Mardi 4 juin 2024
La séance est ouverte à 18 heures 05.
(Présidence de M. Didier Le Gac, Président de la commission)
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Nous accueillons ce soir M. Michel Arakino, vice-président du Syndicat de défense des intérêts des retraités actuels et futurs (SDIRAF). Vous êtes ancien plongeur scaphandrier de la direction des centres d'expérimentations nucléaires (DIRCEN). Votre audition est importante à plusieurs égards.
Nous souhaiterions tout d'abord que vous présentiez votre structure, le SDIRAF, ainsi que ses revendications. Nous aimerions notamment que vous exposiez votre analyse du dispositif d'indemnisation des victimes des essais nucléaires, issu de la loi Morin. Ainsi, que pensez-vous du seuil de 1 millisievert (mSv), de la liste limitée à vingt-trois maladies radio-induites, établie par le décret du 15 septembre 2014, ainsi que du fonctionnement du Comité d'indemnisation des victimes des essais nucléaires (Civen) ?
Ensuite, avec vous, nous recevons un vétéran des essais nucléaires. En tant que plongeur-scaphandrier, vous avez notamment participé à des opérations d'échantillonnage des zones impactées par les retombées radioactives sur toute la Polynésie. Votre audition ce soir est aussi pour nous l'occasion d'entendre votre témoignage.
Enfin, c'est aussi les souvenirs de l'enfant des îles Tuamotu-Gambier que nous aimerions convoquer ce soir. Vous les avez en partie racontés lors d'un colloque sur l'impact sanitaire des essais nucléaires français, dont un article du quotidien Le Monde a publié des extraits le 24 janvier 2002. Permettez-moi de citer un extrait de cet article : « Mon premier contact avec le nucléaire s'est fait en 1964 sur l'atoll de Reao, aux Tuamotu, où je suis né, non loin de Moruroa. (...) En juillet 1966, toute la population de l'atoll a été rassemblée sur la base militaire de l'île pour être enfermée dans un abri atomique. Pendant trois jours, nous ne pouvions pas sortir de l'abri, il y avait des personnes en tenue "chaude" et des militaires comme gardiens à toutes les portes. À notre sortie, au bout de trois jours, j'ai remarqué quelque chose de changé sur la végétation : les palmes des cocotiers étaient jaunies et quelques jours après, ce sont les fruits qui tombaient. » Si vous en êtes d'accord, j'aimerais que cette audition soit aussi l'occasion de parler de ces souvenirs d'enfance.
Avant de vous donner la parole, je vous rappelle que l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(M. Michel Arakino prête serment.)
Vous êtes accompagné de Maître Vanessa Zencker, avocat à la Cour qui, agissant en qualité de conseil, ne prendra pas la parole et, par conséquent, n'a pas à prêter serment.
Mesdames, messieurs, avant de débuter mon intervention, je souhaite observer un moment de silence en hommage à ceux qui ont rendu possible notre rencontre aujourd'hui. Il s'agit de Roland Oldham, Bruno Barillot, Michel Verger, fondateur de l'association des vétérans des essais nucléaires, du docteur Jean-Louis Valatx, chercheur et commandant, de Patrice Bouveret, directeur de l'Observatoire des armements, qui nous aide considérablement dans la constitution des dossiers ainsi que dans les relations nationales et internationales, ainsi que de « Papy » John Doom, figure paternelle pour tous les Polynésiens et anciens travailleurs des sites [M. Arakino montre des portraits].
Ia ora na, bonjour, merci de m'accueillir aujourd'hui. C'est avec une grande émotion que je me présente devant vous pour témoigner et proposer des solutions, afin de progresser. Entre la première réunion que vous évoquiez, le 15 janvier 2002, et l'audition d'aujourd'hui, vingt-trois ans se sont écoulés, mais très peu d'avancées ont eu lieu. Nos vétérans continuent de souffrir, ce qui m'a poussé, avant même de partir en retraite, à rejoindre le syndicat du SDIRAF.
Il est essentiel aujourd'hui de faire un point sur la situation. Merci pour cette remise en question de nos responsabilités, mauruuru. Nous, vétérans, devons également assumer les nôtres, notamment à travers le devoir de mémoire.
Certaines personnes continuent de souffrir, mais refusent de s'exprimer notamment pour des raisons culturelles. Dans notre société, lorsque nous recevons une compensation pour un travail, il nous est difficile de ne pas honorer notre engagement, même en cas de maladie.
Je tiens à préciser que deux points de vue coexistaient dans notre pays : d'une part, l'acceptation de l'installation des sites d'essais nucléaires, faute pour la population de disposer de suffisamment d'informations et, d'autre part, la véritable histoire de mon pays. Celle-ci, je l'ai pour ma part apprise grâce à l'association Moruroa e tatou, qui m'a permis de découvrir à sa véritable échelle – la Polynésie est aussi vaste que l'Europe – et non du seul point de vue des Tuamotu dont j'étais originaire. Avant d'intégrer Moruroa e tatou, mes connaissances se limitaient à ce qu'il s'était passé sur mes atolls, aux Gambier. C'est pourquoi il est essentiel de manifester notre solidarité, dont la quête motive mon intervention aujourd'hui.
Pourriez-vous, en quelques mots, expliquer ce qu'est le SDIRAF ? Qui représente-t-il exactement et quelles sont ses missions ?
Je suis vice-président depuis quatre ans du SDIRAF, créé en 2009, après que les dirigeants de la Caisse de prévoyance sociale (CPS) de l'époque aient déclaré publiquement que sans réforme de celle-ci, nous risquions la faillite et l'impossibilité de continuer à payer les pensions. En effet, ayant cotisé à la CPS pendant plus de 30 ou 40 ans, nombre de vétérans, et d'autres, étaient en droit de se poser un certain nombre de questions. Le SDIRAF représente toutes les forces vives du pays, ouvriers, patrons et fonctionnaires, tous cotisants. Nous nous sommes peu à peu intéressés aux victimes, à mon initiative. Mon raisonnement était le suivant : si la CPS se trouvait au bord de la faillite, c'était notamment en raison du coût de la prise en charge des indemnisations des maladies ; car le traitement d'un cancer, par exemple, coûte extrêmement cher, avec parfois des traitements à vie.
Le SDIRAF représente l'ensemble des retraités de Polynésie, affiliés ou non à la CPS. Lorsque ceux-ci font appel à nos services, nous les aidons en constituant des dossiers et en les accompagnant dans leurs démarches administratives. Il convient de préciser que les Polynésiens n'ont pas pour habitude de conserver leurs documents administratifs, ne serait-ce que de simples comptes rendus médicaux. Le SDIRAF joue ainsi un rôle de facilitateur, pour aider à la conservation et la transmission des informations. Depuis que nous avons décidé de défendre et d'apporter notre aide à ceux qui souffrent en silence, nous faisons de notre mieux pour informer la population des démarches entreprises par le SDIRAF tant auprès des représentants de l'État que de ceux du pays. Bien que cela n'aboutisse pas toujours, nous persévérons sans relâche dans l'envoi de courriers pour que les choses s'améliorent. Aujourd'hui, nous sommes entendus et reçus dans le cadre d'échanges fraternels, ce qui est le plus important.
Nous ne constituons pas de dossiers d'indemnisation, mais nous accompagnons les demandeurs vers la mission spécialisée formée après la table ronde Reko Tika, dite « Aller vers », qui à ce jour à aider la constitution de plus de 1 000 dossiers. Le SDIRAF a contribué à cette démarche en allant dans les îles, au plus près des malades, et même en accompagnant les personnes recevant des appels du Civen tôt le matin. Notre page Facebook fonctionne à plein régime grâce à notre président, Emile Vernier.
Quelles sont les difficultés rencontrées par ces personnes ? Quelle proportion de vos anciens collègues et membres du syndicat a été indemnisée dans le cadre de la loi Morin ?
Depuis la création du SDIRAF, nous comptons moins de 1 000 Polynésiens indemnisés et ce pour plusieurs raisons. Tout d'abord, le Civen n'a pas été créé pour faciliter les démarches, n'employant à ma connaissance qu'un seul médecin pour étudier l'ensemble des demandes. Par ailleurs, son fonctionnement demeure opaque. En tant que membre de Moruroa e tatou et ancien travailleur, j'ai personnellement rencontré et échangé avec les membres du Civen lorsqu'ils sont venus en Polynésie. Lors de cette rencontre, il a été question des maladies transgénérationnelles et du seuil de 1 millisievert, aujourd'hui contesté par les scientifiques comme vous le savez. Notre réflexion repose sur le fait que la décision de mener des essais nucléaires dans notre région était une décision politique. Dans ce cas, pourquoi nous incombe-t-il, aujourd'hui, de prouver scientifiquement que nous sommes impactés ? Il faut se souvenir de la façon dont les choses nous ont été imposées : soit nous étions soumis à un gouvernement militaire, soit nous conservions notre droit à l'autogestion, à la condition de céder les trois atolls concernés par les essais.
Ia ora na, merci, mauruuru maita'i Monsieur Arakino, d'avoir répondu à notre invitation. Avant d'aborder votre rôle lors des essais nucléaires, j'aimerais que nous revenions sur votre passé, votre enfance, vos souvenirs directs ainsi que ceux que vous avez pu collectés auprès de vos proches concernant la période d'installation du CEP. Pouvez-vous nous raconter comment se déroulait la vie aux Tuamotu avant celle-ci ? Ensuite, comment s'est passée l'implantation du CEP ? Comment cette installation a-t-elle été perçue sur votre île de Reao et dans les îles environnantes ?
C'est très simple : les opposants à la bombe ont été écartés. Voici un extrait du discours du député John Teariki prononcé lors de l'accueil du général de Gaulle le 7 septembre 1966 : « Mesdames, messieurs, votre propagande s'efforce de nier l'évidence en prétextant que vos explosions nucléaires et thermonucléaires ne comporteront aucun danger pour nous. Aucun gouvernement n'a jamais eu l'honnêteté ou la franchise de reconnaître que ces expériences nucléaires puissent être dangereuses. Aucun gouvernement n'a jamais hésité à faire supporter, par d'autres peuples, et de préférence par de petits peuples sans défense, le risque de ses essais nucléaires les plus dangereux ».
Aux Tuamotu, c'est ainsi que les choses se sont passées. Nous étions convaincus que le CEP allait nous apporter de bonnes choses. Le général de Gaulle, que je respecte, a d'ailleurs remercié la Polynésie dans son propre discours. Mais ce qui compte ce sont les conséquences de ces essais et la manière dont elles sont traitées. Il est important selon moi de noter la curiosité, la naïveté et la foi qui animaient notre peuple lorsque j'étais enfant. Cette foi a été portée par le père Victor, les églises jouant alors un rôle majeur dans la vie sociétale des peuples, notamment dans notre région, de Hao jusqu'à Reao et Ma'areva [Mangareva]. Nous sommes à la fois de fervents croyants catholiques et des Français. Nous considérions la France comme la mère patrie. Si nos parents ont vécu les deux premières guerres mondiales, nous avons pour notre part participé à la troisième, celle du nucléaire.
Avant cette période, nous vivions une vie de cocagne. Nous étions bien. La première fois que j'ai vu ces Métropolitains débarquer du récif, nous les appelions les popa'a. J'ai appris plus tard que ce terme venait de la couleur de leur peau, brûlée par le soleil, rouge comme celle des crabes. En tant qu'enfant, j'ai découvert les premiers Blancs qui ne parlaient pas notre langue, ainsi que des Français noirs, africains, parfois d'anciens légionnaires – les premiers à être venus chez nous – envoyés pour construire des postes périphériques. Reao était en effet une base de surveillance des nuages, qui se déplaçaient vers chez nous. Nous nous trouvions dans le périmètre de sécurité, qui s'étendait sur 500 kilomètres autour du point d'impact. Nous avions un médecin, qui avait mis au monde mon deuxième petit frère, premier médecin militaire affecté au CEP, aujourd'hui professeur spécialisé dans les problèmes cardiovasculaires, marié à la tante de mon épouse et résidant actuellement à Tahiti. Il pourrait être intéressant de l'auditionner. Nous étions à la merci des popa'a. Nous avons découvert le cinéma, le café, le chocolat, les bonbons et les vaccins. Nous avons ainsi commencé à être vaccinés sans vraiment comprendre pourquoi. Au catéchisme, on nous enseignait à servir la mère patrie et à accomplir sa volonté.
Ma famille et moi nous sommes ensuite installés sur Hao, où mon père avait trouvé un autre emploi. Initialement, il débarquait les bateaux grâce à ses compétences sur les vagues. Remarqué pour ses talents, il a été proposé pour un poste au CEP, dans sa région d'origine. Nous avons donc pris le bateau pour arriver à Hao, mais la traversée a été difficile, nous obligeant à effectuer plusieurs étapes. Nous avons fait escale chez mon oncle à Nukutavake puis nous avons repris notre voyage jusqu'à Amanu. J'ai remarqué que les gens y vivaient plus sereinement, sans inquiétude. Ils consommaient les produits de la terre et de la mer ainsi que l'eau des citernes. Cependant, à Hao, la situation était complètement différente, ce qui nous a conduits à une certaine prise de conscience. Nous étions divisés en trois secteurs. Nous nous trouvions en effet encadrés d'un côté par le Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) et de l'autre par le CEP. Les employés du CEA habitaient du côté du CEP, car la zone était sécurisée. En ce qui nous concerne, nous, Polynésiens, il nous était presque obligatoire de demander l'autorisation pour aller pêcher à la passe Kaki. J'admets qu'à l'époque, les jeunes que nous étions n'hésitions pas à provoquer les militaires, et que quelques coups ont pu être échangés lorsqu'ils se rapprochaient trop de nos cousines. Puis j'ai commencé à effectuer des échantillonnages avec des oncles déjà employés sur le site.
Les scientifiques qui venaient en Polynésie se rendaient tous sur Hao, où ils effectuaient des prélèvements sur les motus et chez les habitants. Ils voulaient aussi comprendre nos modes de vie et de consommation et insistaient sur la nécessité de protéger la population. Ils prétendaient que l'absence d'étanchéité de nos latrines pouvait entraîner des maladies. Pour nous, néanmoins, le plus marquant était la facilité de la vie... Nous allions à l'école en hélicoptère Super Frelon et lorsque nous tombions malades, nul besoin d'aller à Tahiti puisque nous avions un grand hôpital sur place ! La première fois qu'on nous a proposé de venir à Tahiti, en 1974, pour participer à des activités sportives, nous n'avons pas vraiment été enthousiasmés : lorsqu'il pleuvait, le sol était boueux. Sur Hao, nous avions accès gratuitement au cinéma, à des activités nautiques comme la voile et la plongée, dont j'ai fait mon métier. J'ai appris à pratiquer ces sports notamment avec des plongeurs éminents comme Henri Pouliquen. J'ai également préparé mon entrée dans l'armée à Hao, à l'âge de 17 ans et demi. Sur notre atoll, les militaires exerçaient une autorité prépondérante, surpassant même parfois celle des tavanas et des chefs religieux. Les Mormons faisaient l'objet d'une surveillance étroite en raison de leurs liens avec les Américains. Ceux qui s'opposaient vigoureusement à l'idée que la bombe était bénéfique étaient éloignés de l'atoll.
Merci d'être venu devant cette commission pour permettre un échange direct et sincère. En vous écoutant, la première question qui me vient à l'esprit est la suivante : avez-vous eu l'impression que la population a été traitée comme des êtres humains de laboratoire ? Pensez-vous que les prélèvements effectués sur vous visaient à observer les impacts des explosions atomiques sur les hommes, plutôt que de se résumer à de simples analyses environnementales ? Vous avez également évoqué le cas de déplacements de populations. J'aimerais en savoir plus, et notamment combien de Polynésiens étaient en désaccord avec ces essais nucléaires. Certains syndicalistes que nous avons entendus revendiquent la fierté que leur apportait leur contribution à une cause nationale, sentiment que je comprends. Je suis moi-même Havrais et je peux vous dire combien mon père était fier d'être chaudronnier et de travailler à la construction de la raffinerie du Havre. Moi-même j'habite en face depuis soixante ans et je mesure cette fierté. Mais ces personnes en désaccord : comment ont-elles été déplacées et où ont-elles été relogées ? Que sont-elles devenues par la suite ? Ces questions n'ont pas été suffisamment abordées lors des auditions précédentes et méritent que l'on s'y intéresse.
Nous n'étions pas conscients d'être considérés comme des sujets d'expérimentation. Je m'en suis rendu compte seulement très récemment, grâce à mon engagement militant où, sans avoir subi de lavage de cerveau, j'ai bénéficié d'un éclairage sur ce qui s'est réellement passé. Les échanges avec M. Barillot et l'Observatoire m'ont fait réagir. Je suis pourtant fier d'avoir contribué à cette force qui garantit notre droit à la parole et à l'indépendance de notre nation. Je suis né français et je me sens français. J'ai servi mon pays en accomplissant mon service militaire puis en tant que plongeur, contribuant ainsi à notre force de dissuasion, ce qui me rend fier. Cependant, nous devons rester fermes dans la réclamation de nos droits. Aujourd'hui, oui, nous estimons avoir été considérés comme des sujets d'expérimentation. Avec la Commission de recherche et d'information indépendantes sur la radioactivité (CRIIRAD) nous entreprenons une réévaluation des études menées par le CEP et le CEA, car certains gaz nuisibles à la santé ont été négligés, notamment pour les premiers tirs.
Je dois vous dire que les Polynésiens s'expriment souvent moins par la parole que par des mouvements de tête ou des gestes, sans émettre de son, ce qui complique les consultations et les démarches anthropologiques. Par exemple, un oui peut être exprimé par un simple geste de la tête. Certains mots sont en effet trop lourds à prononcer pour nous.
Je connais effectivement des personnes qui ont été déplacées. Les Tuamotu s'étendent de Hao jusqu'à Reao, comprenant également de nombreuses petites îles, dont les habitants ont été contraints de partir, notamment pour trouver un emploi. Des habitations précaires ont ainsi été construites à Faaa, la ville la plus proche de la capitale à Tahiti, car les gens voulaient accéder au travail, à l'éducation et aux soins médicaux. Lors de la table-ronde du 1er juillet 2021, nous avons abordé ces questions sociétales avant de discuter des problèmes d'indemnisation. La société a en effet été profondément ébranlée et le CEP ne nous a pas reconduits chez nous, nous laissant en plan, à la charge de M. Oscar Temaru.
Merci pour ce témoignage poignant. Nous abordons des sujets d'une importance capitale. Pour prolonger la question précédente, il serait pertinent de savoir si ces déplacements étaient contraints et à quel niveau de contrainte ils ont été opérés.
Par ailleurs, je voudrais vous interroger sur la difficulté à documenter les effets des essais nucléaires sur la santé des populations. Nous en avons longuement parlé la semaine dernière avec l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) et la CRIIRAD. Alors que nous avons besoin d'une étude de santé publique, l'un des problèmes auxquels nous faisons face est la sous-déclaration des maladies radio-induites. J'aimerais vous interroger sur ce phénomène, notamment au regard des modes de communication des Polynésiens, que vous venez d'aborder, et qui ne sont pas toujours bien interprétés.
Enfin, concernant l'indemnisation, vous avez suggéré que le Civen manquait de transparence. Comment le législateur pourrait-il améliorer ce processus d'indemnisation, sachant que les deux aspects sont liés, dans la mesure où l'on ne peut indemniser si les maladies sont sous-déclarées ?
Lorsque l'on voyait son frère ou son cousin construire sa maison « en dur », représentation de la richesse extérieure et concept nouveau pour nous à l'époque, on avait envie de l'imiter. Avant l'implantation du CEP, les seuls emplois disponibles se trouvaient à Makatea, un atoll où se trouvait la mine d'extraction du phosphate. Il serait d'ailleurs sans doute utile d'inviter les anciens cette industrie, car ils en perçoivent encore des dividendes aujourd'hui. Les contraintes principales étaient, d'une part, le travail, et d'autre part, les études des enfants. J'ai moi-même découvert l'école à l'âge de onze ans. Je me sentais comme l'enfant du film « Un Indien dans la ville ». Aujourd'hui, je prépare un master en biologie.
Les études sur la santé sont multiples, mais les chercheurs ne sont jamais unanimes. Actuellement, nous nous efforçons d'identifier les véritables scientifiques, qui travaillent en toute sincérité, afin de collaborer avec eux. Vous en avez d'ailleurs entendu deux dans le cadre de cette commission, avec lesquels nous constituons une cohorte pour actualiser les travaux passés et mettre à jour nos méthodes grâce à l'évolution des techniques. Le problème tient au fait que peu de chercheurs sont véritablement honnêtes... Le débat doit donc être abordé scientifiquement, afin que les experts, dans leurs domaines respectifs, puissent proposer des solutions pour faire avancer le dossier de la santé en réunissant autour de la table toutes les parties prenantes, y compris ceux qui ont été affectés par le nucléaire. N'hésitons pas à comparer nos pratiques avec d'autres – les Américains ont des dossiers, ainsi que les Japonais, à propos des Hibakusha que le député Jean-Paul Lecoq connaît bien. Nous devons surtout fournir aux chercheurs les moyens nécessaires. De plus, il est impératif d'éviter les biais de sélection, sans retenir les individus qui n'ont pas été touchés par les nuages radioactifs, mais en prenant tous ceux qui ont été concernés.
Il est aussi nécessaire de repenser l'indemnisation, plutôt en tant qu'accompagnement. Nous devrions être pris en charge en France, au sein d'un centre d'accueil et d'hébergement comparable à une ambassade, avec un gouvernement et les lois de notre pays. C'est ainsi que nous pourrions procéder. Actuellement, nous devons nous débrouiller seuls. Nous individuellement, et la CPS également. Il faudrait par ailleurs augmenter le nombre de médecins au Civen, dont le fonctionnement ne doit pas être abandonné à des administrateurs et à des juristes, qui suivent souvent les directives sans discernement. Ainsi, aucune rencontre n'a eu lieu avec le Civen depuis plus de deux ans.
Merci pour votre témoignage. Vous avez évoqué votre enfance et les essais aériens auxquels vous avez été exposé entre 1960 et 1974. Pourriez-vous partager avec cette commission vos souvenirs des préparatifs de ces tirs aériens ? Quels éléments de précaution vous étaient communiqués ou étaient pris, le cas échéant, à cette époque ?
Nous n'étions pas informés de la préparation de la bombe. Seuls les militaires l'étaient, bien que, sur les îles, ils ne connaissaient que la date du tir, se contentant de surveiller et de célébrer l'évènement. Nous ne disposions donc d'aucune procédure de mise en sécurité. Ainsi, lors du premier tir avec ballon, Aldébaran, nous avons tous été irradiés. Aujourd'hui, je réside en France métropolitaine, où je me suis expatrié pour recevoir des soins. J'ai reçu quelques résultats issus de dossiers et transmis par mon ancien service, le Service mixte de contrôle biologique (SMCB). Avec Maître Zenker, nous avons pu déterminer que j'étais déjà irradié enfant. Aujourd'hui, après un an d'attente, je viens enfin de recevoir ma carte Vitale. Je vais donc pouvoir effectuer les trois examens médicaux qu'il me manque pour que le scientifique chargé de mon dossier puisse statuer.
Vous nous avez dit qu'en France, en résumé, on trouve beaucoup de chercheurs qui cherchent mais peu de chercheurs qui trouvent. Vous avez mentionné la nécessité de repenser les méthodes de recherche, notamment en intégrant des chercheurs locaux, en particulier polynésiens. Cependant, je peine à saisir, à travers vos propos et ceux des autres témoins, le périmètre exact des évolutions que vous souhaiteriez. Je ne parle pas seulement de limites géographiques, mais aussi des domaines médical, sanitaire, écologique, etc. Quelles sont, selon vous, les recherches à entreprendre ?
Aujourd'hui, nous attendons une subvention pour reprendre les études menées par le CEA et le CEP sur l'atoll de Tureia. Il s'agit de repartir des travaux réalisés par les chercheurs de l'époque, l'État et le CEA ayant refusé de répondre aux questions qu'on leur a posées – comme l'INSERM vous l'a dit du reste. Aussi serait-il judicieux de les interroger directement sur ce point. Pourquoi tant de silence ? Pourquoi cette surdité face à notre cri ? Actuellement, nous essayons d'identifier les substances auxquelles nous avons été exposés. En France métropolitaine, des chercheurs spécialisés dans le nucléaire peuvent apporter des éclaircissements concrets sur les pathologies résultant de diverses expositions de nos organes à différents types de radiations nucléaires.
Est-ce votre syndicat qui attend la subvention que vous évoquez ? Pourriez-vous préciser la nature de cette étude que vous avez commandée ? S'agit-il d'une étude épidémiologique ? À qui cette étude a-t-elle été confiée ?
Nous avons contacté la CRIIRAD pour reprendre les études de terrain, dont le responsable sera Bruno Chareyron, ingénieur en physique nucléaire qui a renforcé notre démarche auprès de l'État conduisant à la rédaction de la loi Morin.
J'ai suivi son audition, comme l'ensemble des travaux de la commission d'enquête. En tant qu'habitant des atolls, ancien travailleur et patriote, je tiens à préciser que nous faisons appel à des scientifiques agréés et compétents ayant déjà travaillé chez nous. Actuellement, nous attendons une subvention qui nous sera allouée par le pays. Une fois ces fonds reçus, nous reprendrons les études afin d'en vulgariser le contenu, le rendant ainsi plus accessible aux Polynésiens. Ils pourront alors s'exprimer en connaissance de cause, plutôt que de simplement acquiescer ou grimacer, car ils auront compris les enjeux. Le problème auquel nous faisons face aujourd'hui tient au fait que la matière dont nous débattons est invisible. Cette invisibilité complique la compréhension de son fonctionnement. Il est donc impératif de mener des recherches approfondies pour en définir les caractéristiques. Concernant la dimension transgénérationnelle, un spécialiste se chargera d'analyser les résultats obtenus grâce aux études que nous mènerons sur les atolls et les îles. Nous reprendrons les points clés identifiés autrefois par la CRIIRAD, nous effectuerons de nouvelles mesures et engagerons des discussions avec l'État pour trouver des solutions et obtenir des réponses constructives pour tous.
Nous n'avons pas encore abordé la question de l'environnement. Tout d'abord, auriez-vous des souvenirs à partager à ce propos et, surtout, en tant qu'enfant des Tuamotu, comment percevez-vous l'avenir des atolls de Fangataufa et de Moruroa ? Enfin, je reprends une question à laquelle mon collègue Jean-Paul Lecoq n'a pas obtenu de réponse : qu'est-il advenu des personnes qui se sont opposées à l'installation du CEP et à ses premières opérations ?
Les premiers à se manifester étaient notamment le pasteur Vernier, Mme Cross ou l'ancien ministre de l'environnement. De plus, les anciens pasteurs protestants français, missionnaires en Polynésie puis rentrés en métropole, nous ont grandement aidés à assurer la transparence de notre situation. Parmi ces personnes, certains étaient particulièrement virulents. Je pense notamment à un ingénieur-agronome qui a organisé les échanges et les rencontres avec les Japonais, facilitant ainsi nos contacts avec eux. Cependant, avec le changement de direction de l'association qui défendait les anciens travailleurs, nous avons rompu ces contacts.
Depuis 2020, je me pose de nombreuses questions sans trouver de réponses. La seule solution était de reprendre moi-même le flambeau et de lancer les démarches, ce que je m'efforce de faire aujourd'hui avec l'ensemble des documents que je vous ai apportés, ainsi qu'avec mon histoire personnelle, la seule que je connaisse réellement. L'histoire dans son ensemble a été écrite par Lis Kayser, une anthropologue qui a publié deux ouvrages sur les Tuamotu et avec qui je vous recommande de prendre contact. Avec les essais nucléaires, notre vie a subi un changement considérable. Nous avons perdu nos valeurs familiales à cause du CEP. Si mon président affirme que l'on ne peut pas imputer tous nos maux au nucléaire, je soutiens pour ma part que nous avons été déracinés.
Concernant Moruroa et Fangataufa, si nous souhaitons apaiser les tensions et éviter de nous retrouver dans une situation similaire à celle des Kanaks, il faut apaiser les esprits et réhabiliter les lieux. Il est essentiel de permettre aux scientifiques français d'y mener des études. Il est important de noter que la Polynésie française, en tant qu'espace maritime, constitue une zone de préservation des mammifères marins et un sanctuaire. Il serait pertinent de rattacher d'assurer la protection internationale de ces deux atolls.
Nous concluons ainsi notre audition sur ces mots très forts. Monsieur Arakino, merci pour votre témoignage.
La séance est levée à 19 heures 05.
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Membres présents ou excusés
Présents. – M. Xavier Albertini, M. Hendrick Davi, Mme Raquel Garrido, M. Michel Guiniot, M. Didier Le Gac, M. Jean-Paul Lecoq, Mme Mereana Reid Arbelot.