La commission auditionne, dans le cadre de la préparation de l'examen du projet de loi relatif à la programmation militaire pour les années 2024 à 2030 et portant diverses dispositions intéressant la défense (n° 1033), M. Manuel Lafont-Rapnouil, directeur du Conseil d'analyse et de prévision stratégique (CAPS) du ministère de l'Europe et des affaires étrangères, et M. Élie Tenenbaum, directeur du Centre des études de sécurité de l'Institut français des relations internationales (IFRI), sur les objectifs de projection des forces armées françaises dans le monde.
Présidence de M. Jean-Louis Bourlanges, président
La séance est ouverte à 9 h 00
Mes chers collègues, notre ordre du jour appelle ce matin trois auditions thématiques d'experts qui doivent éclairer la réflexion de notre commission dans la perspective de l'examen pour avis du projet de loi relatif à la programmation militaire pour les années 2024 à 2030. Nous nous plaçons, non sous le signe de Mars mais sous celui de Minerve et d'Athéna, c'est-à-dire que nous laissons à nos collègues de la commission de la défense nationale et des forces armées le soin d'interroger le ministre Lecornu sur le détail des capacités militaires prévues par le projet de loi, car ces aspects relèvent de la compétence de leur commission. Notre souci sera d'analyser les choix qui nous sont proposés, sur la base du rapport de notre rapporteure pour avis, Mme Laetitia Saint-Paul, dans le cadre de la politique extérieure de la France.
Cette première audition portera sur les objectifs de projection des forces armées françaises dans le monde. Je rappelle que suite à des réductions d'effectifs et de capacités durant trois décennies, la loi de programmation militaire (LPM) 2019-2025, adoptée sous la précédente législature, a jugulé cette tendance à la baisse afin d'opérer une relative remontée en puissance des forces armées françaises. La « saignée » avait été particulièrement importante, 60 000 postes de militaires ayant été supprimés entre 2009 et 2019, tandis que le nombre de chars Leclerc était passé de 406 à 222 entre 2003 et 2020. Celui des avions de combat, y compris ceux de l'Aéronavale, était passé de 393 à 261. Quant aux frégates de premier rang, leur nombre avait décru, passant de 17 à 15.
Conséquence logique de cet affaissement des moyens accordés à nos armées, les ambitions affichées, notamment en termes de projection, ont été notablement revues à la baisse. Pour mémoire, la LPM 2003-2008 envisageait une intervention de la France dans une opération classique majeure à hauteur de 50 000 soldats et d'une centaine d'avions de combat. Dix ans plus tard, la LPM 2014-2019 avait réduit ces niveaux à 15 000 soldats et à 45 avions de combat.
Sous la précédente législature, l'exécutif et le Parlement ont choisi de privilégier la cohérence et l'efficacité opérationnelle des armées par rapport aux volumes. Cette tendance se trouve confortée, plus qu'infléchie, par le projet de loi de programmation qui nous est soumis, lequel ouvre un cycle devant conduire à un modèle d'armée supposé complet et équilibré, résumé par la formule « ambition 2030 ».
La capacité de projection des forces françaises, notamment dans le cadre d'opérations extérieures et en outremer – via des implantations à l'étranger, la projection des forces spéciales ou des bâtiments de projection tels que le porte-avions, les bâtiments de projection et de commandement (BPC) ou les frégates –, constitue un élément clé de l'influence et du rayonnement de notre pays. Notre commission ne pouvait donc se désintéresser de ce sujet à l'occasion du débat qui s'ouvre.
Il est frappant de constater que nous nous trouvons dans une situation où toutes les ambitions de projection géostratégique de la France sont profondément remises en cause. Nous avons renoncé, avec l'ensemble de nos alliés, à notre présence en Afghanistan. Nous avons quitté le Mali et le Burkina Faso. Notre situation, dans le reste de l'Afrique, est quelque peu incertaine. J'ai dernièrement accompagné Mme Braun-Pivet, présidente de l'Assemblée nationale, à l'occasion d'un voyage à Abidjan où nous avons vu les responsables de la base militaire : ceux-ci ont évoqué la décision de diminuer quantitativement leurs moyens tout en conservant une implantation fixe de manière à remonter en puissance le cas échéant. En Asie, la France a connu des déboires avec l'Australie.
Les interrogations sont donc grandes quant à la nature même de nos actions extérieures. Qu'il s'agisse des bases ou des moyens maritimes de projection comme le porte-avions, on a le sentiment qu'il existe des questionnements sur la finalité même d'une action de projection en cette période de remise en cause extrêmement sensible.
J'ai sollicité, pour nous apporter ses éclairages, M. Manuel Lafont-Rapnouil, qui dirige depuis 2019 le Conseil d'analyse et de prévision stratégique (CAPS) du ministère de l'Europe et des affaires étrangères. Il s'agit d'un groupe de réflexion chargé de mener des missions d'analyse de l'environnement international, de faire des recommandations stratégiques et d'assurer une présence française dans les centres de réflexion. Cet organisme est l'équivalent du Policy Planning Staff du Département d'État des États-Unis.
J'ai également demandé à M. Élie Tenenbaum, directeur du Centre des études de sécurité de l'Institut français des relations internationales (IFRI), de bien vouloir nous livrer ses réflexions. Vous avez travaillé en particulier, M. Tenenbaum, sur les problématiques de la guerre irrégulière, de la lutte contre le terrorisme et les menaces hybrides, ainsi que sur la politique de défense française et les opérations militaires. Vous êtes l'auteur de nombreux articles et ouvrages d'histoire et de stratégie.
Le Conseil d'analyse et de prévision stratégique a pour rôle de contribuer à la réflexion des autorités. À ce titre, mes propos ne représentent pas nécessairement la position du Gouvernement. Je m'inscris donc pleinement dans le groupe des experts que vous allez entendre ce matin.
À court terme, la priorité est probablement d'être crédibles dans notre soutien à l'Ukraine, ce qui emporte un certain nombre de conséquences. Il existe une forme d'interconnexion plus ou moins directe entre les théâtres. Nos actions ont un effet sur les calculs et sur les capacités d'autres acteurs ailleurs, en Asie, en Afrique, au Moyen-Orient, ce qui est important en soi. C'est aussi un type particulier de défi. La guerre en cours illustre les défis propres à une guerre de haute intensité. Celle-ci est conduite par l'Ukraine, non par nous. Pour autant, nous voyons qu'elle a des effets sur des aspects tels que le dimensionnement de notre industrie de défense et fait naître des interrogations quant à la mesure dans laquelle nous pouvons mettre en œuvre certaines capacités du haut du spectre.
Un sujet a également trait à notre contribution à la mission de défense collective au sein de l'Organisation du traité de l'Atlantique Nord (OTAN) et à notre soutien aux alliés orientaux. La capacité de projection représente une contribution importante à la crédibilité de la posture de défense et de dissuasion de l'Alliance atlantique. Je pense notamment à notre capacité à renforcer rapidement le flan oriental de l'Alliance en cas de besoin et aux éléments requis pour le faire, par exemple en termes de transport stratégique. Il apparaît de plus en plus important d'avoir une posture qui soit flexible ou agile, en tout cas non-statique. Telle est la position que nous défendons au sein de l'Alliance atlantique.
Un certain nombre de travaux, ces dernières années, ont éclairé la question de la mobilité militaire. Souvenons-nous que nous avons déployé les forces françaises en Roumanie en cinq jours seulement, alors que nous exercions le commandement de la force de l'OTAN à très haut degré de réactivité. Il y a néanmoins un certain nombre d'efforts à continuer de produire dans cette logique.
Quelle que soit l'importance du conflit actuel en Ukraine, notre outil de défense ne peut être seulement calibré pour ce conflit. Celui-ci présente une spécificité : c'est une confrontation indirecte, dans laquelle les sessions et formations jouent un rôle important, de même que la fonction de réassurance des alliés à l'intérieur de l'Alliance. Nous avons besoin de maintenir et développer notre capacité à opérer dans toutes sortes de scénarios. Mon rôle est d'avoir une imagination fertile et certains scénarios envisageables peuvent être géographiquement très proches – les Balkans, la Méditerranée orientale –, d'autres plus lointains – en particulier l'Indopacifique, sachant que nous avons des territoires dans le Pacifique Sud. Ils impliquent de disposer d'une capacité en termes d'effort dans la durée et de maintenir au meilleur niveau nos capacités de présence et de projection, en trouvant l'équilibre entre ces deux modalités. Ces scénarios et la capacité à s'y inscrire supposent aussi d'accroître l'agilité de notre outil de défense. Cette formule devenue récurrente sans être très explicite renvoie, à mes yeux, à l'objectif de rapidité des déploiements et à la question des formats dans lesquels nous pourrions nous déployer. Ces formats pourraient, dans certains cas, être ad hoc, ce qui soulève de multiples questions en termes d'interopérabilité et de capacité à assumer des missions de commandement, voire le rôle de nation-cadre, indépendamment de la grande variété des missions auxquelles on peut penser – des conflits de forte intensité à de simples missions de signalement.
À ces considérations sont bien sûr associés des enjeux diplomatiques qu'on ne peut ignorer au Conseil d'analyse et de prévision stratégique. Ils s'entendent à la fois vis-à-vis des pays hôtes de nos forces prépositionnées. Ce n'est pas pour rien si l'on compare souvent, y compris hors de France, les pays hôtes de troupes que nous déployons à l'étranger, à l'image de « porte-avions à terre ». Il faut aussi être conscient des limites et difficultés que peuvent susciter ces prépositionnements. C'est la raison pour laquelle évolue notre dispositif en Afrique. Le même type de réflexion est à conduire, plus largement, avec nos partenaires et alliés afin de rechercher des synergies, ce qui suppose de pouvoir fonctionner en réseau et de réfléchir ensemble à d'éventuelles complémentarités ou redondances qui naîtraient de la mise en œuvre conjointe de forces.
Les scénarios dans lesquels nous serions appelés à agir seuls existent mais ils sont peu nombreux et ne paraissent pas les plus probables. Le plus probable est que nous intervenions dans le cadre de coalitions, que celles-ci relèvent d'une alliance formelle ou d'un format ad hoc. Tout ce qui contribue à l'interopérabilité est donc important. Outre les équipements et programmes communs, ces préoccupations appellent le développement d'exercices conjoints, qui se déploient aujourd'hui dans des formats très variés sur la scène internationale. Un certain nombre de partenariats apparaissent comme déterminants pour nous, dans cette logique, afin que ces coalitions existent et que nous puissions peser en leur sein, aux côtés des États-Unis et du Royaume-Uni mais surtout aux côtés de nos partenaires européens. L'un des enjeux actuels, de ce point de vue, est de travailler le mieux possible avec ceux qui sont « capables et volontaires », selon la formule usuelle. Cela signifie également que nous devons travailler auprès de nos partenaires afin qu'ils soient le plus capables et le plus volontaires possible. La réflexion doit enfin intégrer les autres partenaires auxquels nous pouvons penser hors de la zone euro-atlantique.
Il s'agit donc de créer dans la durée une forme de convergence stratégique avec ces partenaires, afin que nos forces puissent agir ensemble le moment venu mais aussi pour que le cadre politique de projection de ces forces soit cohérent et fonctionne du point de vue politique.
Sous l'angle diplomatique, l'une des façons dont la question se résume peut se formuler ainsi : comment démontrer que l'autonomie n'est pas la solitude ? Comment préserver notre autonomie d'appréciation tout en favorisant la prise de responsabilités croissante, y compris au travers d'engagements opérationnels de nos partenaires ? Apporter des éléments de cette réponse à cette question stratégique suppose d'avoir conduit en amont une discussion sur le niveau d'ambition auquel nous souhaitons collectivement parvenir. La notion « d'autonomie stratégique » n'est pas toujours très appréciée par un certain nombre de nos partenaires et alliés, qui préfèrent celle de souveraineté européenne, ou qui préfèrent en parler sans faire appel à ce type de concept englobant.
L'autonomie, en grec, signifie se donner à soi-même sa propre règle. Or il existe un distinguo important, en théorie des relations internationales, entre ceux qui adoptent les règles fixées par d'autres et ceux qui contribuent à les définir. Nous devons bien sûr avoir l'ambition de faire partie des seconds. Un certain nombre de nos partenaires, entendant « indépendance » lorsqu'est prononcé le mot d'« autonomie », ont néanmoins l'impression qu'employer cette notion pose une sorte d'absolu. Je crois au contraire que celle-ci est relative et s'entend au regard d'un niveau d'ambition que l'on se donne. Nous le voyons d'ailleurs à travers l'action des Américains. C'est en tout cas, à mes yeux, l'un des aspects majeurs dont les Européens doivent débattre. C'est en quelque sorte la discussion que vous aurez pour forger votre avis sur la LPM.
Un autre enjeu important a été soulevé par le président de la République lors de son discours à Toulon : le bornage de nos interventions dans le temps, c'est-à-dire la façon dont nous mettons fin à un déploiement. Nous n'avons pas vocation à engager nos forces sans limite de temps. Il y va de l'efficacité de l'action militaire mais surtout de l'action politique en accompagnement de l'action militaire.
Enfin, n'oublions pas les enjeux de la « bataille informationnelle », c'est-à-dire la question de l'influence, élevée au rang de fonction stratégique par la revue nationale stratégique de fin 2022. Le leadership de cette réflexion a été confié au ministère de l'Europe et des affaires étrangères.
Des six fonctions stratégiques identifiées par la dernière revue nationale stratégique, la fonction d'intervention, à laquelle se rattache très largement la problématique de la projection de forces, a sans doute été, au cours des trente dernières années, la plus dimensionnante sur le plan capacitaire et même politique. Si vous demandez aux Français ce que font leurs armées, ils auront en tête les images des soldats de l'opération Barkhane ou des Rafale Marine de l'opération Chammal, beaucoup plus que celles des coopérants de Dakar – participant pourtant à la fonction de prévention –, des avisos dans le golfe du Morbihan – qui participent à la fonction protection – ou même des sous-marins nucléaires lanceurs d'engins (SNLE), qui participent, à travers leurs patrouilles, à la fonction de dissuasion.
Pourtant il n'en a pas toujours été ainsi. Entre 1962 et 1990, les opérations extérieures (OPEX) étaient beaucoup plus restreintes et rien ne dit que la fonction d'intervention occupera la même place dans le spectre des missions au cours des trente prochaines années. En effet, à bien des égards, la chute de Kaboul en août 2021, la fin de l'opération Barkhane au Sahel à l'automne dernier, la longue queue de comète des opérations au Levant, marquent bien la fin d'une époque et le début d'une nouvelle ère marquée par des conflits présentant une morphologie différente. Ils impliquent désormais, de part et d'autre, des puissances étatiques qui mettent en œuvre des moyens plus importants, dont des moyens de déni d'accès visant à interdire la projection de forces, se caractérisant par une plus haute intensité capacitaire. C'est dans ce cadre qu'il nous faut penser la question de la projection de forces.
Revenons, en premier lieu, sur les causes de ce changement d'ère, à savoir la fin des opérations extérieures. Avec la fin de la guerre froide, la priorité accordée à la défense et à la dissuasion s'est vue progressivement remplacée par une priorité donnée à la gestion de crise, autour d'un continuum « paix-crise-guerre » auquel devait répondre, dans la doctrine française, le triptyque « intervention-stabilisation-normalisation ». C'est dans ce cadre que la projection de forces a été pensée au cours des trente dernières années.
Pour correspondre à ces nouvelles missions de gestion de crise, qu'il s'agisse de maintien de la paix dans la première partie de la période ou de lutte contre le terrorisme dans sa seconde partie, notre outil de défense s'est structuré en conséquence et la LPM en est encore, d'une certaine manière, tributaire du fait de la planification de défense. Sans passer en revue toutes les causes qui expliquent la fin de cette période de trente ans, celles-ci peuvent être rangées grossièrement en deux catégories.
Il existe d'abord un certain nombre de causes internes à la fin des opérations extérieures. C'est notamment la difficulté à assurer une transition entre la phase d'intervention, qui est en ligne avec notre culture opérationnelle et nos institutions favorisant des décisions rapides et rémunératrices au plan politique, car porteuses de résultats rapides et spectaculaires, et la phase de stabilisation, longue et ingrate, qui s'ensuit. S'installe alors le temps long de la crise, peu aligné avec le rythme d'un cycle opérationnel cadencé sur quatre ou six mois, ce qui peut susciter une frustration grandissante des décideurs.
Est également en cause la difficulté à assumer le caractère multidimensionnel des crises : en dépit des milliers de pages noircies sur l'approche globale, l'unité de commandement politico-militaire se fait généralement à Paris, voire au plus haut niveau de décision, avant une mise en œuvre au mieux coordonnée mais rarement bien combinée sur le terrain.
Enfin, c'est le pilier manquant de la gouvernance qui est généralement au cœur de la crise elle-même. La France ne peut véritablement l'actionner par respect de la souveraineté de l'État hôte mais, sans cette gouvernance, toute action militaire est vaine. Nous l'avons vu dans le conflit malien comme en Afghanistan et, dans une certaine mesure, en Côte d'Ivoire.
Il existe aussi des causes externes qui expliquent la décrue des OPEX.
La première réside sans doute dans la sensibilité des opinions publiques locales, qui ont développé – au Moyen-Orient d'abord, en Afrique ensuite – un rejet quasi-allergique des interventions étrangères, notamment occidentales, désormais vues à travers le prisme déformant de l'impérialisme. Cet argument est surjoué par les compétiteurs stratégiques comme la Russie, la Chine ou la Turquie mais fait parfois écho à un récit, voire un vécu local.
Une autre cause externe a trait à la réévaluation des priorités dans les menaces : les missions de gestion de crise étaient prioritaires dans un monde où les « risques de la faiblesse » primaient sur les « menaces de la force », pour reprendre les termes du Livre Blanc de 2008, particulièrement illustratif de l'état d'esprit de l'époque. Or, durant les trente ans pendant lesquels les Occidentaux participaient à ces missions de gestion de crise, de maintien de la paix ou de contre-terrorisme, des compétiteurs stratégiques, régionaux ou globaux, développaient des contre-stratégies. Force est de constater que si les instabilités politiques et le terrorisme djihadiste n'ont pas disparu – et ont parfois muté –, ils ont parfois reculé dans l'échelle des priorités de sécurité face aux menaces étatiques.
Les Américains, quant à eux, ont assez rapidement pris le tournant de ce qu'ils appellent la compétition entre grandes puissances ou « compétition stratégique ». Dès 2014, il était clair que la guerre contre le terrorisme n'était plus l'aiguillon de l'équipement de leurs forces armées. La survenue de Daech, à la même époque, a été analysée par l'administration Obama comme un contretemps plutôt qu'une remise en cause de ce virage. Simultanément, en France, elle a véritablement empêché la réflexion sur la compétition stratégique jusqu'au tournant de 2017, voire 2018 ou 2019, avec la réduction de l'empreinte territoriale de Daech et l'opération Chammal.
Notons aussi qu'alors que l'accélération de la rivalité de puissance était évoquée dans la revue stratégique de 2017 et soulignée dans son actualisation de 2021, il faut attendre février 2022 pour voir coïncider, à quelques jours près, l'annonce du retrait de la France du Mali et le déclenchement de la guerre en Ukraine pour voir ce tournant se matérialiser.
Après avoir vu les causes du changement d'ère auquel nous assistons, nous devons considérer la posture globale qui s'impose désormais en ces temps de compétition stratégique : comment faire face à ce nouveau monde qui a substitué au triptyque « paix-crise-guerre » le triptyque « compétition-contestation-affrontement » ? Nous plaidons de longue date, au Centre des études de sécurité de l'IFRI, pour le passage d'une logique d'opérations extérieures à une logique de posture stratégique permanente : la compétition stratégique fait figure de nouvelle norme, détrônant la référence constante à la paix, forcément relative, au cours de la période précédente. Pour s'adapter à cette évolution, mieux vaut rechercher une présence au long cours, inscrite dans un partenariat avec des pays choisis plutôt que de voir se succéder à un rythme effréné des opérations extérieures générant frustrations politiques et décalées au regard de la temporalité longue des enjeux.
La France dispose à cet égard d'un atout unique avec son dispositif prépositionné, le deuxième ou le troisième au monde selon que l'on considère le dispositif russe, de dimension principalement régionale. Il convient de souligner que le nombre de pays disposant d'une telle présence militaire globale permanente est plus réduit que celui des puissances nucléaires. Outre les États-Unis, les Britanniques disposent d'un tel réseau mais celui-ci est plus restreint que celui de la France.
À ce stade de mon propos, trois cas particuliers appellent quelques remarques.
Du point de vue de la posture stratégique permanente, la question la plus urgente est celle des forces de présence en Afrique de l'Ouest et en Afrique centrale, qu'il faut articuler avec ce qu'il reste de l'ex-dispositif Barkhane, au Niger et au Tchad. On peut regretter qu'il n'existe dans le projet de rapport annexé aucun élément précis sur le financement de ces forces ni sur leur volume, leur équipement ou encore leurs missions. Les seuls éléments connus sont ceux évoqués par le président de la République dans son discours de février 2023 sur le partenariat entre l'Afrique et la France. On y retrouve l'affirmation du principe, auquel je souscris, d'une présence qui ne serait plus axée sur les opérations – a fortiori les opérations autonomes – mais sur des éléments tels que :
– la formation, à condition que celle-ci soit délivrée à la demande des pays partenaires et sans doute sur des sujets de niche plutôt que dans une logique de formation initiale, que nous n'aurions pas les moyens d'assurer et qui crée une relation parfois difficile avec le pays partenaire ;
– l'appui matériel, pour lequel un travail est à réaliser sur l'offre d'équipements et de maintenance en direction de ces pays partenaires en Afrique, en privilégiant du matériel plus récent et sans doute plus adapté à leurs besoins ;
– l'appui au renseignement, qui appelle la mise en place de chaînes de communication et de partage du renseignement, à l'image du dispositif instauré avec l'Ukraine, de façon bien plus poussée avec des partenaires qui soient formés à ces échanges ;
– de façon ponctuelle, l'accompagnement au combat, par un appui feu qui serait principalement un appui aérien, éventuellement complété par un appui de l'artillerie.
Il faut ajouter à ces quatre axes celui de la lutte informationnelle et de l'influence, qu'évoquait à juste titre Manuel. J'y reviendrai dans un instant.
Quels sont les cadres politiques et institutionnels qui permettraient de mettre en œuvre cette stratégie ? Nous n'avons pas la réponse. De même, les moyens qui seraient à mobiliser pour appuyer cette stratégie dans le cadre de la LPM restent à évaluer. Nous avons proposé, dans l'une des publications de l'IFRI, l'idée d'un commandement opérationnel interarmées et permanent, dédié à la région de l'Afrique de l'Ouest et de l'Afrique centrale, de façon à réunifier l'ensemble des missions, de l'influence jusqu'à l'accompagnement au combat, ce qui aurait aussi pour avantage de simplifier la structure de commandement.
Un autre cas particulier appelant quelques remarques est celui des forces de présence sur la façade indopacifique. Djibouti et les Émirats arabes unis constituent deux hauts lieux de compétition stratégique adossés à des accords de défense extrêmement contraignants, impliquant des clauses d'assistance, ce qui n'est pas le cas en Afrique de l'Ouest. Il faudra avoir cette particularité à l'esprit dans la réflexion sur les menaces susceptibles de peser sur ces États à l'avenir. Pour le reste, l'étude de la posture française en région indopacifique fait clairement apparaître un point d'appui manquant, quelque part à mi-chemin entre Nouméa et Abou Dhabi, alors qu'un tel point d'appui pourrait jouer un rôle de rotule logistique extrêmement précieux.
Le troisième cas particulier dont je souhaitais dire quelques mots est celui des forces de souveraineté, qui constituent la contrepartie des forces de présence à l'étranger et complètent, à mi-chemin, le dispositif de présence globale. Le sujet, on le sait, tient à cœur au ministre des armées, à juste titre : avec la réduction des forces en Afrique de l'Ouest, les deux-tiers des forces prépositionnées seront des forces de souveraineté. Le rapport annexé fait état d'un effort de 13 milliards d'euros à engager sur la période pour la rénovation de ces forces dans les régions et territoires d'outre-mer. Le point de départ est mal connu. Un rapport de la Cour des Comptes de 2019 estimait entre 900 millions d'euros et un milliard d'euros par an le coût des forces de souveraineté. Un montant de 13 milliards d'euros représenterait donc un doublement de cet effort dans les territoires souverains, étant entendu que le fait de disposer de tels territoires dans des zones éloignées est un atout incomparable : nous y sommes à l'abri des contraintes politiques qu'un État tiers pourrait imposer quant à l'installation de bases sur son territoire.
Encore faut-il répondre à plusieurs défis, parmi lesquels la forte dette liée aux infrastructures. Une part importante des 13 milliards d'euros devrait, selon nous, être orientée vers la remise en état de ces infrastructures afin qu'elles puissent accueillir des capacités militaires de plus haut niveau dans le spectre, ce qui n'est pas possible aujourd'hui. Un autre défi sera de nature plus politique : l'appropriation par les territoires ultramarins de ce nouveau rôle stratégique, qu'ils perçoivent souvent comme subi alors que c'est aussi une chance pour leur transformation.
Enfin, troisième volet à embrasser dans la réflexion sur la nouvelle manière dont se pose la question de la projection de forces, la contestation en zones grises apparaît comme l'étape supplémentaire de la compétition stratégique. Elle s'étend, entre ce nouvel espace, entre la guerre et la paix en mettant à mal les cadres normatifs et juridiques qui ont fondé notre action au cours des dernières décennies, voire depuis 1945.
Outre les actions d'influence en zone non militarisée, qu'évoquait Manuel, avec leur dimension cyber et informationnelle – lutte contre la manipulation d'informations –, des actions d'influence peuvent s'appuyer sur des partenariats politiques, économiques et/ou culturels, dans la limite de nos cadres éthiques et légaux qu'il ne faut ni sous-estimer, ni exagérer.
Se pose aussi la question des actions hybrides dans ce que les états-majors appellent les « zones grises militarisées » : il s'agit de zones de conflit – par exemple la Libye –, où sont présentes différentes puissances et où les forces spéciales ont un rôle à part, ce qui soulève différentes questions, à commencer par celle de leur adaptation à des environnements distincts de ceux où elles opéraient ces dernières années. Il s'agit de substituer une logique d'action indirecte, via des acteurs-relais, à celle de contre-terrorisme, marquée par le renseignement et l'action directe – libération d'otages, élimination de cibles à haute valeur ajoutée. Des jalons importants ont été posés, en Libye et surtout en Syrie, auprès des Forces démocratiques syriennes, pour ce type d'action. Cela impliquera notamment une capacité à agir plus furtivement, en maîtrisant davantage ses signatures, avec des enjeux importants d'interculturalité et d'expertise régionale.
Quant à la préparation à l'affrontement, la préparation au combat de haute intensité était un point très attendu du projet de loi de programmation militaire. De ce point de vue, l'observateur attentif restera sans doute sur sa faim. Alors que l'un des enjeux de la projection de force à l'heure de la haute intensité réside dans la capacité à accéder au théâtre, l'ambition française – réaffirmée dans les dernières éditions du Livre Blanc, de la revue stratégique et dans la précédente LPM – consistant à être capable « d'entrer en premier » sur un théâtre défendu semble avoir disparu, alors qu'elle était présentée comme différenciante. Le porte-avions de dernière génération n'en demeurera pas moins un outil clé d'accès aux théâtres d'opérations. Force est aussi de constater que les exigences du combat de haute intensité restent mal définies dans les travaux préparatoires. Pour ne mentionner que le seul domaine terrestre, le niveau d'ambition pour un « engagement majeur » en coalition est resté inchangé depuis 2013 : il est de l'ordre d'une division à deux brigades interarmes – soit 15 000 soldats – pour la composante terrestre, là où le niveau d'ambition de l'Alliance atlantique, par exemple, a crû considérablement, le New Force Model faisant passer la force de réaction rapide de 40 000 à 300 000 hommes. Dans ce contexte, affirmer que la France pourrait prétendre au commandement d'un corps d'armée de l'OTAN – soit 50 000 à 70 000 hommes –, ce pour quoi est effectivement le bon dimensionnement, me paraît insincère : comment croire qu'avec une contribution de 15 000 hommes, et avec des trous persistants en matière d'éléments organiques de niveaux divisionnaire et corps d'armée – s'agissant de la défense sol-air, des moyens d'acquisition et de frappe dans la profondeur –, nous aurions le poids politique pour en commander 50 000 alors que d'autres alliés en Europe alignent des volumes plus importants ?
Pour conclure en quelques mots, cette future loi de programmation militaire amorce la transition vers le nouveau contexte de la compétition stratégique mais reste encore marquée par l'héritage des années de gestions de crise.
Le voyage diplomatique d'Emmanuel Macron en Chine se conclut sur l'établissement d'une autonomie stratégique de l'Union européenne. Le président insiste sur une troisième voie fondée sur le droit international et le multilatéralisme, visant à assurer l'équilibre des rapports de forces et la stabilité de la région indopacifique. Alors que les tensions vis-à-vis de Taiwan ne cessent de croître, comme l'atteste le dernier exercice militaire d'encerclement total de l'île par Pékin, la stratégie armée de la France peine à être exposée clairement dans la région. Entre Nouméa et Abou Dhabi, pour reprendre vos mots, la distance est grande. Pourtant, les intérêts de la France dans la région, aux plans géographique, démographique, militaire et économique, sont clairement identifiés.
Préserver notre souveraineté constitue un enjeu fondamental, à la hauteur des objectifs de stabilité et de sécurité régionale. Notre présence militaire est importante avec le déploiement de 7 000 militaires de façon permanente. De plus, le ministre des armées, Sébastien Lecornu, a annoncé le renforcement et la modernisation des capacités militaires françaises. Ces éléments sont-ils, pour autant, caractéristiques d'une stratégie réellement opérationnelle dans la région indopacifique ? Notre politique militaire est-elle à la hauteur de la puissance de la France ? Quels enseignements tirer de l'opération Pégase ? De quelle manière comptons-nous renforcer les objectifs des forces armées sur l'axe indopacifique ?
Je commencerai par la question la plus simple. L'opération Pégase et les déploiements effectués dans la région ne peuvent que conforter le constat que je faisais s'agissant des dettes liées aux infrastructures qu'impliquent les forces de souveraineté. Envoyer des Rafale jusqu'à Papeete, dans un raid de longue portée, ou des navires hauturiers, est une chose ; être capable de les y maintenir dans la durée afin de créer un effet politique et, si possible, militaire, en est une autre et nous n'avons pas aujourd'hui les capacités de maintenance permettant un tel déploiement de forces sur place. Le cœur des enjeux, en zone indopacifique, se trouve en mer de Chine méridionale, dans le détroit de Formose et autour de la péninsule coréenne. La France a envoyé il y a quelques jours une frégate de surveillance qui a franchi le détroit de Formose. Elle vient de Nouvelle-Calédonie ou de Polynésie française et nous voyons bien que de telles « élongations » ne permettent pas une présence permanente sur zone. L'idée d'une présence permanente européenne, à travers une force d'action et un point d'appui logistique dans la zone, me paraît à développer. Elle fait partie des prolongements envisageables des documents stratégiques existants.
Compte tenu des acteurs et des forces en présence, je crois qu'une grande modestie stratégique serait de bon aloi pour la France et même pour l'Europe, au regard de notre capacité à peser sur ces enjeux. Je ne doute pas que la voix française et que la voix européenne soient attendues, en contrepoint aux formes de conflictualité latente qui existent dans la région. Néanmoins, leur capacité à peser, notamment sur le plan militaire, dans l'hypothèse d'un conflit, reste faible et soumise à notre interopérabilité et à notre capacité à s'insérer dans un dispositif aux côtés de notre principal allié dans la zone, c'est-à-dire les États-Unis.
Je ne suis pas certain que les pays de la région indopacifique attendent une voix qui se substituerait à la première ou à la deuxième – si nous représentons la troisième. Je pense qu'ils attendent de disposer d'un éventail d'options, chaque fois qu'ils ont des choix à effectuer. Une réponse revient comme un leitmotiv, lorsque nous parlons avec des interlocuteurs de cette région : « nous voulons garder nos options ouvertes ». Cela suppose d'avoir un éventail de choix qui ne se résume pas à une alternative entre les États-Unis ou la Chine. Ce n'est pas tout à fait un hasard si l'idée d'une région indopacifique ouverte revient souvent également.
Les États de la région savent que la frégate qu'Élie évoquait ne constitue pas un acte isolé. Plus généralement, ils se tournent vers des États européens, et notamment vers la France, car ils ne recherchent pas seulement un fournisseur d'armement ou une solution pour diversifier des approvisionnements trop monocolores à leurs yeux, ce qui serait synonyme d'une dépendance excessive. Il existe une véritable demande de partenariat, ce qui renvoie à la nécessaire crédibilité que j'évoquais.
Les mêmes États se montrent aussi mal à l'aise devant la militarisation rampante des stratégies des uns et des autres. Ils souhaitent que leur soient proposées des stratégies couvrant l'ensemble du spectre. L'enjeu, pour nous, consiste à être en mesure de couvrir les aspects de défense et civils, ces derniers ayant une dimension existentielle pour divers acteurs de la région. Je pense par exemple au climat pour les États insulaires du Pacifique. Se posent par ailleurs des questions « grises » telles que celle de la pêche illégale en zone indopacifique. Nous savons qu'il s'agit à la fois d'un enjeu économique, d'un enjeu environnemental – biodiversité, raréfaction des ressources – et d'un enjeu de souveraineté et d'affirmation de puissance.
L'un des points sur lequel nous avons insisté, dans le cadre de la stratégie européenne pour l'Indopacifique, en cohérence avec la boussole stratégique, consiste à affirmer le caractère indispensable du volet militaire. Un certain nombre de nos partenaires européens considéraient que la région indopacifique étant éloignée et complexe, elle se trouve au-delà de nos capacités militaires. Nous pouvons néanmoins y mener un certain nombre d'actions. C'est la raison pour laquelle la France défend par exemple le principe d'une présence maritime coordonnée et un effort important sur les questions de sécurité maritime.
Notre modèle d'armée était centré sur les OPEX, ce qui est un héritage historique : la France dispose, derrière les États-Unis, du deuxième dispositif de forces prépositionnées dans le monde, ce qui nous confère une présence militaire globale et permanente. À l'heure d'une montée des tensions entre puissances étatiques, la future loi de programmation militaire devait préparer nos armées, non plus à des conflits asymétriques mais à des conflits de haute intensité, à l'image de celui qui se déroule actuellement en Ukraine. Or tous les programmes auront du retard et seront étalés dans le temps. De multiples compagnies de combat vont être supprimées et les reports de livraison touchent l'ensemble de nos armées. Ainsi, l'armée de l'air et de l'espace ne pourra compter que sur 35 A400M d'ici 2030, contre 50 initialement prévus, en conséquence de quoi les Américains seront parfois amenés à nous transporter. De même, la marine, qui espérait recevoir 18 frégates de premier rang, aptes au combat de haute intensité, ne pourra en obtenir que 15. Le budget consacré aux OPEX est lui-même raboté de 400 millions d'euros par an par rapport à la précédente LPM.
Au regard de ces arbitrages, on peut se demander si la mesure de l'ampleur de la hausse des tensions à l'échelle mondiale a été prise. Les pays de la zone indopacifique lancent de vastes programmes militaires en réaction aux velléités de la Chine à l'égard de Taiwan. La Chine nourrit globalement des ambitions sur une bonne partie de ce territoire maritime, d'où elle aimerait chasser les États-Unis. La France est directement concernée par les évènements survenus dans la zone indopacifique puisque de nombreux compatriotes ultramarins y vivent.
La projection des forces armées hors du territoire national poursuit un triple objectif : assurer la protection des ressortissants français, défendre les intérêts stratégiques de la France ainsi que de ses alliés, faire face à nos responsabilités internationales dans un cadre multilatéral. Pensez-vous que le projet de LPM proposé à l'horizon 2030 est à la hauteur de ces trois objectifs, en particulier dans l'hypothèse d'une dégradation de la situation dans la zone indopacifique ?
Il est difficile, pour un chercheur, de porter une appréciation sur l'ensemble des arbitrages qui incombent au Gouvernement. La situation financière de la France est connue. La future loi de programmation militaire représente un effort réel et traduit un souci de mise en cohérence d'un système de forces qu'il faut évidemment saluer. Ce système de forces sera sans doute plus à même de mener à bien ses missions qu'il ne l'est aujourd'hui. Pour autant, nous sommes toujours, à mes yeux, dans une logique de réparation, après de longues années, si ce n'est des décennies de sous-investissement, comme l'a souligné le président Bourlanges dans son introduction. Il ne s'agit pas encore d'une remontée significative du niveau d'ambition militaire à la hauteur des enjeux qui existent aujourd'hui.
Eût-il été raisonnable de faire davantage dans le temps imparti ? Il ne m'appartient pas de le dire. La question de la mise en cohérence de l'outil dont la LPM dotera la France, du point de vue de notre positionnement au sein de l'Alliance atlantique et auprès de nos partenaires à l'échelle internationale – notamment en zone indopacifique – constitue un vrai sujet. Il relève davantage de la politique à proprement parler que des outils. L'outil que constitue la LPM sera cohérent mais devra être utilisé de façon adéquate, ce qui veut dire qu'il ne faudra pas y adosser des ambitions démesurées.
Je partage cette analyse.
Ma question portera sur la projection de forces en coopération, dont nous pouvons avoir plusieurs illustrations à l'esprit. La brigade franco-allemande a pu être projetée. Peut-être existe-t-il un retour d'expérience suite à l'opération Takuba ? Le chancelier Olaf Scholz a évoqué certains aspects de cette coopération. Vous avez souligné la nécessité de travailler en réseau et celle d'une mise en cohérence. Quelles sont, selon vous, les étapes clés qui permettraient de passer, au cours de la période de sept ans que doit couvrir cette future loi de programmation militaire, de la situation actuelle dans la coopération en projection à un dispositif qui aurait gagné en cohérence ? Pour l'heure, ces coopérations semblent connaître des fluctuations en dents de scie. Certaines se déroulent de façon satisfaisante, notamment dans le cadre de projets pilotes. Nous savons que les étapes clés sont aussi des étapes politiques. Le prépositionnement de forces pourrait-il se faire en coopération par exemple ?
Une partie du sujet que vous soulevez a trait aux moyens, une autre à l'organisation. L'une des logiques de l'évolution de notre présence en Afrique consiste à passer à une autre forme de présence, cogérée avec les États où nous disposons de forces prépositionnées, avec des formats différents, sans doute des bases mais aussi des écoles et des académies. Il s'agit aussi d'affirmer une logique de partenariats pour renforcer l'expression de solidarités que cette présence manifeste et pour lutter contre la perception éventuelle d'une forme de contestation, à travers cette présence, de la souveraineté des pays considérés. On peut en déduire, sur le plan de l'organisation, un certain nombre de considérations valables au-delà du continent africain, y compris avec nos partenaires européens. Certains think tanks avancent par exemple l'idée de co-basing, c'est-à-dire le principe de bases conjointes, ou encore la rotation dans les présences de forces répondant à un intérêt commun, typiquement au niveau européen. Les exercices auxquels nous participons ou que nous suscitons, dans un certain nombre de cas, pourraient aussi s'ouvrir à des formats de plus en plus diversifiés afin d'inclure des partenaires.
Derrière ces propositions se profile le niveau de décision politique. Un certain nombre des exemples que vous avez pris soulignent qu' in fine, l'enjeu réside moins dans la question des moyens ou dans celle de l'organisation que dans la capacité à décider, le moment venu, d'agir ensemble. C'est généralement de ce point de vue que nous avons rencontré des difficultés jusqu'à présent ; non pas que les deux premiers niveaux soient simples mais nous avons progressé et nous pourrons continuer de le faire. Le niveau de décision politique présente davantage de difficultés, ce qui plaide pour un effort de convergence de nos cultures stratégiques. Sans doute cet effort ne doit-il pas se limiter à nos partenaires européens mais sa dimension européenne apparaît comme un gage de crédibilité de l'ensemble de la démarche. Un bon fonctionnement de l'échelon politique me semble indispensable pour que cet effort de mutualisation n'apparaisse pas seulement comme un expédient budgétaire. Nous avons besoin d'une capacité de présence et de projection qui puisse embarquer nos partenaires ou à travers laquelle nous apportons à ceux-ci des formes d'appui pouvant aller assez loin, comme Élie le soulignait, de façon suffisamment rassurante pour que nos partenaires aient confiance et puissent, le moment venu, prendre la décision politique.
Il existait, dans le cadre de la coopération structurée permanente, un projet de co-basing porté par la France, visant à mutualiser ces bases permanentes à l'étranger aux côtés de partenaires européens. Malheureusement, le projet se trouve aujourd'hui dans les limbes et il serait intéressant de le relancer car il offrait de nombreuses perspectives intéressantes. Des choses ont déjà été faites, par exemple à Djibouti avec les Allemands et les Espagnols dans le cadre de l'opération Atalante, pour les amener sur les bases françaises à Djibouti. Effectivement, ce ne doit pas être vu seulement comme un partage des coûts : il s'agit aussi d'un partage de l'influence, des intérêts et de l'expérience d'aguerrissement. C'était un point très important pour Takuba. La soutenabilité du dispositif français prépositionné à l'étranger, au cours des trente ans à venir, passe en partie, à mes yeux, par une européanisation de ce dispositif.
La France s'était montrée un peu réticente vis-à-vis du principe de nation-cadre, que l'Allemagne avait soutenu à l'OTAN. Il faut à mon avis la réinvestir car c'est ce principe qui permet aujourd'hui de se poser en intégrateur d'une opération ou d'un pan d'une opération interalliée, en termes de commandement et de contrôle.
Enfin, les capacités jouent un rôle dans l'attractivité de partenaires au sein d'une opération. On peut identifier, par domaine de lutte, des capacités différenciantes rares. Dans le champ maritime et naval, le groupe aéronaval constitue une capacité différenciante. Seuls les Britanniques, en Europe, disposent d'un tel atout en dehors de la France. Ce peut être un facteur d'attractivité pour des marines européennes de plus petite dimension. Dans le champ terrestre, ce sont les éléments organiques de corps d'armée et de divisions qui permettent d'agréger des partenaires dans de grandes unités. Ces aspects – feu dans la profondeur, défense surface-air, logistique – font actuellement défaut dans le projet de loi de programmation militaire et me semblent à renforcer. Dans le champ aérien existent aussi des enjeux en termes de commandement et autour des avions ravitailleurs.
Je reste un peu dubitatif, en cette journée d'auditions. Je note par exemple qu'à aucun moment, vous n'avez évoqué la projection d'armées visant à maintenir la paix. Il y a eu des périodes où, au sein de cette commission, nous parlions d'interventions de maintien de la paix au service de l'Organisation des Nations Unies (ONU). Vous ne l'avez pas fait.
Vous avez expliqué, avec des mots plus choisis, que nous avions été poussés hors d'Afrique. Le départ a tout de même commencé. Vous avez indiqué, là-aussi avec d'autres mots, que la présence d'une armée étrangère au sein d'un État était de plus en plus mal vue, dans un nombre croissant de régions. Faut-il encore, dans ce contexte, programmer d'éventuelles OPEX telles que nous les avons connues par le passé ? Ne faut-il pas revoir notre stratégie politique dans son ensemble ? Je ne perçois pas cette orientation dans votre exposé. Je vois que nous sommes dans un moment de bascule. Vous le dites à demi-mots. Mais vers quoi basculons-nous ? Peut-être est-ce l'inconnu ?
J'ai aussi beaucoup de mal à identifier un intérêt européen qui serait conforme aux intérêts français. La France est présente dans tous les océans et sur tous les continents. Il est donc logique qu'elle s'intéresse à l'ensemble du monde. J'ai du mal à imaginer que tous les pays d'Europe aient les mêmes centres d'intérêt et voient du même œil la nécessité d'une présence en Nouvelle-Calédonie, en Polynésie ou dans l'océan indien. Je pense que tous les investissements en faveur de l'interopérabilité sont à encourager car à tout moment nous pouvons être appelés à agir avec d'autres, selon des configurations variables, comme nous l'avons vu. Des opérations extérieures pourraient voir le jour en Guyane ou sur des continents où nous n'avons pas l'habitude de poser le pied. Il me semblerait intéressant que la France se tienne à la disposition de ses partenaires pour défendre des valeurs communes ou des ressortissants de notre pays à l'étranger.
Il y a, enfin, un aspect que nous n'avons pas abordé : la logistique et en particulier la logistique énergétique. Nous voyons bien que certains pays pourraient avoir un levier vis-à-vis de la France du fait de ce paramètre indispensable au fonctionnement des opérations.
La question de la fin des opérations extérieures constitue l'un des rares points sur lesquels j'aurai une analyse quelque peu différente de celle d'Élie. Je partage l'analyse d'un effacement progressif de la dimension de gestion de crise. C'est ce que vous soulignez, d'une certaine manière, en observant que les questions de maintien de la paix ne font plus partie du cœur des discussions. Comme Élie l'a très bien expliqué, la gestion de crise recule au fur et à mesure que s'affirme la compétition de puissance. Cette évolution traduit aussi un changement dans les formes de conflictualité. Le maintien de la paix fait face lui-même à ses propres défis et connaît sa propre crise, en quelque sorte. En outre, toute intervention a lieu aujourd'hui dans un contexte où l'unité de la communauté internationale et du Conseil de Sécurité des Nations Unies s'avère plus difficile à obtenir. Cette tendance me semble soulever un certain nombre de problèmes.
L'effacement de la gestion de crise explique probablement, en partie, la façon dont la crise syrienne s'est déroulée. Nous pouvons aujourd'hui avoir le sentiment de payer pour partie, en Ukraine, la façon dont nous avons géré – ou non – la crise syrienne. L'écho que trouve en Ukraine la gestion de la crise syrienne montre qu'il est difficile de dissocier tout à fait la gestion de crise, d'une part, et la compétition de puissance, d'autre part.
Le nouveau monde qu'évoquait Élie a effectivement émergé mais le monde ancien subsiste et affleure de temps à autre par de nombreuses zones de perméabilité. Il reste à savoir, dès lors, qui prend en charge la sécurité internationale. Nous sommes dans un monde où, de plus en plus, les États définissent leur politique de défense en termes de sécurité nationale, ce qui est parfaitement légitime. Pour autant, l'addition des politiques de sécurité nationale ne suffit pas à assurer la paix et la sécurité internationale, pour reprendre l'expression de la Charte des Nations Unies. Nous voyons au contraire que, du fait de ce contexte de diversification, ce n'est pas parce que nous allons collectivement prendre en charge une situation que d'autres ne vont pas essayer d'en faire autant de leur côté. Élie évoquait le très faible nombre d'États capables d'une présence militaire globale mais soulignait aussi la diversification d'acteurs émergents aux agendas différents, qui ne cherchent pas nécessairement à se placer sous les auspices des Nations Unies. À cela s'ajoute l'émergence, au-delà de la montée en puissance des acteurs étatiques, d'acteurs proto-étatiques tels que Wagner, qui montrent que des stratégies alternatives sont poursuivies, soulevant la question de la prise en charge de la sécurité internationale. La dimension de gestion de crise n'a donc pas disparu mais les opérations extérieures pourraient, dans ce contexte nouveau, prendre des contours différents de ceux que nous avons connus au cours des décennies 1990 et 2000.
Du point de vue du maintien de la paix, il existe différentes réalités politiques, à commencer par le blocage du système onusien, au niveau du Conseil de Sécurité, rendant l'octroi de mandats beaucoup plus compliqué qu'au cours des années 1990 et 2000. Nous voyons d'ailleurs qu'il n'existe aujourd'hui aucune perspective réaliste pour les grands conflits en cours, ne serait-ce que parce que l'un des États prenant part à ces conflits fait lui-même partie du Conseil de Sécurité et ne permettrait pas l'envoi de missions de maintien de la paix. Le bilan opérationnel des missions de maintien de la paix, au cours des décennies 1990 et 2000 mais aussi plus récemment, apparaît d'ailleurs comme extrêmement mitigé. Pensons par exemple à celui de la mission des Nations Unies au Mali (MINUSMA), qui a mobilisé 13 000 hommes depuis près de dix ans dans ce pays. Ce sujet mériterait, à lui seul, une autre audition.
Comme vous le savez, le service des essences des armées est devenu le service de l'énergie opérationnelle, ce qui traduit à mon avis une réelle prise en compte, par le ministère des armées, de cette problématique énergétique qui va naturellement de pair avec le maintien de stocks stratégiques propres aux armées. En découlent des besoins spécifiques pour l'acheminement des hydrocarbures, notamment : des « camions carapaces » permettent par exemple d'acheminer le carburant au plus près des opérations. Se profile en arrière-plan une transition vers la frugalité énergétique, c'est-à-dire une moindre consommation et une diversification des sources énergétiques des armées. Le projet de loi de programmation militaire propose d'évoluer vers des véhicules hybrides pour un certain nombre de véhicules terrestres. C'est évidemment une évolution à encourager et tout à fait importante aux plans opérationnel et stratégique.
Nous arrivons au terme des auditions prévues en vue de l'élaboration de mon avis sur le projet de loi de programmation militaire pour les années 2024 à 2030 et un certain nombre de questions restent en suspens. La revue stratégique prévoit la création de la fonction stratégique « influence » et je ne vois pas, dans le projet de LPM, de budget dédié à l'influence, même si celle-ci est présente dans toutes les fonctions stratégiques. J'aimerais connaître votre avis sur ce sujet. D'une façon générale, les auditions montrent que l'influence – pour laquelle il faut s'appuyer sur le triptyque exemplarité-crédibilité-indépendance – est souvent cantonnée à la désinformation alors que son champ est bien plus vaste.
Je me suis également interrogée, comme M. Tenenbaum, sur le prépositionnement de forces en Afrique. À ce stade, je n'ai pas de réponse. Toujours est-il qu'un partenariat renouvelé avec l'Afrique implique de connaître l'avis de nos partenaires. La France est le seul pays ayant eu des colonies qui dispose encore de forces prépositionnées dans certaines de ses anciennes colonies. Un partenariat rénové est-il compatible avec cette réalité ? Je peine en tout cas à recueillir l'avis de nos partenaires sur cette question – qui est tout sauf binaire – et j'aimerais également vous entendre sur ce point.
J'ai beaucoup travaillé sur la question de l'appropriation, par les territoires ultramarins, de ce nouveau positionnement. Le sujet – qui m'est cher – est passionnant, puisque ces territoires représentent notre trait d'union avec le reste du monde. Quelles pourraient être, à vos yeux, ces clés d'appropriation, afin que nous soyons en phase avec ces territoires ?
J'évoquerai enfin l'Ukraine. Vous avez évoqué Clausewitz, pour qui la guerre était « la continuation de la politique par d'autres moyens ». Je crois aussi que la politique est la continuation de la guerre par d'autres moyens. Quand une réponse politique pourra-t-elle se faire jour en Ukraine ? Sommes-nous partis pour cinq années de conflit ?
Je propose que nous abordions cette dernière question au cours de l'audition de MM. Grand et Santopinto, qui suivra celle-ci.
En ce qui concerne le prépositionnement de forces en Afrique, la logique défendue par le président de la République, consistant à s'orienter vers une co-construction, a du sens à mes yeux. Si nous avions pu finir ces auditions avant l'élaboration de la future LPM, sans doute cela aurait-il permis de déboucher sur des axes plus concrets.
Lorsque nous nous rendons en Afrique auprès de partenaires, ceux qui sont les interlocuteurs de la France dans ces pays ne demandent généralement pas le départ de ces bases, qui sont déjà très largement ouvertes sur la société du pays. Au Sénégal ou même à Port-Bouët en Côte d'Ivoire, vous verrez davantage de travailleurs africains, sur ces bases, que de soldats français. À Dakar sont présents 350 coopérants. Il ne faut pas se représenter ces bases comme les grosses bases américaines, embastionnées et coupées du territoire. Nos bases sont souvent intégrées, y compris dans le tissu urbain des sociétés où elles se trouvent. Les partenaires demandent plutôt une transformation de l'approche mise en œuvre et dans le type d'appui qui leur est apporté, l'offre française étant souvent limitée à de la formation ou à des opérations conduites plus ou moins sans eux. Cette alternative n'est plus satisfaisante pour nos partenaires, qui souhaitent notamment un appui en matériel, en renseignement ou sur le plan logistique. C'est donc plutôt selon cet axe qu'il faut évoluer. Il n'y a pas lieu de chercher à faire disparaître des emprises qui peuvent être adaptées ou transformées.
L'une des clés de l'appropriation culturelle et politique, par les territoires ultramarins, de leur rôle stratégique, réside dans le travail à engager auprès des collectivités territoriales autour des enjeux qui forment le cœur de leurs compétences. En Polynésie et en Nouvelle-Calédonie, par exemple, deux territoires jouissant d'une assez grande autonomie, je crois que nous aurions intérêt à aborder la question de la pêche – ce qui englobe le sujet de la pêche illégale –, afin qu'ils se l'approprient, y compris sous l'angle stratégique et non seulement sous l'angle social et économique. L'appropriation des questions stratégiques par l'État, qui continue largement de prévaloir en France, rend plus difficile le partage de ces enjeux avec les collectivités mais cela me semble un enjeu important. J'ai eu l'honneur d'être auditionné par l'Assemblée de la Polynésie française, qui s'est dite très intéressé par un dialogue sur ces questions.
Le conflit en Ukraine n'a pas de mandat électif assorti d'une durée définie. J'ignore s'il va durer cinq ans mais il n'existe pas de perspective immédiate, à mon sens, de réduction de la conflictualité.
Je partage pleinement l'analyse selon laquelle il ne faut pas réduire le sujet de l'influence à la lutte contre la désinformation ou la manipulation des informations d'une façon générale. Il ne faut pas non plus le réduire à la communication stratégique. La crédibilité constitue l'un des aspects auxquels la question doit être élargie. L'influence représente en quelque sorte le capital que l'on accumule, par le résultat de nos actions sur de nombreux sujets et le capital que l'on consomme lorsque l'on a besoin de peser sur un sujet précis. Cette vision de la question de l'influence embrasse un champ effectivement beaucoup plus vaste que les seuls aspects liés à la désinformation et à la manipulation de l'information.
Je n'ai pas étudié le projet de LPM de façon suffisamment détaillée pour apporter une réponse précise à votre question mais la stratégie nationale de l'influence demandée par la revue nationale stratégique a été confiée, notamment, au ministère de l'Europe et des affaires étrangères. Celui-ci n'agira pas seul mais il est en train d'organiser l'élaboration de cette stratégie. Il s'agit d'un axe majeur de l'action du ministère, ce qui se reflète dans son budget. Le Quai d'Orsay prévoit d'être chef de file pour l'élaboration mais aussi la mise en œuvre de cette stratégie nationale.
J'ai tendance à penser, pour ma part, que l'influence n'est pas une stratégie autonome : j'y vois le dénominateur commun de l'ensemble des actions que conduit un État.
Nous voyons que cette programmation militaire doit composer avec le retour de la guerre de haute intensité mais aussi avec l'ouverture de nouveaux champs, parmi lesquels l'espace. Pourriez-vous nous dire quelques mots de ce domaine et de la coopération européenne qui s'y déploie ?
Je signale que nous aborderons cette question en détail au cours de l'audition prochaine de MM. Gros et Péria-Peigné, ce qui n'empêche nullement qu'une réponse vous soit apportée ici.
Vous avez en quelque sorte émis des doutes, M. Tenenbaum, dans votre intervention liminaire, quant au poids politique de la France au sein de l'OTAN en estimant que l'envoi de 15 000 hommes n'était pas suffisant pour commander un corps d'armée. Quel serait, à vos yeux, le nombre d'hommes suffisant pour que nous soyons à la hauteur de nos ambitions et de nos partenaires ? Par ailleurs, en l'état actuel du monde, quels sont les avantages stratégiques, pour la France, de son maintien au sein du commandement intégré de l'Alliance atlantique ?
Cette dernière question sera abordée au cours de l'audition de MM. Grand et Santopinto. Vous n'aurez peut-être pas toutes vos réponses lors de celle-ci.
Le spatial fait partie des capacités différenciantes que j'évoquais, permettant ensuite d'agréger des partenaires. Si vous disposez de capacités spatiales en termes de communication, de renseignement par l'image ou de navigation et de positionnement, cela change radicalement les choses. Je ne peux, faute de temps, entrer dans le détail de ces fonctions. Une européanisation se dessine de manière très intéressante autour de la fonction de positionnement et de navigation, via Galileo. Il existe des enjeux de premier plan dans le champ du renseignement spatial. Une problématique – qui n'a pas nécessairement vocation à apparaître en tant que telle dans la future LPM – se fait jour surtout de plus en plus nettement : les opérations dans l'espace. Je suppose que le commandement de l'espace (CDE) pourra être auditionné par votre commission et vous livrer une vision très complète de ces enjeux.
Le poids politique, au sein du commandement de l'OTAN, n'est pas seulement une question liée au nombre d'hommes mobilisés. Il dépend naturellement de la composition de ce corps d'armée, suivant que celui-ci est constitué par de nombreuses petites nations ou par d'autres grandes nations. La disposition de ces éléments organiques – divisions et corps d'armée – qui font en partie défaut aujourd'hui dans le champ de la défense surface-air, de la logistique, du feu dans la profondeur et du renseignement de ciblage, permet de justifier le commandement de grandes unités. À l'évidence, la contribution numérique compte aussi. Si vous avez un corps d'armée de deux ou trois divisions, il faut au moins disposer d'une division complète, voire un peu plus, et être capable de compléter les divisions présentes. Nous aurons du mal à le faire en l'état actuel.
Je suis convaincu qu'il existe un avantage considérable à faire partie du commandement intégré de l'OTAN, pour tous les enjeux d'interopérabilité. On ne mesure qu'aujourd'hui le retard accumulé par la France durant les années pendant lesquelles nous nous trouvions hors du commandement intégré. Sa réintégration tardive explique en partie le manque d'influence de la France au sein des structures de l'OTAN. Ce retard peut se rattraper mais il se paie encore aujourd'hui.
Un départ aujourd'hui de l'OTAN serait très difficile à comprendre pour tous nos partenaires, non seulement du fait de la dimension d'interopérabilité qu'Élie vient d'évoquer mais parce que des questions surgiraient aussi quant à la crédibilité, la nature et la force de notre engagement pour la défense collective des alliés. Si nous voulons réussir à construire une défense européenne et une capacité européenne à assurer une forme d'autonomie en matière de politique de défense, y compris pour notre propre défense, je ne crois pas que nos partenaires nous comprendraient si d'aventure nous prenions nos distances avec l'OTAN. De premiers résultats se font jour suite à nos efforts en vue de créer une complémentarité entre l'Union européenne et l'OTAN. C'est ce qu'a permis l'Ukraine, de façon contre-intuitive : nous voyons que l'Union européenne a joué un rôle dans de nombreux segments de notre action en Ukraine, par exemple pour le financement de l'aide à ce pays. Elle va continuer de le faire, notamment dans la partie industrielle. L'Ukraine elle-même a permis de projeter une vision des Européens unis, avec la boussole stratégique. Cette vision englobe l'ensemble du spectre des questions internationales et de sécurité, en incluant les questions de défense. Elle permet d'asseoir une dimension de défense dans d'autres actions que nous menons hors des missions couvertes par l'OTAN, par exemple en zone indopacifique. Nous sommes donc dans un moment de complémentarité.
De nombreuses choses m'ont frappé dans vos propos, messieurs, tout particulièrement la difficulté dans laquelle nous sommes encore à penser une stratégie de défense autonome et simultanément une action stratégique militaro-politique qui ne peut être que solidaire avec un certain nombre d'acteurs. Dans le Pacifique, cette tension entre une capacité nationale d'action et une exigence d'action collective, solidaire et concertée, au niveau européen ou occidental, est évidente. Elle y est quelque peu renforcée par les prises de position assez fortes du président de la République. Nous sentons bien que la jonction des deux logiques est imparfaite. Je vous remercie vivement.
La séance est levée à 10 h 35
Membres présents ou excusés
Présents. - M. Damien Abad, Mme Nadège Abomangoli, M. Jean-Louis Bourlanges, M. Frédéric Falcon, M. Thibaut François, Mme Maud Gatel, M. Philippe Guillemard, Mme Marine Hamelet, M. Michel Herbillon, M. Jean-Paul Lecoq, M. Nicolas Metzdorf, M. Frédéric Petit, M. Kévin Pfeffer, Mme Laurence Robert-Dehault, Mme Laetitia Saint-Paul, M. Éric Woerth, M. Frédéric Zgainski
Excusés. - Mme Véronique Besse, M. Louis Boyard, M. Moetai Brotherson, M. Jérôme Buisson, M. Sébastien Chenu, M. Olivier Faure, M. Michel Guiniot, M. Joris Hébrard, M. Hubert Julien-Laferrière, Mme Stéphanie Kochert, Mme Amélia Lakrafi, M. Arnaud Le Gall, M. Tematai Le Gayic, Mme Marine Le Pen, M. Vincent Ledoux, M. Laurent Marcangeli, M. Bertrand Pancher, Mme Mathilde Panot, Mme Barbara Pompili, Mme Liliana Tanguy, Mme Laurence Vichnievsky, M. Christopher Weissberg, Mme Estelle Youssouffa