Le Conseil d'analyse et de prévision stratégique a pour rôle de contribuer à la réflexion des autorités. À ce titre, mes propos ne représentent pas nécessairement la position du Gouvernement. Je m'inscris donc pleinement dans le groupe des experts que vous allez entendre ce matin.
À court terme, la priorité est probablement d'être crédibles dans notre soutien à l'Ukraine, ce qui emporte un certain nombre de conséquences. Il existe une forme d'interconnexion plus ou moins directe entre les théâtres. Nos actions ont un effet sur les calculs et sur les capacités d'autres acteurs ailleurs, en Asie, en Afrique, au Moyen-Orient, ce qui est important en soi. C'est aussi un type particulier de défi. La guerre en cours illustre les défis propres à une guerre de haute intensité. Celle-ci est conduite par l'Ukraine, non par nous. Pour autant, nous voyons qu'elle a des effets sur des aspects tels que le dimensionnement de notre industrie de défense et fait naître des interrogations quant à la mesure dans laquelle nous pouvons mettre en œuvre certaines capacités du haut du spectre.
Un sujet a également trait à notre contribution à la mission de défense collective au sein de l'Organisation du traité de l'Atlantique Nord (OTAN) et à notre soutien aux alliés orientaux. La capacité de projection représente une contribution importante à la crédibilité de la posture de défense et de dissuasion de l'Alliance atlantique. Je pense notamment à notre capacité à renforcer rapidement le flan oriental de l'Alliance en cas de besoin et aux éléments requis pour le faire, par exemple en termes de transport stratégique. Il apparaît de plus en plus important d'avoir une posture qui soit flexible ou agile, en tout cas non-statique. Telle est la position que nous défendons au sein de l'Alliance atlantique.
Un certain nombre de travaux, ces dernières années, ont éclairé la question de la mobilité militaire. Souvenons-nous que nous avons déployé les forces françaises en Roumanie en cinq jours seulement, alors que nous exercions le commandement de la force de l'OTAN à très haut degré de réactivité. Il y a néanmoins un certain nombre d'efforts à continuer de produire dans cette logique.
Quelle que soit l'importance du conflit actuel en Ukraine, notre outil de défense ne peut être seulement calibré pour ce conflit. Celui-ci présente une spécificité : c'est une confrontation indirecte, dans laquelle les sessions et formations jouent un rôle important, de même que la fonction de réassurance des alliés à l'intérieur de l'Alliance. Nous avons besoin de maintenir et développer notre capacité à opérer dans toutes sortes de scénarios. Mon rôle est d'avoir une imagination fertile et certains scénarios envisageables peuvent être géographiquement très proches – les Balkans, la Méditerranée orientale –, d'autres plus lointains – en particulier l'Indopacifique, sachant que nous avons des territoires dans le Pacifique Sud. Ils impliquent de disposer d'une capacité en termes d'effort dans la durée et de maintenir au meilleur niveau nos capacités de présence et de projection, en trouvant l'équilibre entre ces deux modalités. Ces scénarios et la capacité à s'y inscrire supposent aussi d'accroître l'agilité de notre outil de défense. Cette formule devenue récurrente sans être très explicite renvoie, à mes yeux, à l'objectif de rapidité des déploiements et à la question des formats dans lesquels nous pourrions nous déployer. Ces formats pourraient, dans certains cas, être ad hoc, ce qui soulève de multiples questions en termes d'interopérabilité et de capacité à assumer des missions de commandement, voire le rôle de nation-cadre, indépendamment de la grande variété des missions auxquelles on peut penser – des conflits de forte intensité à de simples missions de signalement.
À ces considérations sont bien sûr associés des enjeux diplomatiques qu'on ne peut ignorer au Conseil d'analyse et de prévision stratégique. Ils s'entendent à la fois vis-à-vis des pays hôtes de nos forces prépositionnées. Ce n'est pas pour rien si l'on compare souvent, y compris hors de France, les pays hôtes de troupes que nous déployons à l'étranger, à l'image de « porte-avions à terre ». Il faut aussi être conscient des limites et difficultés que peuvent susciter ces prépositionnements. C'est la raison pour laquelle évolue notre dispositif en Afrique. Le même type de réflexion est à conduire, plus largement, avec nos partenaires et alliés afin de rechercher des synergies, ce qui suppose de pouvoir fonctionner en réseau et de réfléchir ensemble à d'éventuelles complémentarités ou redondances qui naîtraient de la mise en œuvre conjointe de forces.
Les scénarios dans lesquels nous serions appelés à agir seuls existent mais ils sont peu nombreux et ne paraissent pas les plus probables. Le plus probable est que nous intervenions dans le cadre de coalitions, que celles-ci relèvent d'une alliance formelle ou d'un format ad hoc. Tout ce qui contribue à l'interopérabilité est donc important. Outre les équipements et programmes communs, ces préoccupations appellent le développement d'exercices conjoints, qui se déploient aujourd'hui dans des formats très variés sur la scène internationale. Un certain nombre de partenariats apparaissent comme déterminants pour nous, dans cette logique, afin que ces coalitions existent et que nous puissions peser en leur sein, aux côtés des États-Unis et du Royaume-Uni mais surtout aux côtés de nos partenaires européens. L'un des enjeux actuels, de ce point de vue, est de travailler le mieux possible avec ceux qui sont « capables et volontaires », selon la formule usuelle. Cela signifie également que nous devons travailler auprès de nos partenaires afin qu'ils soient le plus capables et le plus volontaires possible. La réflexion doit enfin intégrer les autres partenaires auxquels nous pouvons penser hors de la zone euro-atlantique.
Il s'agit donc de créer dans la durée une forme de convergence stratégique avec ces partenaires, afin que nos forces puissent agir ensemble le moment venu mais aussi pour que le cadre politique de projection de ces forces soit cohérent et fonctionne du point de vue politique.
Sous l'angle diplomatique, l'une des façons dont la question se résume peut se formuler ainsi : comment démontrer que l'autonomie n'est pas la solitude ? Comment préserver notre autonomie d'appréciation tout en favorisant la prise de responsabilités croissante, y compris au travers d'engagements opérationnels de nos partenaires ? Apporter des éléments de cette réponse à cette question stratégique suppose d'avoir conduit en amont une discussion sur le niveau d'ambition auquel nous souhaitons collectivement parvenir. La notion « d'autonomie stratégique » n'est pas toujours très appréciée par un certain nombre de nos partenaires et alliés, qui préfèrent celle de souveraineté européenne, ou qui préfèrent en parler sans faire appel à ce type de concept englobant.
L'autonomie, en grec, signifie se donner à soi-même sa propre règle. Or il existe un distinguo important, en théorie des relations internationales, entre ceux qui adoptent les règles fixées par d'autres et ceux qui contribuent à les définir. Nous devons bien sûr avoir l'ambition de faire partie des seconds. Un certain nombre de nos partenaires, entendant « indépendance » lorsqu'est prononcé le mot d'« autonomie », ont néanmoins l'impression qu'employer cette notion pose une sorte d'absolu. Je crois au contraire que celle-ci est relative et s'entend au regard d'un niveau d'ambition que l'on se donne. Nous le voyons d'ailleurs à travers l'action des Américains. C'est en tout cas, à mes yeux, l'un des aspects majeurs dont les Européens doivent débattre. C'est en quelque sorte la discussion que vous aurez pour forger votre avis sur la LPM.
Un autre enjeu important a été soulevé par le président de la République lors de son discours à Toulon : le bornage de nos interventions dans le temps, c'est-à-dire la façon dont nous mettons fin à un déploiement. Nous n'avons pas vocation à engager nos forces sans limite de temps. Il y va de l'efficacité de l'action militaire mais surtout de l'action politique en accompagnement de l'action militaire.
Enfin, n'oublions pas les enjeux de la « bataille informationnelle », c'est-à-dire la question de l'influence, élevée au rang de fonction stratégique par la revue nationale stratégique de fin 2022. Le leadership de cette réflexion a été confié au ministère de l'Europe et des affaires étrangères.