La séance est ouverte à onze heures quinze.
Nous poursuivons notre cycle d'auditions sur la diversité des modèles d'armées. Après avoir reçu les représentants des pays du nord de l'Europe, nous nous tournons vers l'Est en accueillant le colonel Octavian Biclineru, attaché de défense de la Roumanie. Notre démarche vise à éclairer nos travaux dans le cadre de la préparation de la future loi de programmation militaire (LPM).
Chacun connaît ici les liens très forts qui unissent la France et la Roumanie. Ces liens sont historiques mais aussi stratégiques, comme en a témoigné le déploiement très rapide, sur le sol roumain, d'un bataillon « fer de lance » de 500 militaires français et d'un système de défense sol-air Mamba, après l'invasion russe de l'Ukraine.
Des membres de notre commission se sont déplacés en Roumanie. J'y suis allé dès le mois de juillet, avec Jean-Louis Thiériot et Isabelle Santiago, pour rencontrer nos forces mais aussi les autorités roumaines. Puis, il y a quelques semaines, François Cormier-Bouligeon et Bastien Lachaud s'y sont rendus, afin de contrôler les conditions de déploiement de notre détachement à Cincu.
Lors de notre déplacement, nous avions rencontré le ministre de la défense roumain, qui avait exprimé des inquiétudes quant à la sécurisation de la mer Noire. Il nous avait également fait part d'un plan de modernisation de l'armée roumaine, notamment de sa marine.
Mon colonel, nous souhaiterions prendre connaissance de votre analyse des menaces et vous entendre sur les retours d'expérience d'Ukraine, ainsi que sur l'organisation de votre défense et son intégration au sein de l'Otan et de l'Union européenne (UE).
Je vous remercie de l'honneur que vous me faites en m'invitant à évoquer devant vous la politique de défense de la Roumanie, les enjeux stratégiques auxquels elle est confrontée, ainsi que sa perception sur la situation sécuritaire de la région, dans le contexte de la guerre en Ukraine. Ce conflit a changé de façon dramatique l'équilibre de sécurité en Europe et est susceptible d'entraîner une reconfiguration dans la région de la mer Noire.
Dans ma présentation, je voudrais souligner l'importance de la région de la Mer Noire, évoquer la posture des forces alliées sur le flanc est et les décisions prises par la Roumanie en matière de développement des capacités de défense. Je reviendrai aussi sur l'importance des partenariats.
Les objectifs sécuritaires de la Roumanie sont liés à la sécurité de la Mer Noire. La position stratégique du pays lui permet de jouer un rôle important en la matière, ainsi que dans le processus de soutien à la stabilité et aux valeurs démocratiques dans la région, mais aussi aux aspirations euro-atlantiques des États de la zone, qui s'expriment notamment dans la République de Moldavie, en Géorgie et en Ukraine.
La Stratégie nationale de défense, le Livre blanc sur la défense, la Stratégie militaire et le Programme d'armement sont les documents programmatiques de la Roumanie en matière de défense.
La Roumanie cherche à renforcer sa défense et à protéger ses intérêts nationaux en utilisant des forces et des capacités nationales jusqu'à l'activation des mécanismes de l'article 5 du traité de l'Atlantique Nord et de l'article 42.7 du traité sur l'UE, ainsi qu'en consolidant sa coopération avec ses partenaires stratégiques et ses alliés de proximité, dans le cadre des initiatives régionales de coopération militaire. L'armée roumaine doit être capable de dissuader et de repousser une éventuelle agression armée contre son territoire national ainsi que de participer à la dissuasion et à la neutralisation d'une agression, au sein des alliances et avec ses partenaires.
En même temps, l'armée roumaine participe à la consolidation de la sécurité interne en temps de paix et au soutien de l'administration publique centrale et locale en cas d'urgence civile.
Elle participe également aux opérations de réponse aux crises, sous l'égide de L'OTAN, de l'UE, de l'ONU et de l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) et dans le cadre des coalitions.
L'armée roumaine accomplit ses missions en ayant recours à des actions spécifiques qui garantissent l'engagement efficace, graduel, intégré et multi-domaines de ses forces. Cette approche intégrée, qui se donne des moyens concrets pour établir une coopération interinstitutionnelle, représente un pilier essentiel de la déclinaison d'un processus décisionnel logique et efficace, comme dans l'élaboration de structures de commande et de contrôle intégrées, souples et standardisées.
La guerre déclenchée en Ukraine par la Russie participe d'une stratégie plus complexe, déployée par cette dernière pour remodeler l'ordre géopolitique et sécuritaire européen. Dans cet objectif, la Fédération Russe emploie tous les instruments dont elle dispose, en agissant de manière conventionnelle et hybride, en ayant recours à la propagande, à la désinformation, à la corruption, au chantage aux ressources énergétiques et aux cyberattaques.
L'invasion russe a modifié la vision que la communauté internationale avait sur la région de la mer Noire, qu'elle envisageait comme périphérique par rapport aux enjeux sécuritaires euro-atlantiques et qu'elle regarde à présent comme centrale eu égard à ses intérêts. Dans le cadre de L'OTAN et de l'UE, la Roumanie n'a cessé d'affirmer l'importance de cette région, à la fois comme plateforme de projection du pouvoir russe et comme zone d'importance stratégique pour la sécurité euro-atlantique.
La Roumanie est l'État membre de l'UE et allié de L'OTAN qui partage la frontière terrestre et maritime la plus longue avec l'Ukraine.
La guerre injustifiée déclenchée par Vladimir Poutine en Ukraine prouve de façon indéniable que la Russie représente une menace directe et persistante pour la sécurité régionale et euro-atlantique à long terme. À cet égard, nous considérons que la posture actuelle des forces alliées sur flanc est doit être maintenue à long terme.
Les déploiements alliés sur le territoire roumain sont perçus de façon favorable par l'opinion publique. Ces efforts transmettent un message puissant quant à la capacité de nos alliés de défendre notre territoire national.
Le groupement tactique multinational Battle group forward presence (BGFP) dont la France est nation-cadre joue un rôle essentiel pour assurer la crédibilité et l'efficacité de la posture collective de défense dans la région de la Mer Noire. Dans ce contexte, nous apprécions la posture de la France, la décision valorisante qu'elle a prise ainsi que la mise en œuvre d'exercices conjoints. La montée en puissance du groupement tactique, passant de bataillon à brigade, s'opère de façon graduelle, conformément aux décisions prises lors du sommet de L'OTAN à Madrid.
La Roumanie reste fidèle à son engagement d'assumer ses responsabilités en tant que pays hôte. Nous saluons la manière dont la présence française se renforce, grâce au déploiement de forces et de capacités supplémentaires, dans le cadre du groupe de combat. Nous faisons part de notre disponibilité à coopérer avec la France en vue de l'augmentation de la capacité opérationnelle du groupement tactique.
Les capacités russes et les retours d'expérience du conflit en Ukraine suggèrent qu'il nous faut consolider notre posture à long terme et disposer de forces jouissant d'un très haut niveau de préparation, des capacités aériennes, maritimes, de défense aérienne et antimissiles, ainsi que des capacités d'appui. Il nous faut aussi intensifier les entraînements et les exercices sur le flanc est, afin de faire la démonstration de la capacité de défense de L'OTAN.
Le flanc est – de la Mer Baltique à la Mer Noire – revêt une importance stratégique pour la sécurité de l'Alliance. La Roumanie participe au processus de développement des capacités de défense, qui vise à garantir l'accomplissement de toutes les missions des forces alliées. À ce titre, elle s'est engagée à accroître, à partir de 2023, la part représentée dans son PIB par le budget consacré à la défense, de 2 à 2,5 %. Il s'agit là de l'un de nos objectifs stratégiques : nous souhaitons investir de façon importante dans l'acquisition de capacités de défense modernes. Nous poursuivrons les efforts engagés pour améliorer notre participation au processus de développement des capacités de défense, afin d'honorer les engagements que nous avons pris dans le cadre de L'OTAN et de l'UE.
En matière de défense, nos actions suivent plusieurs directions : le développement de la capacité de défense nationale et du niveau de réaction ; l'élaboration d'une offre nationale permettant de mettre en œuvre des initiatives de L'OTAN dans le domaine du développement de la capacité collective de réaction de l'Alliance ; la participation aux initiatives et projets alliés pour le développement des capacités alliées communes ; la participation aux missions et opérations de L'OTAN ; la contribution à une présence alliée avancée ; et la gestion des défis sécuritaires sur le flanc sud de L'OTAN, qui s'avèrent de plus en plus complexes et divers.
La participation de la Roumanie à la coopération structurelle permanente et aux initiatives européennes en matière de défense, complémentaire aux engagements au titre de L'OTAN, constituera également l'un de nos objectifs principaux.
L'accroissement du budget de la défense permettra de lancer plusieurs programmes d'armement pluriannuels de façon simultanée, mais aussi d'assurer une dotation nécessaire en matière d'équipements militaires, grâce à l'acquisition de systèmes modernes et robustes.
Les programmes d'armement, en cours et futurs, envisagent tous une dotation équilibrée des différentes catégories de forces, ce qui permettra à la Roumanie d'acquérir les capacités nécessaires pour assumer ses engagements internationaux. Le développement de capacités de défense crédibles constitue un autre objectif majeur ; il garantit la supériorité technologique de nos forces et leur assure le bon degré de soutenabilité, d'interopérabilité et de flexibilité, afin que leur déploiement et leur montée en puissance puissent être rapides.
Les partenariats stratégiques sont les fondements des relations solides avec les États partageant avec nous des intérêts communs dans les domaines de la sécurité et de la défense. Nous saluons l'adoption, le 10 janvier 2023, de la Déclaration commune sur la coopération UE-OTAN, qui établit les modalités selon lesquelles les deux organisations agiront ensemble contre les menaces sécuritaires communes, particulièrement dans le contexte de la crise actuelle. La coopération, la coordination et la complémentarité entre l'UE et L'OTAN restent essentielles.
Cette coopération est notamment fondamentale dans des domaines tels que la résilience, le changement climatique, les technologies émergentes et disruptives, l'espace, la lutte contre la désinformation et la manipulation. L'OTAN et l'UE ont leurs propres approches et expertises. Ensemble, elles pourront optimiser la réponse qu'elles apportent aux défis globaux communs. La Roumanie soutient cette coopération qui doit permettre d'optimiser les efforts européens et euro-atlantiques en matière de sécurité et de défense et d'améliorer leur pertinence.
La Roumanie est un allié puissant et le restera. Elle a un rôle très important dans la région en contribuant à la sécurité de la mer Noire. Elle continuera aussi de promouvoir la consolidation de la relation transatlantique.
L'environnement sécuritaire changeant qui caractérise la région de la Mer Noire menace d'affecter la sécurité européenne. Si L'OTAN reste le fondement de notre défense collective, l'UE a un rôle important à jouer, complémentaire à celui de l'Alliance.
Dans le contexte sécuritaire actuel, une UE puissante participera à la consolidation de la sécurité euro-atlantique. L'Union peut contribuer au renforcement de la résilience de ses États membres et au soutien de ses partenaires en la matière. Cet aspect important a été mis en lumière par la réponse prompte que l'UE a donnée à l'Ukraine en lui apportant son soutien, mais aussi à la République de Moldavie, à laquelle elle a accordé son assistance.
La Boussole stratégique de l'UE, adoptée après le début de la guerre d'agression menée par la Fédération Russe contre l'Ukraine, définit le cadre et les orientations nécessaires au développement de la dimension sécuritaire et de défense de l'UE. De plus, elle affirme l'ambition de renforcer la capacité d'action, de consolider notre résilience et d'assurer la solidarité des États membres. Le Livre blanc de la défense européenne souligne aussi l'importance du partenariat avec L'OTAN. Il établit un cadre ambitieux pour consolider le rôle de l'UE. À cet égard, il paraît essentiel de respecter le calendrier agréé pour atteindre les objectifs fixés.
Pour que l'UE puisse mener des actions crédibles dans le domaine de la gestion des crises, il lui faut des instruments efficaces et flexibles. La nature des défis qui se dressent devant nous enjoint à agir de manière rapide, efficace et ferme.
L'environnement sécuritaire hostile nous impose d'accroître notre capacité à consolider la résilience et à assurer notre solidarité. Une coopération et une coordination étroites paraissent plus importantes que jamais. Le concept stratégique de L'OTAN et la Boussole stratégique de l'UE soulignent que nous traversons un moment clé pour la sécurité et la stabilité euro-atlantiques, ce qui rend le lien transatlantique très important.
La consolidation de la coopération en matière de défense, dans le cadre des partenariats stratégiques de la Roumanie, nécessite le développement de la composante militaire et sécuritaire sur la base d'intérêts convergents au sein de L'OTAN et de l'UE, mais aussi dans le cadre du voisinage oriental. À ce titre, si la préoccupation principale reste la guerre d'agression menée par la Fédération Russe contre l'Ukraine, nous restons préoccupés par la menace du voisinage sud et nous soulignons l'importance stratégique des Balkans de l'Ouest à cet égard. Enfin, dans le cadre de l'initiative des Neuf de Bucarest (B-9), des consultations interalliées doivent permettre de soutenir des positions communes, au sein de L'OTAN, qui prennent en considération les intérêts spécifiques des pays d'Europe Centrale et de l'Est pour assurer la sécurité, la stabilité et prospérité, de la mer Baltique à la mer Noire.
Le 23 février 2022, la Russie envahissait le territoire ukrainien et, si la menace russe pesait sur l'Ukraine depuis plusieurs années déjà, cette invasion revêt une dimension singulière : elle symbolise la fin de la paix sur notre continent, une paix durement acquise et jusqu'alors préservée. La guerre touche l'Ukraine et son peuple mais produit aussi des conséquences pour l'ensemble des pays européens. Outre les conséquences économiques et humanitaires directement liées à la crise, l'Europe entière est aujourd'hui menacée par la Russie. En raison de sa proximité géographique avec l'Ukraine, la Roumanie est parfaitement consciente du danger qui plane.
Face à ces menaces, l'UE et ses États membres ont su faire preuve de résilience et de force. Par le biais des paquets de sanctions adoptés à l'unanimité et du soutien de nombreux États à l'Ukraine, l'UE s'affirme. Du côté de l'Alliance atlantique, le constat est identique et, depuis le début de la crise, l'importance du rôle de L'OTAN est réaffirmée. Le soutien des États membres de L'OTAN à l'Ukraine, au moyen de livraisons d'armes et de munitions, s'avère aujourd'hui essentiel. Quel avenir envisage la Roumanie pour l'Europe de la défense ? Quelle relation doit-elle entretenir avec L'OTAN ?
Par ailleurs, en tant que président du groupe d'amitié France-Roumanie, je souhaiterais connaître votre position quant à la coopération de défense entre nos deux États. Depuis février 2022, les forces françaises sont présentes en Roumanie, où elles assurent le commandement du bataillon « fer de lance », bataillon d'alerte de la Force de réaction rapide de L'OTAN, dans le cadre du renforcement de la présence dissuasive et défensive de l'Alliance sur le flanc oriental de l'Europe. Cette coopération a été renforcée par le déploiement sur le sol roumain d'un système de défense sol-air Mamba, ainsi que d'un centre de management de la défense dans la troisième dimension. Quel constat tirez-vous de la présence française en Roumanie ? Comment nos relations militaires bilatérales sont-elles appelées à évoluer ?
Je souhaite saluer la coopération militaire franco-roumaine, qui est excellente. Nos deux armées mènent avec professionnalisme des exercices conjoints et pratiquent des échanges d'officiers entre les académies de formation françaises et roumaines. Ces liens témoignent de l'amitié que nos deux pays se portent et j'ai une pensée particulière pour nos soldats français déployés dans le cadre de la mission Aigle, aux côtés des forces roumaines. Ils font preuve d'un engagement remarquable, au service de la France et de ses alliés.
Consacrant 2,5 % de son PIB à la défense, la Roumanie est l'un des pays de l'UE à dépenser le plus pour ses armées en proportion de son poids économique. En 2020, ce chiffre atteignait déjà 2,3 %, avant même le début de l'invasion russe en Ukraine. Aujourd'hui, le gouvernement roumain consacre plus de 20 % du budget de la défense à l'achat d'équipements et de matériel militaire.
Que pensez-vous du retour de la haute intensité sur notre continent ? Quelles conclusions en tirez-vous pour les armées roumaines ? La Roumanie a fait part de son ambition de perfectionner sa marine en acquérant des corvettes et un sous-marin ; s'agit-il de votre priorité pour améliorer le modèle d'armée roumain ? La Roumanie et la France pourraient-elles approfondir leurs relations dans ce domaine ? Quels sont les principaux axes de transformation et de modernisation des armées roumaines pour les années à venir ?
Vous avez évoqué la sécurisation de la mer Noire et les développements d'hier nous ont montré à quel point cette question était sensible et d'actualité.
Vous avez souligné le nécessaire maintien des forces de l'Otan et de la mission française à long terme. À quelles conditions pourront-elles quitter le territoire roumain ?
Votre ministre de la défense indiqué avoir signé une lettre d'intention avec le ministre Sébastien Lecornu, prévoyant notamment l'achat d'un sous-marin Scorpène de conception française ; quel calendrier doit suivre ce contrat ? Envisagez-vous un approfondissement de la coopération avec la France dans le domaine maritime ? La Roumanie étant chef de file du projet European Union Network of Diving Centres, le domaine de la plongée pourrait-il offrir au cœur de notre coopération bilatérale ?
Enfin, s'agissant de votre modèle d'armée, quelle part occupe la réserve militaire ? Comment l'utilisez-vous ? La Roumanie songe-t-elle à revenir à la conscription qu'elle avait été l'un des derniers États à abandonner ?
Il est toujours émouvant d'accueillir un citoyen d'un pays ayant fait partie du bloc de l'Est avant de retrouver le monde libre. Nous n'oublions pas que nous avons combattu côte à côte sous les ordres du général Berthelot, pendant la première guerre mondiale, et c'est tout un symbole que vous soyez aujourd'hui parmi nous.
La défense collective de l'Europe doit être assurée par l'Otan et l'UE, ensemble. Nos alliés et partenaires allemands ont lancé une initiative unilatérale en matière de défense sol-air, l' European SkyShield, pour laquelle la France n'a pas été consultée et le missilier européen MBDA a été mis de côté. Quelle est votre position sur ce projet ?
Par ailleurs, une lettre d'intention a été signée par la Roumanie et la France, le 15 juin 2022, lors de la visite du ministre Sébastien Lecornu. Ce document prévoit une coopération bilatérale accrue. Quelle direction concrète prendra cette coopération, dans le secteur naval notamment ? Quelles sont les perspectives à court et moyen termes ?
Enfin, j'en viens à la situation de la mer Noire. Lorsque nous nous sommes rendus sur place avec le président Gassilloud, on nous a fait part de menaces liées à des mines dérivantes. Une nouvelle menace a-t-elle émergé ? La Roumanie prévoit-elle de développer des moyens spécifiques en matière de guerre des mines ?
La politique roumaine est imprégnée d'une donnée difficilement perceptible pour les Européens de l'Ouest que nous sommes : vous vous trouvez aux frontières de l'Ukraine et de la guerre qui sévit sur son territoire. Cette donnée géographique est essentielle pour comprendre la manière dont votre pays veut se présenter comme une base de l'Otan à l'est de l'Europe, en accueillant des sites militaires mais aussi des centres de formation et de nombreuses opérations communes comme la mission Aigle.
À quel point l'évolution de la situation en Ukraine a-t-elle changé les mentalités de l'état-major roumain ? La France prépare une nouvelle LPM qui reposera sur ce constat simple : nous devons de nouveau nous préparer à un conflit de haute intensité. Votre pays avait-il pris conscience de ce changement d'environnement dès l'invasion de la Crimée en 2014 ? Comment votre réflexion stratégique a-t-elle évolué depuis l'invasion de l'Ukraine ?
Face à la menace russe, l'Otan a renforcé son flanc est, notamment en Roumanie. Ainsi, depuis février 2022, la France assure le commandement d'un millier de soldats de l'Otan, dans le cadre de la mission Aigle. Dans le droit fil de la Boussole stratégique, l'Europe affiche sa volonté d'inciter à l'interopérabilité des équipements militaires. À ce titre, le Fonds européen de la défense a pour objectif de permettre la constitution de matériels communs. Cependant, si la dimension technique de l'interopérabilité est régulièrement mise en avant, les volets stratégique, culturel et opérationnel semblent oubliés.
Les exercices conjoints sont le plus souvent menés sous l'égide de l'Otan, ce qui est le cas en ce moment de l'exercice mobilisant les forces roumaines, françaises, belges et néerlandaises. Quels défis pose l'interopérabilité de l'armée roumaine avec les armées européennes, notamment avec l'armée française ? Quelles différences dans les modèles d'armées pourraient ralentir la mise en œuvre de l'interopérabilité ? Les exercices conjoints permettent-ils d'élaborer des doctrines tactiques et des procédures communes concourant à une standardisation ou à l'émergence d'une culture commune en matière d'organisation des différentes fonctions opérationnelles des armées européennes ?
Ces questions paraissent d'autant plus importantes que, dans le cadre de la préparation de la future LPM, nous analysons les difficultés liées aux programmes européens de défense promus par la Boussole stratégique, comme celui du système de combat aérien du futur (Scaf). Sans paraître défiants par rapport à la stratégie européenne, nous nous interrogeons sur son état d'avancement. Quel regard l'armée roumaine porte-t-elle sur la Boussole ? Votre pays partage-t-il nos questionnements sur les conditions de sa mise en œuvre ? Vous avez évoqué la nécessité de tenir le calendrier, ce qui laisse supposer que vous avez aussi des questions à ce sujet.
La crise en Ukraine est loin d'être terminée mais des enseignements peuvent déjà en être tirés, comme celui de la résilience de la population ukrainienne.
Dans quel état d'esprit se trouvent les Roumains s'agissant de l'esprit de défense et des armées ? Des changements sont-ils envisagés ? Lesquels ?
La Roumanie a été le premier pays à reconnaître l'indépendance de la Moldavie, quelques heures seulement après sa déclaration en août 1991. Deux jours plus tard, vos deux pays avaient déjà établi des relations diplomatiques et ils entretiennent depuis lors une relation particulière, parfois complexe.
L'adhésion de la Moldavie à l'Otan a donné une nouvelle dimension géopolitique aux relations roumano-moldaves. Aujourd'hui, ces liens constituent une garantie de stabilité régionale et européenne. Toutefois, comment jugez-vous les tentatives de déstabilisation russes à l'égard de la Moldavie ? Quelle serait votre position en cas de poursuite de ces activités déstabilisatrices ?
L'UE a un rôle à jouer dans la défense européenne, qui est complémentaire de celui de L'OTAN. Il est fondamental que l'UE développe des capacités de défense qui viennent en appui de celles de L'OTAN. Les deux organisations doivent agir ensemble contre les menaces sécuritaires communes, surtout dans le contexte de la crise actuelle.
La coopération bilatérale entre nos deux pays est ancienne et nos relations d'amitié sont historiques. Cette coopération a pris une dimension extraordinaire depuis le début de la guerre en Ukraine. Le fait que la France ait déployé ses forces en Roumanie dans un temps aussi court est un symbole et un signe de confiance. Je suis certain que les autorités roumaines considèrent que la décision de la France ouvre des perspectives pour notre coopération future.
La présence française est très bien perçue par la population roumaine. Elle se passe bien et les autorités roumaines fournissent tous les efforts nécessaires pour que les missions des forces françaises en Roumanie se déroulent dans les meilleures conditions possibles, d'un point de vue administratif et opérationnel. Pour la Roumanie, il s'agit d'une coopération riche, notamment parce que les troupes françaises s'entraînent de façon régulière avec l'armée roumaine et les autres alliés.
J'en viens à l'interopérabilité, à laquelle il faut bien un début. À quelques exceptions près, toutes les armées européennes sont équipées de façon différente. Cependant, la crise en Ukraine a démontré qu'aucun pays de l'UE ne pouvait faire face seul à une telle menace. Nous devons nous préparer ensemble, ce qui pose des questions d'interopérabilité. Mais il faut commencer en s'entraînant ensemble afin d'identifier les problèmes, les corriger et de développer la confiance entre nos armées.
Les dépenses liées à la défense atteindront 2,5 % de notre PIB à partir de 2023. Jusqu'ici, la part était de 2 %. J'ignore si l'exécution budgétaire a permis d'atteindre 2 % mais les crédits correspondants ont été accordés.
S'agissant de la haute intensité, la réponse a été donnée par tous les membres de L'OTAN, qui ont unanimement reconnu la guerre bien réelle qui avait lieu à nos portes et qui n'était ni hybride ni asymétrique. C'est le retour de la guerre telle que nous l'avons connue, pendant la première et la seconde guerre mondiale. Des retours d'expérience permettent déjà aux responsables de réfléchir au sujet et d'essayer de se préparer. Des questions se posent en matière de munitions, de stocks, de masse, d'équipements, d'interopérabilité et de défense aérienne.
Nous avons identifié de nombreux enjeux sécuritaires dans la zone de la Mer Noire, avant le début de la guerre en Ukraine et même avant l'invasion de la Crimée. Les autorités militaires roumaines en ont discuté avec leurs homologues européens et transatlantiques. Elles ont souligné l'importance de la région pour la sécurité de l'Europe, compte tenu du nombre de conflits gelés dans la zone, et ont tenté d'inscrire la sécurité de la Mer Noire dans l'agenda des discussions.
Nous essayons de renouveler nos capacités maritimes, ce qui n'est pas facile. En effet, un bâtiment requiert le développement de tout un système. De plus, il nous faut mener une réflexion en matière d'interopérabilité des systèmes d'armement et de détection.
Le Président français Emmanuel Macron et le ministre de la défense Sébastien Lecornu se sont rendus l'an dernier sur la base de Kogălniceanu, où le détachement français a d'abord été déployé. Les deux ministres de la défense, roumain et français, ont signé une lettre d'intention qui portait sur le développement en commun des capacités maritimes. Depuis, les experts se rencontrent régulièrement pour définir les modalités d'un possible contrat. Pour l'instant, aucun document n'a été signé, mais les démarches se poursuivent et l'intention roumaine est intacte.
S'agissant d'un possible rétablissement du service militaire, je ne crois pas qu'il y ait de discussion à ce sujet en ce moment.
En revanche, nous sommes très préoccupés par la création et l'entraînement de la réserve militaire, dans l'objectif de préparer une possible mobilisation. Il me semble que cette préoccupation est partagée ici mais il n'est pas simple de rassembler, pendant une période donnée, des milliers de personnes travaillant dans le civil. Cependant, en Roumanie, la population a pris conscience du danger et de la menace – cela répond aussi à la question posée sur la résilience. L'opinion publique s'interroge moins sur le pourquoi et comprend mieux que pour chaque pays de l'UE, dont la Roumanie, une vraie menace existe.
En ce qui concerne le SkyShield, la Roumanie a été parmi les pays signataires de la lettre d'intention, qui ne constitue pas un engagement formel mais une sorte d'accord préliminaire.
J'en viens à la potentielle dérive des mines sur la Mer Noire. Nous sommes l'État européen qui partage la plus longue frontière avec l'Ukraine, au Nord mais aussi au Sud, au niveau du delta du Danube. Nous prenons en compte le danger représenté par ces mines depuis que la guerre a commencé. Leur présence ne semble pas seulement être accidentelle et pourrait résulter de provocations émanant de la partie russe. Des mines ont été repêchées en la Mer Noire. La Roumanie essaie de développer des capacités maritimes afin de lutter contre les mines.
La Moldavie est plus qu'un voisin pour nous et la Roumanie a été le premier pays à reconnaître son indépendance. La situation du pays, assez difficile, appelle une attention particulière. Une déstabilisation pourrait nuire à la sécurité de la Roumanie mais aussi de toute la région.
Plusieurs dossiers requièrent un suivi : le conflit en Transnistrie, le dépôt de munitions de Colbasna et les développements futurs de la guerre en Ukraine. Le gouvernement de Chișinău a choisi d'adopter une approche graduelle face à ces crises potentielles, ce qui semble être une bonne décision. Une dégradation de l'une de ces situations pourrait déstabiliser la Moldavie au point que le gouvernement de Chișinău ne serait plus en mesure de contrôler les choses.
Je souhaite évoquer les tendances autonomes de la région de Gagaouzie et la façon dont les autorités locales s'opposent apparemment à une éventuelle adhésion de la Moldavie à l'UE. J'ignore comment cela pourrait évoluer. La situation reste également difficile en Transnistrie, en raison de la présence des troupes russes. De plus, Moscou utilise l'énergie comme un levier afin de déstabiliser le pays, notamment en Transnistrie.
Les Russes cherchent ainsi à obtenir l'adhésion de la partie orientale de la Moldavie, la Transnistrie, qui est très industrielle.
Nous prévoyons de nous rendre sur place avec Delphine Lingemann, Anna Pic et Jean-Charles Larsonneur. Nous aurons beaucoup à apprendre des difficultés auxquelles est confronté ce petit pays.
Un éventuel succès de Moscou, qui a eu recours en Moldavie à des instruments hybrides, pourrait accroître l'influence russe dans la région et aboutir à un possible échec du gouvernement pro-européen de Chișinău, ainsi qu'à une montée en puissance des forces politiques anti-européennes. Une telle évolution pourrait avoir des effets négatifs sur les intérêts sécuritaires de la Roumanie.
Merci, mon colonel, pour ces informations. La Roumanie reste le seul pays dans lequel nous nous sommes rendus deux fois depuis le début du quinquennat et, chaque fois, nous avons reçu un très bon accueil et avons pu observer la façon dont nos forces collaborent bien ensemble.
La séance est levée à douze heures dix.
Membres présents ou excusés
Présents. - M. Jean-Philippe Ardouin, M. Xavier Batut, Mme Valérie Bazin-Malgras, M. Pierrick Berteloot, M. Benoît Bordat, M. Vincent Bru, Mme Caroline Colombier, M. Jean-Pierre Cubertafon, Mme Martine Etienne, M. Jean-Marie Fiévet, Mme Stéphanie Galzy, M. Thomas Gassilloud, M. Frank Giletti, M. Christian Girard, M. José Gonzalez, M. Loïc Kervran, Mme Anne Le Hénanff, Mme Delphine Lingemann, Mme Pascale Martin, M. Frédéric Mathieu, Mme Lysiane Métayer, Mme Anna Pic, Mme Josy Poueyto, M. Julien Rancoule, M. Aurélien Saintoul, M. Jean-Louis Thiériot
Excusés. - M. Julien Bayou, M. Christophe Bex, M. Christophe Blanchet, Mme Yaël Braun-Pivet, M. Steve Chailloux, Mme Cyrielle Chatelain, M. Yannick Favennec-Bécot, M. Emmanuel Fernandes, Mme Anne Genetet, M. Olivier Marleix, M. Pierre Morel-À-L'Huissier, Mme Natalia Pouzyreff, Mme Valérie Rabault, M. Fabien Roussel, M. Mikaele Seo, Mme Corinne Vignon