Mardi 7 février 2023
La séance est ouverte à 20 heures 30.
(Présidence de M. Raphaël Schellenberger, président de la commission)
Madame Voynet, nous vous remercions d'avoir répondu à notre invitation. Nous avons auditionné la semaine dernière M. Lionel Jospin, qui dirigeait le gouvernement auquel vous avez appartenu, en qualité de ministre de l'aménagement du territoire et de l'environnement, de 1997 à 2001. Le décret du 16 juin 1997 relatif à vos attributions comporte, au regard des préoccupations de la commission d'enquête, trois domaines d'intérêt : la préservation de la qualité de l'air et la lutte contre l'effet de serre ; la politique en matière de sûreté nucléaire, y compris en ce qui concerne le transport des matières radioactives et fissiles à usage civil, compétence que vous partagiez avec le ministre de l'économie, des finances et de l'industrie ; la détermination et la mise en œuvre de la politique d'utilisation rationnelle des ressources énergétiques et de développement des énergies renouvelables, auxquelles vous étiez associée.
En 2001 a été adoptée une directive européenne relative à la promotion de l'électricité produite à partir de sources d'énergie renouvelable sur le marché intérieur de l'électricité, qui a dû être négociée alors que vous étiez en fonctions.
Les conditions de la fermeture de Superphénix ont suscité divers commentaires de la part de personnes déjà auditionnées par notre commission, qui ont mis en évidence le caractère ténu de la frontière séparant un outil de recherche d'un moyen de production, sans parler des différences d'appréciation concernant l'abandon d'un axe de recherche ou d'une filière industrielle, même potentielle.
L'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc, madame la ministre, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(Mme Dominique Voynet prête serment.)
J'aborde cette audition en ayant à l'esprit quelques interrogations : quel est l'objet réel de la commission d'enquête ? S'agit-il d'éclairer les choix du Gouvernement et du Parlement, alors que la France peine à respecter ses engagements en matière de lutte contre l'effet de serre et le changement climatique, dans un contexte marqué par de fortes tensions sur le marché de l'énergie, liées en particulier à la guerre en Ukraine ?
Il semble que cette première hypothèse soit une fausse piste puisqu'à l'heure où vous rendrez votre rapport, les grands choix auront été faits. La loi relative à l'accélération de la production d'énergies renouvelables a été votée définitivement le 31 janvier. Le projet de loi relatif à l'accélération des procédures liées à la construction de nouvelles centrales nucléaires à proximité des sites existants, adopté par le Sénat en première lecture, vous aura été soumis. Par ailleurs, un conseil de politique nucléaire – dont la composition et le statut ne sont pas définis – vient de se tenir, ce qui laisse à penser que les décisions seront prises, pour partie, en dehors du Parlement. Dans le même temps, le débat public sur le nucléaire animé par la CNDP (Commission nationale du débat public) est toujours en cours, alors que les décisions qui engagent notre pays pour des décennies sont déjà prises – les associations ont d'ailleurs claqué la porte il y a quelques jours.
S'agit-il, deuxième hypothèse, d'établir les responsabilités des uns et des autres dans les choix énergétiques de notre pays, ou même de désigner des boucs émissaires ? Il est vrai que des décisions discutables ont été prises par le passé. Je pense, par exemple, à la frénésie d'acquisitions externes d'EDF, qui a amputé sa marge de manœuvre pour l'entretien et la maintenance, ou au retard dans la mise en œuvre des programmes visant à renforcer l'efficacité énergétique et l'économie d'énergie dans le bâtiment, le tertiaire, les transports, etc.
Entendez-vous remonter aux chocs pétroliers de 1973-1974 ou, comme le suggère la résolution portant création de la commission d'enquête, vous concentrer sur les dix dernières années ?
Je répondrai à vos questions en ayant deux préoccupations à l'esprit. La première est la dévalorisation du politique par rapport à la technique, laquelle est rarement contestée dans ses fondements, comme si les choix techniques n'étaient pas dictés par des considérations politiques. Pour ma part, je me positionne comme une politique.
La deuxième a trait aux préventions manifestées contre les antinucléaires, forcément suspects de peur irrationnelle, d'ignorance, d'inconséquence, voire de pulsions antipatriotiques, alors que l'enthousiasme pronucléaire, les relations incestueuses entre les entreprises du secteur et les services de l'État, les moyens et méthodes des lobbyistes ne sont jamais questionnés.
Je précise que je n'ai plus occupé de responsabilités politiques nationales après 2011, date à laquelle j'ai quitté le Sénat. J'ai ensuite exercé des mandats locaux avant de m'investir dans le champ des affaires sociales et de la santé. J'ai pris ma retraite il y a un an.
Vous me demandez quel regard je porte sur l'évolution de la situation énergétique de la France depuis trente ans, et je note que vous avez auditionné Mme Corinne Lepage, qui a été ministre de l'environnement avant moi, entre 1995 et 1997. Je rappelle toutefois que les décisions les plus lourdes ont été prises vingt-cinq ans auparavant, lors des chocs pétroliers. « On n'a pas de pétrole mais on a des idées », disait-on alors ; on se proposait aussi de « chasser le gaspi » sous l'impulsion de l'Agence pour les économies d'énergie. Surtout, on a massivement investi dans l'énergie nucléaire. M. Marcel Boiteux, alors directeur général d'EDF, raconte dans ses mémoires qu'un samedi matin de décembre 1973, on lui a demandé d'indiquer avant midi au gouvernement le nombre de tranches nucléaires dont EDF a besoin et la quantité qu'elle peut construire. « À midi, je rappelais Couture [le secrétaire général à l'énergie] : pas plus de six ou sept tranches par an. Deux tranches étaient prévues pour 1974 et il était clair qu'on en engagerait une troisième. Nous nous dîmes […] que Jean Couture se préparait à faire un peu de forcing et aller demander six ou sept tranches pour qu'on aille au moins à quatre ou cinq, quatre sans doute. »
On connaît la suite : le plan Messmer charge EDF d'engager la construction de 13 000 mégawatts entre 1972 et 1977 puis de six à sept tranches par an ensuite. Pierre Messmer, ministre des armées de 1960 à 1969, crée la force de frappe nucléaire voulue par le général de Gaulle, avant de devenir Premier ministre de 1972 à 1974. Son plan est adopté alors que Georges Pompidou est très malade et délègue de plus en plus ses responsabilités – il meurt quelques jours plus tard. Le choix se porte alors, en rupture avec les décisions antérieures du général de Gaulle, sur la construction de centrales PWR (réacteurs à eau pressurisée) standardisées de 900 mégawatts à l'uranium enrichi sous licence américaine Schneider Westinghouse.
On accomplit des prouesses industrielles en matière de construction, on recrute, on forme ingénieurs et techniciens, mais on n'a qu'une lointaine idée de la suite, notamment de l'aval du cycle et du démantèlement. Quant au risque, nucléaire mais aussi économique et financier, il est constamment minimisé. Or, je rappelle que, depuis cette époque, on considère que les activités nucléaires ne peuvent être assurées. L'ampleur du plan Messmer est rapidement contestée. Dès 1983, la commission de l'énergie du Commissariat au plan estime que le nombre de tranches prévues est excessif.
Les conséquences du plan Messmer sont connues : un endettement massif d'EDF, une politique d'exportation à bas prix – sachant que l'on exporte seulement le kilowattheure produit en gardant pour nous les lignes à haute tension, les déchets, le coût du démantèlement et le risque – et la fixation purement politique du prix du kilowattheure : le prix régulé, qui ne tient aucun compte du coût marginal en période de pointe, est destiné à encourager la consommation d'électricité.
Il faut citer aussi l'escalade que constitue la décision de construire des réacteurs de plus en plus puissants par le biais de licences Westinghouse francisées, annonciatrices de difficultés nouvelles : comme vous le savez, les problèmes de corrosion sous contrainte affectent essentiellement les réacteurs de 1 300 et de 1 450 mégawatts.
Le choix est politique mais les conséquences de l'emballement sont économiques. Le nucléaire n'étant pas assuré, c'est le contribuable qui paie et qui assume le risque. Le coût du traitement des déchets est sous-évalué parce que l'on n'a dressé, à cette époque, aucun inventaire ; en 2000, on ne connaissait toujours pas la quantité de déchets catégorie par catégorie. On n'a pas réellement pensé aux contraintes et au coût de l'aval du cycle. On a pris des décisions au doigt mouillé, d'ordre purement politique. Cela a été le cas, par exemple, pour les provisions du centre industriel de stockage géologique (Cigéo) : l'Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra) proposait 35 millions d'euros, l'ASN (Autorité de sûreté nucléaire), 48 millions, et Mme Ségolène Royal a retenu le chiffre de 25 millions, sans que l'on sache pourquoi.
On n'a pas non plus intégré le coût du démantèlement des centrales, qui est aussi sous-évalué, d'après la Cour des comptes, laquelle souligne que le montant des provisions, en France, représente le tiers de celles constituées en Allemagne.
Tout cela fait partie du contexte dans lequel j'ai travaillé et explique certaines préoccupations de l'époque.
Je suis en désaccord avec le constat selon lequel la France accuserait une perte de souveraineté et d'indépendance énergétique. La souveraineté nationale désigne la capacité d'un État à prendre ses propres décisions de façon indépendante. C'est un des principes essentiels de notre Constitution, qui énonce, en son article 3 que « La souveraineté nationale appartient au peuple qui l'exerce par ses représentants et par la voie du référendum. » On admet toutefois que la souveraineté puisse être limitée par des engagements internationaux, notamment européens. À ma connaissance, aucun État étranger, aucune institution multilatérale ne nous impose nos propres choix en matière énergétique. Notre souveraineté ne me paraît donc pas en jeu.
Je ne crois pas non plus qu'une évolution récente justifie une commission d'enquête sur l'indépendance énergétique. La plupart des choix ou des non-choix de notre politique énergétique ont été historiquement justifiés par une revendication qui tient plus du mantra que des faits. En effet, l'indépendance énergétique n'existe pas et n'a jamais existé au cours de la période qui vous intéresse. Vous ne faites pas la confusion, si banale qu'elle a pollué le débat entre les candidats présents au second tour de l'élection présidentielle de 2007, entre énergie et électricité. Les énergies fossiles représentent 70 % de notre mix énergétique et sont exclusivement importées. Elles comprennent le pétrole, pour plus de 60 %, le gaz et l'électricité, pour 25 % – dont 70 % sont d'origine nucléaire. Dans ce domaine, l'indépendance énergétique est pratiquement nulle : nous achetons la totalité de notre uranium naturel, nous avons acquis les technologies qui nous ont permis d'installer nos centrales, nous avons besoin de nombreux partenaires pour le traitement des déchets et nous entretenons des relations extrêmement préoccupantes avec la Russie sur ce terrain. Seules les énergies renouvelables, pour 10 à 15 % du total, peuvent être considérées comme contribuant à l'indépendance énergétique de la France, et encore, puisque les panneaux solaires, depuis le torpillage de la filière française, et les pales d'éoliennes sont en grande partie importés.
Nous nous trouvons dans une situation ubuesque. Le problème le plus grave auquel nous sommes confrontés est notre dépendance pathologique aux combustibles fossiles, et on en parle à peine. Conséquence logique de cet impensé collectif : nous sommes incapables de prendre des décisions qui pourraient permettre d'amorcer le sevrage collectif ou, au moins, d'envoyer les bons signaux aux usagers et aux consommateurs, s'agissant, par exemple de l'achat de véhicules de type SUV (Véhicule Utilitaire Sport) ou de la régulation du secteur aérien, notamment privé. On parle de l'électricité et du nucléaire, lequel ne représente que 17 % de notre problème. Pis, on évoque ces sujets d'une façon caricaturale, qui confine parfois à la désinformation. Comment qualifier autrement le fait d'établir, sans arguments à l'appui, un lien de causalité entre la décision de fermer les deux tranches de Fessenheim après quarante-deux années de vie et « le risque d'exposition à des coupures d'électricité qui semblent inévitables » ? On sait pourtant que les causes principales de ce phénomène tiennent à l'indisponibilité de trente-deux des cinquante-six réacteurs au début de l'hiver et à la guerre en Ukraine.
Si l'on veut garantir la souveraineté de la France et améliorer sa médiocre indépendance énergétique, il faut mettre en œuvre une stratégie globale et cohérente visant à réduire fortement la consommation individuelle et collective, ce qui implique de mobiliser tous les secteurs d'activité – l'industrie, les transports, l'agriculture, le tertiaire, l'habitat et les ménages – et de combiner efficacité énergétique et économies d'énergie. Il convient également de diversifier les sources d'énergie – en recourant de moins en moins aux fossiles et de plus en plus aux renouvelables – et de les utiliser en fonction de leur adéquation à l'objectif recherché. Il est totalement inefficace, par exemple, de transformer de la chaleur en électricité pour la retransformer en chaleur pour des radiateurs électriques.
L'indépendance énergétique de la France ne peut pas être simplement une tête de chapitre, un mot magique. Il faut balayer toutes les activités humaines et instituer des bouquets de solutions combinées en pensant toutes les étapes de la chaîne, les outils d'incitation et de dissuasion, l'écoconditionnalité des subventions et des aides directes, les études et les conseils, la formation des professionnels actuels et futurs, qui constitue le parent pauvre de notre action, et la disponibilité des matériaux et des équipements. Les parlementaires se sont livrés à cet exercice en 2015 dans le cadre de l'examen de la loi relative à la transition énergétique pour la croissance verte (LTECV), qui définit, aux articles L.100-1 à L.100-4 du code de l'énergie, des objectifs clairs de réduction de la consommation énergétique individuelle et collective.
On a débattu récemment de l'ampleur de la baisse de la consommation à atteindre entre 2012 et 2050 : doit-elle être de 50 % ou, comme le dit la ministre, de 40 % ? Peu importe, finalement, puisque l'essentiel est de s'engager enfin dans l'action, sur la base d'une analyse correcte de la situation, au lieu d'invoquer des solutions magiques, coûteuses et lointaines. Il faut mobiliser tous les outils nécessaires et faire preuve de ténacité et de continuité dans la mise en œuvre de politiques lourdes telles que la lutte contre l'étalement urbain, l'élimination des passoires thermiques ou les constructions neuves dans l'habitat et le tertiaire.
Pour répondre à votre première question, qui concerne l'appréciation de la situation énergétique actuelle de la France, je dirais que la priorité est d'objectiver les problèmes auxquels on est confronté et d'envisager différentes hypothèses, dont il faut évaluer les avantages et les inconvénients. Il est rare qu'il n'y ait qu'une solution à un problème, à moins que l'on soit confronté à une catastrophe ou que l'on ait mal fait son travail.
On constate que 2 % de l'électricité est utilisée pour l'agriculture, 3 % pour les transports, 25 % pour l'industrie et 70 % pour le résidentiel et le tertiaire. Ces chiffres sont souvent sous-estimés par les consommateurs, qui pensent qu'on leur demande des efforts alors que l'industrie est préservée. Or, d'une part, cette mise à contribution des ménages est justifiée par les chiffres, et, d'autre part, l'industrie prend également sa part à l'effort. Une première moitié de ces 70 % concerne le chauffage électrique – il est à noter que 50 % de la surpointe de consommation en Europe serait liée au choix français du chauffage électrique. L'autre moitié est constituée par des usages spécifiques tels que l'éclairage, l'électroménager ou l'informatique.
La production d'électricité est assurée, à hauteur de 65 à 70 %, par le nucléaire. L'évolution, en la matière, dépendra de l'électrification des usages. On ne peut pas établir de projections sans prendre en compte des innovations et des préoccupations qui n'existaient pas au moment où nous avons pris nos principales décisions, entre 1997 et 2001.
Je porte une appréciation assez sévère sur la situation énergétique actuelle de la France. Très peu a été fait depuis un quart de siècle pour réduire notre dépendance au pétrole, améliorer notre efficacité énergétique, en utilisant les meilleures technologies disponibles, et diminuer nos consommations inutiles – on a laissé jouer l'offre et la demande, tirées par le marketing et la publicité. On ne dispose toujours pas de plans climat régionaux comprenant un volet de formation, ce qui est pourtant nécessaire car il nous faudra des chauffagistes, des énergéticiens et des artisans du bâtiment pour effectuer la transition.
La rente du nucléaire a été dilapidée par des tarifs ridiculement bas, qui ont encouragé le gaspillage, et par une politique frénétique d'acquisitions hasardeuses à l'export.
La politique de vente de centrales, quant à elle, présente un bilan discutable – je pense à Daya Bay, en Chine – ou malheureusement indiscutable – comme à Olkiluoto et à Hinkley Point. Au-delà du grand carénage, dont le coût est estimé à 50 milliards d'euros par EDF et à 100 milliards par la Cour des comptes, nous allons devoir financer le démantèlement simultané de dizaines de tranches, la ou les solutions retenues pour les déchets d'aujourd'hui et de demain, la construction de nouveaux outils de production et, si vous confirmez votre choix d'une nouvelle génération de centrales, les alternatives renouvelables. Je ne parle même pas des installations nucléaires de base secrètes (INBS), autrement dit des sites militaires de Cadarache, de Marcoule et de Valduc, dont on ne sait à peu près rien. Si j'étais parlementaire, je poserais des questions sur la masse de déchets nucléaires accumulés sur ces sites et sur la nature des contrats signés avec des partenaires étrangers.
Le choix du nucléaire nous expose à des risques qui ont été longtemps sous-estimés. J'aimerais ne pas être caricaturée en froussarde, car la peur n'a rien à voir là-dedans. Je considère que les risques économiques et financiers, d'abord, les risques environnementaux et sanitaires, ensuite, les risques pour notre sécurité collective, dans un contexte de terrorisme et de tensions internationales, enfin, sont considérables. Confrontés à une impasse financière, nous pourrions être amenés à arbitrer entre sûreté et production, à relâcher nos efforts en matière de maintenance ou de surveillance de certains sites.
Les problèmes s'accumulent : citons les déboires de Melox, la corrosion des évaporateurs de l'usine de La Hague ou encore la détection de problèmes de corrosion sous contrainte dans la tuyauterie du circuit de secours des plus gros réacteurs. S'agissant de ce dernier sujet, EDF affirme que c'était imprévisible ; je considère, pour ma part, que ce n'est pas le résultat d'un manque d'entretien mais plutôt la conséquence d'un défaut générique, dont on n'a pas identifié la cause. J'ai appris, bien après mon départ du gouvernement – car ni M. André-Claude Lacoste, directeur de la sûreté, ni Christian Pierret, secrétaire d'État à l'industrie n'avaient jugé nécessaire d'informer la ministre coresponsable de la sûreté – que l'on a procédé, en 1998 et en 1999, à l'arrêt successif de tous les réacteurs pour remplacer à l'identique les tronçons fissurés, au risque de reproduire le problème.
On a assisté, en France, à une fuite en avant : nous sommes le seul pays au monde à avoir fait le choix de réacteurs de plus en plus puissants – Westinghouse, par exemple, est redescendu à 1 000 mégawatts. L'effet de taille pose des problèmes inédits chez nous mais aussi pour nos clients étrangers : on a ainsi livré des réacteurs de 1 650 mégawatts à Olkiluoto et de 1 750 mégawatts à Taishan. Par ailleurs, le passage de Phénix à Superphénix, autrement dit d'une puissance de 250 à 1 220 mégawatts, a été à mon sens trop rapide. Je ne commente pas la décision qui a été prise de commander quatorze EPR (réacteurs pressurisés européens) de plus alors que le prototype a dix ans de retard, coûtera cinq à six fois le prix envisagé initialement et ne fonctionne pas.
J'en viens à votre question sur le processus décisionnel lorsque j'étais membre du gouvernement. Un ministre, y compris dans le champ défini par le décret d'attribution, ne décide pas seul.
Je suis entrée au gouvernement au début du mois de juin 1997 sur proposition de M. Lionel Jospin pour y exercer les fonctions de ministre de l'aménagement du territoire et de l'environnement. Vous avez évoqué à plusieurs reprises lors des précédentes auditions l'accord politique entre les Verts et le Parti socialiste : cet accord était très incomplet, puisque la dissolution de l'Assemblée nationale nous a pris par surprise alors que nous étions en train de le négocier. Succinct, il prévoyait de « réorienter la politique énergétique en instaurant un moratoire sur la construction de réacteurs nucléaires et sur la fabrication du combustible MOX (mélange d'oxydes) jusqu'en 2010, tout en augmentant fortement les crédits pour les économies d'énergie et les énergies renouvelables. Cette politique passe notamment par la fermeture de Superphénix, la réversibilité du stockage des déchets nucléaires en rééquilibrant les crédits de recherche par application réelle de la loi Bataille. Le retraitement à La Hague sera revu, ce qui suppose une surveillance accrue du site et un nouvel effort de recherche. En outre, aucun nouveau contrat de retraitement ne sera souscrit. Le vote d'une loi sur l'énergie aura lieu, au plus tard en 2005. »
Le décret d'attribution me donnait des responsabilités sur une partie du champ de l'énergie, de laquelle étaient exclues la production et la politique énergétiques ; c'est plutôt au titre de l'aménagement du territoire – j'ai porté la loi du 25 juin 1999 d'orientation pour l'aménagement et le développement durable du territoire, et j'ai piloté le contenu des contrats de plan avec les régions – que j'ai été amenée à revenir, certes à la marge, sur les choix énergétiques.
Mon équipe n'était pas constituée de militants vêtus de peaux de bête et s'éclairant à la bougie dans des cavernes. Dans le domaine de l'énergie, elle était composée de M. Patrick Fragman, ingénieur des mines, actuellement PDG de Westinghouse Electric Company ; de M. Bernard Laponche, polytechnicien et docteur ès sciences en physique des réacteurs nucléaires, ancien du Commissariat à l'énergie atomique (CEA) et ancien directeur général de l'Agence française pour la maîtrise de l'énergie (AFME), actuellement animateur de Global Chance ; et de M. Raymond Cointe, ingénieur des mines, qui pilote l'Institut national de l'environnement industriel et des risques (Ineris) depuis 2013.
Je me suis efforcée de respecter et de faire respecter les termes de l'accord politique, dans le cadre du décret d'attribution, qui cadrait précisément mon champ de compétences et d'action, et des événements imprévus qui doivent être gérés – en interministériel souvent – chaque semaine. Le nucléaire ne représentait que 10 % à 15 % de mon activité. Ministre antinucléaire dans un gouvernement qui ne l'était pas, je crois pourtant avoir gagné la confiance et le respect du Premier ministre et de mes partenaires au sein du gouvernement, grâce à l'application d'une méthode simple, décidée par M. Lionel Jospin, qui me convenait très bien et qui a permis de faire vivre la majorité plurielle d'alors : liberté de parole avant toute décision, puis arbitrage qui s'impose à tous. J'ai souvent plaidé contre des solutions qui ont fini par être retenues, mais je pouvais les assumer parce que mes arguments avaient été entendus et pris au sérieux. J'ai beaucoup échangé avec M. Lionel Jospin pendant ces années – nous nous voyions tous les quinze jours pour aborder les dossiers d'actualité.
J'ai identifié trois champs sur lesquels ma légitimité n'a jamais été discutée et le Premier ministre m'a toujours soutenue : le travail pour une plus grande transparence, qui supposait que j'aie accès à l'information ; la sûreté des installations et des activités, y compris les transports – vous l'aurez noté, le décret d'attribution précisait que j'étais chargée de la sécurité des transports, sujet polémique à l'époque à cause des convois contaminés qui partaient à l'étranger – ; enfin, la radioprotection des salariés, qui relevait du ministère du travail mais dont aucune institution ne s'occupait vraiment. Le rejet en mer des déchets retraités par l'usine de La Hague, qui provoquait la colère des Normands comme des Anglais, et la contamination des wagons rappelaient l'importance du respect des règles et des lois.
Autre élément de la méthode choisie par le Premier ministre, nous étions invités à la collégialité. Nous n'étions pas chez les Bisounours, et tout n'a pas toujours été facile car chacun était dans son rôle, ce qui pouvait générer des tensions. Le ministre de l'industrie défend les entreprises et la production quand la ministre de l'environnement défend d'autres intérêts, notamment ceux de milieux et d'espèces qui ne votent pas. Nous nous sommes toujours parlé, tant avec M. Dominique Strauss-Kahn qu'avec M. Christian Pierret. Nous n'évoquions d'ailleurs pas que le nucléaire : j'exerçais la tutelle sur les installations classées et je devais me concerter étroitement avec le ministre de l'industrie. Nous avons organisé plusieurs séminaires de travail avec nos équipes, au cours desquels nous avons pris des décisions communes ou réduit nos désaccords après les avoir identifiés. M. Christian Pierret, chargé de l'industrie, n'a pas cherché activement à me marginaliser, mais il était sourcilleux du respect de ses prérogatives et compétences propres : en cas d'incident ou pris en flagrant délit de mensonge par omission, les dirigeants des entreprises du secteur nucléaire se tournaient plus spontanément vers lui que vers moi en espérant une écoute indulgente ou une alliance contre le ministère de l'environnement.
Telle était également la spécialité de M. André-Claude Lacoste, alors directeur de la sûreté des installations nucléaires (DSIN), qui m'avait dit que lorsque l'on avait plusieurs tutelles, on n'en avait aucune – c'est-à-dire qu'il ferait ce qu'il voudrait. Je l'ai mesuré le 31 décembre 1999 : M. Lionel Jospin nous avait demandé d'être tous sur le pont à cause de la peur du bug lié au passage à l'an 2000, et nous faisions le tour de nos services, dont les agents travaillaient également, pour les encourager. Arrivée à la DSIN, j'ai constaté qu'elle gérait une inondation à la centrale nucléaire du Blayais : si je n'étais pas passée par là, la DSIN n'aurait prévenu personne, ni le ministère de l'industrie ni celui de l'environnement. Telle était la culture de l'époque, et je puis vous assurer qu'ils n'étaient pas heureux de ma visite.
L'industrie a choisi à plusieurs reprises de défendre les intérêts de la production plutôt que ceux de la sûreté. Je ne suis pas en mesure de juger tous les cas et je peux comprendre les décisions prises. En 1998, des fissures sont relevées sur l'enceinte de confinement de la centrale de Belleville : ce ne sont pas les fissures qui m'agacent le plus car elles ne posent pas de réel problème de sûreté, c'est le comportement d'EDF, qui était au courant de cette faiblesse depuis des années et qui avait été mise en demeure par l'autorité de sûreté de l'époque de procéder à des travaux qu'elle n'avait pas réalisés. Le Premier ministre a décidé que Belleville continuerait de fonctionner, et je n'en ai pas fait une affaire.
Je me souviens aussi d'une visite à Flamanville où je voulais rencontrer des agents car des relâchements humains avaient été repérés dans les procédures de sûreté : la direction de la centrale, qui avait invité beaucoup de monde, a organisé des visites par groupes et a fait en sorte que l'échange ne puisse pas avoir lieu avec les personnels alors que l'on voulait les motiver à montrer plus d'attention aux procédures de sûreté.
Vous aurez noté que les termes de l'accord politique passé avec M. Lionel Jospin n'ont pas été intégralement respectés. Le MOX s'est développé alors que j'étais ministre et aucune communication n'a été possible sur les contrats de retraitement – on m'a opposé le secret des affaires –, mais je n'ai claqué la porte, exercé aucun chantage, ni proféré de menace de départ. J'ai beaucoup échangé avec le Premier ministre, qui savait parfaitement que s'il décidait de construire un EPR, je quitterais le gouvernement. Contrairement à ce qu'insinuent plusieurs de vos questions posées lors des précédentes auditions, il n'y avait pas d'un côté des gens qui travaillent et de l'autre un trublion qui menace de partir, mais un vrai échange avec le Premier ministre. Si j'avais dû démissionner en cas de construction d'un EPR, il m'aurait remplacée et je n'en aurais pas fait un drame national. Si j'avais voulu faire un drame à chaque arbitrage tendu, j'en aurais provoqué toutes les semaines.
Plus généralement, je ne comprends pas l'opposition permanente que vous semblez faire entre la politique qui serait toujours suspecte et la technique qui serait exempte de tout soupçon. Pour moi, la politique, ce n'est pas sale, ce n'est pas médiocre : on ne décide pas sur le fondement de rapports de force sordides, de chantages, de menaces, de pressions ou d'intrigues. ; on décide en prenant en compte des éléments techniques mais pas seulement car les opportunités, les contraintes économiques, le contexte diplomatique, sociétal et social – l'emploi, par exemple – entrent aussi en ligne de compte.
Je me suis toujours méfiée de l'absence d'alternative et du discours des ingénieurs m'expliquant qu'il n'y avait qu'une seule solution possible : ils me disaient qu'ils avaient intégré mes préoccupations écologistes en utilisant des énergies renouvelables et en mettant des fleurs devant les centrales – on m'a vraiment parlé ainsi – avant de comprendre que j'avais besoin de vrais arguments.
Au moment de ma prise de fonction, je pensais que notre souveraineté était totale et notre indépendance très limitée. Je ne me souviens pas de grands débats à ce sujet, mais j'ai toujours pensé que le renforcement des coopérations européennes et une forte solidarité entre les État membres représentaient les meilleures pistes pour restaurer l'indépendance énergétique de la France. Dans les négociations internationales, notamment à Kyoto, la solidité de la position européenne a empêché les États-Unis de vider l'accord qui se négociait de toute substance. J'ai également milité pour une décentralisation des outils de production en élaborant des schémas régionaux de l'énergie, ainsi que pour une politique d'économies d'énergie et d'efficacité énergétique.
Je n'avais pas de regard sur la sécurisation des approvisionnements pétroliers et gazeux, mais M. Lionel Jospin vous a expliqué les actions menées en la matière, sous la responsabilité du ministère de l'économie et des finances. Je n'ai pas eu à connaître le contenu des contrats de fourniture d'uranium naturel. À cette époque, nous étions suréquipés, puisque la France comptait trente-quatre réacteurs de 900 mégawatts, vingt de 1 300 mégawatts, quatre de 1 450 mégawatts et Superphénix. Nous connaissions une surproduction, que vous avez contestée dans les auditions précédentes. Certes, cette notion est relative car elle ne s'évalue que par rapport à la consommation.
Vous avez auditionné M. Yannick d'Escatha, qui était à l'époque administrateur général du CEA, avec lequel j'ai eu d'excellentes relations car, bien qu'il soit tout sauf antinucléaire, il avait une réelle appétence pour le débat d'idées. Il a clairement répondu à vos questions et vous a dit que la France disposait de réacteurs neufs, surproduisait et exportait beaucoup, mais que l'on avait déjà détecté un problème dans la chaîne logistique, qui avait été signalé au sein d'EDF et était donc connu des représentants de l'État dans l'entreprise. Ainsi, on n'expose pas le problème aux autorités politiques, on s'en décharge en l'évoquant dans une instance, sans s'assurer de la bonne information du gouvernement.
À cette époque, j'étais plus préoccupée par le fait qu'EDF encourageait des usages nouveaux de l'électricité, cherchait à exporter l'électricité excédentaire en base – elle voulait lancer le projet de ligne à très haute tension (THT) du Somport vers l'Espagne – que par la sécurisation des approvisionnements. La question ne se posera que plusieurs années plus tard. La prolongation de la durée de vie des centrales ne constituait pas non plus un sujet de réflexion à la fin des années 1990. Des centrales étaient entrées en service en 2000 et en 2002 et aucune crainte de manquer d'électricité ne se faisait jour.
Un ministre ne prend pas seul de décision d'ouverture ou de fermeture d'un site de production d'énergie, car ces choix ont un impact territorial, économique et social. Dans le cadre de la tutelle des installations classées, j'ai été amenée à demander la fermeture temporaire ou la non-prolongation d'installations dont la production d'énergie était marginale ; il s'agissait d'incinérateurs d'ordures ménagères qui émettaient une grande quantité de dioxines et de furanes, de centrales à charbon vétustes – je sais que cela vous intéresse, monsieur le président.
Dans le champ du nucléaire, je n'ai pas décidé de fermer Superphénix, mais je reconnais avoir inspiré, souhaité et soutenu ce choix. J'ai demandé l'arrêt de l'atelier technique du plutonium de Cadarache, une usine de fabrication de MOX construite sur une faille sismique dont l'Autorité de sûreté nucléaire demandait la fermeture depuis 1994 –quand M. André-Claude Lacoste militait pour que Belleville reste ouverte, il allait voir Christian Pierret ; quand il voulait arrêter l'atelier technique du plutonium, il venait me voir.
J'ai été amenée à suivre de nombreux dossiers préoccupants et à contrebalancer l'influence de ceux qui avaient tendance à relativiser ou à occulter les dangers pour ne pas handicaper la production. EDF a mis non pas quelques mois mais plusieurs années avant d'engager les travaux prescrits par la direction régionale de l'industrie, de la recherche et de l'environnement (DRIRE) ou la DSIN après la découverte de la porosité de l'enceinte de la centrale de Belleville et la rupture de la digue de la centrale du Blayais, qui a provoqué une inondation du sous-sol et la perte des pompes de refroidissement des réacteurs – incident le plus sérieux auquel j'ai été confrontée. Dans ces affaires, le problème ne venait pas de la ministre antinucléaire mais de la désinvolture d'EDF, qui menaçait la sûreté.
J'ai dû aussi gérer le dossier des rejets radioactifs en mer de la centrale de La Hague, qui violaient nos engagements internationaux, notamment la Convention pour la protection du milieu marin de l'Atlantique du Nord-Est (Ospar), et celui de la présence d'amibes dans le circuit de refroidissement de la centrale nucléaire de Civaux.
En tant que membre du gouvernement, j'ai alerté chaque fois que c'était nécessaire et j'ai assumé les conséquences de choix qui n'étaient pas les miens. J'ai travaillé au renforcement des moyens de surveillance, de contrôle et d'expertise : le Premier ministre Lionel Jospin vous l'a rappelé, la loi du 9 mai 2001 a créé l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), établissement public industriel et commercial (Épic) qui a pris la suite de l'Institut de protection et de sûreté nucléaire (IPSN), qui dépendait du CEA, et de l'Office de protection contre les rayonnements ionisants (Opri), placé sous la tutelle du ministère de la santé.
Le travail sur le projet de loi portant sur la sûreté nucléaire a été largement entravé et a fait l'objet de longues discussions. Nous sommes toutefois parvenus à mettre en évidence la nécessité d'installer une autorité indépendante du pouvoir politique et des exploitants, travail qui aboutira dans la loi du 13 juin 2006 relative à la transparence et à la sécurité en matière nucléaire. Le monde du nucléaire est un tout petit monde, très endogamique : ses dirigeants ont fréquenté les mêmes écoles et ils effectuent des allers-retours permanents entre les directions centrales de Bercy et les grandes entreprises publiques ou privées du secteur. L'ASN est indépendante du pouvoir politique mais elle ne l'est pas totalement des exploitants : il est cependant difficile de résoudre ce problème car cette structure a besoin de personnes compétentes.
L'accord entre les Verts et le Parti socialiste insistait sur le respect des trois axes de la loi relative aux recherches sur la gestion des déchets radioactifs, dite « loi Bataille », en matière de déchets – séparation et transmutation ; stockage dans les couches géologiques profondes en testant plusieurs hypothèses de sol ; entreposage en subsurface – et sur la réversibilité du stockage : plusieurs lois ont depuis confirmé ces orientations.
La loi d'orientation pour l'aménagement et le développement durable du territoire prévoyait l'élaboration de schémas de services collectifs pour les transports de personnes, de marchandises et d'énergie. Cet outil était utile aux collectivités locales qui ont souhaité s'en emparer, mais certains territoires n'ont pas déployé de schéma régional de l'énergie. Avec M. Jean-Claude Gayssot, ministre chargé des transports, nous avons relancé le fret ferroviaire en commandant de nouveaux matériels, en identifiant des sillons dédiés et en élaborant des projets de tunnels ferroviaires transalpins. Nous avons également accru les moyens de l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (Ademe) en ouvrant notamment des points énergie dans tout le territoire.
M. André Merlin, ancien dirigeant de RTE, a cru pouvoir dire que j'aurais empêché la construction de la ligne THT entre Boutre et Carros, censée sécuriser l'approvisionnement en électricité de la région Provence-Alpes-Côte d'Azur mais qui devait traverser le parc naturel régional du Verdon. La CNDP a dessiné deux tracés alternatifs, moins pénalisants pour l'environnement et plus sûrs pour la sécurité de l'approvisionnement électrique, menacé par les incendies de forêt. Je ne sais pour quelle raison cette ligne n'a finalement pas été construite ultérieurement, mais mon ministère en avait défendu le principe.
Je m'interrogeais souvent sur les moyens dont je disposais pour faire avancer la recherche sur les énergies renouvelables. EDF achetait à tour de bras des brevets, officiellement pour les tester dans le centre de recherche des Renardières, en pratique, pour les enterrer : aucune application de brevet ne ressortait de ce centre de recherche. Actuellement, les évolutions sur les pompes à chaleur et les éoliennes sont très rapides. Siemens vient, par exemple, de mettre sur le marché des pales d'éoliennes recyclables ; dans quatre ou cinq ans, on ne parlera plus des éoliennes ni des panneaux solaires comme on le fait actuellement.
À l'époque, les crédits de recherche étaient essentiellement dévolus au nucléaire. Quand un projet nucléaire patine, on met en avant l'opportunité qu'il représente un outil pour faire avancer la recherche ; or certains de ces investissements sont ruineux et n'ont rien à voir avec le montant des crédits attribués sur la base des appels d'offres de l'Agence nationale de la recherche (ANR) – dans le nucléaire, on rajoute en général deux zéros. On travaille au doigt mouillé avec des dossiers bâclés ou inexistants.
Quand on a décidé de construire Cigéo, on n'a pas parlé d'argent. On ne savait pas s'il faudrait engager 5, 10, 20 ou 30 milliards, ce qui est très choquant : de même, le réacteur thermonucléaire expérimental international (Iter) devait coûter 5 milliards, puis la facture est passée à 10 milliards quatre ans plus tard et elle s'élève actuellement à 44 milliards ! Le réacteur ne fonctionne plus depuis plusieurs années pour des problèmes de corrosion, et j'ignore s'il produira un jour quoi que ce soit. J'ai évité que l'on donne des crédits au rubbiatron que M. Claude Allègre, ministre chargé de la recherche, – qui est sans doute compétent en géologie mais pas en nucléaire, en tout cas pas plus que moi – défendait avec acharnement, sans doute après avoir croisé Carlo Rubbia dans un colloque.
Quand on parle de recherche, il faut savoir si l'on parle de recherche fondamentale, ou appliquée, si le développement est prévu à court, moyen ou long terme. La recherche ne justifie pas tout, elle ne peut pas se fonder sur des tours de passe-passe et des audaces sémantiques dénuées de tout fondement scientifique. J'identifie un problème de méthode et de ressources : le nucléaire n'est pas soumis aux mêmes règles que les autres secteurs de la recherche alors que les financements sont comptés et que les équipes pleurent misère.
La loi du 10 février 2000 relative à la modernisation et au développement du service public de l'électricité a instauré la Commission de régulation de l'énergie (CRE), en application du traité de Lisbonne et des directives du paquet « énergie » négocié à Bruxelles par Christian Pierret. Je n'ai pas été associée aux discussions préalables – je n'avais d'ailleurs pas à l'être compte tenu de mon portefeuille. Je ne pense pas que des décisions importantes aient été prises d'emblée. La création du Conseil des régulateurs européens de l'énergie n'avait pas non plus été portée à ma connaissance ; une réunion bruxelloise a dû décider de son instauration avant mon départ du gouvernement, mais il n'a commencé ses travaux que plus tard.
Superphénix a été un dossier important. Ce n'est pas parce que son arrêt figurait dans l'accord entre les Verts et le Parti socialiste qu'il comportait une dimension idéologique. Superphénix n'a pas été un équipement merveilleux sacrifié à mes pulsions antinucléaires. Le Parti socialiste pas plus que le Parti communiste ou le mouvement de M. Jean-Pierre Chevènement n'étaient antinucléaires. Cette décision s'est imposée parce que les arguments avancés ont convaincu le Premier ministre, comme il vous l'a dit. Je ne suis pas ingénieure mais médecin et je parle français en faisant attention aux termes utilisés. Dans le domaine du nucléaire, on joue avec les mots : on ne retraite pas, on sépare de l'uranium, du plutonium, des produits de fission instables, des transuraniens et des actinides, on vitrifie, on conteneurise, on stocke, mais on ne retraite pas, on ne recycle pas. On n'incinère pas non plus les déchets radioactifs : on les transforme en les bombardant de neutrons pour qu'un isotope devienne un autre isotope.
Vous avez dit que toutes les personnes que vous avez auditionnées, à l'exception de Mme Corinne Lepage, regrettaient l'arrêt de Superphénix. Je n'en suis pas étonnée compte tenu du pedigree de la plupart d'entre elles. Certaines ont la mémoire courte, mais d'autres ont fait montre de prudence. Si Le Point estime que le prototype du réacteur à neutrons rapides avait « connu depuis 1985 une exploitation chaotique » – ces termes ne sont pas ceux d'un ingénieur du CEA –, Lionel Jospin admet que « de fait, la mise en œuvre de ce projet rencontrait depuis des années des problèmes techniques incessants qui provoquaient des arrêts dont chacun durait plusieurs mois. À l'époque, la réussite technique du projet était compromise et sa rentabilité économique nullement assurée. » Lors de son audition, M. Yannick d'Escatha tient des propos similaires, en termes prudents : « Superphénix était une énorme extrapolation […], il a connu beaucoup de maladies de jeunesse, a été assez souvent arrêté pour réparation. » S'il finit par dire, après que M. le rapporteur est revenu plusieurs fois à la charge, que, déverminé, le prototype « aurait parfaitement bien fonctionné », il se garde bien de préciser au bout de combien de temps et à quel prix. La plaisanterie du déverminage a tout de même duré treize ans.
Au moment de décider, nous disposions des avis nuancés de certains des cadres dirigeants de la filière nucléaire, conscients des difficultés liées au saut quantitatif que représentait cet équipement par rapport à Rapsodie et à Phénix – d'une puissance de 20 et 250 mégawatts, respectivement – et aux nombreux arrêts pour panne et réparation. Je tiens à votre disposition la liste des pannes incessantes, de gravité variable, qui ont affecté Superphénix – défaillance du barillet, oxydation du sodium primaire, effondrement partiel du toit de la salle des machines, etc.
Face à l'inconnue que représentait la présence de 5 000 tonnes de sodium liquide, j'ai demandé ce qui était prévu en cas d'incendie lié au sodium. On m'a répondu : « Rien, on ne sait pas faire ». Quant à ce qui était prévu pour décharger le sodium, on m'a dit : « Cela a fonctionné longtemps, on a le temps de s'y préparer ».
Nous nous interrogions aussi sur le coût de ce réacteur à la mission stratégiquement floue, dont on ne savait pas s'il était un prototype, un instrument de production, un outil de recherche, un surgénérateur capable de produire plus de plutonium qu'il n'en consomme ou un sous-générateur incinérant du plutonium. L'ouvrage que j'ai écrit à mon départ du gouvernement décrit la façon dont les choses se sont passées, les tentatives d'intimidation, les atermoiements, les difficultés techniques : personne n'avait la moindre idée de la façon dont on pouvait démanteler ou vider le sodium.
S'agissant des négociations avec nos partenaires européens, membres du consortium Nersa (centrale nucléaire européenne à neutrons rapides SA), elles ont été menées par le ministère de l'économie et des finances. Ce qui prédominait à cette époque, c'était le soulagement de nos partenaires européens. Certains de vos interlocuteurs, qui témoignent sous serment, ont évoqué leur préoccupation quant au coût de l'abandon de la filière. Rappelons qu'avant notre arrivée au gouvernement, les Allemands avaient abandonné la filière surgénératrice – le surgénérateur nucléaire Kalkar, d'une puissance de 327 mégawatts, non 1 220, a été arrêté en 1991 – et considéraient le programme de recherche de Superphénix comme n'étant pas intéressant. Quant au directoire de la SBK, le consortium qui regroupait les électriciens allemand, néerlandais et belge, il envisageait de retirer sa participation voire de se retirer du projet. Comme les Allemands, les Italiens d'Enel affirmaient que les recherches que pourrait permettre le surgénérateur ne leur seraient d'aucune utilité.
À notre arrivée au gouvernement, je me souviens du soulagement qu'ont exprimé les partenaires européens. Ils ont été dédommagés par une fourniture d'électricité peu chère et excédentaire.
Qu'en est-il aujourd'hui de la filière ? Un lobbyiste éminent, peu encombré de scrupules, explique dans une bande dessinée à la mode que « ça existe déjà dans le monde en exploitation courante… c'est une technologie maîtrisée. » Il a sans doute raison : quelques réacteurs à neutrons rapides fonctionnent à travers le monde, dans de grandes démocraties avancées soucieuses de transparence : deux équipements ont été construits à Beloyarsk, en Russie et un à Xiapu, en Chine. Trois autres sont en construction, quand tous les autres projets au Japon, aux États-Unis et en Allemagne, ont été abandonnés.
Dans une question à M. Lionel Jospin, vous avez marqué votre étonnement que la représentation nationale n'ait pas été consultée sur la fermeture de Superphénix. Elle ne l'avait pas été non plus sur sa création. La légalisation de la construction des centrales nucléaires, décidée en 1974, a eu lieu en 2005, trente ans plus tard. Il n'y a pas non plus eu de loi pour créer Iter, investissement dont j'ai rappelé le coût, pour une technologie qui n'est fascinante que sur le papier.
Contrairement à ce qui s'est passé à Fessenheim, la décision d'arrêt définitif du réacteur de Creys-Malville a été accompagnée par des mesures d'aménagement du territoire, de soutien aux sous-traitants – les agents d'EDF étant maintenus sur le site ou réorientés vers d'autres sites de la même région –, de formation, de réindustrialisation, qui ont fait l'objet d'un volet spécifique du contrat de plan État-région, avec la nomination d'un préfet chargé de piloter un programme d'appui aux territoires et sous-traitants. Cela ne règle pas tout : il demeure, en particulier, le traumatisme que peuvent représenter les répercussions sur la vie quotidienne des salariés, mais ce n'est déjà pas mal.
En résumé, la décision a été fondée non pas sur un rapport de force – politique – mais sur un constat : le réacteur a très peu produit, a subi de nombreuses pannes et a posé de gros problèmes de sûreté.
Le problème politico-stratégique n'est jamais abordé lucidement. Alors que le traité de non-prolifération est entré en vigueur en 1970, à quoi rime de continuer à isoler à grands frais du plutonium – alors qu'il existe un risque terroriste proliférant –, de le promener à travers la France pour le transformer en MOX et d'espérer l'utiliser dans des surgénérateurs qui en produiraient plus qu'ils n'en consomment ? Melox, l'usine qui produit le MOX, est en grande difficulté à Marcoule. On utilise au maximum 30 % de MOX dans les centrales actuelles. Le MOX usé est beaucoup plus radioactif que l'oxyde d'uranium usé. Il impose un long refroidissement en piscine et dégage beaucoup plus d'énergie thermique que les oxydes d'uranium. Enfin, on ne peut en placer qu'un seul assemblage par conteneur de stockage, contre quatre d'oxyde d'uranium usé – les MOX occupent quatre fois plus d'alvéoles.
Je vous remercie, madame la ministre, pour ce propos introductif. Nous avons pris le temps – cela était nécessaire. Cela démontre aussi que nous essayons d'écouter chacun, de faire notre travail, quels que soient les présupposés que vous puissiez avoir sur notre commission d'enquête. Le Parlement reste libre de la façon dont il conduit ses travaux.
Je m'intéresserai essentiellement à la période pendant laquelle vous avez exercé vos responsabilités. Je n'étais pas partisan de faire remonter nos travaux loin dans le temps, mais plusieurs membres de la commission – pas forcément ceux que vous pensez – ont plaidé en ce sens.
On parle beaucoup de votre position politique antinucléaire mais dans le cadre de vos fonctions de ministre, chargée en partie de l'énergie, quelle est votre vision de l'évolution du mix énergétique et des chemins pour y parvenir ? Je pense notamment aux enjeux de décarbonation puisque, selon votre décret d'attribution, vous êtes en charge de la « lutte contre l'effet de serre ».
Il était en effet beaucoup moins question de décarbonation que, de façon générique, de réduction des gaz à effet de serre.
C'est pourquoi j'ai précisé vos attributions. On parlait aussi davantage d'énergies « nouvelles » que « renouvelables ».
Oui, on est là dans la rhétorique. À l'époque, mon travail a essentiellement été d'obtenir que l'on objective les sujets.
En 1973, on dresse un constat – il n'y a plus de pétrole –, on a des idées : on décide de faire du nucléaire. L'idée que les fossiles représentent 60 % ou 70 % du problème n'est pas largement partagée lorsque j'arrive au gouvernement. Ce qui me frappe, c'est la très faible culture qu'ont l'essentiel des membres du gouvernement, du Parlement, des élus, des journalistes et de la société sur les sujets énergétiques. On se contente de phrases magiques – « le nucléaire ou la bougie », par exemple.
Essayer de partager des connaissances et de consolider des données sur les questions énergétiques est déjà une partie du problème. On doit aussi diffuser l'idée qu'il n'y aura jamais une solution concrète, unique, à un problème par nature immense et complexe, et qu'il faudra balayer l'ensemble des activités humaines et tenter de réduire la difficulté – quand un problème énorme paraît insoluble, on essaye de le fragmenter. Il faut donc associer un travail sur l'efficacité énergétique, au motif que l'énergie la moins chère, la moins polluante, la moins dangereuse, est celle que l'on n'a pas consommée, et un travail sur la diversification des sources d'énergie. Au moment où j'arrive au gouvernement, on vient de vivre quinze ou vingt ans pendant lesquels EDF a encouragé des usages de l'énergie pour lesquels l'électricité n'est pas la panacée.
Dans notre pays, le débat n'est jamais objectivé, en des termes clairs. On confond énergie avec électricité ; production et consommation primaire avec consommation finale. Étant donné qu'une centrale nucléaire doit produire 3 kilowattheures pour fournir 1 kilowattheure au consommateur, les deux autres étant consommés à parts égales par la centrale et par le transport, on ne peut qu'en conclure que le chauffage électrique n'est pas très efficace. Certes, les grille-pain électriques de l'époque ne sont pas chers et on encourage les habitants à isoler leur logement, en les prévenant que le chauffage électrique n'est valable que s'ils sont bien isolés. Mais des millions de personnes sans scrupule l'utilisent pour équiper à peu de frais des logements de location, qui reviennent très cher aux personnes qui y vivent, dans des conditions de confort très limitées.
Dans ce contexte, comment a-t-on travaillé ? J'ai entendu Mme Corinne Lepage regretter que la loi sur l'air et l'utilisation rationnelle de l'énergie, dite loi LAURE, n'ait pas été entièrement appliquée. C'est partiellement exact car, étant une loi d'orientation, elle ne comportait pas de dispositions très contraignantes sur le plan législatif. En revanche, elle prévoyait des outils intéressants que l'on a appliqués chaque fois que cela était possible et utile. On l'a surtout déclinée dans le premier programme national de lutte contre le changement climatique, qui a tenté de balayer, un à un, les grands champs d'activité humaine et d'arrêter les mesures permettant de réduire les émissions.
Au niveau européen et international, j'ai représenté la France dans les négociations de Kyoto, en présence, notamment de la Chancelière Angela Merkel et du ministre danois Svend Auken. Notre travail consistait à faire en sorte que les pays les plus développés assument leurs responsabilités. Outre les outils économiques, qui semblaient être la condition indispensable pour que les États-Unis s'engagent à nos côtés, les Européens ont défendu des politiques et des mesures nationales en faveur de l'efficacité, de la diversification et de l'économie d'énergie.
Intéressons-nous au mix énergétique proprement dit. Vous avez dit que, déjà à l'époque, le problème venait du fait que 70 % de la consommation d'énergie relevait des énergies fossiles, non de l'électricité. Vous avez évoqué l'isolation des logements, alors prioritairement chauffés électriquement.
Pas forcément…
Quelle a été l'action du gouvernement, dont l'un des objectifs était la lutte contre les gaz à effet de serre, s'agissant du chauffage, de l'industrie et du transport ?
À l'époque, une partie importante de la population, des industriels, des élus, des décideurs économiques est dans le déni ou la relativisation. Même ceux qui sont convaincus de la réalité de la menace climatique la voient comme une perspective lointaine. On a tendance à se contenter de mesures à visée pédagogique, expérimentale ou symbolique. C'est le cas par exemple de la journée « En ville sans ma voiture » ou, lors de la journée sans voiture, de la vignette apposée sur le pare-brise, en cas de pollution de l'air.
La plupart des acteurs économiques et des syndicats, dans l'industrie comme dans l'agriculture ou le tertiaire, considèrent les mesures de lutte contre le changement climatique comme des obstacles au développement économique ou des menaces pour l'emploi, sans imaginer les gains de compétitivité qui pourraient être réalisés en faisant preuve d'anticipation, au moins en prenant des mesures gagnant-gagnant, et sans avoir conscience que le changement climatique constitue en lui-même une menace pour leur activité.
Il me revient de dire que notre problème numéro un est le pétrole – on en viendra au charbon, après. Je construis la réponse avec M. Jean-Claude Gayssot. Lors d'un sommet des ministres des transports et de l'environnement, nous sommes les seuls en Europe à présenter une proposition commune, un document unique, qui propose une stratégie de décarbonation du secteur des transports.
À l'époque, on ne parle pas d'électrifier l'ensemble du parc de voitures individuelles – l'autonomie des véhicules électriques est ridicule, le poids des batteries terrible. Mme Corinne Lepage en a acquis deux ou trois pour le ministère de l'environnement, qui peinent à faire un aller-retour entre le ministère et l'Élysée.
En revanche, nous proposons un investissement massif dans les transports collectifs, la lutte contre l'étalement urbain et la reconquête d'une part des transports de marchandises par le rail, que traduiront certains engagements des contrats de plan. Certaines régions ont magnifiquement joué le jeu – la région Poitou-Charentes, qui n'était pas dirigée par quelqu'un de mon camp, a fait beaucoup pour créer des alternatives à la route – ; d'autres n'ont rien fait.
Vous pouvez car je suis assez contente de moi dans ce domaine. J'ai milité pendant vingt ans contre la perspective d'une mise à grand gabarit du canal Rhin-Rhône. Je me suis appuyée sur des études fournies par l'Observatoire d'économie des transports de Lyon, montrant que la réalisation du canal aurait conduit pour l'essentiel à prendre des parts de marché au rail, non à la route, car on n'y transporte pas les mêmes marchandises – sur la route, des fleurs coupées, des produits laitiers ; sur la voie fluviale, des pondéreux.
Par ailleurs, il y a vingt-cinq ans, certains avaient déjà anticipé les grandes difficultés d'alimentation en eau de la Franche-Comté, du fait de son sous-sol karstique. Le Doubs a été à sec pendant plusieurs années consécutives l'été : je ne sais pas avec quelle eau vous auriez rempli les écluses magiques du canal Rhin-Rhône à grand gabarit.
Je suis donc contente de ce que j'ai fait. En revanche, il est dommage que le programme de réindustrialisation « Avenir du territoire » entre Saône et Rhin ait été interrompu après 2002 car il permettait à cette région industrielle et mal connue d'intensifier les liens avec ses voisins, l'Alsace et la Bourgogne.
Pour comprendre votre allusion à ma position sur le charbon, j'ai relu l'interview que j'avais donnée à Libération le 23 octobre 1998 et l'intervention que j'avais faite le 11 juin 1998 devant l'Assemblée nationale. Ma position était liée au fait qu'une bonne partie des pays en voie de développement n'ont pas d'autres énergies qu'un charbon, acceptable ou très médiocre, utilisé avec des techniques antédiluviennes, désastreuses du point de vue environnemental, comme les foyers ouverts.
Deux dossiers sur lesquels j'ai travaillé m'ont convaincue qu'il fallait réfléchir à une situation politiquement sensible – la Chine ou l'Inde ont peut-être les ressources pour s'en passer, mais la quasi-totalité des pays en voie de développement n'ont pas les moyens d'utiliser autre chose que leur mauvais charbon.
Le premier dossier était celui du Kosovo, dont M. Bernard Kouchner était l'administrateur pour les Nations unies. Le pays, qui produisait un seul kilowattheure par kilo de mauvais lignite, était demandeur de solutions techniques pour améliorer cette rentabilité. En faillite financière et sortant d'une guerre, il ne pouvait pas réaliser des investissements coûteux à moyen terme. Nous nous étions demandé si les techniques déployées en France pour mieux utiliser le charbon ne pouvaient pas être transférées rapidement au Kosovo, pour améliorer son bilan énergétique.
Le deuxième dossier était celui du site de Gardanne, qui avait reçu un feu vert du ministère de l'industrie et de l'environnement en 1992, avant notre arrivée. Il abritait une centrale de 250 mégawatts et une autre, de 600 mégawatts, était en projet – elle n'a pas été construite. Elle utilisait la technique de la combustion en lit fluidisé circulant, qui consiste à mélanger du charbon concassé avec du calcaire, pour désulfurer – je vous fournis ces explications en rappelant toutefois que je ne suis pas ingénieure. La température de travail limitait l'émission d'oxydes d'azote.
Il semblait intéressant de laisser fonctionner la centrale, comme une solution de transition, peu capitalistique, pour des économies en transition. Je ne vous cache pas qu'il y avait 250 emplois à la clé, dans un territoire travaillé au corps par des extrêmes, qui connaissait de nombreuses difficultés et un taux de chômage élevé. L'emploi a joué dans la décision de mettre en service la centrale, fermée depuis, pour voir quel intérêt elle pouvait présenter d'un point de vue environnemental.
Je n'ai évidemment jamais imaginé que l'on puisse remplacer les centrales nucléaires par les centrales à charbon.
Dans votre propos introductif, vous avez évoqué le contexte français de production excédentaire et la volonté d'exporter, notamment vers l'Espagne. On cherche aujourd'hui à maximiser les interconnexions pour compenser l'intermittence des productions. J'ai le sentiment – peut-être ai-je mal compris – que la logique de l'exportation vers l'Espagne vous dérangeait. Or, on nous a indiqué, lors d'une précédente audition, qu'il a fallu près de vingt ans pour réaliser l'interconnexion électrique entre la France et l'Espagne. Certains ont-ils manifesté la volonté de ralentir cette interconnexion à un moment donné, ce qui peut s'expliquer par le contexte d'alors ?
J'ai été ministre quatre ans, ce qui est déjà long, mais je n'ai pas eu une influence telle que cela ait pu expliquer un ralentissement sur vingt ans. Le retard de l'EPR à Flamanville, ce n'est pas moi non plus !
EDF est arrivée avec un projet : construire une ligne à très haute tension à travers la vallée du Somport, pour exporter de l'électricité vers l'Espagne. Je déteste que l'on me mette le couteau sous la gorge sans m'apporter des éléments de choix objectifs. On a demandé pour quel usage, d'où venait l'électricité – de Golfech, je crois – et selon quelles conditions économiques – l'accord politique sur lequel je m'étais engagée prévoyait que la transparence devait être faite sur les contrats.
Je n'ai pas reçu de réponse. C'était quand même un peu fort : en France, on supporte la construction des centrales, leur démantèlement, le traitement ad vitam aeternam des déchets nucléaires, la construction de lignes à très haute tension qui saccagent des vallées, pour exporter des kilowattheures excédentaires dans des conditions économiques non précisées. Le diable est dans les détails. La question n'est pas de savoir s'il est intéressant d'exporter de l'électricité vers l'Espagne ; elle est de définir à quoi on s'engage : est-ce à une quantité garantie d'export, quels que soient nos besoins en France, et à quel prix ?
Dans cette affaire, la décision relevait du ministère de l'industrie. On en a discuté, mais ce n'était absolument pas transparent. Je ne sais pas si vous vous en souvenez, mais à cette époque, il y avait aussi un débat considérable sur un projet routier censé traverser les Pyrénées au col du Somport.
Comme vous avez mené de nombreuses auditions, je ne sais pas à qui vous avez posé cette question.
À l'époque, une route était censée traverser les Pyrénées au col du Somport et des personnes militaient pour rouvrir la ligne ferroviaire, arguant que l'essentiel de ce qui traversait les Pyrénées était du fret. Politiquement, le contexte était délicat. Les populations qui ne voulaient pas de la route et ne bénéficiaient d'aucune écoute au sujet de la réouverture de la voie ferrée refusaient aussi la ligne à haute tension. Je n'ai pas été amenée à prendre des décisions là-dessus : j'ai posé des questions, je n'ai pas reçu de réponse.
Nous essayons de comprendre une époque à laquelle ni le rapporteur ni moi n'étions en mesure de nous intéresser à la vie politique. Cela nous permet de recontextualiser, de comprendre comment les décisions se prennent, et d'éviter des erreurs dans le futur : certains des éléments que vous donnerez ce soir permettront peut-être d'éclairer les décideurs au cours des années à venir. J'ai bien senti, y compris dans vos propos introductifs, une forme de défiance à l'égard des travaux de notre commission.
J'ai besoin de comprendre la vision que vous aviez alors du mix, sinon énergétique – on a essayé d'en parler mais on n'est pas allé très loin – du moins électrique puisque la question du nucléaire vous préoccupait. Quelles solutions alternatives au nucléaire imaginiez-vous à l'époque ?
Le mouvement écologiste, dont j'étais à l'époque un cadre identifié, défendait la sortie progressive du nucléaire : au fur et à mesure que les centrales arrivaient en fin de vie, on se donnait les moyens de déployer des alternatives, notamment en combinant l'efficacité énergétique et la diversification des sources d'énergie.
Ensuite, on avait une exigence de transparence et d'échange argumenté avec les grandes entreprises du nucléaire et le ministère de l'économie, des finances et de l'industrie, parce qu'il semblait que les choix se caractérisaient par une certaine opacité, que l'on était dans une sorte de fuite en avant où chaque investissement justifiait le suivant.
C'est d'ailleurs exactement le cas en ce moment. On ne peut plus retraiter notre uranium en Russie : on prévoit de construire une usine de retraitement en France. On a trop de déchets nucléaires stockés à La Hague : on construit une méga piscine.
À l'époque, il me paraissait nécessaire de diversifier nos sources d'énergie. L'éolien commençait à se développer au Danemark et en Allemagne, mais très peu en France, où les réalisations n'étaient pas convaincantes, je le reconnais. Les premières éoliennes avaient une dimension expérimentale ; elles étaient bruyantes et peu efficaces.
Quant au mix énergétique, je réfléchissais surtout à réduire au maximum les besoins et à réserver l'électricité aux usages nobles – l'éclairage, les usages thermiques, le fonctionnement des moteurs dans l'industrie.
Je ne m'en souviens pas. On était déjà capable de critiquer l'absence de souplesse du nucléaire. Notre surproduction était essentiellement en base. On était amené à cette époque – peut-être est-ce encore le cas – à procéder au démarrage de centrales thermiques, par exemple en cas de pic de froid, ou à acheter de l'électricité beaucoup plus cher que notre kilowattheure exporté en base à nos voisins italiens, allemands ou autres. Cela faisait partie des sujets de réflexion. La question de l'intermittence des moyens non carbonés de production était peu posée. Elle doit être resituée dans le contexte technique de l'époque.
Aujourd'hui, dans de nombreuses régions, sans parler du Jura, où je vis, il est acceptable d'avoir une pompe à chaleur réversible en base, quitte à ajouter une petite flambée de bois, s'il fait vraiment froid. À l'époque, cela n'existait pas.
S'agissant du solaire, on discutait essentiellement du solaire thermique, de l'idée de produire de l'eau chaude et de faciliter une forme d'indépendance énergétique dans les départements d'outre-mer (DOM) – la bagasse n'était pas encore exploitée, tout fonctionnait au fioul. Le solaire n'était pas défini comme un des axes d'une politique nationale.
C'est un élément de réponse aux questions d'interconnexion européenne. Aujourd'hui, on envisage un système assurantiel global. À l'époque, cela n'était pas vu de la même manière, puisque la question de l'intermittence n'était pas prise en compte.
Elle était peut-être abordée à certains moments mais pas sous l'angle de la politique énergétique nationale parce que le monopole d'EDF excluait qu'un usager individuel puisse produire son énergie. C'était illégal. Il a fallu pas mal de luttes pour obtenir non seulement que l'on puisse produire un peu d'électricité pour soi-même mais aussi que cette électricité soit intégrée au réseau. Cela n'existait pas à l'époque.
L'intermittence du petit hydraulique n'était pas le sujet. À l'époque, les fédérations de pêcheurs évoquaient la perte de biodiversité à certains endroits, du fait du réchauffement des rivières. Mais il n'était pas question de la contribution du petit hydraulique au mix énergétique français.
Vous décrivez une logique de fuite en avant de la filière nucléaire à l'époque où vous étiez ministre comme aujourd'hui. Prises individuellement, les positions que vous défendez avec le parti écologiste ont-elles vocation à empêcher de façon globale le cycle nucléaire ?
Je ne devrais pas vous répondre, ce n'est pas l'objet de votre commission d'enquête. Je vous ai dit aussi que je n'avais plus de responsabilités nationales sur le plan politique : je n'ai donc que mon avis de citoyenne sur la question.
L'idée n'est pas d'empêcher. On n'a jamais prôné un mode de fonctionnement antidémocratique, qui nierait l'action du Parlement, par exemple. Dans de nombreuses situations, les écologistes ont plaidé pour obtenir des débats citoyens ou parlementaires sur les sujets énergétiques. M. Lionel Jospin vous l'a dit, je défends mes convictions partout où je vais. Je ne suis pas venue avec mon drapeau dans ma poche. Cela ne me rend ni irrationnelle, ni stupide, ni incapable d'écouter les arguments des autres.
Je vous renvoie la question : quelle part de la richesse nationale entend-on consacrer à notre stratégie énergétique ? Personne ne sait combien coûteraient de nouveaux EPR, tel que celui de Flamanville. On nous dit qu'il faudrait 2 milliards d'euros pour raccorder l'EPR de Penly au réseau. L'usine Melox connaîtrait de graves difficultés : les tonnages de MOX produits baisseraient tellement qu'on ne l'utiliserait pas dans toutes les centrales autorisées. On pense y construire une nouvelle usine – l'IRSN et Orano l'ont confirmé dans le débat sur l'EPR2 de Penly.
On nous dit qu'on a besoin d'un atelier français de conversion d'uranium de retraitement, pour ne plus dépendre de l'usine de Seversk, aux pollutions désastreuses. Et la nouvelle piscine de refroidissement à La Hague, et Cigéo, et Iter… comment fait-on pour assurer simultanément le grand carénage ; la construction de nouveaux réacteurs et des usines ; le démantèlement des centrales de production et des réacteurs de recherche déjà arrêtés ; la montée en puissance des renouvelables, qui sont indispensables dans tous les scénarios, pour compléter ; et les investissements incontournables si l'on ne veut pas dégrader notre situation dans le champ de l'habitat, des transports, de l'agriculture, du tertiaire, pour réduire notre dépendance aux fossiles ?
C'est tout cela qu'il faut faire. Comme toute bonne ménagère de plus de 50 ans, je me dis qu'un euro, on ne le dépense qu'une fois. On va dépenser pour démanteler, mais qu'a-t-on démantelé jusqu'à maintenant ? Ni Brennilis, ni Saint-Laurent-des-Eaux. À Chooz, on a dix ans de retard sur le programme initialement prévu. Des neuf réacteurs de la filière uranium naturel-graphite gaz, pas un n'est démantelé. Certaines centrales sont arrêtées depuis trente ans, sans être démantelées. Cela va coûter des dizaines de milliards !
Il faudrait que vous visitiez le chantier de Chooz pour mettre à jour les informations dont vous disposez.
Je le redis, ma question ne s'adresse pas à la ménagère de plus de 50 ans mais à celle qui fut ministre à la fin des années 1990. À cette époque, votre pensée politique – il n'y a pas de jugement de valeur, vous l'avez dit en introduction, vous faites de la politique comme j'en fais, en tant que parlementaire – vous conduit-elle à imaginer que vos combats prioritaires en tant que militante antinucléaire, doivent être de démontrer l'incapacité de la filière française à boucler le cycle nucléaire global et, ainsi, de le fragiliser ?
Je n'ai pas besoin de faire de l'idéologie pour cela. Je constate : aucun calendrier n'est jamais tenu.
J'ai visité de nombreuses centrales. M. Jean Syrota m'a hurlé au téléphone qu'il n'était pas prêt à entendre les « conneries » d'une ministre de l'environnement. Le problème n'était pas que je sois verte ; c'était d'être ministre de l'environnement. Il considérait que l'environnement n'avait rien à voir avec la politique énergétique.
Mme Anne Lauvergeon m'a aussi dit qu'elle avait fait installer des caméras, pour voir ce qui se passait dans les centrales. Mais la radioactivité ne se voit pas : on ne discernait que des salles vides, avec des tableaux de commande – la belle affaire ! On se doutait bien que cela ressemblait à ce que l'on avait vu dans les journaux.
Chooz a été arrêtée en 1991, voilà trente ans. En 2007, on a pris la décision de déconstruire. On a commencé à vidanger le circuit primaire en 2010, à déconstruire la cuve en 2017. Le chantier devrait être fini en 2025, mais on dit aussi qu'il a pris plusieurs années de retard. Il va produire 10 000 tonnes de déchets dont 30 de haute activité à vie longue.
Je n'insinue pas que l'on ne fait pas les choses comme il faut. J'espère qu'elles sont faites avec rigueur et sérieux. Je constate simplement que déconstruire une centrale est un « travail de chien », titanesque et coûteux. Je ne vois pas comment on fera simultanément tout cela.
J'espère qu'à terme on pourra se passer du nucléaire – on le doit – compte tenu de son coût et des risques économiques, sanitaires, environnementaux, de prolifération, de terrorisme. C'est devenu extraordinairement difficile. On avait beaucoup de marge il y a vingt-cinq ans. Le fait de n'avoir rien fait pendant un quart de siècle pour desserrer la contrainte rend les choses bien plus compliquées. J'ai bien noté qu'il était question de changer la réglementation pour que les centrales fonctionnent au-delà de cinquante, voire de soixante ans. Il est à craindre que l'on arbitre de plus en plus souvent entre la sûreté et la production.
Je crains que l'on ne puisse pas réaliser des investissements aussi indispensables que les investissements énergétiques si on continue la fuite en avant dans le nucléaire. Je suis médecin, et je me demande comment on va financer la remise en état de l'hôpital, ce que l'on fait pour l'école, pour l'université, pour les programmes de recherche qui ne sont pas liés au nucléaire. Ils sont tous dans la misère ; des chercheurs quittent la France dans tous les secteurs. J'aimerais qu'on ait une politique cohérente.
J'accepte deux perspectives. D'abord, même avec un gouvernement composé à 100 % d'écologistes, on aurait à gérer le démantèlement et le traitement des déchets. Je souhaite que cela se fasse de la façon la plus rigoureuse possible, dans le respect des connaissances scientifiques les plus pointues.
Ensuite, on est hésitant pour tenir un discours de vérité à la population. Cela fait des années qu'on a peur de dire qu'il va falloir changer. Et, faisant de la politique, j'établis un lien avec de nombreux sujets essentiels.
Il est par exemple dommage qu'on soit incapable de conclure une alliance avec les paysans pour des productions d'aliments sains, en mettant en avant l'intérêt commun à ce qu'une part grandissante de la valeur ajoutée de leurs produits leur revienne et qu'on arrête de dépenser autant d'argent dans du suremballage, du marketing ou de la vente en lots dans les grands magasins. Cela relève du choix de société.
On passe notre temps à faire comme si nos concitoyens ne pouvaient pas changer. Or ils ont appris à trier leurs déchets, à choisir le train plutôt que l'avion pour aller à Toulouse ou à Marseille, à prendre un sac en tissu plutôt qu'en plastique pour faire leurs courses, à mettre leur ceinture de sécurité et à ne pas picoler avant de prendre la route : ils vont apprendre que beaucoup de choses qui paraissaient des évidences n'en sont plus.
Ce n'est pas punitif de le dire : c'est un nouvel état du monde, un choix de société, pour mettre en avant ce qui est important pour nous – la culture, l'éducation, la baisse de la violence, les décisions en faveur des personnes handicapées. Il n'est pas important de savoir si on ose ou pas affronter les gens qui ont des jets privés ou ceux qui achètent un SUV électrique de trois tonnes – VinFast a monté un énorme showroom rue du Bac, pour encourager les gens qui ont les moyens à en acheter.
Je me permets de vous interrompre, madame la ministre. Vous avez vous-même dit que vous n'étiez pas là pour parler de ce sur quoi vous n'êtes pas compétente techniquement. Ce qui nous intéresse, c'est d'entendre l'ancienne ministre de l'aménagement du territoire et de l'environnement que vous avez été de 1997 à 2001. Cela débordera forcément sur des considérations générales d'ordre politique mais là, on a largement dévié. Je vous ai posé des questions sur la façon dont vous avez construit vos décisions, entre 1997 et 2001. Vous me répondez sur la société actuelle.
Vous m'avez demandé si le projet de mon parti était d'empêcher le cycle du nucléaire.
Non, vous m'avez dit « maintenant ».
J'ai contextualisé ma question, en l'adressant « à la ministre de l'époque », pour reprendre vos termes.
Je suis désolée, je n'ai pas compris cela. Je vous l'ai dit, je n'occupe plus de responsabilités nationales.
Clairement, ce n'était pas l'objet, puisqu'on avait passé un accord politique avec le Parti socialiste sur les points que j'ai cités. Je me suis battue pour obtenir le respect de la décision sur Superphénix, la réduction des rejets radioactifs, la transparence sur les contrats à La Hague – je ne l'ai pas obtenue. Je l'ai dit, il y a trois points sur lesquels j'ai compris que j'avais toute ma place au gouvernement, que je pouvais m'y faire reconnaître et respecter : la transparence, la sûreté et la radioprotection, à une époque où la question des conditions de travail des sous-traitants du nucléaire était posée.
Nous recueillons les fruits de la réflexion qui a eu lieu à l'époque sur la transparence et la sûreté, comme nous l'avons évoqué lors de l'audition de M. Jospin.
Dans les éléments de l'accord politique obtenus par Les Verts, à l'époque, figurent la fermeture de Superphénix et le moratoire sur le MOX, ce qui n'est pas une décision anecdotique du point de vue de la logique du cycle combustible et de la quantité de déchets produite. C'étaient des éléments centraux de la filière nucléaire…
Je peux assumer cela. Vous me demandez si nous voulions empêcher le cycle. Nous avons pris acte du fait que les PWR étaient là mais pâtissaient de problèmes de fonctionnement que j'ai été amenée à régler sans faire de grandes envolées dans la presse. En revanche, je souhaitais que ce qui semblait relever de la fuite en avant non maîtrisée sur le plan des coûts, des déchets et de la production, ne se développe pas.
Concernant Superphénix, j'ai cité les positions de nos partenaires européens. Je vous remettrai la liste des pannes. Il y avait aussi des interrogations liées à la rhétorique ambiante : était-il censé surgénérer ou sous-générer, produire ou consommer du plutonium ? Il faut reconnaître que l'ambiguïté stratégique était majeure. Cela changeait au fil du temps, parfois d'un article de presse à l'autre, d'un membre du gouvernement à l'autre. Ce ne sont pas des conditions propices à la décision.
Je me suis posé des questions sur le MOX. Pendant longtemps, on a isolé du plutonium à La Hague – malgré le MOX, il y en a 80 tonnes sur étagères, contre 70 tonnes, il y a vingt ans. De matière précieuse pour les militaires, le plutonium est presque devenu un déchet, tant il est abondant. On le remélange pour fabriquer du MOX ; on se complique la vie. On garde le MOX usé pendant des années en piscine, mais après ? J'aime bien savoir ce qui va arriver : l'aval du cycle, le démantèlement, les déchets, tout cela m'intéresse.
Quand je suis arrivée au gouvernement, on m'a parlé de la « loi Bataille » : elle n'était pas du tout appliquée. Ses trois axes consistaient à : dépenser beaucoup d'argent pour permettre la séparation et la transmutation des éléments radioactifs à vie longue – le comité de suivi de la commission nationale d'évaluation (CNE) a montré le peu d'efficacité de ces techniques ; stocker dans les formations géologiques profondes ; et entreposer les déchets en surface. On était censé explorer les possibilités de stockage dans le granit et l'argile, notamment. Cela n'était pas fait à mon arrivée. Je m'y suis employée : avec M. Christian Pierret, au sein du gouvernement, nous avons pris nos responsabilités. Je n'étais pas dans l'idée de tout empêcher mais, devant la fuite en avant, il apparaissait bon de se poser, de réfléchir.
Dans un entretien en 2018, votre conseiller au ministère, M. Bernard Laponche, estimait comme « assez faibles » l'influence des Verts dans le gouvernement et votre propre influence sur ses décisions, en particulier en matière nucléaire – la semaine dernière, le Premier ministre Lionel Jospin a qualifié celle-ci de « très faible, voire nulle ».
M. Bernard Laponche mentionne toutefois que vous avez eu une influence décisive dans le respect de l'accord politique sur deux points : la fermeture de Superphénix et la construction d'un nouvel EPR. Il émet l'idée que vous ayez pu dire au Premier ministre qu'étant opposée à cette construction, vous quitteriez le gouvernement si une telle décision était prise. Pouvez-vous confirmer ce propos et le contexte politique ?
Je peux et je ne peux pas. Au moment où la gauche est redevenue majoritaire au Parlement à la suite de la dissolution, l'EPR n'était abordé que sous l'angle d'un projet de construction au Carnet. Je ne me souviens pas des détails mais, avant la campagne, Lionel Jospin avait dit que s'il était amené un jour à prendre une décision sur un éventuel EPR, ce ne pourrait pas être sur ce site – je ne sais plus pour quelles raisons.
Ensuite, nous discutions une semaine sur deux, soit de sujets techniques, avec nos conseillers, soit de sujets politiques en tête à tête, et peut-être une fois tous les deux mois, de sujets liés à l'énergie. Je me souviens qu'un ministre, sans doute M. Dominique Strauss-Kahn, avait annoncé qu'EDF recommençait à parler d'EPR. J'ai alors dit : « Vous prendrez votre décision mais ce sera sans moi ». C'était sur le ton de conversation, non de la menace ou du chantage – nous n'avions pas ce mode de relation. Je crois M. Lionel Jospin quand il dit qu'EDF n'a pas déposé de dossier.
Cela faisait partie des sujets qui étaient compliqués pour moi. Je n'avais pas d'autorité sur EDF, Cogema – qui ne s'appelait pas encore Orano – ou Framatome. Cela ne pouvait se passer que dans une discussion de gré à gré. Je n'avais pas d'autorité fonctionnelle et je n'avais pas à leur donner d'ordres.
Vous confirmez que vous étiez politiquement opposée à la construction de nouveaux EPR et que si le gouvernement mené par M. Lionel Jospin avait pris une telle décision, vous auriez démissionné ? Le Premier ministre était-il au courant que la décision de construire un nouveau réacteur aurait entraîné votre démission ?
Cela ne devait pas beaucoup gêner ou peiner Lionel Jospin puisqu'il considérait que j'avais une influence très faible dans son gouvernement.
Vous défendiez à l'époque la sortie progressive du nucléaire. À quelle échéance l'imaginiez-vous ? À quelles énergies de remplacement pensiez-vous, au-delà de la sobriété et de l'efficacité énergétiques, qui ne sauraient remplacer la production d'énergie ?
Nous sommes vraiment là au cœur du sujet. Quand nous en discutions, la quasi-totalité de nos interlocuteurs pensaient à un remplacement pratiquement kilowattheure par kilowattheure, usage par usage. Ma façon de raisonner était très différente : il s'agissait d'abord de mener une politique vigoureuse d'économies, de diversification des sources d'énergie, de décentralisation – produire 3 kilowattheures dans une centrale pour n'en acheminer qu'un seul au consommateur ne paraissait pas efficace, d'autres pays ont fait des choix plus décentralisés.
Les alternatives étaient pensées selon les usages. Les nouvelles techniques de chauffage au bois, qui se sont banalisées – à l'époque elles n'étaient pas répandues – paraissaient plus rentables pour produire de la chaleur dans l'habitat isolé que les lignes électriques acheminant des kilowattheures de chauffage électrique à travers le paysage.
Il s'agissait de retenir un bouquet de solutions, dont le contenu en emplois avait été pesé dans les contrats de plan et les besoins en formation, évalués. Le nucléaire est une énergie très capitalistique, avec peu d'emplois par million d'euros investi. Notre idée était de privilégier des modes de production énergétique plus riches en emplois non délocalisables. Évidemment, on a torpillé la filière photovoltaïque et on importe encore quasiment toutes nos éoliennes, donc ce que je dis n'est pas très juste mais c'était ça l'idée, à l'époque. Elle n'a jamais été de remplacer, kilowattheure par kilowattheure, du nucléaire centralisé par une autre énergie centralisée.
Ce que vous dites, c'est que vous appeliez de vos vœux non le remplacement d'une offre énergétique par une autre mais un changement de paradigme : vous vouliez remplacer l'offre énergétique existante par un nouveau modèle décentralisé, avec des sources de production énergétique variées mais qui, en termes de production et de puissance, n'étaient pas calculées au kilowattheure ou au kilowatt près, étant donné la maturité technologique et le stade des réflexions.
D'où la sagesse de notre position. Personne ne demandait que l'on arrête tout le parc nucléaire d'un coup. L'idée était de desserrer progressivement la contrainte au fur et à mesure des progrès techniques, des efforts, y compris de financement et de recherche que l'on devait consentir, pour être prêt quand les premières centrales arriveraient à échéance. À l'époque, leur durée de vie était de quarante ans, on ne pensait pas à cinquante ou soixante ans. Non seulement la production d'une centrale excède de beaucoup ce que l'on peut apporter au consommateur, mais son fonctionnement est extrêmement vorace. En France, on a fait le choix, discutable, d'un système de production d'électricité très centralisé. On a couvert le territoire de lignes à très haute tension, ce qui a des répercussions sur la vitalité des territoires.
Vous affirmiez qu'il fallait desserrer la contrainte du nucléaire en développant de nouvelles sources de production, ce qui, me semble-t-il, sous-entend une forme d'opposition entre le nucléaire et les énergies renouvelables. Quelle réflexion aviez-vous développée concernant la sortie des usages des énergies fossiles ? Pourquoi sembliez-vous donner la priorité au remplacement progressif du nucléaire par de nouvelles énergies, plutôt qu'à la décarbonation ?
Je ne raisonnais pas kilowatt par kilowatt. Par exemple, le chauffage électrique me paraissait désastreux sur le plan social comme sur celui de l'efficacité. Je souhaitais, non pas remplacer l'intégralité des radiateurs électriques par du bois, mais utiliser de façon combinée des constructions passives, mieux isolées, utilisant notamment l'énergie solaire, éventuellement par accumulation de chaleur passive, et l'énergie issue de l'eau, du vent, etc. Nous souhaitions prendre le temps de faire mûrir les technologies – les pompes à chaleur, par exemple, n'étaient pas très efficaces – avant de remplacer l'ensemble du chauffage électrique.
S'agissant des voitures, la solution ne réside pas, à mes yeux, dans leur électrification mais dans la diminution de leur poids et dans le développement des transports collectifs et de formes plus douces de mobilité. C'est une évidence aujourd'hui mais, il y a vingt-cinq ans, cela paraissait pittoresque : pendant la journée sans voiture, les élus étaient tout contents de grimper sur un vélo.
Ces politiques n'ont toutefois jamais été conduites avec la ténacité nécessaire. Je ne dis pas que nous avions des solutions, mais je voulais éviter à tout prix la fuite en avant. Je souhaitais que l'on refasse de la politique, des choix de société, que l'on s'interroge sur nos besoins véritables plutôt que de répondre à toutes les demandes, même insensées, qui nous étaient faites.
Par exemple, on constate que l'on a besoin, à présent, de relocaliser de l'industrie primaire dans notre pays, pour la fabrication de verre, d'acier, de bois… Il nous faut également réimplanter une industrie du médicament et produire des aliments peu transformés. À l'heure actuelle, on laisse d'autres pays, producteurs de charbon, émettre du carbone pour satisfaire nos besoins.
Il me paraît difficile d'exiger de ceux qui ont tenté de tirer la sonnette d'alarme il y a vingt-cinq ans des solutions un quart de siècle après, quand rien n'a été fait depuis. Je note que, d'une certaine façon, vous n'avez pas non plus de solutions, monsieur le rapporteur. Les centrales que l'on entend construire aujourd'hui, par une législation d'exception, seraient mises en service vers 2035-2037. La question est de savoir ce que l'on fait en attendant. Est-on certain de pouvoir s'en sortir en prolongeant les centrales actuelles, et à quelles conditions de sécurité ? Il faut se demander ce que l'on fait de notre richesse nationale et ce qui est prioritaire à nos yeux.
Je ne sais pas à quoi vous faisiez allusion en évoquant l'absence de solutions mais je me permets de vous rappeler que je suis ici en qualité de rapporteur d'une commission d'enquête et non de représentant d'une majorité.
S'agissant de Superphénix, vous avez dit tout à l'heure : « Je me suis demandée ce qu'il se passerait en cas de fuite de sodium. J'ai demandé ce qui était prévu. On m'a répondu : rien. » Vous confirmez ?
Lorsque nous avons pris la décision d'arrêter Superphénix, les « députés nucléaires » – issus des circonscriptions abritant une centrale ou proches, par leur métier, des préoccupations du secteur – traînaient des pieds. Or, je souhaitais que l'on rende impossible tout retour en arrière. Certains ont demandé qu'on laisse brûler le cœur. On m'a dit ensuite qu'on ne savait pas décharger le sodium, que cela n'avait pas été prévu ; il a fallu attendre plusieurs années avant que je puisse présenter au gouvernement une méthode pour ce faire.
Je faisais référence à un autre propos que vous avez tenu tout à l'heure, qui semblait signifier que rien n'avait été prévu, dans le cadre du fonctionnement de Superphénix, en cas de fuite – je ne parle pas du démantèlement. Confirmez-vous que vous avez demandé si un dispositif de sûreté était prévu en cas de fuite de sodium et que l'on vous a répondu que rien de tel n'existait ?
Oui. Je me souviens même de la personne à qui j'ai posé la question – il s'agit de quelqu'un que vous avez auditionné.
Avez-vous plaidé pour que le Parlement soit consulté sur la décision d'arrêter Superphénix ?
Non, je ne me souviens pas l'avoir fait. Les accords entre les Verts et le Parti socialiste prévoyaient une loi sur les questions énergétiques en 2005. Je ne me souviens pas que la question ait été posée.
Cela ne vous paraissait pas problématique que le Parlement ne soit pas consulté sur une décision de cette nature ?
Non, dans la mesure où il n'avait pas été consulté sur la création de l'équipement et des centrales, mais, rétrospectivement, j'y vois un problème démocratique.
Si, au moment d'instruire le dossier Superphénix, la centrale n'avait pas connu d'arrêt de fonctionnement important, auriez-vous soutenu le principe d'une surgénération, autrement dit de l'emploi d'un démonstrateur capable de brûler les déchets nucléaires ?
Je ne me suis pas posé la question car la centrale ne fonctionnait pas. J'ai sollicité des opinions variées – y compris celles de personnes ouvertement pronucléaires, comme M. Yannick d'Escatha ou M. René Pellat – afin d'être certaine de ne pas prendre de mauvaise décision, mais je n'ai pas souvenir d'avoir discuté de cela avec eux. Je ne me souviens pas davantage que certains des grands dirigeants du secteur nucléaire m'aient opposé un plaidoyer en faveur de la poursuite de l'exploitation. À l'époque, ils étaient tous en proie au doute. Plusieurs nous ont dit que tout ce que l'on faisait avec Superphénix pouvait être effectué avec Phénix, qui venait de bénéficier de travaux importants de modernisation. Phénix avait d'ailleurs refonctionné de 1990 à 1994, si je ne me trompe, notamment pour explorer la piste de la transmutation. Beaucoup d'entre eux étaient conscients que le saut de puissance entre Phénix et Superphénix était trop élevé, et que cela expliquait de nombreux problèmes.
Au cours de la période où vous avez exercé vos responsabilités, considérez-vous que l'on a une seule fois privilégié la production sur la sûreté ?
Non. J'ai demandé une fois l'arbitrage du Premier ministre sur la centrale de Belleville- sur-Loire, dont l'enceinte souffrait de porosité. J'aurais hurlé à la mort si j'avais eu le sentiment qu'en cas d'incident, les rejets nucléaires auraient pu être plus importants, mais nous étions, en quelque sorte, dans une zone grise. Les dossiers sur lesquels notre fragilité m'est apparue le plus fortement étaient La Hague – compte tenu des rejets dans l'anse des Moulinets et de l'absence de transparence – et les sites militaires. Pour ceux-ci, j'ai demandé un inventaire des déchets radioactifs en fonction de leur catégorie (A, B et C), ce qui n'avait jamais été fait. On me présente un inventaire, centrale par centrale. On me dit que les déchets de haute activité et à vie longue ne sont pas présents en grande quantité mais pourraient être ultérieurement stockés dans des couches géologiques profondes. J'en discute avec nos homologues allemands, qui ont, par le passé, soutenu cette solution, contrairement aux écologistes français. Je m'aperçois qu'il existe de grandes quantités de déchets à faible activité, comme à Soulaines. Surtout, quelqu'un me dit que le site de Marcoule est très préoccupant, car il abrite – sans que l'on connaisse exactement le détail – un volume énorme de déchets de catégorie B, issus du secteur militaire. J'ai eu, à cet instant, le sentiment que l'on mettait en péril la sûreté, mais ce n'était pas dans le cadre d'un arbitrage avec la production.
Mme Corinne Lepage a déclaré qu'elle était plus inquiète pour la sûreté aujourd'hui qu'il y a vingt-cinq ans. Partagez-vous ce constat ?
Oui, même si je dois admettre que j'ai beaucoup moins suivi ces dossiers au cours des dernières années compte tenu de mon engagement dans le secteur de la santé. La corrosion sous contrainte est un problème sérieux, d'autant qu'il est générique et non pas lié à un défaut d'entretien. La perspective de l'allongement de la durée de vie des centrales, jusqu'à cinquante, voire soixante ans, me préoccupe, à l'instar de l'ASN.
Votre objectif, à l'époque, n'était pas la décarbonation mais la baisse des émissions des gaz à effet de serre. À cet égard, j'ai comparé les résultats de la politique allemande de développement massif des énergies renouvelables intermittentes et ceux de notre programme électronucléaire. Le programme Messmer a permis à la France de faire passer la part des énergies fossiles dans le mix électrique de 65 à 10 % en l'espace de seulement douze ans, soit entre 1976 et 1988. Le développement des énergies renouvelables, quant à lui, a entraîné une baisse de seulement 2 à 3 points de la part des énergies fossiles depuis 2008. Le programme nucléaire français a également permis de multiplier par quatre la quantité d'électricité produite. Il s'est traduit par une diminution considérable des émissions de gaz à effet de serre, qui n'a été égalée par aucune autre économie industrielle.
Vous dites que rien n'a été fait en Allemagne. Je dirais qu'au contraire, beaucoup y a été fait, puisque 500 milliards d'euros ont été consacrés au programme de transition énergétique « Energiewende ». Toutefois, le mix électrique allemand produit toujours entre cinq et six fois plus de dioxyde de carbone que le modèle français. Le programme nucléaire français a donc permis d'obtenir les résultats que vous espériez en arrivant au pouvoir ; le modèle allemand a eu des effets bien moindres en termes de baisse des émissions de gaz à effet de serre.
De même, ni le système allemand, ni, par exemple, celui du Danemark ou de l'Espagne n'ont permis de réduire la pollution atmosphérique dans le même ordre de grandeur que le programme Messmer.
Les chiffres de l'Agence internationale de l'énergie (AIE) pour 2018 montrent que, pour produire un térawattheure d'électricité solaire, il faut 16 millions de tonnes de matériaux lorsqu'il est issu de l'énergie solaire, 8 millions de tonnes lorsqu'il est issu de l'éolien et une tonne lorsqu'il émane de l'énergie nucléaire. Comment perceviez-vous à l'époque le fait que le modèle des énergies renouvelables intermittentes nécessite autant de matériaux et comment estimiez-vous possible de le généraliser au monde entier ?
À la lecture de l'interview que vous aviez donnée à Libération, je constate qu'en effet, vous n'avez pas défendu le charbon pour les économies occidentales. Toutefois, vous avez dit que l'on pouvait remplacer le nucléaire par du cycle combiné gaz, ce qui soulève le problème des émissions de gaz à effet de serre.
Par ailleurs, vous avez affirmé, à l'époque, que ni le stockage ni l'intermittence n'étaient un problème. En vertu de la théorie du foisonnement, il y a une forme de constance de l'énergie éolienne, la production d'une zone climatique compensant l'excès ou le déficit de production dans une autre zone climatique. Cela se vérifie en partie, sauf dans les périodes de très grand froid ou de très forte chaleur. Dans ces conditions, comment fait-on, la nuit, pour avoir de l'électricité, lorsqu'il n'y a pas de vent ? Quelle réponse apportiez-vous à cette question lorsque vous étiez au gouvernement ? Les pays qui ont mené cette politique à grande échelle, comme l'Allemagne ou le Danemark, n'ont pas démontré son efficacité.
Vous avez affirmé qu'il existait une rente nucléaire, tout en contestant sa rentabilité, ce qui me paraît contradictoire.
Vous avez également rappelé qu'on ne pouvait pas assurer les activités nucléaires. Toutefois, on ne peut pas davantage assurer les centrales à charbon, à gaz ou fonctionnant à partir d'autres énergies fossiles contre les dommages qu'elles portent à la santé : le risque est entièrement à la charge de la société, et cela se fait d'une manière bien plus pernicieuse que pour le nucléaire.
Vous avez indiqué avoir proposé, avec M. Gayssot, un programme d'investissement massif dans les transports collectifs, notamment urbains. Pourtant, les problèmes de transport collectif se sont aggravés dans toutes les métropoles françaises depuis les années 1990. Le métro a connu une très forte dégradation du service. Quant aux habitants des communes rurales du Jura, département dont vous étiez l'élue, je ne pense pas qu'ils disposent d'une véritable solution de transport collectif.
Vous avez raison au sujet du secteur fluvial mais la situation du ferroutage s'est dégradée.
Vous dites qu'il faut relocaliser l'industrie, mais une des raisons principales qui explique que nos systèmes électriques aient tenu dans les années 2000 et 2010 tient à la forte désindustrialisation de l'économie française. Si nous avions gardé une part de 20 % de l'industrie dans le PIB, le système électrique ne pourrait pas subvenir actuellement à nos besoins. Dans ces conditions, comment peut-on remplacer les voitures thermiques par des modèles électriques ou hybrides, même plus légers, tout en relocalisant l'industrie primaire ? Comment y parviendrait-on avec de l'énergie intermittente ?
Vous avez affirmé à plusieurs reprises que l'on avait torpillé la filière photovoltaïque. Pouvez-vous préciser vos propos ? Pensez-vous à l'Union européenne ? Je ne vois pas de quelle filière vous voulez parler. Il en va de même pour l'éolien, en faveur duquel nous avons dépensé beaucoup d'argent sans créer de filière.
Enfin, vos propos sur Superphénix m'étonnent car le CEA développe depuis les années 1970 des recherches très performantes sur les moyens de faire face aux incendies consécutifs à des fuites de sodium. Ces solutions étaient parfaitement opérationnelles dans les années 1990. Par ailleurs, si cela n'avait pas fonctionné, on aurait pu faire de la surgénération au plomb.
Quelle solution proposez-vous pour les déchets nucléaires existants ? Si on ne pratique ni la surgénération, ni l'enfouissement, que fait-on ? Les écologistes de gauche n'apportent pas de réponse à cette question.
On ne peut pas parler d'échec en matière d'énergies renouvelables puisque, en comparaison du nucléaire, les dépenses que l'on a engagées dans ce domaine ne représentent quasiment rien. Pour savoir ce que cela aurait donné, il aurait fallu déployer des énergies renouvelables plus ou moins intermittentes à partir de 1973, en supprimant le prix unique du kilowattheure, qui a ôté toute perspective de rentabilité aux solutions alternatives de production pendant des années. Or on n'a rien fait pendant vingt-cinq ans.
Pour ce qui est des transports, mon ministère ne finançait pas directement la SNCF et le transport ferroviaire, ni les transports publics et les grandes collectivités. En revanche, avec Jean-Claude Gayssot, nous avons inscrit des dispositions dans les contrats de plan en matière d'équipement et d'aménagement qui n'ont pas été suivies d'effet. Je vous rappelle que l'alternance a eu lieu en 2002. Je ne suis pas responsable de ce qui s'est passé ensuite.
Nous sommes toujours caricaturaux à l'égard de ce que font les Allemands. Je n'oublie pas que l'Allemagne part de beaucoup plus loin que la France. Elle recourt majoritairement au charbon et au gaz russe ; après la réunification, elle a dû moderniser entièrement un système de production très arriéré, ce qui a freiné ses efforts.
Un article du Monde, paru il y a trois jours, montre que, pour la première fois, les énergies renouvelables arrivent en tête des sources de production électrique de l'Union européenne : elles représentent 22,28 % du mix énergétique européen et dépassent ainsi, de manière inédite, le nucléaire, qui totalise 21,92 % de l'ensemble, ainsi que le gaz (19,91 %), le charbon (15,99 %) et l'hydraulique (10,12 %). L'Allemagne a dû accomplir des efforts particulièrement intenses puisqu'elle importait encore 60 % de son gaz avant la guerre en Ukraine. Le mix électrique ne représente qu'une petite partie des consommations. Le problème principal pour les Allemands est lié aux importantes émissions du secteur des transports. Je vous invite à lire cet article qui montre que les énergies renouvelables sont loin d'être marginales dans le mix européen. D'ailleurs, tous les pays européens respectent leurs engagements en matière de montée en puissance des énergies renouvelables, sauf la France.
Je n'ai certainement pas proposé de remplacer le nucléaire par du cycle combiné gaz, mais par « tout un bouquet de solutions », dont celle-là. Il y a quelques jours, on m'a accusée d'avoir encouragé le charbon, maintenant c'est le cycle combiné gaz. Je n'ai pas envie de polémiquer : lisez l'article de quatre pages où j'avance plusieurs solutions, qui doivent être utilisées concomitamment.
J'ai dû m'exprimer avec maladresse tout à l'heure sur la rente nucléaire : je voulais simplement dire que l'on avait choisi d'encourager des usages non prioritaires de l'énergie et de vendre le kilowattheure issu du nucléaire à un prix très bas, sans constituer de réserves permettant de financer les déchets, le démantèlement et la suite. Dans une entreprise, on prévoit, au moment de lancer un nouvel équipement, les investissements qui seront nécessaires pour l'étape suivante, mais nous ne l'avons pas fait. Nous avons vendu notre kilowattheure nucléaire à un prix politique, artificiellement bas.
Je constate comme vous que rien n'a été fait depuis vingt ans en matière de transports publics et de ferroutage, mais le programme national de lutte contre le changement climatique était riche, tout comme l'était la loi d'orientation pour l'aménagement et le développement durable du territoire. Je regrette que l'on n'ait pas poursuivi ces efforts.
Il est amusant de demander à ceux qui proposaient de ne pas produire de déchets nucléaires ce qu'ils feraient pour les gérer. Néanmoins, un gouvernement totalement écologiste serait confronté à ce problème, donc je vais vous répondre. Les quantités de déchets nucléaires à traiter sont énormes. L'entreposage en subsurface est la solution la plus réversible si l'on trouve des techniques permettant de séparer et de retraiter plus efficacement. Orano vend des conteneurs aux États-Unis pour le stockage en subsurface qu'il ne propose pas en France. Le MOX n'est pas une bonne solution car il complique le traitement des déchets – j'ai évoqué le refroidissement en piscine tout à l'heure. Je crois comprendre qu'il n'est pas prévu de recycler ou de retraiter les combustibles MOX usagés, qui comportent beaucoup de plutonium, qu'il est complexe et cher de conteneuriser ; on le fait voyager à travers la France, de La Hague à Marcoule et de Marcoule au Japon. Par ailleurs, le temps de refroidissement est de l'ordre de trois siècles : si on regarde en arrière, cela nous ramène à Louis XV. Sommes-nous sûrs de la stabilité des sociétés humaines ?
Quand j'ai évoqué le torpillage de la filière photovoltaïque, je faisais allusion au fait qu'elle n'a pas été soutenue quand elle s'est trouvée en difficulté, contrairement à d'autres industries comme l'industrie navale. Nous avons donc accepté que tous nos panneaux soient produits en Chine.
Iter est un consortium international, financé pour moitié par l'Union européenne et par d'autres pays comme la Chine. On se félicite d'avoir provoqué une relation de fusion sur une ou deux molécules sans consommer plus d'énergie qu'on en a produit, mais il ne s'agit que d'une molécule dans un très petit espace. On n'intègre jamais le coût de construction de cet équipement de 440 000 tonnes de béton et d'acier. Il ne faudra pas oublier d'intégrer ces 440 000 tonnes au bilan énergétique du monstre, alors que la perspective de procéder à des premières expériences de fusion se situe à l'horizon 2070. Où en serons-nous en 2070 ? Il y a des programmes de recherche plus urgents que ce projet pharaonique et délirant, qui consommera énormément de ressources rares – le quart des ressources planétaires de niobium, par exemple.
La directive européenne relative à la promotion de l'utilisation de l'énergie produite à partir de sources renouvelables date de 2001.
Je n'en ai pas entendu parler. J'ai quitté le gouvernement en juillet 2001. Je me suis beaucoup investie dans la présidence française de l'Union européenne et je suis certaine que le projet de directive n'a pas été discuté au sein du conseil « environnement », sans doute était-il à l'ordre du jour du conseil « énergie ».
Dans les discussions au sein des instances européennes, avez-vous eu à défendre les intérêts français, notamment dans le domaine nucléaire ? Comment avez-vous abordé cette facette de votre poste ?
J'aurais été frustrée que cette question ne soit pas abordée.
J'ai été amenée à défendre les positions de la France dans de multiples sommets internationaux, d'autant que notre pays a exercé la présidence de l'Union européenne durant mon passage au gouvernement. Nous avons en outre négocié le protocole de Kyoto et celui de Carthagène sur la prévention des risques biotechnologiques relatif à la Convention sur la diversité biologique.
J'ai été mise en cause de manière très agressive à partir d'un extrait tronqué d'un documentaire d'Arte consacré aux négociations internationales sur le climat. Le film Nucléaire : une énergie qui dérange a été produit par une association, Documentaire et vérité, qui est pronucléaire et antiéolienne : il comporte un extrait tronqué d'un documentaire produit par M. Daniel Leconte pour Arte, qui donne à penser que j'aurais trahi mon pays et saboté la filière nucléaire. Des journalistes à la déontologie incertaine – je pourrais être plus grossière si cela était nécessaire –, des sites d'extrême droite et des responsables politiques imprudents ont repris cette position sans prendre le temps de vérifier les faits. Il ne s'agit pas de positions argumentées et échangées dans le cadre d'un débat politique mais de faits alternatifs montés pour tromper. Le producteur du film affirme d'ailleurs que le montage est mensonger. Je passe sur les commentaires injurieux qui semblent devenus une routine sur certains sites et réseaux asociaux, moins sur les menaces de mort que cela m'a valu.
C'est me faire beaucoup d'honneur et me prêter un grand pouvoir que d'imaginer que j'aurais pu, seule contre tout l'appareil d'État, de grandes entreprises et des intérêts puissants, prendre une décision susceptible de miner une filière stratégique. C'est également prendre tous ceux qui nous ont succédé pour des imbéciles incapables de revenir sur une décision désastreuse. Or personne n'y a ultérieurement trouvé à redire. Pourquoi ? Parce que la réunion bruxelloise à laquelle il est fait allusion ne concernait ni les choix énergétiques de l'Union européenne, ni la taxonomie des énergies, contrairement à ce que dit une journaliste, ni leur financement, mais la liste des technologies qui pourraient être utilisées dans le cadre du mécanisme de développement propre. On aurait pu le comprendre si la phrase qui explique ce dont il est question n'avait pas été coupée au montage.
Le mécanisme de développement propre est l'un des trois mécanismes de Kyoto et le seul dédié aux pays en voie de développement. Il prévoyait que les pays riches gros émetteurs de carbone pourraient comptabiliser, au titre de leurs propres efforts, les réductions d'émissions qu'ils financeraient dans les pays du Sud. L'idée que l'on puisse financer du nucléaire dans des pays pauvres, ne disposant ni des outils et services permettant d'assurer la sécurité des installations, ni d'un réseau de distribution d'électricité centralisé, ni des ressources assurant l'aval du cycle, sans oublier le risque de prolifération s'agissant d'États à la stabilité incertaine, était particulièrement saugrenue. Il est probable qu'aucun responsable d'une entreprise du secteur nucléaire n'ait jamais envisagé de vendre ou de financer une centrale en Sierra Leone ou en Afghanistan. L'insistance à inscrire le nucléaire dans la liste relevait davantage d'une diplomatie d'influence dans laquelle il s'agissait d'utiliser tous les canaux pour avancer ses pions et ne céder sur rien, y compris sur le symbolique ou l'accessoire.
J'ai raconté cette anecdote à Arte pour illustrer les contraintes d'une négociation multilatérale dans laquelle l'Union européenne jouait un rôle moteur – elle a considérablement perdu de son leadership depuis. J'étais pour ma part comptable, en tant que membre du gouvernement du pays exerçant la présidence de l'Union, de la cohésion européenne. Dresser un parallèle, comme l'ont fait quelques populistes, avec la situation énergétique générée par l'indisponibilité du parc nucléaire et la guerre en Ukraine est grossier, d'abord parce que la décision aurait été dénoncée si elle avait été jugée contraire aux intérêts de la France, ensuite parce que de nombreux gouvernements se sont succédé depuis, qu'ils comptaient pour certains d'entre eux des ministres de l'énergie puissants et que ces derniers auraient évidemment pu remettre cette question sur la table.
Vous avez évoqué le lobby du nucléaire, notamment les députés qui relaient ses positions, et l'absence de transparence dans les débats sur le nucléaire. Vous nous avez dit que vous-même, en tant que ministre, n'étiez pas destinataire de tous les éléments d'information dans ce domaine. Je suis députée depuis peu de temps et, depuis que je participe à cette commission d'enquête, j'éprouve la violence du lobby nucléaire – j'ai même reçu des courriers anonymes intitulés, je m'excuse pour la grossièreté, « Juju la connasse ». Avez-vous également reçu ce genre de menaces pendant que vous étiez ministre ?
Il me semble que l'ASN a été créée lors du passage de M. Lionel Jospin à Matignon. Y a-t-il eu des facteurs qui ont rendu opportune ou nécessaire l'installation de l'ASN à ce moment-là ? Quel était l'objectif ? Accroître la transparence ? Sécuriser l'action et la responsabilité du gouvernement, qui ne contrôlait totalement ni EDF ni le fonctionnement des centrales ? Le directeur de l'ASN a partagé avec nous sa crainte de se trouver dans une situation où il devrait choisir entre la sécurité d'approvisionnement électrique de la France et la sûreté des installations produisant l'électricité. Il a également évoqué lors de son audition la situation de La Hague et l'absence de résolution du problème des déchets.
Les forces de gauche et écologistes ont lutté, dans mon département mais avant que je ne m'y installe, contre l'implantation d'une centrale nucléaire au Pellerin, projet qu'a abandonné M. Pierre Mauroy en 1983. La volonté de construire une centrale au Carnet a également rencontré une forte opposition : EDF est revenue sur ses plans car le contre-choc pétrolier de 1986 a diminué la rentabilité de la production d'électricité. En 1996, 327 avis défavorables se sont exprimés dans une enquête publique contre seulement 7 avis favorables. M. Juppé a pourtant autorisé le lancement des travaux de construction de la centrale. Le tribunal administratif a jugé les mesures compensatoires insuffisantes, la centrale devant se situer dans une zone humide – ces zones sont nombreuses en Loire-Atlantique, n'y voyez aucune référence à un autre projet d'aménagement du territoire. Le 17 septembre 1997, le Premier ministre a renoncé à ce projet, alors que vous étiez ministre. Vous souvenez-vous de ce dossier ?
Si on n'a pas envie d'être traduit en justice pour diffamation, on fait attention à ce que l'on dit sur le poids, les méthodes et les relais du lobby nucléaire. Les ingénieurs du secteur, issus en général du corps des mines, occupent au cours de leur carrière des postes de responsabilité au ministère de l'économie, des finances et de l'industrie ainsi que dans les grandes entreprises publiques ou privées du secteur. C'est inévitable mais il faut beaucoup de déontologie et de rigueur personnelle pour ne pas mélanger les genres. Il me semble que nous avançons dans ce domaine et que nous cherchons plus que par le passé à éviter les conflits d'intérêts.
Le lobby nucléaire n'est pas homogène : vous avez auditionné de hauts dirigeants de la filière qui ont eu la responsabilité d'organiser la production et qui ont parfois perdu de vue les dimensions sociétales de leur travail, à une époque où les liens entre le nucléaire militaire et le nucléaire civil étaient étroits et la culture de la transparence et du débat public, plus faible. J'habite à 60 kilomètres de l'usine de Valduc que j'ai demandé à visiter, mais on m'a répondu qu'il n'y avait rien à voir. La culture du secret était bien plus prégnante à l'époque. Après avoir visité le porte-avions Charles-de-Gaulle, je n'ai pourtant pas fait de conférence de presse pour révéler des informations qui auraient pu menacer la sécurité de la France : on est responsable quand on est ministre.
Je ne pense pas que vous soyez insultée ou menacée de mort par des gens du lobby nucléaire. Pendant la polémique sur le mécanisme de développement propre dont nous venons de parler, certains commentaires sur internet étaient grossièrement insultants, sexistes, violents et menaçants – « Il faut rétablir la peine de mort pour cette ordure, nous savons où elle habite ». De tels messages sont préoccupants, mais le lobby du nucléaire emploie d'autres moyens d'action, comme l'évitement – passer sous le boisseau certains problèmes – ou la recherche d'alliances, en s'adressant directement à d'autres ministres ou au Premier ministre. Il est agaçant d'apprendre qu'un problème donc vous avez la charge a été réglé dans votre dos à un autre niveau.
Les « députés du nucléaire » auxquels j'ai fait allusion tout à l'heure ne sont pas tous soumis aux puissances de l'argent et à la corruption – cela arrive néanmoins et j'ai deux exemples en tête de députés et également d'un ministre de l'industrie, qui, après un échec électoral, a créé son entreprise de communication et a travaillé avec EDF et Cogema à la promotion de l'EPR en dehors de la France, en prétendant qu'il remplissait son devoir déontologique car il ne plaidait pas pour l'EPR en France : revenu au gouvernement, serait-il indépendant de ses liens d'affaires ? Bien sûr que non ! Je me souviens de députés de l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques (Opecst) qui étaient partis quinze jours visiter les sites américains de stockage nucléaire du Nevada, après une escale à New York et une autre à Chicago : c'était une belle promenade organisée par le lobby.
Ce n'est pas pendant la législature de la gauche plurielle que l'ASN a été instituée, mais le débat a commencé dans ces années. Deux options très différentes se faisaient face : certains militaient pour que la sûreté nucléaire ne dépende plus du gouvernement – les grandes entreprises voulaient décider avec l'autorité de sûreté sans subir de pression gouvernementale, notamment celle du ministre chargé de l'environnement qui leur demandait des comptes –, quand d'autres, dont j'étais, étaient soucieux de conserver des moyens au sein de l'État tout en coupant le cordon ombilical avec les entreprises. Nous ne sommes pas parvenus à nous mettre d'accord. Nous aspirions en revanche à créer une autorité de sûreté qui aurait à connaître de l'ensemble des sujets ; les questions de radioprotection, de sûreté et de transparence ne sont pas de nature différente, elles consistent toutes à répondre aux attentes de la société avec le plus haut niveau d'exigence. Il a fallu plusieurs années pour trouver le compromis actuel, qui n'est pas mauvais : nombreux sont ceux qui soulignent les progrès accomplis en matière de sûreté, mais l'arbitrage entre celle-ci et la production constitue l'une des questions préoccupantes de la période qui vient.
J'ai répondu au rapporteur, qui m'interrogeait sur les projets de centrale nucléaire du Pellerin et du Carnet, que je n'avais jamais exercé le moindre chantage sur M. Lionel Jospin à propos de la construction d'un nouvel EPR, mais que j'avais été associée à la décision d'abandonner l'idée d'implanter une centrale sur le site du Carnet au tout début de la législature – ce dossier ne figurait pas dans l'accord entre les Verts et le Parti socialiste.
Vous ne m'avez pas complètement répondu sur l'action du lobby des grandes entreprises de la filière du nucléaire pour empêcher la tenue d'un débat technique et argumenté sur la place du nucléaire en France ; la véhémence de ce lobby, sur internet et dans des courriers, donne l'impression que l'on cherche à faire taire toute opinion argumentée dissidente. On connaît le système de pantouflage et le poids des députés pronucléaires se fait toujours sentir : Mme Maud Bregeon vient d'être désignée rapporteure du projet de loi sur le nucléaire, elle qui a travaillé dans cette filière et dont la carrière a été examinée par le déontologue de l'Assemblée. Même si Mme Bregeon s'imposera sûrement une certaine rigueur que je ne commenterai pas, une telle nomination pose une question démocratique. Est-il possible de mener actuellement un vrai débat et d'échanger des arguments rationnels sur notre avenir énergétique ?
Cela n'a jamais été simple d'avoir un tel débat. Quand j'étais au gouvernement, j'avais parfois l'impression que, dans le regard de certains, le fait d'être antinucléaire nuisait à la crédibilité de mes propos. Si vous êtes contre le nucléaire, vous êtes immédiatement suspecté : soit vous êtes lié à des intérêts étrangers, soit vous avez peur, soit vous êtes inintelligent ou inculte, alors qu'être un pronucléaire enthousiaste ne pose aucun problème. Cette situation, qui a pris des formes différentes dans le temps, est agaçante.
En 2001, plusieurs députés ont déposé une proposition de résolution tendant à créer une commission d'enquête relative à l'existence et au stockage de déchets nucléaires non retraitables à l'usine de La Hague, en violation de la loi du 30 décembre 1991 – la « loi Bataille », qui interdit la conservation de déchets étrangers au-delà des délais de retraitement –, et sur les responsabilités de la Cogema en la matière. Or il y avait en France d'importantes quantités de déchets allemands, qui ont par la suite été renvoyés. La demande de commission d'enquête a été rejetée ; le président de la commission de la production et des échanges – devenue la commission des affaires économiques – avait estimé, avant le vote, que le nucléaire était indispensable à la couverture des besoins énergétiques actuels et futurs de l'humanité et que la proposition des parlementaires tendait « de manière contournée et inavouée » à remettre en cause le fondement même de l'énergie nucléaire dont il est « irresponsable » d'envisager de se passer. On est là dans la foi, pas dans l'argumentation. Il y avait à l'époque une opinion critique du nucléaire, que j'ai pu exprimer lors de mon passage au gouvernement. Je n'y ai pas renié mes convictions, Lionel Jospin vous l'a dit, mais je n'ai pas gagné les arbitrages. Néanmoins, perdre, ce n'est pas s'incliner, c'est refuser de se battre. J'ai d'ailleurs remporté quelques succès sur la transparence, la sûreté, la radioprotection et la qualité du dialogue avec les entreprises – j'ai conservé des relations avec plusieurs grands dirigeants du secteur nucléaire, qui ne diraient pas de mal de moi.
Je vous remercie, madame Voynet. Je suis élu d'une circonscription qui comptait encore deux réacteurs en activité il y a trois ans, et j'assure la présidence de la commission locale d'information et de surveillance (Clis) de l'installation nucléaire de base (INB) de Fessenheim. À l'issue de ma dernière visite du site, destinée à observer le système de décontamination du circuit primaire, dont la mise en application technique est inédite en France, la directrice de la centrale m'a offert – nous étions à l'approche de Noël – une tarte de Linz : je la déclarerai au déontologue pour m'assurer que le lobby nucléaire n'a pas cherché à me corrompre.
Je vous remercie pour ces trois heures d'audition : la commission d'enquête peut s'honorer du temps qu'elle laisse à chaque personne auditionnée pour exprimer son point de vue, quel qu'il soit, et éclairer l'histoire de la stratégie énergétique de notre pays dans les dernières décennies.
La séance s'achève à 23 heures 30.
Membres présents ou excusés
Présents. – M. Antoine Armand, Mme Julie Laernoes, M. Raphaël Schellenberger, M. Jean-Philippe Tanguy.
Excusée. – Mme Valérie Rabault.