'éducation nationale, bien en aval. Je peux comprendre le mouvement compassionnel à la source de telles réactions, mais je m'en méfie. La justice doit être pensée avec recul, respect et sérénité.
Bien sûr, la justice peut se tromper, comme un ministère, comme le Parlement, comme tous ceux qui agissent. C'est toute la différence avec les adeptes du « y'a qu'à, faut qu'on », les quinze experts à la douzaine qui blablatent sur tous les sujets. Un juge peut se tromper ; c'est ce qui justifie l'appel. Toutefois, il faut se méfier d'une focalisation excessive sur des affaires précises, dont certains profitent pour cracher sur l'ensemble de l'institution. Tous les républicains devraient se garder de critiquer la justice, comme j'entends souvent le faire ceux qui n'acceptent aucune autre peine que celle qu'ils ont eux-mêmes déterminée. Un tel climat est délétère. Je me passionne pour la justice, tout en sachant qu'elle a des défauts. C'est une grande institution, comme la police, qu'il n'est pas fidèle à notre démocratie de réduire à une équipe de meurtriers.
En effet, il n'est pas question d'accepter que l'on fasse pression sur la justice et que d'aucuns déterminent les peines à la place de juges indépendants et républicains.
Comment envisager l'utilisation de cet outil qu'est le marquage codé, également dit chimique ? Si c'est dans une phase amont, des questions peuvent se poser sur la liberté effective de manifestation. Pendant des troubles violents, son utilisation vise plutôt l'identification des responsables.
Le produit de marquage codé (PMC) est un outil chimique invisible à l'œil nu mais décelable par fluorescence. Il est indélébile et sans danger. Il apporte la preuve de la présence d'un individu, non celle de sa culpabilité : il peut toucher un manifestant tranquille. Deux dépêches, en juin 2014 et en mars 2019, ont présenté l'intérêt procédural de cette technique et le cadre juridique applicable, à savoir les articles 14, 39-3, 41 et 81 du code de procédure pénale. Ces produits ont été utilisés à Sainte-Soline, les 25 et 26 mars dernier, lors des manifestations anti-bassines.
C'est forcément après les sommations car j'imagine mal que l'on asperge de ce produit ceux qui ne sont encore juridiquement que des passants. C'est un bon outil. Les traces sont révélées par fluorescence, un peu comme on met en évidence des taches de sang. C'est utile pour retrouver la trace d'un individu cagoulé. Bien sûr, ce ne peut être utilisé à titre préventif : ce serait liberticide.
Nous partageons avec vous le soutien à nos forces de l'ordre et ce ras-le-bol de la « petite musique de la désobéissance civile ». Vous avez dit savoir d'où elle vient. D'où, alors ? Vous avez aussi dit qu'il y a des incendiaires dans le monde politique. Qui sont-ils ? Il faut les nommer.
Je ne suis pas d'accord, en revanche, lorsque vous dites que la justice a été à la hauteur de sa mission. Malheureusement, ce n'est pas ce que pensent l'immense majorité de nos concitoyens : 73 % considèrent qu'elle fonctionne mal et 89 % qu'elle est trop laxiste, ce qui se vérifie avec les événements de Sainte-Soline et les manifestations liées à la réforme des retraites. À l'occasion de celles du 1er mai, 540 personnes ont été interpellées, près de 400 policiers blessés… et 2 hommes condamnés. Vous avez demandé une réponse pénale rapide et systématique. Vous auriez dû ajouter qu'elle devait être ferme. Si la justice est passée, elle est passée à côté…
C'est vrai, la justice n'intervient que quand le mal est fait. Mais elle doit aussi faire en sorte que le mal ne se répète pas, ou moins. Or, comme votre politique judiciaire n'est pas dissuasive, il se reproduit sans cesse.
Vous mélangez tout. Et contrairement à moi, vous êtes dans la posture. Qui sont les incendiaires ? Clairement, ceux qui ont dit : « La police tue ». C'est l'extrême gauche. Mais avec votre question habile, vous voudriez que je vous donne, non l'extrême onction, mais une onction extrême en vous en distinguant de cette extrême gauche, ce qui ferait de vous des gens parfaits en matière d'extrémisme. Je suis loin de le croire.
Vous faites votre miel de cette « fait-diversification » de la justice évoquée tout à l'heure, en racontant sur les plateaux de télévision que la justice est laxiste. C'est faux comme le montrent tous les chiffres, qu'il s'agisse de la justice correctionnelle ou de la justice criminelle rendue par des Français dans les cours d'assises. Dire la justice laxiste avec la surpopulation carcérale que nous connaissons, il faut oser… Ces arguments, je vous les ai donnés vingt fois dans l'hémicycle. Vous faites des progrès puisque vous votez désormais l'augmentation des moyens consacrés à la justice et à la police, ce que vous ne faisiez pas par le passé. Mais vous ne persistez pas moins à tenir partout ce discours-là.
Autre mensonge ou disons inexactitude : la prétendue inexécution d'un grand nombre de peines. C'est faux. Lorsqu'un mandat de dépôt est décerné à l'audience correctionnelle, la peine est immédiatement exécutée. En revanche, il existe des peines aménageables ; nous les avons d'ailleurs restreintes puisque l'aménagement n'est désormais possible que pour les peines d'un an d'emprisonnement au maximum, contre deux ans auparavant. Dans ces cas-là, il faut réunir le service pénitentiaire d'insertion et de probation et le juge de l'application des peines, ce qui prend du temps. La peine n'est donc pas immédiatement exécutée, mais en cours d'exécution. Il y a toujours un lot de peines non encore exécutées, qui se succèdent. Vous ne parlez donc pas d'une masse de peines non exécutées, mais en cours d'exécution. Je l'ai dit et répété. Mais vous vous en moquez. Pour des raisons électoralistes, vous faites croire à nos compatriotes que les juges sont d'affreux laxistes, que les peines ne sont pas exécutées et que tout ira mieux si vous arrivez au pouvoir. Mais si tel devait être le cas, ce que je ne crois ni n'espère, je ne vous donne pas deux jours sans infraction et sans crime. Ils sont consubstantiels à la société.
Avez-vous observé la situation dans d'autres pays européens ? Nous ne sommes pas les derniers en termes de sévérité, tant s'en faut. Mais vous ne faites pas ce travail. Ce n'est pas la peine. Il vous suffit de dire que tout est la faute à la justice.
Vous évoquez 540 personnes interpellées et 2 hommes condamnés. Voudriez-vous que l'on condamne des gens au bénéfice du doute ? Est-ce votre projet ? En réalité, cela signifie que la justice a fait le tri. Que croyez-vous, qu'il y a des magistrats au parquet qui, quand ils ont le dossier d'un coupable entre les mains, le classent sans suite ? C'est injurieux à l'égard des magistrats. Si une personne n'est pas poursuivie, c'est qu'il n'y a pas matière à le faire. Ça n'implique aucune carence de la justice ni de la police. Vous n'accepteriez pas d'être condamné sur un soupçon : en tant que citoyen, vous exigeriez des preuves de votre culpabilité. C'est d'ailleurs ce qu'on demande aux jurés d'assises : se fonder sur les preuves rapportées contre l'accusé.
Cela ne peut être un sujet polémique. Chacun doit être à sa place : les policiers, à qui je rends hommage, font leur travail, qui est difficile, tout comme celui des magistrats, qui agissent en toute indépendance. Heureusement qu'une interpellation n'est pas une condamnation. Voilà comment les choses fonctionnent. Et je n'ai pas parlé des affaires qui partent à l'instruction !
Une fois n'est pas coutume, je vous remercie d'avoir dissipé quelques contre-vérités de mes collègues du Rassemblement national. Non, le problème de la police n'est pas la justice. Non, il n'y a pas de peines non exécutées. Non, la justice n'est pas particulièrement laxiste. Sur ces points-là, nous serons à vos côtés. Mais beaucoup d'autres choses nous opposent.
Vous vous êtes mis en colère contre des voix qui s'élèvent pour convaincre des enfants que nous basculerions dans un État liberticide. Mais c'est ce qu'ils vivent ! Nombre de gamins dans les rues pour manifester contre la réforme des retraites ont été arrêtés, placés en garde à vue arbitrairement et illégalement parce qu'ils étaient au mauvais endroit au mauvais moment, puis libérés après deux jours d'humiliation et d'intimidation voués à leur montrer qu'il serait préférable de ne pas revenir manifester. Ces jeunes gens lisent les rapports de la Ligue des droits de l'homme, de la Défenseure des droits, des Nations unies !
Vous honnissez aussi la désobéissance civile. Pour rappel, il s'agit du refus d'appliquer une loi ou un règlement considérés injustes, d'une manière non violente comme Henry David Thoreau ou Gandhi l'ont préconisé. Est-il pour autant opportun d'asperger un tableau de peinture ? Je ne le pense pas, mais je soutiens le principe de la désobéissance civile. En 1955, Rosa Parks a-t-elle eu raison de refuser d'obéir à la loi en ne cédant pas sa place dans un bus ? Elle a été arrêtée et condamnée. N'aurait-elle pas dû ?
Y a-t-il des lois qui consacrent l'apartheid, en France ? Vous dites que nous sommes d'accord sur un certain nombre de sujets. Mais lesquels, alors qu'après avoir rappelé que la justice n'est pas le problème de la police, vous pointez immédiatement un certain nombre de choses qui auraient été illégales ? La justice a-t-elle condamné pour des gardes à vue illégales ?
Des gardes à vue ont été reconnues illégales. Des gens qui n'avaient rien fait n'avaient pas à se retrouver en garde à vue.
Et y a-t-il eu des condamnations pour détention arbitraire ?
Bref, vous rendez hommage à la justice en considérant qu'elle contrôle mal la police. C'est singulier.
Non. Et j'ai simplement dit que, s'il s'agit de combattre les idées du Rassemblement national, nous pourrons trouver des points d'accord.
Ce n'est pas ce que vous avez dit si l'on prend votre propos complet. Certes, ce que j'ai dit du Rassemblement national vous a émoustillé…
Parole d'expert ! Mais si vous me posez des questions, souffrez que je réponde. Dire en même temps que la justice n'est pas le problème de la police et qu'elle la contrôle mal, c'est curieux. Laissez la justice tranquille. Laissez-la travailler. Il existe des voies de recours, dans notre pays, quand on n'est pas content.
Ensuite, vous expliquez que la désobéissance civile se fait dans la non-violence. Dans la non-violence, rien ne me gêne. La violence, elle, me gêne beaucoup. Lors des émeutes du début de l'été, il n'y a eu aucune condamnation, de la part de gens qui sont vos alliés, à l'encontre des attaques de commissariats ou de tribunaux. Une vingtaine de lieux de justice ont été dégradés, dont des points-justice. Ces lieux sont ma petite fierté personnelle : on y reçoit nos compatriotes les plus modestes gratuitement, de façon confidentielle, pour aider ceux qui ont vraiment du mal à s'orienter dans les méandres judiciaires. On a fracassé cela. Et il n'y a pas eu une condamnation !
Et qu'allez-vous chercher comme exemple ? Existe-t-il en France un texte qui consacre l'apartheid ? Vous l'avez vu en Israël, l'apartheid, et vous le voyez partout. Mais quel scandale que cette comparaison avec la ségrégation qu'ont connue les États-Unis ! Quel scandale de parler de textes qui prévoiraient une privation de liberté, qui seraient une négation des valeurs et de l'esprit qui sont les nôtres, du souffle des Lumières ! Comment pouvez-vous raconter cela ? Il n'y a pas de texte en France qui consacre l'apartheid.
Il existe des divergences, par exemple sur l'écologie. Peut-on pour autant dégrader une œuvre d'art ? J'ai vu des gens arroser la Chancellerie de peinture orange. Est-ce un mode d'expression ? Je ne pense pas. Quant à Sainte-Soline, quand des types traversent la France avec des armes dans leur sac, Jean-Luc Mélenchon parle d'une promenade dans les champs. C'est ainsi que vous vous promenez dans les champs, vous ? Tout cela est scandaleux. Vous voulez démolir la République. En réalité, c'est votre but. Pour ma part, j'y tiens viscéralement. Voilà notre divergence !
Quant à la désobéissance civile non violente, je ne vois pas comment désobéir à la loi. C'est ce qui nous unit, ce qui cimente nos relations, ce qui fait la nation. Il y a des espaces de liberté dans le cadre de la loi : la preuve est que vous me posez des questions, que cela ne vous est pas interdit, et qu'il ne m'est pas interdit de vous répondre. Allez faire un tour ailleurs voir ce qu'il en est ! Nous sommes un pays absolument extraordinaire, mais c'est nié par des gens comme vous, à qui rien ne va jamais. Contestez, vous en avez le droit. Vous pouvez affirmer que rien n'est juste. Mais la loi est la loi. Une fois votée, elle s'applique.
Vous justifiez tout. Jean-Luc Mélenchon a même justifié les attaques de commissariats. Ou plutôt, c'était subtil, il n'a rien dit à ce sujet : il a déploré les attaques d'écoles sans dire un mot de celles de commissariats. Je suis allé au tribunal d'Asnières. J'y ai vu des gens qui avaient les larmes aux yeux. Un vigile a failli brûler vif. Vous savez ce qui aurait dû être jugé dans l'après-midi, si tout n'avait pas été saccagé ? Des affaires de surendettement, celles qui touchent les plus modestes ! Vous pouvez dire que ces attaques contre la justice de proximité sont formidables. Moi, je trouve cela insupportable.
Je regrette que vous n'ayez pas répondu à ma question, même si vous avez quand même reconnu la pertinence de la désobéissance civile – en y ajoutant toutefois un critère : vous voulez choisir la loi combattue. Il est également dommage que vous ayez pris une remarque qui se voulait républicaine pour en faire un moment politicien, juste pour montrer avec des effets de manche que vous vous en prenez à La France insoumise. Dans le moment politique que nous traversons, on voit ceux qui sont républicains et ceux qui ne le sont pas. Il faudrait éviter ce genre de sorties qui créent de la confusion pour ceux qui nous écoutent.
On note depuis plusieurs années une répression accrue à l'égard des militants écologistes : gardes à vue, amendes, informations judiciaires… À Sainte-Soline, Loïc Schneider a été condamné à un an de prison ferme parce qu'il avait pris la veste d'un policier et tagué une voiture de police. Vous savez qu'il est dangereux d'être un militant écologiste dans certains pays. En France, on est aussi inquiet : on se demande si on n'est pas sur un terrain glissant.
Dans votre vie précédente, vous avez été amené à traiter des affaires extrêmement délicates. Vous avez défendu un homme condamné à trente ans de prison pour association de malfaiteurs en lien avec une entreprise terroriste, dans une des affaires les plus terribles et les plus ignobles que ce pays a connues. Vous savez donc parfaitement ce que sont le terrorisme et ses conséquences. Certains de vos collègues qualifient des militants écologistes de terroristes. Ils parlent, nouvelle nuance, d'écoterroristes. Que pensez-vous de l'application du terme « terroriste » à des gens qui se battent pour le démantèlement d'une bassine ou d'une installation qui nuirait à notre planète ?
Vous revenez sur mon ancienne vie. Je sais qu'elle vous préoccupe beaucoup et vous n'êtes pas le seul dans ce cas. Mais je ne vois pas dans ce que vous avez dit un reproche. Je suis fier de ce que j'ai fait en tant qu'avocat. J'ai défendu Abdelkader Merah, pour dire les choses clairement, et j'ai expliqué pourquoi je l'avais fait. Je pense que s'il n'avait pas eu de défense, et peu d'avocats se bousculaient au portillon, les terroristes auraient gagné. Ce qui distingue le terrorisme de notre État de droit, c'est justement la règle de droit. Le procès des attentats du 13 novembre 2015 a été remarquable, exemplaire. C'est l'illustration de ce que nous, nous ne traitons pas les accusés, quel que soit leur crime, comme le feraient des terroristes qui n'ont pas de règles, pas de procédure pénale, pas de droits de la défense.
Pour le reste, un homme a été condamné à un an d'emprisonnement ferme. La justice est passée. Que voulez-vous que je vous dise ? Souhaitez-vous peut-être que je commente cette décision ? C'est curieux de la part de quelqu'un qui, il y a quelques minutes, rendait hommage à la justice. Je ne connais pas l'affaire dont vous parlez. Mais je pense qu'elle a donné lieu à un procès équitable, que le ministère public s'est exprimé, que les magistrats chargés de juger ont estimé la culpabilité acquise, qu'ils ont déterminé une peine qu'ils croyaient juste. Je ne sais pas si un appel a été interjeté, mais le condamné en avait le droit s'il n'était pas satisfait.
Enfin, je n'ai pas à commenter des propos que je n'ai pas tenus. Vous pourrez poser la question au ministre de l'intérieur lorsqu'il se présentera devant vous.
Je n'ai pas à le faire. Est-ce que je vous pose des questions concernant des propos tenus par Jean-Luc Mélenchon ?
Ces mots que vous évoquez, qui ont pu être prononcés dans un certain contexte, ne sortent pas de ma bouche. Posez la question à l'intéressé : il vous répondra sans aucun doute. Je pense qu'il assume ses propos puisqu'il les a réitérés.
Pour ma part, je n'entrerai pas dans ce jeu en vous opposant des choses entendues dans la bouche de vos amis politiques, ou certains de leurs comportements.
Vous avez donc des droits que je n'ai pas, et ma réponse doit se plier à vos exigences. Je suis navré de ne pas vous satisfaire. Mais j'estime vous avoir répondu.
Je vous remercie d'avoir pris part à cet échange, monsieur le ministre.
Je rappelle, une nouvelle fois, que l'objectif d'une commission d'enquête est de chercher à objectiver des faits, en l'occurrence les violences sur lesquelles nous travaillons. Il est important que les débats soient possibles dans cette enceinte.
*
La réunion se termine à onze heures quarante-cinq.
Présences en réunion
Présents. – M. Florent Boudié, M. Aymeric Caron, M. Philippe Guillemard, M. Patrick Hetzel, Mme Michèle Martinez, Mme Laure Miller, M. Julien Odoul, M. Michaël Taverne
Excusée. – Mme Emeline K/Bidi