J'aborde cette audition en ayant à l'esprit quelques interrogations : quel est l'objet réel de la commission d'enquête ? S'agit-il d'éclairer les choix du Gouvernement et du Parlement, alors que la France peine à respecter ses engagements en matière de lutte contre l'effet de serre et le changement climatique, dans un contexte marqué par de fortes tensions sur le marché de l'énergie, liées en particulier à la guerre en Ukraine ?
Il semble que cette première hypothèse soit une fausse piste puisqu'à l'heure où vous rendrez votre rapport, les grands choix auront été faits. La loi relative à l'accélération de la production d'énergies renouvelables a été votée définitivement le 31 janvier. Le projet de loi relatif à l'accélération des procédures liées à la construction de nouvelles centrales nucléaires à proximité des sites existants, adopté par le Sénat en première lecture, vous aura été soumis. Par ailleurs, un conseil de politique nucléaire – dont la composition et le statut ne sont pas définis – vient de se tenir, ce qui laisse à penser que les décisions seront prises, pour partie, en dehors du Parlement. Dans le même temps, le débat public sur le nucléaire animé par la CNDP (Commission nationale du débat public) est toujours en cours, alors que les décisions qui engagent notre pays pour des décennies sont déjà prises – les associations ont d'ailleurs claqué la porte il y a quelques jours.
S'agit-il, deuxième hypothèse, d'établir les responsabilités des uns et des autres dans les choix énergétiques de notre pays, ou même de désigner des boucs émissaires ? Il est vrai que des décisions discutables ont été prises par le passé. Je pense, par exemple, à la frénésie d'acquisitions externes d'EDF, qui a amputé sa marge de manœuvre pour l'entretien et la maintenance, ou au retard dans la mise en œuvre des programmes visant à renforcer l'efficacité énergétique et l'économie d'énergie dans le bâtiment, le tertiaire, les transports, etc.
Entendez-vous remonter aux chocs pétroliers de 1973-1974 ou, comme le suggère la résolution portant création de la commission d'enquête, vous concentrer sur les dix dernières années ?
Je répondrai à vos questions en ayant deux préoccupations à l'esprit. La première est la dévalorisation du politique par rapport à la technique, laquelle est rarement contestée dans ses fondements, comme si les choix techniques n'étaient pas dictés par des considérations politiques. Pour ma part, je me positionne comme une politique.
La deuxième a trait aux préventions manifestées contre les antinucléaires, forcément suspects de peur irrationnelle, d'ignorance, d'inconséquence, voire de pulsions antipatriotiques, alors que l'enthousiasme pronucléaire, les relations incestueuses entre les entreprises du secteur et les services de l'État, les moyens et méthodes des lobbyistes ne sont jamais questionnés.
Je précise que je n'ai plus occupé de responsabilités politiques nationales après 2011, date à laquelle j'ai quitté le Sénat. J'ai ensuite exercé des mandats locaux avant de m'investir dans le champ des affaires sociales et de la santé. J'ai pris ma retraite il y a un an.
Vous me demandez quel regard je porte sur l'évolution de la situation énergétique de la France depuis trente ans, et je note que vous avez auditionné Mme Corinne Lepage, qui a été ministre de l'environnement avant moi, entre 1995 et 1997. Je rappelle toutefois que les décisions les plus lourdes ont été prises vingt-cinq ans auparavant, lors des chocs pétroliers. « On n'a pas de pétrole mais on a des idées », disait-on alors ; on se proposait aussi de « chasser le gaspi » sous l'impulsion de l'Agence pour les économies d'énergie. Surtout, on a massivement investi dans l'énergie nucléaire. M. Marcel Boiteux, alors directeur général d'EDF, raconte dans ses mémoires qu'un samedi matin de décembre 1973, on lui a demandé d'indiquer avant midi au gouvernement le nombre de tranches nucléaires dont EDF a besoin et la quantité qu'elle peut construire. « À midi, je rappelais Couture [le secrétaire général à l'énergie] : pas plus de six ou sept tranches par an. Deux tranches étaient prévues pour 1974 et il était clair qu'on en engagerait une troisième. Nous nous dîmes […] que Jean Couture se préparait à faire un peu de forcing et aller demander six ou sept tranches pour qu'on aille au moins à quatre ou cinq, quatre sans doute. »
On connaît la suite : le plan Messmer charge EDF d'engager la construction de 13 000 mégawatts entre 1972 et 1977 puis de six à sept tranches par an ensuite. Pierre Messmer, ministre des armées de 1960 à 1969, crée la force de frappe nucléaire voulue par le général de Gaulle, avant de devenir Premier ministre de 1972 à 1974. Son plan est adopté alors que Georges Pompidou est très malade et délègue de plus en plus ses responsabilités – il meurt quelques jours plus tard. Le choix se porte alors, en rupture avec les décisions antérieures du général de Gaulle, sur la construction de centrales PWR (réacteurs à eau pressurisée) standardisées de 900 mégawatts à l'uranium enrichi sous licence américaine Schneider Westinghouse.
On accomplit des prouesses industrielles en matière de construction, on recrute, on forme ingénieurs et techniciens, mais on n'a qu'une lointaine idée de la suite, notamment de l'aval du cycle et du démantèlement. Quant au risque, nucléaire mais aussi économique et financier, il est constamment minimisé. Or, je rappelle que, depuis cette époque, on considère que les activités nucléaires ne peuvent être assurées. L'ampleur du plan Messmer est rapidement contestée. Dès 1983, la commission de l'énergie du Commissariat au plan estime que le nombre de tranches prévues est excessif.
Les conséquences du plan Messmer sont connues : un endettement massif d'EDF, une politique d'exportation à bas prix – sachant que l'on exporte seulement le kilowattheure produit en gardant pour nous les lignes à haute tension, les déchets, le coût du démantèlement et le risque – et la fixation purement politique du prix du kilowattheure : le prix régulé, qui ne tient aucun compte du coût marginal en période de pointe, est destiné à encourager la consommation d'électricité.
Il faut citer aussi l'escalade que constitue la décision de construire des réacteurs de plus en plus puissants par le biais de licences Westinghouse francisées, annonciatrices de difficultés nouvelles : comme vous le savez, les problèmes de corrosion sous contrainte affectent essentiellement les réacteurs de 1 300 et de 1 450 mégawatts.
Le choix est politique mais les conséquences de l'emballement sont économiques. Le nucléaire n'étant pas assuré, c'est le contribuable qui paie et qui assume le risque. Le coût du traitement des déchets est sous-évalué parce que l'on n'a dressé, à cette époque, aucun inventaire ; en 2000, on ne connaissait toujours pas la quantité de déchets catégorie par catégorie. On n'a pas réellement pensé aux contraintes et au coût de l'aval du cycle. On a pris des décisions au doigt mouillé, d'ordre purement politique. Cela a été le cas, par exemple, pour les provisions du centre industriel de stockage géologique (Cigéo) : l'Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra) proposait 35 millions d'euros, l'ASN (Autorité de sûreté nucléaire), 48 millions, et Mme Ségolène Royal a retenu le chiffre de 25 millions, sans que l'on sache pourquoi.
On n'a pas non plus intégré le coût du démantèlement des centrales, qui est aussi sous-évalué, d'après la Cour des comptes, laquelle souligne que le montant des provisions, en France, représente le tiers de celles constituées en Allemagne.
Tout cela fait partie du contexte dans lequel j'ai travaillé et explique certaines préoccupations de l'époque.
Je suis en désaccord avec le constat selon lequel la France accuserait une perte de souveraineté et d'indépendance énergétique. La souveraineté nationale désigne la capacité d'un État à prendre ses propres décisions de façon indépendante. C'est un des principes essentiels de notre Constitution, qui énonce, en son article 3 que « La souveraineté nationale appartient au peuple qui l'exerce par ses représentants et par la voie du référendum. » On admet toutefois que la souveraineté puisse être limitée par des engagements internationaux, notamment européens. À ma connaissance, aucun État étranger, aucune institution multilatérale ne nous impose nos propres choix en matière énergétique. Notre souveraineté ne me paraît donc pas en jeu.
Je ne crois pas non plus qu'une évolution récente justifie une commission d'enquête sur l'indépendance énergétique. La plupart des choix ou des non-choix de notre politique énergétique ont été historiquement justifiés par une revendication qui tient plus du mantra que des faits. En effet, l'indépendance énergétique n'existe pas et n'a jamais existé au cours de la période qui vous intéresse. Vous ne faites pas la confusion, si banale qu'elle a pollué le débat entre les candidats présents au second tour de l'élection présidentielle de 2007, entre énergie et électricité. Les énergies fossiles représentent 70 % de notre mix énergétique et sont exclusivement importées. Elles comprennent le pétrole, pour plus de 60 %, le gaz et l'électricité, pour 25 % – dont 70 % sont d'origine nucléaire. Dans ce domaine, l'indépendance énergétique est pratiquement nulle : nous achetons la totalité de notre uranium naturel, nous avons acquis les technologies qui nous ont permis d'installer nos centrales, nous avons besoin de nombreux partenaires pour le traitement des déchets et nous entretenons des relations extrêmement préoccupantes avec la Russie sur ce terrain. Seules les énergies renouvelables, pour 10 à 15 % du total, peuvent être considérées comme contribuant à l'indépendance énergétique de la France, et encore, puisque les panneaux solaires, depuis le torpillage de la filière française, et les pales d'éoliennes sont en grande partie importés.
Nous nous trouvons dans une situation ubuesque. Le problème le plus grave auquel nous sommes confrontés est notre dépendance pathologique aux combustibles fossiles, et on en parle à peine. Conséquence logique de cet impensé collectif : nous sommes incapables de prendre des décisions qui pourraient permettre d'amorcer le sevrage collectif ou, au moins, d'envoyer les bons signaux aux usagers et aux consommateurs, s'agissant, par exemple de l'achat de véhicules de type SUV (Véhicule Utilitaire Sport) ou de la régulation du secteur aérien, notamment privé. On parle de l'électricité et du nucléaire, lequel ne représente que 17 % de notre problème. Pis, on évoque ces sujets d'une façon caricaturale, qui confine parfois à la désinformation. Comment qualifier autrement le fait d'établir, sans arguments à l'appui, un lien de causalité entre la décision de fermer les deux tranches de Fessenheim après quarante-deux années de vie et « le risque d'exposition à des coupures d'électricité qui semblent inévitables » ? On sait pourtant que les causes principales de ce phénomène tiennent à l'indisponibilité de trente-deux des cinquante-six réacteurs au début de l'hiver et à la guerre en Ukraine.
Si l'on veut garantir la souveraineté de la France et améliorer sa médiocre indépendance énergétique, il faut mettre en œuvre une stratégie globale et cohérente visant à réduire fortement la consommation individuelle et collective, ce qui implique de mobiliser tous les secteurs d'activité – l'industrie, les transports, l'agriculture, le tertiaire, l'habitat et les ménages – et de combiner efficacité énergétique et économies d'énergie. Il convient également de diversifier les sources d'énergie – en recourant de moins en moins aux fossiles et de plus en plus aux renouvelables – et de les utiliser en fonction de leur adéquation à l'objectif recherché. Il est totalement inefficace, par exemple, de transformer de la chaleur en électricité pour la retransformer en chaleur pour des radiateurs électriques.
L'indépendance énergétique de la France ne peut pas être simplement une tête de chapitre, un mot magique. Il faut balayer toutes les activités humaines et instituer des bouquets de solutions combinées en pensant toutes les étapes de la chaîne, les outils d'incitation et de dissuasion, l'écoconditionnalité des subventions et des aides directes, les études et les conseils, la formation des professionnels actuels et futurs, qui constitue le parent pauvre de notre action, et la disponibilité des matériaux et des équipements. Les parlementaires se sont livrés à cet exercice en 2015 dans le cadre de l'examen de la loi relative à la transition énergétique pour la croissance verte (LTECV), qui définit, aux articles L.100-1 à L.100-4 du code de l'énergie, des objectifs clairs de réduction de la consommation énergétique individuelle et collective.
On a débattu récemment de l'ampleur de la baisse de la consommation à atteindre entre 2012 et 2050 : doit-elle être de 50 % ou, comme le dit la ministre, de 40 % ? Peu importe, finalement, puisque l'essentiel est de s'engager enfin dans l'action, sur la base d'une analyse correcte de la situation, au lieu d'invoquer des solutions magiques, coûteuses et lointaines. Il faut mobiliser tous les outils nécessaires et faire preuve de ténacité et de continuité dans la mise en œuvre de politiques lourdes telles que la lutte contre l'étalement urbain, l'élimination des passoires thermiques ou les constructions neuves dans l'habitat et le tertiaire.
Pour répondre à votre première question, qui concerne l'appréciation de la situation énergétique actuelle de la France, je dirais que la priorité est d'objectiver les problèmes auxquels on est confronté et d'envisager différentes hypothèses, dont il faut évaluer les avantages et les inconvénients. Il est rare qu'il n'y ait qu'une solution à un problème, à moins que l'on soit confronté à une catastrophe ou que l'on ait mal fait son travail.
On constate que 2 % de l'électricité est utilisée pour l'agriculture, 3 % pour les transports, 25 % pour l'industrie et 70 % pour le résidentiel et le tertiaire. Ces chiffres sont souvent sous-estimés par les consommateurs, qui pensent qu'on leur demande des efforts alors que l'industrie est préservée. Or, d'une part, cette mise à contribution des ménages est justifiée par les chiffres, et, d'autre part, l'industrie prend également sa part à l'effort. Une première moitié de ces 70 % concerne le chauffage électrique – il est à noter que 50 % de la surpointe de consommation en Europe serait liée au choix français du chauffage électrique. L'autre moitié est constituée par des usages spécifiques tels que l'éclairage, l'électroménager ou l'informatique.
La production d'électricité est assurée, à hauteur de 65 à 70 %, par le nucléaire. L'évolution, en la matière, dépendra de l'électrification des usages. On ne peut pas établir de projections sans prendre en compte des innovations et des préoccupations qui n'existaient pas au moment où nous avons pris nos principales décisions, entre 1997 et 2001.
Je porte une appréciation assez sévère sur la situation énergétique actuelle de la France. Très peu a été fait depuis un quart de siècle pour réduire notre dépendance au pétrole, améliorer notre efficacité énergétique, en utilisant les meilleures technologies disponibles, et diminuer nos consommations inutiles – on a laissé jouer l'offre et la demande, tirées par le marketing et la publicité. On ne dispose toujours pas de plans climat régionaux comprenant un volet de formation, ce qui est pourtant nécessaire car il nous faudra des chauffagistes, des énergéticiens et des artisans du bâtiment pour effectuer la transition.
La rente du nucléaire a été dilapidée par des tarifs ridiculement bas, qui ont encouragé le gaspillage, et par une politique frénétique d'acquisitions hasardeuses à l'export.
La politique de vente de centrales, quant à elle, présente un bilan discutable – je pense à Daya Bay, en Chine – ou malheureusement indiscutable – comme à Olkiluoto et à Hinkley Point. Au-delà du grand carénage, dont le coût est estimé à 50 milliards d'euros par EDF et à 100 milliards par la Cour des comptes, nous allons devoir financer le démantèlement simultané de dizaines de tranches, la ou les solutions retenues pour les déchets d'aujourd'hui et de demain, la construction de nouveaux outils de production et, si vous confirmez votre choix d'une nouvelle génération de centrales, les alternatives renouvelables. Je ne parle même pas des installations nucléaires de base secrètes (INBS), autrement dit des sites militaires de Cadarache, de Marcoule et de Valduc, dont on ne sait à peu près rien. Si j'étais parlementaire, je poserais des questions sur la masse de déchets nucléaires accumulés sur ces sites et sur la nature des contrats signés avec des partenaires étrangers.
Le choix du nucléaire nous expose à des risques qui ont été longtemps sous-estimés. J'aimerais ne pas être caricaturée en froussarde, car la peur n'a rien à voir là-dedans. Je considère que les risques économiques et financiers, d'abord, les risques environnementaux et sanitaires, ensuite, les risques pour notre sécurité collective, dans un contexte de terrorisme et de tensions internationales, enfin, sont considérables. Confrontés à une impasse financière, nous pourrions être amenés à arbitrer entre sûreté et production, à relâcher nos efforts en matière de maintenance ou de surveillance de certains sites.
Les problèmes s'accumulent : citons les déboires de Melox, la corrosion des évaporateurs de l'usine de La Hague ou encore la détection de problèmes de corrosion sous contrainte dans la tuyauterie du circuit de secours des plus gros réacteurs. S'agissant de ce dernier sujet, EDF affirme que c'était imprévisible ; je considère, pour ma part, que ce n'est pas le résultat d'un manque d'entretien mais plutôt la conséquence d'un défaut générique, dont on n'a pas identifié la cause. J'ai appris, bien après mon départ du gouvernement – car ni M. André-Claude Lacoste, directeur de la sûreté, ni Christian Pierret, secrétaire d'État à l'industrie n'avaient jugé nécessaire d'informer la ministre coresponsable de la sûreté – que l'on a procédé, en 1998 et en 1999, à l'arrêt successif de tous les réacteurs pour remplacer à l'identique les tronçons fissurés, au risque de reproduire le problème.
On a assisté, en France, à une fuite en avant : nous sommes le seul pays au monde à avoir fait le choix de réacteurs de plus en plus puissants – Westinghouse, par exemple, est redescendu à 1 000 mégawatts. L'effet de taille pose des problèmes inédits chez nous mais aussi pour nos clients étrangers : on a ainsi livré des réacteurs de 1 650 mégawatts à Olkiluoto et de 1 750 mégawatts à Taishan. Par ailleurs, le passage de Phénix à Superphénix, autrement dit d'une puissance de 250 à 1 220 mégawatts, a été à mon sens trop rapide. Je ne commente pas la décision qui a été prise de commander quatorze EPR (réacteurs pressurisés européens) de plus alors que le prototype a dix ans de retard, coûtera cinq à six fois le prix envisagé initialement et ne fonctionne pas.
J'en viens à votre question sur le processus décisionnel lorsque j'étais membre du gouvernement. Un ministre, y compris dans le champ défini par le décret d'attribution, ne décide pas seul.
Je suis entrée au gouvernement au début du mois de juin 1997 sur proposition de M. Lionel Jospin pour y exercer les fonctions de ministre de l'aménagement du territoire et de l'environnement. Vous avez évoqué à plusieurs reprises lors des précédentes auditions l'accord politique entre les Verts et le Parti socialiste : cet accord était très incomplet, puisque la dissolution de l'Assemblée nationale nous a pris par surprise alors que nous étions en train de le négocier. Succinct, il prévoyait de « réorienter la politique énergétique en instaurant un moratoire sur la construction de réacteurs nucléaires et sur la fabrication du combustible MOX (mélange d'oxydes) jusqu'en 2010, tout en augmentant fortement les crédits pour les économies d'énergie et les énergies renouvelables. Cette politique passe notamment par la fermeture de Superphénix, la réversibilité du stockage des déchets nucléaires en rééquilibrant les crédits de recherche par application réelle de la loi Bataille. Le retraitement à La Hague sera revu, ce qui suppose une surveillance accrue du site et un nouvel effort de recherche. En outre, aucun nouveau contrat de retraitement ne sera souscrit. Le vote d'une loi sur l'énergie aura lieu, au plus tard en 2005. »
Le décret d'attribution me donnait des responsabilités sur une partie du champ de l'énergie, de laquelle étaient exclues la production et la politique énergétiques ; c'est plutôt au titre de l'aménagement du territoire – j'ai porté la loi du 25 juin 1999 d'orientation pour l'aménagement et le développement durable du territoire, et j'ai piloté le contenu des contrats de plan avec les régions – que j'ai été amenée à revenir, certes à la marge, sur les choix énergétiques.
Mon équipe n'était pas constituée de militants vêtus de peaux de bête et s'éclairant à la bougie dans des cavernes. Dans le domaine de l'énergie, elle était composée de M. Patrick Fragman, ingénieur des mines, actuellement PDG de Westinghouse Electric Company ; de M. Bernard Laponche, polytechnicien et docteur ès sciences en physique des réacteurs nucléaires, ancien du Commissariat à l'énergie atomique (CEA) et ancien directeur général de l'Agence française pour la maîtrise de l'énergie (AFME), actuellement animateur de Global Chance ; et de M. Raymond Cointe, ingénieur des mines, qui pilote l'Institut national de l'environnement industriel et des risques (Ineris) depuis 2013.
Je me suis efforcée de respecter et de faire respecter les termes de l'accord politique, dans le cadre du décret d'attribution, qui cadrait précisément mon champ de compétences et d'action, et des événements imprévus qui doivent être gérés – en interministériel souvent – chaque semaine. Le nucléaire ne représentait que 10 % à 15 % de mon activité. Ministre antinucléaire dans un gouvernement qui ne l'était pas, je crois pourtant avoir gagné la confiance et le respect du Premier ministre et de mes partenaires au sein du gouvernement, grâce à l'application d'une méthode simple, décidée par M. Lionel Jospin, qui me convenait très bien et qui a permis de faire vivre la majorité plurielle d'alors : liberté de parole avant toute décision, puis arbitrage qui s'impose à tous. J'ai souvent plaidé contre des solutions qui ont fini par être retenues, mais je pouvais les assumer parce que mes arguments avaient été entendus et pris au sérieux. J'ai beaucoup échangé avec M. Lionel Jospin pendant ces années – nous nous voyions tous les quinze jours pour aborder les dossiers d'actualité.
J'ai identifié trois champs sur lesquels ma légitimité n'a jamais été discutée et le Premier ministre m'a toujours soutenue : le travail pour une plus grande transparence, qui supposait que j'aie accès à l'information ; la sûreté des installations et des activités, y compris les transports – vous l'aurez noté, le décret d'attribution précisait que j'étais chargée de la sécurité des transports, sujet polémique à l'époque à cause des convois contaminés qui partaient à l'étranger – ; enfin, la radioprotection des salariés, qui relevait du ministère du travail mais dont aucune institution ne s'occupait vraiment. Le rejet en mer des déchets retraités par l'usine de La Hague, qui provoquait la colère des Normands comme des Anglais, et la contamination des wagons rappelaient l'importance du respect des règles et des lois.
Autre élément de la méthode choisie par le Premier ministre, nous étions invités à la collégialité. Nous n'étions pas chez les Bisounours, et tout n'a pas toujours été facile car chacun était dans son rôle, ce qui pouvait générer des tensions. Le ministre de l'industrie défend les entreprises et la production quand la ministre de l'environnement défend d'autres intérêts, notamment ceux de milieux et d'espèces qui ne votent pas. Nous nous sommes toujours parlé, tant avec M. Dominique Strauss-Kahn qu'avec M. Christian Pierret. Nous n'évoquions d'ailleurs pas que le nucléaire : j'exerçais la tutelle sur les installations classées et je devais me concerter étroitement avec le ministre de l'industrie. Nous avons organisé plusieurs séminaires de travail avec nos équipes, au cours desquels nous avons pris des décisions communes ou réduit nos désaccords après les avoir identifiés. M. Christian Pierret, chargé de l'industrie, n'a pas cherché activement à me marginaliser, mais il était sourcilleux du respect de ses prérogatives et compétences propres : en cas d'incident ou pris en flagrant délit de mensonge par omission, les dirigeants des entreprises du secteur nucléaire se tournaient plus spontanément vers lui que vers moi en espérant une écoute indulgente ou une alliance contre le ministère de l'environnement.
Telle était également la spécialité de M. André-Claude Lacoste, alors directeur de la sûreté des installations nucléaires (DSIN), qui m'avait dit que lorsque l'on avait plusieurs tutelles, on n'en avait aucune – c'est-à-dire qu'il ferait ce qu'il voudrait. Je l'ai mesuré le 31 décembre 1999 : M. Lionel Jospin nous avait demandé d'être tous sur le pont à cause de la peur du bug lié au passage à l'an 2000, et nous faisions le tour de nos services, dont les agents travaillaient également, pour les encourager. Arrivée à la DSIN, j'ai constaté qu'elle gérait une inondation à la centrale nucléaire du Blayais : si je n'étais pas passée par là, la DSIN n'aurait prévenu personne, ni le ministère de l'industrie ni celui de l'environnement. Telle était la culture de l'époque, et je puis vous assurer qu'ils n'étaient pas heureux de ma visite.
L'industrie a choisi à plusieurs reprises de défendre les intérêts de la production plutôt que ceux de la sûreté. Je ne suis pas en mesure de juger tous les cas et je peux comprendre les décisions prises. En 1998, des fissures sont relevées sur l'enceinte de confinement de la centrale de Belleville : ce ne sont pas les fissures qui m'agacent le plus car elles ne posent pas de réel problème de sûreté, c'est le comportement d'EDF, qui était au courant de cette faiblesse depuis des années et qui avait été mise en demeure par l'autorité de sûreté de l'époque de procéder à des travaux qu'elle n'avait pas réalisés. Le Premier ministre a décidé que Belleville continuerait de fonctionner, et je n'en ai pas fait une affaire.
Je me souviens aussi d'une visite à Flamanville où je voulais rencontrer des agents car des relâchements humains avaient été repérés dans les procédures de sûreté : la direction de la centrale, qui avait invité beaucoup de monde, a organisé des visites par groupes et a fait en sorte que l'échange ne puisse pas avoir lieu avec les personnels alors que l'on voulait les motiver à montrer plus d'attention aux procédures de sûreté.
Vous aurez noté que les termes de l'accord politique passé avec M. Lionel Jospin n'ont pas été intégralement respectés. Le MOX s'est développé alors que j'étais ministre et aucune communication n'a été possible sur les contrats de retraitement – on m'a opposé le secret des affaires –, mais je n'ai claqué la porte, exercé aucun chantage, ni proféré de menace de départ. J'ai beaucoup échangé avec le Premier ministre, qui savait parfaitement que s'il décidait de construire un EPR, je quitterais le gouvernement. Contrairement à ce qu'insinuent plusieurs de vos questions posées lors des précédentes auditions, il n'y avait pas d'un côté des gens qui travaillent et de l'autre un trublion qui menace de partir, mais un vrai échange avec le Premier ministre. Si j'avais dû démissionner en cas de construction d'un EPR, il m'aurait remplacée et je n'en aurais pas fait un drame national. Si j'avais voulu faire un drame à chaque arbitrage tendu, j'en aurais provoqué toutes les semaines.
Plus généralement, je ne comprends pas l'opposition permanente que vous semblez faire entre la politique qui serait toujours suspecte et la technique qui serait exempte de tout soupçon. Pour moi, la politique, ce n'est pas sale, ce n'est pas médiocre : on ne décide pas sur le fondement de rapports de force sordides, de chantages, de menaces, de pressions ou d'intrigues. ; on décide en prenant en compte des éléments techniques mais pas seulement car les opportunités, les contraintes économiques, le contexte diplomatique, sociétal et social – l'emploi, par exemple – entrent aussi en ligne de compte.
Je me suis toujours méfiée de l'absence d'alternative et du discours des ingénieurs m'expliquant qu'il n'y avait qu'une seule solution possible : ils me disaient qu'ils avaient intégré mes préoccupations écologistes en utilisant des énergies renouvelables et en mettant des fleurs devant les centrales – on m'a vraiment parlé ainsi – avant de comprendre que j'avais besoin de vrais arguments.
Au moment de ma prise de fonction, je pensais que notre souveraineté était totale et notre indépendance très limitée. Je ne me souviens pas de grands débats à ce sujet, mais j'ai toujours pensé que le renforcement des coopérations européennes et une forte solidarité entre les État membres représentaient les meilleures pistes pour restaurer l'indépendance énergétique de la France. Dans les négociations internationales, notamment à Kyoto, la solidité de la position européenne a empêché les États-Unis de vider l'accord qui se négociait de toute substance. J'ai également milité pour une décentralisation des outils de production en élaborant des schémas régionaux de l'énergie, ainsi que pour une politique d'économies d'énergie et d'efficacité énergétique.
Je n'avais pas de regard sur la sécurisation des approvisionnements pétroliers et gazeux, mais M. Lionel Jospin vous a expliqué les actions menées en la matière, sous la responsabilité du ministère de l'économie et des finances. Je n'ai pas eu à connaître le contenu des contrats de fourniture d'uranium naturel. À cette époque, nous étions suréquipés, puisque la France comptait trente-quatre réacteurs de 900 mégawatts, vingt de 1 300 mégawatts, quatre de 1 450 mégawatts et Superphénix. Nous connaissions une surproduction, que vous avez contestée dans les auditions précédentes. Certes, cette notion est relative car elle ne s'évalue que par rapport à la consommation.
Vous avez auditionné M. Yannick d'Escatha, qui était à l'époque administrateur général du CEA, avec lequel j'ai eu d'excellentes relations car, bien qu'il soit tout sauf antinucléaire, il avait une réelle appétence pour le débat d'idées. Il a clairement répondu à vos questions et vous a dit que la France disposait de réacteurs neufs, surproduisait et exportait beaucoup, mais que l'on avait déjà détecté un problème dans la chaîne logistique, qui avait été signalé au sein d'EDF et était donc connu des représentants de l'État dans l'entreprise. Ainsi, on n'expose pas le problème aux autorités politiques, on s'en décharge en l'évoquant dans une instance, sans s'assurer de la bonne information du gouvernement.
À cette époque, j'étais plus préoccupée par le fait qu'EDF encourageait des usages nouveaux de l'électricité, cherchait à exporter l'électricité excédentaire en base – elle voulait lancer le projet de ligne à très haute tension (THT) du Somport vers l'Espagne – que par la sécurisation des approvisionnements. La question ne se posera que plusieurs années plus tard. La prolongation de la durée de vie des centrales ne constituait pas non plus un sujet de réflexion à la fin des années 1990. Des centrales étaient entrées en service en 2000 et en 2002 et aucune crainte de manquer d'électricité ne se faisait jour.
Un ministre ne prend pas seul de décision d'ouverture ou de fermeture d'un site de production d'énergie, car ces choix ont un impact territorial, économique et social. Dans le cadre de la tutelle des installations classées, j'ai été amenée à demander la fermeture temporaire ou la non-prolongation d'installations dont la production d'énergie était marginale ; il s'agissait d'incinérateurs d'ordures ménagères qui émettaient une grande quantité de dioxines et de furanes, de centrales à charbon vétustes – je sais que cela vous intéresse, monsieur le président.
Dans le champ du nucléaire, je n'ai pas décidé de fermer Superphénix, mais je reconnais avoir inspiré, souhaité et soutenu ce choix. J'ai demandé l'arrêt de l'atelier technique du plutonium de Cadarache, une usine de fabrication de MOX construite sur une faille sismique dont l'Autorité de sûreté nucléaire demandait la fermeture depuis 1994 –quand M. André-Claude Lacoste militait pour que Belleville reste ouverte, il allait voir Christian Pierret ; quand il voulait arrêter l'atelier technique du plutonium, il venait me voir.
J'ai été amenée à suivre de nombreux dossiers préoccupants et à contrebalancer l'influence de ceux qui avaient tendance à relativiser ou à occulter les dangers pour ne pas handicaper la production. EDF a mis non pas quelques mois mais plusieurs années avant d'engager les travaux prescrits par la direction régionale de l'industrie, de la recherche et de l'environnement (DRIRE) ou la DSIN après la découverte de la porosité de l'enceinte de la centrale de Belleville et la rupture de la digue de la centrale du Blayais, qui a provoqué une inondation du sous-sol et la perte des pompes de refroidissement des réacteurs – incident le plus sérieux auquel j'ai été confrontée. Dans ces affaires, le problème ne venait pas de la ministre antinucléaire mais de la désinvolture d'EDF, qui menaçait la sûreté.
J'ai dû aussi gérer le dossier des rejets radioactifs en mer de la centrale de La Hague, qui violaient nos engagements internationaux, notamment la Convention pour la protection du milieu marin de l'Atlantique du Nord-Est (Ospar), et celui de la présence d'amibes dans le circuit de refroidissement de la centrale nucléaire de Civaux.
En tant que membre du gouvernement, j'ai alerté chaque fois que c'était nécessaire et j'ai assumé les conséquences de choix qui n'étaient pas les miens. J'ai travaillé au renforcement des moyens de surveillance, de contrôle et d'expertise : le Premier ministre Lionel Jospin vous l'a rappelé, la loi du 9 mai 2001 a créé l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), établissement public industriel et commercial (Épic) qui a pris la suite de l'Institut de protection et de sûreté nucléaire (IPSN), qui dépendait du CEA, et de l'Office de protection contre les rayonnements ionisants (Opri), placé sous la tutelle du ministère de la santé.
Le travail sur le projet de loi portant sur la sûreté nucléaire a été largement entravé et a fait l'objet de longues discussions. Nous sommes toutefois parvenus à mettre en évidence la nécessité d'installer une autorité indépendante du pouvoir politique et des exploitants, travail qui aboutira dans la loi du 13 juin 2006 relative à la transparence et à la sécurité en matière nucléaire. Le monde du nucléaire est un tout petit monde, très endogamique : ses dirigeants ont fréquenté les mêmes écoles et ils effectuent des allers-retours permanents entre les directions centrales de Bercy et les grandes entreprises publiques ou privées du secteur. L'ASN est indépendante du pouvoir politique mais elle ne l'est pas totalement des exploitants : il est cependant difficile de résoudre ce problème car cette structure a besoin de personnes compétentes.
L'accord entre les Verts et le Parti socialiste insistait sur le respect des trois axes de la loi relative aux recherches sur la gestion des déchets radioactifs, dite « loi Bataille », en matière de déchets – séparation et transmutation ; stockage dans les couches géologiques profondes en testant plusieurs hypothèses de sol ; entreposage en subsurface – et sur la réversibilité du stockage : plusieurs lois ont depuis confirmé ces orientations.
La loi d'orientation pour l'aménagement et le développement durable du territoire prévoyait l'élaboration de schémas de services collectifs pour les transports de personnes, de marchandises et d'énergie. Cet outil était utile aux collectivités locales qui ont souhaité s'en emparer, mais certains territoires n'ont pas déployé de schéma régional de l'énergie. Avec M. Jean-Claude Gayssot, ministre chargé des transports, nous avons relancé le fret ferroviaire en commandant de nouveaux matériels, en identifiant des sillons dédiés et en élaborant des projets de tunnels ferroviaires transalpins. Nous avons également accru les moyens de l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (Ademe) en ouvrant notamment des points énergie dans tout le territoire.
M. André Merlin, ancien dirigeant de RTE, a cru pouvoir dire que j'aurais empêché la construction de la ligne THT entre Boutre et Carros, censée sécuriser l'approvisionnement en électricité de la région Provence-Alpes-Côte d'Azur mais qui devait traverser le parc naturel régional du Verdon. La CNDP a dessiné deux tracés alternatifs, moins pénalisants pour l'environnement et plus sûrs pour la sécurité de l'approvisionnement électrique, menacé par les incendies de forêt. Je ne sais pour quelle raison cette ligne n'a finalement pas été construite ultérieurement, mais mon ministère en avait défendu le principe.
Je m'interrogeais souvent sur les moyens dont je disposais pour faire avancer la recherche sur les énergies renouvelables. EDF achetait à tour de bras des brevets, officiellement pour les tester dans le centre de recherche des Renardières, en pratique, pour les enterrer : aucune application de brevet ne ressortait de ce centre de recherche. Actuellement, les évolutions sur les pompes à chaleur et les éoliennes sont très rapides. Siemens vient, par exemple, de mettre sur le marché des pales d'éoliennes recyclables ; dans quatre ou cinq ans, on ne parlera plus des éoliennes ni des panneaux solaires comme on le fait actuellement.
À l'époque, les crédits de recherche étaient essentiellement dévolus au nucléaire. Quand un projet nucléaire patine, on met en avant l'opportunité qu'il représente un outil pour faire avancer la recherche ; or certains de ces investissements sont ruineux et n'ont rien à voir avec le montant des crédits attribués sur la base des appels d'offres de l'Agence nationale de la recherche (ANR) – dans le nucléaire, on rajoute en général deux zéros. On travaille au doigt mouillé avec des dossiers bâclés ou inexistants.
Quand on a décidé de construire Cigéo, on n'a pas parlé d'argent. On ne savait pas s'il faudrait engager 5, 10, 20 ou 30 milliards, ce qui est très choquant : de même, le réacteur thermonucléaire expérimental international (Iter) devait coûter 5 milliards, puis la facture est passée à 10 milliards quatre ans plus tard et elle s'élève actuellement à 44 milliards ! Le réacteur ne fonctionne plus depuis plusieurs années pour des problèmes de corrosion, et j'ignore s'il produira un jour quoi que ce soit. J'ai évité que l'on donne des crédits au rubbiatron que M. Claude Allègre, ministre chargé de la recherche, – qui est sans doute compétent en géologie mais pas en nucléaire, en tout cas pas plus que moi – défendait avec acharnement, sans doute après avoir croisé Carlo Rubbia dans un colloque.
Quand on parle de recherche, il faut savoir si l'on parle de recherche fondamentale, ou appliquée, si le développement est prévu à court, moyen ou long terme. La recherche ne justifie pas tout, elle ne peut pas se fonder sur des tours de passe-passe et des audaces sémantiques dénuées de tout fondement scientifique. J'identifie un problème de méthode et de ressources : le nucléaire n'est pas soumis aux mêmes règles que les autres secteurs de la recherche alors que les financements sont comptés et que les équipes pleurent misère.
La loi du 10 février 2000 relative à la modernisation et au développement du service public de l'électricité a instauré la Commission de régulation de l'énergie (CRE), en application du traité de Lisbonne et des directives du paquet « énergie » négocié à Bruxelles par Christian Pierret. Je n'ai pas été associée aux discussions préalables – je n'avais d'ailleurs pas à l'être compte tenu de mon portefeuille. Je ne pense pas que des décisions importantes aient été prises d'emblée. La création du Conseil des régulateurs européens de l'énergie n'avait pas non plus été portée à ma connaissance ; une réunion bruxelloise a dû décider de son instauration avant mon départ du gouvernement, mais il n'a commencé ses travaux que plus tard.
Superphénix a été un dossier important. Ce n'est pas parce que son arrêt figurait dans l'accord entre les Verts et le Parti socialiste qu'il comportait une dimension idéologique. Superphénix n'a pas été un équipement merveilleux sacrifié à mes pulsions antinucléaires. Le Parti socialiste pas plus que le Parti communiste ou le mouvement de M. Jean-Pierre Chevènement n'étaient antinucléaires. Cette décision s'est imposée parce que les arguments avancés ont convaincu le Premier ministre, comme il vous l'a dit. Je ne suis pas ingénieure mais médecin et je parle français en faisant attention aux termes utilisés. Dans le domaine du nucléaire, on joue avec les mots : on ne retraite pas, on sépare de l'uranium, du plutonium, des produits de fission instables, des transuraniens et des actinides, on vitrifie, on conteneurise, on stocke, mais on ne retraite pas, on ne recycle pas. On n'incinère pas non plus les déchets radioactifs : on les transforme en les bombardant de neutrons pour qu'un isotope devienne un autre isotope.
Vous avez dit que toutes les personnes que vous avez auditionnées, à l'exception de Mme Corinne Lepage, regrettaient l'arrêt de Superphénix. Je n'en suis pas étonnée compte tenu du pedigree de la plupart d'entre elles. Certaines ont la mémoire courte, mais d'autres ont fait montre de prudence. Si Le Point estime que le prototype du réacteur à neutrons rapides avait « connu depuis 1985 une exploitation chaotique » – ces termes ne sont pas ceux d'un ingénieur du CEA –, Lionel Jospin admet que « de fait, la mise en œuvre de ce projet rencontrait depuis des années des problèmes techniques incessants qui provoquaient des arrêts dont chacun durait plusieurs mois. À l'époque, la réussite technique du projet était compromise et sa rentabilité économique nullement assurée. » Lors de son audition, M. Yannick d'Escatha tient des propos similaires, en termes prudents : « Superphénix était une énorme extrapolation […], il a connu beaucoup de maladies de jeunesse, a été assez souvent arrêté pour réparation. » S'il finit par dire, après que M. le rapporteur est revenu plusieurs fois à la charge, que, déverminé, le prototype « aurait parfaitement bien fonctionné », il se garde bien de préciser au bout de combien de temps et à quel prix. La plaisanterie du déverminage a tout de même duré treize ans.
Au moment de décider, nous disposions des avis nuancés de certains des cadres dirigeants de la filière nucléaire, conscients des difficultés liées au saut quantitatif que représentait cet équipement par rapport à Rapsodie et à Phénix – d'une puissance de 20 et 250 mégawatts, respectivement – et aux nombreux arrêts pour panne et réparation. Je tiens à votre disposition la liste des pannes incessantes, de gravité variable, qui ont affecté Superphénix – défaillance du barillet, oxydation du sodium primaire, effondrement partiel du toit de la salle des machines, etc.
Face à l'inconnue que représentait la présence de 5 000 tonnes de sodium liquide, j'ai demandé ce qui était prévu en cas d'incendie lié au sodium. On m'a répondu : « Rien, on ne sait pas faire ». Quant à ce qui était prévu pour décharger le sodium, on m'a dit : « Cela a fonctionné longtemps, on a le temps de s'y préparer ».
Nous nous interrogions aussi sur le coût de ce réacteur à la mission stratégiquement floue, dont on ne savait pas s'il était un prototype, un instrument de production, un outil de recherche, un surgénérateur capable de produire plus de plutonium qu'il n'en consomme ou un sous-générateur incinérant du plutonium. L'ouvrage que j'ai écrit à mon départ du gouvernement décrit la façon dont les choses se sont passées, les tentatives d'intimidation, les atermoiements, les difficultés techniques : personne n'avait la moindre idée de la façon dont on pouvait démanteler ou vider le sodium.
S'agissant des négociations avec nos partenaires européens, membres du consortium Nersa (centrale nucléaire européenne à neutrons rapides SA), elles ont été menées par le ministère de l'économie et des finances. Ce qui prédominait à cette époque, c'était le soulagement de nos partenaires européens. Certains de vos interlocuteurs, qui témoignent sous serment, ont évoqué leur préoccupation quant au coût de l'abandon de la filière. Rappelons qu'avant notre arrivée au gouvernement, les Allemands avaient abandonné la filière surgénératrice – le surgénérateur nucléaire Kalkar, d'une puissance de 327 mégawatts, non 1 220, a été arrêté en 1991 – et considéraient le programme de recherche de Superphénix comme n'étant pas intéressant. Quant au directoire de la SBK, le consortium qui regroupait les électriciens allemand, néerlandais et belge, il envisageait de retirer sa participation voire de se retirer du projet. Comme les Allemands, les Italiens d'Enel affirmaient que les recherches que pourrait permettre le surgénérateur ne leur seraient d'aucune utilité.
À notre arrivée au gouvernement, je me souviens du soulagement qu'ont exprimé les partenaires européens. Ils ont été dédommagés par une fourniture d'électricité peu chère et excédentaire.
Qu'en est-il aujourd'hui de la filière ? Un lobbyiste éminent, peu encombré de scrupules, explique dans une bande dessinée à la mode que « ça existe déjà dans le monde en exploitation courante… c'est une technologie maîtrisée. » Il a sans doute raison : quelques réacteurs à neutrons rapides fonctionnent à travers le monde, dans de grandes démocraties avancées soucieuses de transparence : deux équipements ont été construits à Beloyarsk, en Russie et un à Xiapu, en Chine. Trois autres sont en construction, quand tous les autres projets au Japon, aux États-Unis et en Allemagne, ont été abandonnés.
Dans une question à M. Lionel Jospin, vous avez marqué votre étonnement que la représentation nationale n'ait pas été consultée sur la fermeture de Superphénix. Elle ne l'avait pas été non plus sur sa création. La légalisation de la construction des centrales nucléaires, décidée en 1974, a eu lieu en 2005, trente ans plus tard. Il n'y a pas non plus eu de loi pour créer Iter, investissement dont j'ai rappelé le coût, pour une technologie qui n'est fascinante que sur le papier.
Contrairement à ce qui s'est passé à Fessenheim, la décision d'arrêt définitif du réacteur de Creys-Malville a été accompagnée par des mesures d'aménagement du territoire, de soutien aux sous-traitants – les agents d'EDF étant maintenus sur le site ou réorientés vers d'autres sites de la même région –, de formation, de réindustrialisation, qui ont fait l'objet d'un volet spécifique du contrat de plan État-région, avec la nomination d'un préfet chargé de piloter un programme d'appui aux territoires et sous-traitants. Cela ne règle pas tout : il demeure, en particulier, le traumatisme que peuvent représenter les répercussions sur la vie quotidienne des salariés, mais ce n'est déjà pas mal.
En résumé, la décision a été fondée non pas sur un rapport de force – politique – mais sur un constat : le réacteur a très peu produit, a subi de nombreuses pannes et a posé de gros problèmes de sûreté.
Le problème politico-stratégique n'est jamais abordé lucidement. Alors que le traité de non-prolifération est entré en vigueur en 1970, à quoi rime de continuer à isoler à grands frais du plutonium – alors qu'il existe un risque terroriste proliférant –, de le promener à travers la France pour le transformer en MOX et d'espérer l'utiliser dans des surgénérateurs qui en produiraient plus qu'ils n'en consomment ? Melox, l'usine qui produit le MOX, est en grande difficulté à Marcoule. On utilise au maximum 30 % de MOX dans les centrales actuelles. Le MOX usé est beaucoup plus radioactif que l'oxyde d'uranium usé. Il impose un long refroidissement en piscine et dégage beaucoup plus d'énergie thermique que les oxydes d'uranium. Enfin, on ne peut en placer qu'un seul assemblage par conteneur de stockage, contre quatre d'oxyde d'uranium usé – les MOX occupent quatre fois plus d'alvéoles.